De la servitude humaine
Lecture et explicitation de la quatrième partie de l'Ethique
Sommaire
- Les définitions
- Condition humaine et servitude passionnelle (P 1 à 18)
- La vertu repose sur une fondement naturel (propositions 19 à 28)
- De l’utile propre à l’utile commun : genèse de la sociabilité (29 à 37)
- De la servitude à la liberté (propositions 38 à 73)
- La place de la raison dans la vie des sentiments
- La vie des hommes libres
- Explication de E4P73
- Conclusions générales sur la partie IV
- Commentaire de l’appendice de la partie IV
- Chapitre I, II, III : rappel des fondements naturels de l’éthique
- Chapitre IV et V : la souveraine félicité
- Chapitre VI et VII, VIII : les bases de la sociabilité
- Chapitre IX à XV : l’éducation et les devoirs selon la Raison
- Chapitres XVI, XVII, XVIII : les relations interindividuelles et l’État
- Chapitres XIX et XX : le mariage
- Chapitres XXI à XXV : Sentiments tristes et sociabilité
- Chapitres XXVI et XXIX : la production des conditions matérielles d’existence
- Chapitres XXX à XXXII : le bonheur dans cette vie
L’impuissance de l’homme à gouverner et à contenir ses sentiments, je l’appelle servitude. En effet, l’homme soumis aux sentiments ne dépend pas de lui-même mais de la fortune dont le pouvoir sur lui est tel qu’il est souvent contraint de faire le pire, même quand il voit le meilleur.
On se rappelle (partie III) que l’homme ne veut pas ce qu’il veut et veut ce qu’il ne veut pas. La mise en cause de la volonté comme faculté de l’esprit raisonnable est poursuivie ici. L’expression importante est évidemment que l’homme ne dépend pas de lui-même. L’homme n’est pas son propre maître. On l’a vu dans la partie III, il n’est pas « un empire dans un empire ». Ici on peut noter que cette non-autonomie de l’homme est énoncée au nom du pouvoir de la fortune (fortuna). Fortuna chez les Latins était la déesse qui préside aux événements fortuits de la vie des hommes. C’est aussi un concept clé chez Machiavel, le « très pénétrant Florentin », que Spinoza a lu et médité.
Ici Spinoza veut clairement indiquer que nous sommes comme soumis à une force extérieure, sans que notre « volonté » puisse quoi que ce soit sur le cours de nos propres actions. « Même quand il voit le meilleur », l’homme est pourtant amené à « faire le pire ». On retrouve les thèmes exposés dans les parties précédentes, mais cette fois exposés en quelque sorte du point de vue de l’homme soumis aux forces qui le dépassent, d’un point de vue subjectif – alors que la partie III était plus une typologie des sentiments et l’énoncé de leurs lois comme des lois physiques.
On peut est ici ramené à deux questions classiques : celles de la volonté du mal et celle de la faiblesse de la « faiblesse de la volonté » ou encore problème de l’acrasie, akrateia (impuissance à se gouverner).
Pour Platon, « Nul n’est méchant volontairement ». Autrement dit, si je connais le bien, je le fais, et si je fais le mal c’est uniquement par ignorance. Proposition qui n’est la marque d’un angélisme incurable, mais repose sur une idée assez précise de ce que c’est que la volonté. Vouloir, c’est essayer d’obtenir et ce que j’essaie d’obtenir c’est ce que je juge qui est le meilleur pour moi d’obtenir. Autrement dit, l’homme qui fait le mal le fait parce qu’il juge que c’est un bien (au moins pour lui) et qu’il juge que chercher le bien pour soi-même, fût-ce au détriment des autres, est la première vérité à suivre dans la conduite de ses affaires. Comment puis-je le convaincre de renoncer à mal agir sans lui montrer que le bien pour lui au détriment des autres est un mal et que le vrai bien pour lui est inséparable du bien pour les autres. Il semble bien qu’on ne puisse pas, de quelque manière qu’on prenne le problème, séparer la volonté des jugements et donc la bonté ou la méchanceté de la vérité ou de l’erreur. À quoi Aristote répond que « la méchanceté est quelque chose à quoi l’on consent » et que, par conséquent, « il tient à nous d’être honnêtes ou vilains. » (Éthique à Nicomaque[1], Livre III, 1113b) L’homme est la cause de ses actes et l’ignorance peut-être punissable soutient encore Aristote.
Le deuxième problème est celui de la faiblesse de la volonté ou encore de « l’action incontinente ». Aristote définit ainsi une action incontinente : « Certaines personnes, lorsqu’elles ont délibéré ne se tiennent pas aux conclusions de leur délibération par suite de leur affection, tandis que d’autres, c’est parce qu’elles n’ont pas délibéré qu’elles se laissent conduire par leur affection. » (EN, 1150b) Mais personne ne peut allèguer de ses affections pour justifier son incontinence. En effet, appliquant encore ici le principe selon lequel la vertu est une disposition acquise par habitude, Aristote soutient que ceux qui « ont pressenti et prévu l’affection » et « se sont mis préalablement en alerte et ont placé leur raisonnement en éveil », ceux-là « ne se laissent pas vaincre par l’affection qu’elle soit agréable ou pénible. » (ibid.)
Spinoza règle cette vieille discussion en montrant l’inconsistance de la volonté de l’homme soumis (asservi) aux sentiments. Il admet qu’on puisse voir clair tout en agissant mal, mais refuse de considérer que l’homme est la cause de ses actes. Nous ne sommes pas toujours, loin de là, la cause de nos actes et nous sommes plus souvent qu’à notre tour ballottés impuissants par les passions qui nous agitent.
L’impuissance humaine, cependant, n’est pas absolue. Si elle l’était, l’homme n’ayant aucune puissance disparaîtrait purement et simplement ! Le but de la partie IV est donc d’expliquer :
- 1. cet état de servitude de l’homme par sa cause.
- 2. de déterminer «ce qu’il y a de bon et mauvais dans les sentiments.»
Ces deux objectifs définissent ainsi 1° l’ambition scientifique (expliquer les effets à partir des causes) et 2° une ambition thérapeutique : il ne s’agit pas de supprimer les sentiments mais de les gouverner et les réduire.
Autrement dit, la partie IV ne se contente pas comme son titre l’indiquerait de traiter de la servitude de l’homme ou des forces des sentiments. Elle va définir la possibilité pour l’homme de se libérer sur le plan même de sa servitude.
Or pour savoir comme l’homme peut commencer à se libérer dans une vie même dominée par les sentiments, il faut se demander ce qu’il y a « de bon et de mauvais dans les sentiments. » Changement de point de vue en apparence peu évident, puisque dans la 3e partie, Spinoza s’efforçait au contraire d’étudier les sentiments « comme s’il était question de lignes, de surfaces et de solides » et avait donc écarté tout jugement de valeur ; il s’agissait en effet de prendre les choses telles qu’elles sont nécessairement déterminées dans l’idée de Dieu. Ce point de vue écartait donc d’emblée toute possibilité d’un écart entre ce qui est et ce qui est bon, entre le point de vue descriptif et le point de vue normatif. Si on se place, au contraire, du point de vue de la condition humaine, il faut bien maintenant procéder à des évaluations raisonnées. Le botaniste étudie les plantes en elles-mêmes, le médecin va s’intéresser à leurs vertus ou à leurs dangers.
La préface de la partie IV doit donc d’abord traiter du domaine de validité des notions de bon et de mauvais, ou encore de parfait et d’imparfait. Il s’agira pour Spinoza d’adopter un point de vue généalogique : chercher à comprendre comme les hommes en sont venus à penser en termes de bon et de mauvais ou de parfait et d’imparfait.
Dans la partie III on avait pu noter une sorte de contradiction au sujet de la perfection. Ainsi dans la partie II, Spinoza écrit :
Par réalité et par perfection, j’entends la même chose. (Définition 6)
Or dans la 3e partie, Spinoza définit les sentiments comme le passage d’un certain niveau de perfection à un autre niveau de perfection. (Cf. Définitions de la Joie et de la Tristesse.) C’est pourquoi dans cette partie IV, Spinoza doit reprendre la définition de la perfection en montrant qu’il ne se contredit pas lui-même. Spinoza soutient la thèse que la perfection et l’imperfection ne sont que des modes du penser et non des caractères positifs des choses en elles-mêmes. Les arguments en faveur de cette thèse sont les suivants :
1° L’idée courante de perfection ou d’imperfection est liée à celle de bonne ou mauvaise exécution d’un dessein. Ces idées sont donc nées sur le terrain particulier de la production par les hommes d’objets artificiels, exécutés en vue d’une certaine fin, ce que les Grecs appelaient la poièsis. L’exemple de la maison, utilisé par Spinoza est d’ailleurs visiblement repris à Aristote, sans qu’il y ait de citation explicite. Si l’objet réalisé est conforme au plan (ou la statue très ressemblante au modèle) il est facile de juger de sa perfection. Mais même si nous ignorons le plan, nous avons pris l’habitude de juger toute chose par rapport à un plan que nous imaginons. On peut remarquer que Spinoza ne dit pas que les choses sont parfaites ou imparfaites, mais seulement qu’on les « dira » telles. C’est insister sur le caractère nominal de ces appellations (ou de ces « vocables ») qui ne renvoient donc pas une connaissance vraie.
2° C’est la généralisation à l’ensemble de la nature de ces notions qui est la cause de nos idées du parfait et de l’imparfait comme des absolus. On retrouve ici ce mécanisme projectif que Spinoza a déjà longuement démonté dans la première partie. Il est absurde de dire que la Nature produit de choses imparfaites : c’est tomber dans les illusions finalistes dénoncées dans l’Appendice de la partie I et qui nous représentent la nature comme guidée par un but prédéterminé et fixé par une force transcendante, une force existant antérieurement à ses décrets. D’où la reprise ici de la thèse qui dit que
Ce qu’on appelle cause finale n’est rien que le désir humain en tant qu’il est considéré comme le principe ou la cause primordiale d’une chose.
L’ignorance dans laquelle les hommes sont des vraies causes les conduit en effet à imaginer l’ensemble des processus naturels selon le sentiment qu’ils ont de leurs propres désirs. Ce qui les conduit à ignorer la différence entre les produits de la nature et les résultats de leurs propres actions et ainsi à parler par abus de langage de la perfection ou de l’imperfection de la nature. Au sens strict, nous prenons spontanément nos désirs pour des réalités !
3° Le parfait et l’imparfait sont donc des notions qui naissent de « la comparaison entre eux d’individus d’une même espèce. » Ces notions résultent donc de l’impuissance de notre esprit à se former l’idée d’un grand nombre d’individus singuliers et donc de « notre coutume de ramener tous les individus de la Nature à un genre unique le plus général. » Ce que nous appelons parfait ou imparfait, c’est en fait une certaine manière d’affecter notre esprit.
Spinoza précise sa position :
En ce qui concerne le bon et le mauvais, ils ne manifestent non plus rien de positif dans les choses, du moins considérées du moins en elles-mêmes, et ne sont que des modes de penser c’est-à-dire des notions que nous formons parce que nous comparons les choses entre elles. Une seule et même chose peut être dans le même temps bonne et mauvaise et aussi indifférente.
Autrement dit les idées de perfection et d’imperfection sont des résultats de la situation de l’homme soumis à ses sentiments et incapable de penser adéquatement la nécessité de ses propres actions. La seule manière correcte de penser perfection et imperfection reste celle qui a été définie à la partie 2 (cf. Fin de la préface). Si « rien n’appartient à la nature d’une chose, sinon ce qui suit de la nécessité de la nature d’une cause efficiente », il est donc tout à fait inadéquat de parler en ces termes. Cependant, la manière subjective est inévitable dès qu’on parle des sentiments.
Les définitions
On commence par définir bon et mauvais (D1&D2).
Par bon, J’entendrai ce que nous savons avec certitude nous être utile.
C’est une définition qui semble une définition utilitariste. Le bonheur est la maximisation de l’utilité, disent les utilitaristes modernes. On peut cependant trouver dans toute la philosophie ancienne cette idée d’un rapport entre le bon et l’utile. C’est le cas chez Épicure, évidemment mais aussi chez Cicéron et même Aristote. Au fond, le bon est ce qui concourt au bonheur et souverainement bon ce qui concourt au souverain bien, lequel est en réalité ce qui ordonne toutes les actions humaines. Ainsi, selon Aristote :
Quel est le bien placé au sommet de tous ceux qui sont exécutables ? Sur un nom en somme, la toute grosse majorité tombe d’accord : c’est le bonheur, en effet, disent la masse et les personnes de marque. (EN, 1095a)
Mais Aristote ajoute que c’est une définition un peu formelle puisque plus personne n’est d’accord sur la nature même du bonheur. La doctrine éthique d’Aristote est un « eudémonisme ». Mais cette recherche du bonheur pour Aristote a sens bien précis :
Le bonheur est une certaine activité de l’âme exprimant la vertu finale. (EN, 1102a)
Cette définition aristotélicienne peut caractériser une large gamme de doctrines. On admet que l’homme doive chercher à être heureux, mais être heureux n’est possible que si on agit guidé par la vertu. Il y a une sorte de définition circulaire de la vertu et du bonheur puisqu’il faut maintenant savoir en quoi consiste la vertu.
Chez Thomas Hobbes, on trouve cette définition qui n’est pas éloignée de celle de Spinoza :
Mais l’objet, quel qu’il soit, de l’appétit ou du désir d’un homme, est-ce que pour sa part celui-ci appelle bon ; et il appelle mauvais l’objet de sa haine ou de son aversion.
Comme chez Spinoza, le Bien et le Mal sont des jugements subjectifs, nés de l’imagination des hommes et c’est pourquoi on parlera plus volontiers de bon qui est une valeur relative et non de « bien ». À la morale de Spinoza ou de Hobbes, on peut évidemment opposer la morale de Kant. L’idée que la valeur d’un acte ou d’une chose puisse être liée à son utilité pour l’homme est une idée qui répugne à Kant. Celui-ci refuse en effet qu’une morale puisse être fondée sur des principes empiriques comme le principe du bonheur. Il ajoute :
Cependant le principe du bonheur personnel est le plus condamnable, non pas seulement parce qu’il est faux et que l’expérience contredit la supposition que le bien-être sur règle toujours sur le bien-faire ; non pas même seulement parce qu’il ne contribue pas le moins du monde à fonder la moralité, car c’est tout autre chose de rendre un homme heureux que de le rendre bon, de le rendre prudent et perspicace pour son intérêt que de le rendre vertueux ; mais parce qu’il suppose sous la moralité des mobiles qui la ruinent et en minent toute sublimité ; ils comprennent en effet dans la même classe les motifs qui poussent à la vertu et ceux qui poussent au vice ; ils enseignent seulement à mieux calculer.
On peut en effet se demander si la définition spinoziste du bon n’inclut pas à la fois les motifs du vice et ceux de la vertu, ruinant ainsi toute moralité et toute éthique. Si « bon » et « mauvais » ne sont que des caractérisations subjectives, comment quelqu’un pourrait-il prétendre que sa conception du « bon » vaut pour tous ?
Spinoza réfuterait l’objection kantienne - si on peut faire polémiquer post mortem Spinoza contre Kant - en avançant trois arguments :
1) de même qu’une connaissance objective de la nature humaine est possible, il s’en déduit qu’on peut objectivement définir ce qui est bon pour l’homme. L’homme soumis à ses passions ignore son véritable bien (l’ivrogne le voit dans l’ivresse). Mais si tous les hommes conviennent en nature, il y a quelque chose de bon pour tous les hommes et quelque chose de mauvais pour tous.
2) L’opposition de la prudence et de la vertu est une pure abstraction. Comment l’individu serait-il incité à pratiquer la vertu s’il n’y trouvait pas d’une certaine manière une pleine réalisation de lui-même ?
La définition spinoziste du bon nous place donc au centre d’un grand nombre de controverses philosophiques. Elle confirme la constante répétition des thèmes essentiels dans la philosophie de Spinoza.
1) La liberté comme libre arbitre est une illusion.
2) Il n’y a pas de « règne des fins » transcendant qui puisse servir de norme, ni de plan de la nature dont nous devrions suivre les desseins. La fin est seulement l’appétit (ou le désir).
3) C’est seulement à partir de la connaissance de la commune nature humaine qu’on peut définir une morale et une politique.
De la définition de bon et mauvais nous passons à celle des choses singulières contingentes (D3)et possibles (D4). Ces définitions semblent venir ici un peu comme un « cheveu sur la soupe ». Elles auraient eu leur place dans la partie I. Spinoza précise la différence entre choses singulières contingentes et choses singulières possibles. Un homme est une chose singulière contingente puisque son existence (ou sa non-existence) n’est pas posée dans son essence. Une chose singulière est dite possible quand on se réfère aux causes de sa production. La catégorie du possible pose évidemment des questions :
1) Nous savons que le contingent n’est contingent que pour nous : une chose est dite contingente quand « portant notre attention » sur sa seule essence nous ne trouvons ce qui la rend nécessaire. Mais évidemment en Dieu la chose est toujours nécessaire.
2) Le possible est aussi une catégorie « pour nous » et non « en soi ». Est possible la chose quand considérant ses causes nous ne voyons rien qui la détermine nécessairement à être produite.
L’opposition entre ces deux catégories n’est que très relative (en général, il n’y a pas de distinction à faire entre contingent et possible, cf. E1P33S). Elle ne devient intéressante que lorsqu’on essaie de penser l’action.
On pourrait interpréter l’introduction du « possible » comme un changement de problématique destiné à desserrer le corset de fer de la nécessité naturelle qui a été exposée dans les parties I et II mais aussi III. Autrement dit le possible introduirait du jeu et la possibilité de choisir pour l’homme. Mais ce n’est pas la bonne manière de poser la question. Un libre arbitre limité n’est pas plus pensable que le libre arbitre en général. Du point de vue de la réalité en général, si je considère une chose comme possible et que j’agis en vue de réaliser ce possible, voilà autant de faits qui s’enchaînent les uns aux autres selon le déterminisme causal le plus strict. Mais du point de vue du sujet de l’action, il n’en va pas de même : en tant que « chose naturelle », l’individu cherche à maximiser sa puissance et c’est de ce point de vue qu’il envisage les possibles. Et évidemment que cet individu envisage les choses possibles avec des idées adéquates ou avec des idées inadéquates, cela change tout.
Les definitions suivantes sont des récapitulation des acquis de la 3e partie (D5, D6 & D7). Les sentiments contraires (D5) ne le sont que dans la mesure où elles entraînent l’homme dans des directions contraires. Elles sont contraires par accident mais non en soi ou par essence. En effet, des sentiments du même genre peuvent entraîner l’homme dans deux directions opposées (ainsi de la gourmandise et de l’avarice qui sont deux sortes d’amour, amour de l’argent et de la nourriture). On retrouve ici les thèses de la 3e partie qui montrent que les sentiments ne sont jamais bons ou mauvais en soi, doivent échapper aux jugements de valeur et être étudiés seulement quant à leur action. On avait aussi que deux sentiments qui semblent contraires aux yeux de la morale ordinaire comme la miséricorde d’un côté et l’envie et l’ambition de l’autre découlent de la même propriété de la nature humaine. (E3P32).
E4D8 a une place centrale. D’abord parce que la définition de la vertu est la question centrale de toute philosophie éthique. Ensuite parce que Spinoza identifie vertu et puissance. Elle est définie comme la nature de l’homme en tant qu’il a le pouvoir de faire certaines choses se pouvant connaître par les seules lois de sa nature.» C’est donc que la vertu ou (seu) puissance se définissent comme une autre manière de parler de l’effort ou conatus, c’est-à-dire l’élan originaire qui détermine l’individu à agir. L’utilisation des termes de puissance et de vertu permet en outre de dégager quel va être sens de l’éthique de Spinoza. Ce qui est virtuel ou en puissance, c’est ce qui doit être actualisé. La libération de l’homme, objet de l’éthique (cf. 5e partie), est donc le développement de la puissance, ou encore l’accomplissement de toutes les potentialités que contient ce mouvement originaire et qui sont contrecarrées tant que l’homme est dans la servitude des sentiments.
L’axiome indique que la puissance n’est jamais absolue. Étant donné une chose, il y a en toujours une plus puissante qui peut détruire la première.
Condition humaine et servitude passionnelle (P 1 à 18)
Puissance des idées confuses ou fausses et de l’imagination en général. La proposition 1 est tout à fait étonnante :
Rien de ce qu’une idée fausse a de positif n’est ôté par la présence du vrai en tant que vrai.
Par cette proposition Spinoza nous dit que les représentations imaginaires ont leur puissance propre ; elles résistent à la manifestation du vrai. C’est quelque chose que nous connaissons bien dans la folie : dans la maladie l’homme préfère son propre délire à la manifestation de la vérité. Les idées fausses ne sont fausses qu’en tant qu’aucune connaissance ne leur correspond, mais en tant que phénomènes psychologiques elles sont nécessaires, comme toutes les autres idées, elles sont « en Dieu » et c’est là que réside leur efficace propre. L’exemple du soleil perçu à 200 pieds illustre ce que veut dire Spinoza. Si je « vois » le soleil à 200 pieds c’est une idée fausse mais cette idée fausse enveloppe l’affection de notre corps par le Soleil. Cette idée est fausse parce qu’inadéquate, mais son inadéquation vient seulement de ce que nous ignorons les causes qui font que nous imaginons le Soleil comme s’il était à 200 pieds. Mais quand bien même nous avons appris la cause de cette apparence, la réalité de l’affection du corps qui est à la base de l’imagination ne disparaît pas d’un coup. Ainsi, la connaissance des causes ne suffit pas en elle-même. Ainsi « quand les rayons du soleil tombent sur la surface de l’eau, et frappent notre vue par réflexion nous l’imaginons comme s’il était dans l’eau, quoique nous sachions très bien où il est vraiment. » (E4 P1S)
Parce que les sentiments de l’esprit ont ainsi leur puissance propre, la connaissance rationnelle ne suffit pas pour rendre l’homme sage. Il doit s’attaquer à cette puissance propre des sentiments, les « gouverner » et les « réduire » comme le dit Spinoza.
Les propositions suivantes montrent l’impuissance de l’homme dans la Nature (2, 3 & 4). E4P2 découle logiquement des propositions exposées par exemple de la préface de E3 : l’homme n’est pas un empire dans l’empire. Mais elle est plus précise.
Nous sommes passifs dans la mesure où nous sommes une partie de la Nature qui peut être conçue par soi, sans les autres parties.
L’homme ne peut se concevoir par soi, c’est-à-dire qu’il n’a pas d’autonomie réelle : c’est évident puisqu’il ne peut être par soi (sinon il serait Dieu !). En tant qu’individu, il ne peut vivre qu’avec d’autres individus (en société) et en relation avec les autres composants de la Nature. Il n’y aura donc pas de théorie de l’autonomie du sujet chez Spinoza. Ou plutôt le sujet autonome ne sera jamais qu’un sujet partiellement autonome au terme d’un long processus de libération et qui malgré tout continuera de pâtir en tant que « partie de la Nature » et qui « ne peut se concevoir par soi sans les autres parties. »
La proposition suivante (E4P3) renforce cette idée. L’homme ne peut pas devenir surhomme. Sa vie sera toujours limitée dans le temps et dans son extension spatiale par la « puissance des causes extérieures. »
La force par laquelle l’homme persévère dans l’existence est limitée et elle est surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures.
La puissance des causes extérieures découle logiquement de l’axiome déjà cité. L’homme ne peut pas ne pas être un être de la Nature, il ne peut pas créer lui-même une « seconde nature », il ne peut pas échapper à l’ordre des causes. C’est encore ce que dit E4P4.
Il est impossible que l’homme ne soit pas une partie de la nature et qu’il évite de subir d’autres changements que ceux qui peuvent se comprendre par sa seule nature et dont il est la cause adéquate.
L’homme subit. Sa puissance d’action est limitée puisqu’il peut éprouver des changements dont il n’est pas cause adéquate. L’étude de la seule nature de l’homme ne nous permet pas de dire ce qu’il peut faire et ce qu’il peut sentir et ce qu’il peut connaître. D’où la conclusion sans ambiguïté, dans le corollaire de cette proposition (E4P4C) :
Il s’ensuit que l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions, qu’il suit l’ordre commun de la nature et lui obéit et qu’il s’y adapte autant que la nature des choses l’exige.
Cette impuissance de l’homme dans l’ordre de la nature est donc une impuissance essentielle. Si on s’en tient à l’interprétation courante actuelle de la formule de Descartes qui fait de l’homme le « maître et possesseur de la nature » (Discours de la méthode partie V), Spinoza est à l’opposé de cette idée. La sagesse ne peut consister qu’en la capacité à savoir comprendre cet ordre et non dans la prétention à lui échapper ou de le dominer (cf. axiome). On peut voir dans cette pensée de l’impuissance de l’homme une trace de l’idée grecque qui soumet l’homme à l’ordre de l’univers et condamne les prétentions humaines à échapper à cet ordre, condamnent la démesure, ce que les Grecs considéraient comme le seul vrai péché – rappelons que le « connais-toi toi-même » veut d’abord dire : « connais ta propre mesure ». On peut y voir aussi une préfiguration de certains courants de la pensée moderne qui condamnent la folie de l’homme qui prétend dominer la nature : L’homme pense échapper aux lois de la nature dans son activité technoscientifique, mais « la nature se venge » dit-on dans le langage superstitieux de l’anthropomorphisme. Disons simplement que sa puissance est toujours infiniment supérieure à celle de l’homme.
Au total, on doit souligner que Spinoza pense ce thème de l’impuissance et de la servitude de l’homme comme finitude qui s’oppose à la substance infinie. En tant qu’être déterminé, l’homme est limité par la puissance des autres êtres.
Les propositions suivantes définissent les passions comme puissances étrangères (5, 6 & 7). On peut ici concevoir la passion comme aliénation.
E4P5 peut se comprendre ainsi : les passions ne peuvent s’expliquer par notre seule essence, comme les propositions précédentes l’ont montré. Donc, la puissance d’une passion ne peut se définir par notre puissance propre à persévérer (sinon la passion s’expliquerait uniquement par notre conatus et donc elle s’expliquerait par notre seule essence).
Ce qui est propre à la passion, c’est donc la cause extérieure et donc la puissance de la passion apparaît comme la puissance de la cause extérieure. Les sentiments, qui se développent en nous, apparaissent comme des forces étrangères. Nous ne nous appartenons plus nous-mêmes. Nous sommes dominés par des puissances extérieures qui nous possèdent. Ce que confirme la proposition 6 :
La force d’une passion ou d’un sentiment peut l’emporter sur toutes les autres actions de l’homme, autrement dit sa puissance, de telle sorte que ce sentiment demeure obstinément attaché à l’homme.
On peut retrouver ici un thème très répandu dans la philosophie. Un thème que la tradition ultérieure de la philosophie allemande baptisera du nom de Entfremdung ,c’est-à-dire aliénation, devenir étranger à soi-même. C’est un thème qui prend une portée centrale chez Hegel et chez Marx.
Kant compare les passions à une maladie rebelle à toute médication ou encore à un ensorcellement qui refuse jusqu’à l’amendement. Si, pour Kant, les émotions font partie de la vie normale d’un être raisonnable comme l’homme, les passions sont des aberrations. On voit immédiatement combien ce point de vue diffère de celui de Spinoza pour qui les passions ne sont pas des aberrations, mais s’insèrent dans la vie normale de l’homme.
Marx pense l’aliénation comme la transformation de la puissance personnelle de l’homme en puissance étrangère. On trouve ce thème dans les Manuscrits de 1844 mais aussi sous une autre forme dans les œuvres de maturité comme Le Capital. Dans les Manuscrits est décrite l’aliénation du travailleur.
L’aliénation n’apparaît pas seulement dans le fait que mon moyen d’existence est celui d’autrui, que ce qui est mon désir est en la possession inaccessible d’un autre, mais également dans le fait que toute chose est elle-même autre qu’elle-même, que mon activité est autre, enfin - et ceci vaut aussi pour le capitaliste - que c’est la puissance inhumaine qui règne universellement.
Le thème de l’aliénation apparaît encore chez Marx de manière plus explicite sous deux formes :
· Inversion de la réalité. Les rapports sociaux entre individus apparaissent comme des choses. Les choses, l’argent, sont « personnifiées » et paraissent douées d’une vie propre (l’argent produit miraculeusement de l’argent).
· Dans le procès de travail, l’homme produit la machine, mais dans le rapport capitaliste l’ouvrier est asservi à la machine. Ainsi le produit du travail de l’homme lui apparaît-il comme une puissance étrangère qui est son ennemi.
On pourrait encore évoquer le thème de l’aliénation chez Freud. Dans tous les cas, il y a un point commun, c’est cette transformation d’une affection de l’esprit humain en une puissance étrangère à l’esprit, ce dédoublement de l’homme dans le procès vital.
E4P7 souligne que seul un sentiment peut s’opposer à un sentiment. Donc on devine déjà que c’est seulement dans le gouvernement des passions que résidera la sagesse ou du moins que la sagesse ne peut être possible que par le gouvernement des passions (et non leur suppression).
Spinoza s’intéresse dans la proposition 8 à ce que nous appelons bon ou mauvais, autrement dit à ce que nous désignons sous ce nom et pas à l’essence du bon et du mauvais considérés en soi. C’est donc au système de valeurs spontané qui est le nôtre que Spinoza va s’attaquer. Or cette connaissance spontanée du bon et du mauvais (ou du bien et du mal), comme elle ne repose pas sur la raison (connaissance des 2e et 3e genres) est donc en réalité la simple conscience d’un sentiment de joie ou de tristesse.
La connaissance du bon et du mauvais n’est rien d’autre qu’un sentiment de Joie ou de Tristesse en tant que nous en sommes conscients.
L’homme naturel est être « amoral » et derrière tous les comportements vertueux, Spinoza nous invite à rechercher les motivations en termes de puissance ou d’utilité de l’individu. De ce point de vue, l’Éthique de Spinoza commence d’abord par une « philosophie du soupçon » beaucoup plus proche qu’on ne le croit des moralistes français (Pascal) et qu’on peut comparer, sans trop forcer le trait à celle de Nietzsche. Nietzsche propose ainsi dans La généalogie de la morale de questionner « la valeur des valeurs ». Les valeurs morales sont, pour Nietzsche, des éléments d’une stratégie vitale. La morale ne se justifie qu’en relation à l’instinct vital. Comme Spinoza, Nietzsche soumet également à la critique le libre-arbitre.
En E4P24, Spinoza donne de la vertu une définition qui pourrait certainement être acceptée par Nietzsche, au moins en partie. La différence – et elle n’est pas mince – réside dans le « sous la conduite de la raison ».
Agir par vertu absolument n’est rien d’autre en nous qu’agir, vivre, conserver son être (ces trois mots signifient la même chose) sous la conduite de la raison, d’après le principe qu’il faut chercher l’utile propre qui nous est propre.
Pour conclure sur ce point, nous devons donc noter que bon et mauvais sont donc des notions subjectives, liées à la conscience finaliste que j’ai de mes appétits, lorsque je recherche ce qui m’est utile.
Les propositions 9 à 13 exposent les principes d’une mécanique des passions. En effet, comme les sentiments sont classés dans la partie 3 en termes de puissance, on passe ici à leur combinaison dynamique, ce qui est bien une mécanique des passions. Les propositions 9 à 13 étudient les causes de variation d’intensité des passions. La gradation de l’intensité varie du plus au moins suivant plusieurs paramètres :
1. imagination de la cause comme actuelle ou non : par exemple le cœur de l’amant bat plus fort s’il sait l’aimée dans la pièce d’à côté et non à 5000 kms de lui. (9)
2. Imagination de la cause comme présente ou non. Par exemple, la colère contre une chose passée est toujours plus faible que la colère contre une chose présente.
3. Imagination de la cause dans le futur proche ou dans le futur plus lointain. L’étudiant est moins anxieux face à l’examen en début d’année qu’à l’approche de la date fatidique.(10)
4. Imagination de la cause comme nécessaire, possible ou contingente. Ce qui est nécessaire en effet est doté de la certitude, ce qui est possible est annoncé, alors que ce qui est contingent peut avoir lieu tout aussi bien que son contraire. Comme le dit Jean-Claude Fraisse[2] pour illustrer ce point : « nous redoutons plus la mort que la maladie, et plus la maladie qu’une tuile tombée d’un toit. »
Face à ce système des passions dont Spinoza vient d’exposer les lois quantitatives, la raison apparaît impuissante. C’est ce qu’exposent les propositions suivantes.
La connaissance vraie du bon et du mauvais ne peut, en tant que vraie, contrarier aucun sentiment ; elle ne peut qu’en tant qu’elle est considérée comme un sentiment. (E4P14)
Connaissance vraie et sentiments sont incommensurables. Ils ne sont pas du même ordre. Spinoza nous dit que le sentiment étant une idée qui exprime une force d’exister du corps, plus ou moins grande qu’auparavant, il n’a, en lui-même, rien de positif qui pourrait être enlevé par la présence du vrai. Mais on a vu dans les propositions 57 et 58 de la partie 3 que la connaissance rationnelle est source de joie et que donc nous pouvons être affectés en tant que nous sommes actifs. Donc la connaissance vraie du bon et du mauvais peut réduire un sentiment dans la mesure où elle est source d’un sentiment plus fort. On ne sort donc pas de la mécanique des flux de la vie affective.
Par conséquent, un Désir né de la connaissance vraie peut être détruit, vaincu, par la force plus grande d’une passion, dit la proposition 15. Et en particulier, nous dit la proposition 16, les désirs rationnels de choses futurs succombent si facilement devant les désirs irrationnels de choses présentes. Le toxicomane désire se déprendre de la drogue en vue de la santé future mais il succombe au désir de sa drogue présente. La proposition 17 confirme que l’appétit immédiat, pour les raisons exposées dans la proposition 10, a le plus souvent l’avantage.
De tout cela découle que
les hommes sont plus émus par une opinion que par la Raison vraie (E4P17S)
On pourrait croire que Spinoza va rejoindre le camp des contempteurs de l’homme en dénonçant la puissance des appétits sensuels. Même si « qui accroît sa science, accroît sa douleur » – dit-il en reprenant l’Ecclésiaste – il s’agit de refuser les illusions consolatrices, de déterminer précisément ce que peut et ce que ne peut pas la raison dans le gouvernement des sentiments.
Si dans cette partie IV, Spinoza ne traite pas du pouvoir de la raison, mais seulement de l’impuissance de l’homme (cf. Scolie de la proposition 17) il reste qu’une libération apparaît au sein même cet horizon de servitude. Et la proposition 18 est un moment central de l’argumentation spinoziste. En affirmant qu’un Désir né de la Joie est toujours plus fort qu’un désir né de la Tristesse, dans la mécanique des sentiments, les sentiments de Joie pourront donc être utilisés pour vaincre les sentiments tristes. La Joie en effet est ajout de puissance à la puissance de l’homme – il n’y a pas à proprement parler de symétrie entre joie et tristesse, toutes choses égales par ailleurs.
Dans le mouvement de la quatrième partie, cette proposition constitue un véritable retournement, qui vient d’ailleurs fort curieusement juste après que Spinoza ait annoncé qu’il se contenterait de traiter la question de l’impuissance ! Le scolie d’ailleurs se propose de « montrer ce que la Raison nous prescrit. » (E4P18S)
Il s’agit en effet de montrer quels sentiments s’accordent avec les règles de la Raison humaine et quelles leur sont contraires. Ces règles de la Raison peuvent se résumer de la manière suivante :
1. la Raison ne commande rien qui soit contre la nature.
2. Elle demande donc que chacun s’aime lui-même et cherche l’utile propre.
3. L’autonomie complète de l’homme est impossible.
4. Se joindre à d’autres hommes est le meilleur moyen d’augmenter sa puissance : « à l’homme rien n’est plus utile que l’homme. »
Ce raisonnement exposé dans le scolie de la proposition 18 permet à Spinoza, selon Pierre Macherey, « d’échapper à l’accusation d’immoralisme » puisque « l’utilitarisme » spinozien et le principe de puissance nécessitent rationnellement la réconciliation de l’intérêt individuel et de l’intérêt collectif et ainsi :
les hommes qui cherchent sous la conduite de la Raison ce qui leur est utile, ne désirent rien pour eux-mêmes qu’ils ne désirent aussi pour les autres hommes et, par conséquent, sont justes, de bonne foi et honnête. (E4P18S)
Ce scolie a une grande importance et n’est pas seulement un moyen - un peu hypocrite - de ne pas trop choquer les lecteurs ou « d’échapper à l’accusation d’immoralisme. »
1) Il détermine la possibilité pour la Raison de gouverner les sentiments dans la mesure même où un accord peut être trouvé entre eux, et dans la mesure où la joie est le plus puissant des sentiments.
2) Il dégage les principes à par desquels on peut fonder les règles de la morale (et au-delà de la politique) non sur des abstractions mais sur la dynamique même des rapports interpersonnels.
J’ai écrit « utilitarisme » entre guillemets car la référence constante à l’utile propre pousse évidemment à qualifier ainsi l’éthique de Spinoza. Mais on ne devra pas confondre cette dernière avec l’utilitarisme tel qu’il s’est imposé dans l’histoire de la philosophie morale, à partir de Bentham et Mill.
- L’utilitarisme de Bentham repose sur le principe de maximisation du bonheur global (est bonne une action qui aboutit à augmenter la quantité globale de plaisirs et/ou à diminuer la quantité globale de peine dans la société des hommes). Mais ce précepte peut impliquer que je désire pour moi quelque chose que je ne désire pas pour les autres et inversement.
- « L’utilitarisme » de Spinoza au contraire ne fait pas de calcul global. Ce que je désire pour moi je le désire pour les autres. Au fond, Spinoza serait presque plus proche de la maxime kantienne : « agis comme si tu voulais toujours que la maxime de ton action puisse valoir comme une loi universelle ».
- L’utilitarisme classique admet parfaitement que l’autre homme puisse être traité simplement comme un moyen et non comme une fin en soi.
- Pour Spinoza, au contraire, l’union avec un autre homme étant augmentation de ma propre puissance vaut par elle-même. Il faut pratiquer la vertu pour elle-même, répète Spinoza et le redit jusqu’à la fin de la Ve partie, car la béatitude n’est pas la récompense de la vertu mais la vertu elle-même.
La vertu repose sur une fondement naturel (propositions 19 à 28)
Le principe d’utilité propre est le fondement naturel de la vertu exposent les propositions 19 à 22. La proposition 19 énonce sous une autre forme un principe qui a déjà été annoncé plusieurs fois :
Chacun selon les lois de sa nature désire nécessairement ce qu’il juge être bon ou mauvais ou éprouve de l’aversion pour lui.
On peut rapprocher ces propositions de Spinoza de celles de Hobbes. Chez Hobbes elles servent de fondement au « droit de nature » (le jus naturalis) qui est
la liberté de chacun d’user comme il veut de son pouvoir propre pour la préservation de sa propre nature.
On peut également citer Rousseau pour qui la première loi de la nature humaine est
de veiller à sa propre conservation, ses premiers soins sont ceux qu’il se doit à lui-même, et, sitôt qu’il est en âge de raison, lui étant seul juge des moyens propres à se conserver devient par là son propre maître.
On pourrait aussi montrer les différences entre ces trois auteurs. Mais ces différences sortent de notre propos immédiat. Il faut noter que la priorité à l’amour de soi-même qu’on trouve au fondement de la philosophie et de l’éthique de ces trois théoriciens de l’État moderne peut également être fondé théologiquement : la préservation de son être fait partie des devoirs essentiels de l’homme, selon les théologiens et l’exigeante morale kantienne soulignera également l’importance des devoirs que nous avons à l’égard de nous-mêmes. Il ne faut donc pas surestimer la nouveauté ou la rupture avec la tradition qu’introduit Spinoza avec ce principe de l’utile propre. C’est son insertion dans le système d’ensemble qui en fait la valeur particulière.
La proposition 20, qui complète la précédente, relie en effet et de manière directe la vertu à la puissance, ce qui est là la véritable rupture par rapport à la tradition chrétienne ou la véritable opposition avec les morales du devoir. La vertu doit prise en son étymologique : chez les Grecs l’aretè est la qualité par quoi on excelle. La virtus latine traduit directement l’aretè grecque et ce n’est que dans un sens dérivé qu’elle en vient à désigner spécifiquement les qualités morales.
Ainsi pour Spinoza vivre bien, atteindre la béatitude et vivre pleinement sont des synonymes, ainsi que l’expose la proposition 21. Ainsi le conatus, l’effort est-il lui-même vertu, il est la vertu première, et l’on ne peut concevoir aucune vertu antérieure. (Proposition 22)
Spinoza établit donc les fondements naturels de la morale ; autrement dit, on se peut se conduire bien qu’en suivant la Raison qui n’est pas autre chose que la perception de l’enchaînement naturel des causes. Si nous sommes déterminés à agir par des idées inadéquates, nous ne pouvons pas être dits agir par vertu. La vertu suppose la connaissance. Le revers de la théorie de la morale comme conformité à l’ordre de la nature apparaît donc ainsi comme une conception « intellectualiste » de l’éthique. Ici encore, il faudrait opposer Kant à Spinoza. Pour Kant en effet, l’ordre de la raison pratique et l’ordre de la connaissance – raison pure – sont bien deux ordres différents. Spinoza nie qu’il y ait une volonté distincte de l’entendement alors que Kant, tout comme Descartes, sépare clairement ces deux « facultés ». La philosophie morale, pour Kant, « appliquée à l’homme, ne fait pas le moindre emprunt à la connaissance de ce qu’il est (anthropologie) ; elle lui donne au contraire, en tant qu’il est un être raisonnable, des lois a priori. » C’est d’ailleurs pourquoi Kant accorde moins d’importance à la critique de la raison pratique qu’à la critique de la raison pure. En effet :
… en matière morale, la raison humaine, même dans l’intelligence la plus commune, peut être aisément portée à un haut degré d’exactitude et de perfection.
Et Kant ajoute que cette « métaphysique des mœurs » peut donc être « populaire ». Bien au contraire, pour Spinoza, le chemin de la béatitude n’est pas à la portée de tous, l’éthique n’est pas « populaire », c’est au contraire une « voie ardue » comme il est dit dans les dernières lignes de l’ouvrage. Cette opposition de Kant et Spinoza n’est cependant pas une opposition terme à terme parce que ce sont d’abord les problématiques qui sont différentes. Kant recherche les principes de la moralité alors que Spinoza s’interroge sur la voie de la Sagesse. Celui qui n’agit pas par vertu n’est pas un vicieux mais un ignorant. Il y a encore chez Spinoza quelque chose du « nul n’est méchant volontairement » de Socrate. Si on agit selon la connaissance on agit bien. Alors que Kant, en bon protestant augustinien garde toujours en arrière-plan le péché originel. Ajoutons que la connaissance dont parle Spinoza n’ est pas nécessairement la connaissance savante de ceux qui ont suivi le parcours des études officielles. La seule vraie connaissance est celle de la manière de bien vivre, la connaissance de l’homme et de ses sentiments, qui ne nécessite ni d’être un spécialiste de physique, ni un mathématicien professionnel,etc.
Donc, comme cela a déjà été dit, Spinoza résume d’une formule condensée toute l’éthique :
Agir par vertu absolument n’est rien d’autre en nous qu’agir, vivre et conserver son être (ces trois mots signifient la même chose) sous la conduite de la Raison, d’après le principe qu’il faut chercher l’utile qui nous est propre. (E4P24)
La proposition 25 nous enseigne que, quels que soient les motifs de l’action, que cela soit conscient ou non, nous n’agissons qu’en vue de la préservation de notre être propre. Ainsi la réconciliation de l’intérêt privé et de l’intérêt collectif, telle qu’elle a été expliquée dans le scolie de la proposition 18, n’est elle pas due à un altruisme hypothétique mais bien plutôt à l’application conséquente d’un point de vue de l’effort de l’être à persévérer dans son être.
Peut-on parler d’égoïsme ? Non, puisque l’individu n’a pas le choix de la préservation de lui-même. Elle s’impose à lui d’après des lois naturelles qu’il n’est pas en son pouvoir de changer.
Les idées qui font de l’intérêt de chacun le fondement des comportements humains sont dans l’air du temps, puisque là encore on pourrait trouver chez Thomas Hobbes des formules similaires. Le XVIIIe siècle, avec les matérialistes français (d’Holbach) ou les économistes anglais (Smith) montreront que l’égoïsme et la recherche de l’utile propre sont compatibles avec le progrès social et moral collectif. Helvétius explique que « l’intérêt est l’unique juge de la probité et de l’esprit. » Il ajoute :
Si l’univers physique est soumis aux lois du mouvement, l’univers moral ne l’est pas moins à celles de l’intérêt. L’intérêt est sur la terre le puissant enchanteur qui change aux yeux de toutes les créatures la forme de tous les objets.
Les formules du baron d’Holbach sont assez semblables :
… quel est le but de l’homme dans la sphère qui l’occupe ? C’est de se conserver et de rendre son existence heureuse. […] Ainsi la vertu est tout ce qui est vraiment et constamment utile aux êtres de l’espèce humaine vivant en société ; le vice est tout ce qui leur est nuisible.
Cependant, l’utilité n’est rapportée directement à l’individu mais à l’individu via l’espèce humaine vivant en société. C’est une question sur laquelle nous revenons un peu plus loin.
Il ne s’agit pas, chez Spinoza, d’utilitarisme plat (calcul des plaisirs et des peines) car la chose utile par excellence, c’est la connaissance et plus précisément la connaissance de Dieu :
Tout ce à quoi nous nous efforçons selon la Raison n’est rien d’autre que de comprendre et l’Esprit en tant qu’il se sert de la Raison ne juge qu’autre chose lui soit utile, sinon ce qui le conduit à comprendre. (E4P26)
Et donc :
Nous ne savons rien avec certitude qui soit bon ou mauvais, sinon ce qui nous conduit réellement comprendre ou qui peut empêcher que nous ne comprenions. (E4P27)
Nous avons ici une véritable interversion de la fin et des moyens. La connaissance est d’abord présentée comme le moyen d’atteindre l’utile propre. Or dans ces dernières propositions, elle est devenue la fin elle-même. C’est là ce qui distingue fondamentalement Spinoza des utilitaristes ultérieurs. L’utilitarisme vise à une action ; il s’inscrit dans une rationalité guidée par des buts pratiques (le bien-être, la richesse des nations, le progrès). Par un renversement étonnant chez Spinoza l’utilitarisme trouve sa consécration dans une attitude purement contemplative qui est encore une marque par laquelle la modernité spinoziste reste attachée à la tradition philosophique antique ou à la tradition religieuse.
Ainsi la E4P28 dit-elle :
Le souverain bien de l’esprit est la connaissance de Dieu et la souveraine vertu de l’Esprit est de connaître Dieu.
Le chemin de la béatitude, celui qui est guidé par l’utile propre, est donc de connaître adéquatement le maximum de choses. Or la connaissance adéquate suppose qu’on soit capable de surmonter les préjugés de notre finalisme spontané qui n’est lui-même que le résultat du fait que nous désirons ce qui nous est utile. Nous retrouvons ainsi le vieil idéal du bien suprême comme contemplation, qui est celui de Platon et d’Aristote. Cela peut sembler contradictoire avec les développements précédents. En réalité, comme le dit J.C. Fraisse
C’est donc dans l’identité profonde entre raison et conatus, ce conatus dont la vie affective nous donnait cependant connaissance par ses propres enchaînements, que va se trouver la seule possibilité de progrès possible par rapport à la pure passivité.
La contradiction que nous avons évoquée ne serait possible qu’en posant l’idée d’une raison transcendante opposée à des passions irréductibles, idée par laquelle nous serions réduits au désespoir. Or ce n’est point là la thèse défendue par Spinoza qui postule au contraire l’identité profonde de la raison et du conatus.
De l’utile propre à l’utile commun : genèse de la sociabilité (29 à 37)
Ces propositions vont développer ce qui avait été énoncé sous une forme abstraite dans le scolie de la proposition 18. On va trouver les principes rationnels sur lesquels est fondée la politique spinoziste.
Dans les trois propositions 29 à 31, est énoncé sous une forme abstraite le principe de sociabilité. Résumons le raisonnement :
1) Ne peut être bon ou mauvais que ce qui a un certain rapport avec nous, ce qui a quelque chose de commun avec notre propre nature.
2) Dans la mesure où une chose a quelque chose de commun avec nous, elle ne peut pas être mauvaise.
3) Donc une chose nous est bonne dans la mesure où elle s’accorde avec notre nature.
Le point central de cette démonstration est l’idée d’accord en nature.
Cependant, la proposition 32 dit :
Dans la mesure où les hommes sont soumis aux passions, on ne peut dire qu’ils s’accordent par nature.
Spinoza justifie cette affirmation par un argument qui concentre bien toute sa philosophie : la nature d’une chose est sa puissance, or les passions sont l’impuissance de l’homme, donc s’accorder en impuissance, ce ne peut pas être s’accorder en nature. Un accord ne peut être fait sur des critères purement négatifs : on ne peut dire que le noir et le blanc s’accordent au motif qu’ils ne sont pas rouges. D’où cette conclusion :
les choses qui s’accordent dans la seule négation, c’est-à-dire dans ce qu’elles n’ont pas, ne s’accordent en réalité en rien. (E4P32S)
Outre la valeur logique de cette proposition, il faut immédiatement saisir ce que cela signifie concrètement : les passions sont non pas source d’union mais source de division entre les hommes. C’est évident pour les passions qui conduisent à une possession exclusive, l’amour, la richesse ou le pouvoir sont à l’origine des conflits incessants. Or non seulement les hommes diffèrent entre eux par les passions, mais ils sont divisés en eux-mêmes par leur propre inconstance.
Il faut préciser le processus de cette division que Spinoza analyse avec subtilité. Ainsi l’amour que deux hommes portent pour la même femme ne peut en lui-même être source de haine. Il s’agit même, selon Spinoza d’un accord en nature et « ces deux hommes ne sont pas importuns l’un pour l’autre en tant qu’ils s’accordent par nature, c’est-à-dire en tant qu’ils aiment l’un et l’autre la même chose. » Si la haine intervient entre un, c’est parce que la possession par l’un de l’objet aimé est la perte de ce même objet pour l’autre et donc c’est bien en cela qu’ils diffèrent. Cette situation vient de ce que l’objet de l’amour est un objet fini. On voit encore comment pour Spinoza l’amour et la possession non seulement ne vont pas de pair mais même se contredisent dans leurs effets.
La proposition 35 semble donner une solution :
Dans la seule mesure où les hommes vivent sous la conduite de la Raison, ils s’accordent toujours nécessairement par nature.
En agissant selon la Raison, les hommes font ce qui est bon pour la nature humaine et par suite « pour tout homme. » C’est qu’en effet agir selon la raison, c’est agir selon la nature propre de l’homme alors que pâtir, c’est n’être pas la cause adéquate de ses propres actes, c’est subir l’action des forces extérieures à soi-même.
Mais le scolie E4P35S précise ce qu’il faut entendre par là. Si les hommes répètent que « l’homme est un Dieu pour l’homme », l’expérience pratique montre que ce ne sont là que des paroles. Car :
Pourtant il est rare que les hommes vivent sous la conduite de la raison ; mais c’est ainsi : la plupart se jalousent et sont insupportables les uns aux autres.
Ce qui seul limite les déchaînements, c’est non pas que l’homme vit sous la conduite de la raison mais qu’il est un « animal social. » Spinoza prend le contre-pied de la thèse de Hobbes qui fait de l’homme un loup pour l’homme. D’où la reprise de la polémique contre les Théologiens et les Mélancoliques qui déprécient l’homme et louent les bêtes.
Ces deux propositions et surtout les scolies qui suivent la dernière posent à nouveau que suivre la vertu, c’est agir dans le bien de tous les hommes. On ne peut pas désirer le bien pour soi-même seul si on vit sous la conduite de la raison.
Le souverain bien de ceux qui pratiquent la vertu est commun à tous et tous peuvent également y trouver leur joie. (E4P36)
Et donc :
Le bien que quiconque pratique la vertu désire pour lui-même, il le désirera aussi pour les autres hommes, et d’autant plus qu’il a une plus grande connaissance de Dieu. (E4P37)
Dans le scolie I de la proposition 37, Spinoza définit :
1) la Religion : tous les désirs et toutes les actions dont nous sommes causes en tant que nous avons l’idée de Dieu.
2) la Moralité : le Désir de faire du bien qui tire son origine de ce que nous vivons sous la conduite de la raison.
3) et l’Honnêteté : s’attacher les autres par les liens de l’amitié.
Cette définition de la vertu et de l’agir sous la conduite de la Raison permet à Spinoza de régler un certain nombre de problèmes pratiques (par exemple les rapports entre l’homme et les animaux : Spinoza, à la différence de Descartes, admet que les animaux sentent (mais il faut entendre sentire comme « avoir conscience »), mais il affirme que l’homme a néanmoins le droit d’en disposer selon son gré : le droit n’est qu’une question de puissance et la puissance de l’homme étant supérieure à celle des animaux, il peut imposer son droit naturel. De plus les animaux ne s’accordent pas avec nous en nature et n’ont pas les mêmes sentiments que nous.
Le scolie II expose les bases de la morale, du droit et de la politique (qu’on retrouve dans le Traité politique). Il essaie de définir les règles des jugements de valeur (louange et blâme, mérite et faute, juste et injuste). Mais ces règles ne peuvent être définies abstraitement. Elles n’ont de sens que si on considère l’homme dans l’état où il vit en société. L’homme est un « animal social » (ici Spinoza serait d’accord avec Aristote) mais on doit le considérer sous un double rapport :
- en tant qu’être naturel, c’est-à-dire en tant qu’individu ;
- en tant qu’il est lié par des liens sociaux avec les autres hommes.
Cette distinction n’aurait pas grand sens pour Aristote puisque l’homme est naturellement un « animal politique » (un homme vivant seul serait soit un Dieu, soit un monstre). Mais pour Spinoza, la dimension individuelle est tout aussi essentielle que la dimension sociale.
Il définit ainsi le Droit de Nature comme droit suprême, exprimé dans des termes presque identiques à ceux de Hobbes.
Chacun existe par le droit souverain de la nature, et par conséquent chacun par le droit souverain de la Nature fait ce qui suit de la nécessité de sa nature ; ainsi par le droit souverain de la nature, chacun juge de ce qui est bon, de ce qui est mauvais, et songe à son utilité selon son propre naturel. (E4P37S2)
Mais comme les hommes ne peuvent tous vivre sous la conduite de la raison, ils doivent, pour vivre ensemble, renoncer à ce droit naturel (en partie) et s’unir les uns aux autres afin d’augmenter leur puissance. C’est précisément le sens de la constitution de la cité et du pouvoir politique. Chacun soumet alors son naturel propre aux exigences de ce corps politique (formé des corps individuels des sujets), mais ce n’est pas une opération « contre nature » (d’ailleurs la raison ne commande rien qui soit contre nature) mais le prolongement logique des exigences de la préservation de la nature propre de chaque individu.
Dès lors on va pouvoir parler de faute et de mérite. Spinoza fait découler la faute, non de l’état naturel de l’homme (dans l’état de nature, elle ne peut se concevoir), mais de son état civil.
Aussi la faute n’est-elle rien d’autre que la désobéissance qui, pour cette raison est punie en vertu du seul droit de l’État.
Par conséquent
Il est clair que le juste et l’injuste, la faute et le mérite sont des notions extrinsèques, non des attributs qui expliquent la nature de l’Esprit.
Le rôle de l’institution dans la vie pratique des hommes est ainsi décisif. L’institution politique apparaît ainsi comme le moyen terme qui permet de faire coexister les exigences de la Raison et la faiblesse des hommes soumis aux passions.
On revient plus tard sur cette question spécifique.
De la servitude à la liberté (propositions 38 à 73)
Dans la partie III, les sentiments étaient classés selon leur mode de production. Maintenant elles vont être classées selon qu’elles permettent ou non d’accroître la puissance de l’homme. Ainsi tout ce qui dispose le Corps a être affecté du plus grand nombre de manières et à affecter les autres corps est utile puisque cela renforce la capacité de l’Esprit à percevoir plus de choses (38). Est également ce qui contribue au maintien de l’intégrité physique du Corps (39). Enfin est utile ce qui contribue à établir la concorde entre les hommes.
On voit que l’Éthique suppose un certain type de rapport au Corps. Que Spinoza classe les passions dans le rapport qu’elles entretiennent avec les mouvements du corps n’est pas du tout secondaire. Comme la philosophie d’Épicure, l’Éthique est une médecine. Elle est également une doctrine qui vise à développer la vie sociale.
Bien que désillusionné, le déterminisme spinoziste n’est pas pessimiste ; il définit ce qui est bon et tout ce qu’il propose pourrait être appelé, pour reprendre ici une expression de Nietzsche, un gai savoir :
La joie n’est pas directement mauvaise mais bonne ; la tristesse au contraire est directement mauvaise.
Ce qui ne veut pas dire que toute joie est toujours bonne. Certaines joies peuvent avoir des excès ou être provoquées par des objets qui au total conduisent à l’affaiblissement de l’individu. Mais :
La gaieté ne peut être excessive, mais est toujours bonne ; la mélancolie au contraire est toujours mauvaise. (E4P42)
Avec la gaieté, Spinoza défend le rire. Notons qu’une certaine tradition chrétienne condamne le rire comme impie (voir les querelles rapportées dans Le nom de la rose) en s’appuyant sur l’Évangile : « Hélas pour vous qui riez maintenant : vous serez dans le deuil et dans les larmes » (Luc - VI,25).
Mais la « sensation de plaisir » (titillation !) qui est une joie, peut cependant être mauvaise. Comme le Désir et l’Amour,elle peut avoir des excès, alors que la douleur, qui est une tristesse, peut être bonne.
La Joie – et toutes ses formes dérivées – a une importance fondamentale dans l’Éthique. Si l’homme ne peut vivre uniquement sous la conduite de la Raison, il combattra les tendances néfastes par la Joie. Et en tant qu’il vit sous la conduite de la Raison (c’est-à-dire qu’il est actif) il sera affecté de Joie, comme cela a été expliqué dans la partie III. Inversement tous les sentiments du type tristesse, comme la haine, la mésestime, etc., sont toujours mauvais. Une fois ces principes posés, il va être question d’équilibre. Ainsi la titillation peut-elle être mauvaise en ce que, reposant sur l’excitation de certaines parties du corps, elle « empêche que le Corps ne soit apte à être affecté d’un très grand nombre d’autres façons », ce qui contredit le principe que défini dans la proposition 38. Inversement, la douleur peut être bonne quand elle permet de corriger les excès du chatouillement.
Comme la titillation est une sorte d’amour, l’amour peut avoir des excès et comme le Désir est d’autant plus grand qu’est grande l’affection d’où il naît, le Désir peut donc aussi avoir des excès. (E4P44). Si l’Amour, par excès, peut être mauvais, la Haine en revanche, n’est jamais bonne (sachant que par Haine, Spinoza entend la Haine envers les hommes). Nous pouvons ainsi voir chez Spinoza une éthique reposant sur un usage raisonné des plaisirs qu’expose avec la plus grande clarté le scolie de la proposition 45. Spinoza dénonce la « farouche et triste supercherie » qui interdit de prendre des plaisirs. Le parallélisme de l’esprit et du corps montre en effet que chasser la mélancolie est du même ordre qu’apaiser la faim et la soif. Contre l’ascétisme ou les pratiques de mortification (fort prisées dans la plupart des religions), Spinoza affirme :
Aucune divinité, ni personne d’autre que l’envieux, ne prend plaisir à mon impuissance et à ma peine, et ne nous tient pour vertu les larmes, les sanglots, la crainte,etc., qui sont signes d’une âme impuissante. (E4P45)
La Sage donc doit, au contraire des contempteurs des plaisirs, faire un usage raisonnable (sans excès) des plaisirs du corps. Ce scolie (avec quelques autres) montre l’inanité des interprétations qui font de l’Éthique spinoziste une éthique de type stoïcien. Le mépris de la souffrance et des plaisirs du corps, l’indifférence à ce qui ne dépend pas de nous, ce sont là des thèmes essentiels à la philosophie stoïcienne et qui sont radicalement étrangers à la problématique spinoziste. L’attitude spinoziste à l’égard du plaisir est au contraire bien plus proche de celle des épicuriens pour qui le bien du corps est nécessaire, à condition justement que le plaisir se limite à la satisfaction des désirs nécessaires.
Dans les propositions qui suivent, c’est une autre thématique stoïcienne qui est invalidée, celle de l’opposition entre ce qui dépend nous et ce qui ne dépend pas de nous. On sait que Spinoza cette opposition n’a pas de sens puisque la passion, si elle ne dépend pas de nous est cependant en nous. Elle apparaît comme l’action d’une puissance étrangère sur ma puissance propre et ma situation propre sera déterminée par cette différence de puissance. Pour Spinoza, il ne faut pas apprendre à se défaire de toute passion, ce qui serait en ignorer les causes objectives, qui « ne dépendent pas nous ». Il faut au contraire agir par compensation. C’est le sens de la proposition 46 :
Qui vit sous la conduite de la Raison, s’efforce, autant qu’il peut, de compenser par l’Amour – autrement dit par la Générosité – la Haine, la Colère, le Mépris d’un autre envers lui.
Cette proposition est la reprise du précepte évangélique. Mais pour Spinoza les conclusions morales tirées de l’usage de la raison et les préceptes de l’Évangile sont identiques, l’Évangile n’étant qu’une forme populaire par laquelle sont transmises les leçons morales indispensables à la vie sociale et spirituelle des hommes (voir Traité théologico-politique).
L’éthique spinoziste semble s’opposer cependant à l’éthique chrétienne sur un point fondamental. Pour le chrétien, l’espérance est la vertu théologale par laquelle le croyant attend de Dieu sa grâce. Pour Spinoza :
Les sentiments de l’Espoir et de la crainte ne peuvent être bons par eux-mêmes. (E4P47)
Ils reposent l’un sur l’autre et supposent un manque de connaissance et une impuissance. Par conséquent :
Aussi plus nous nous efforçons de vivre sous la conduite de la raison, plus nous efforçons de moins dépendre de l’espoir. (E4P 47S)
Il faut donc être « désespérant », c’est-à-dire ne pas avoir d’espoir. Le Sage n’a pas besoin d’espoir, parce qu’il pleinement heureux ! On peut trouver des accents semblables dans les sagesses originaires de l’Inde. Ainsi dans le Mahâbhârata, on peut lire : « Le désespéré est heureux … Car l’espoir est la plus grande des douleurs et le désespoir la plus grande béatitude. » Il y a une autre raison pour refuser l’espoir ou l’espérance, c’est celle qu’expose Spinoza et qui lie espoir à l’impuissance et au manque.
Comme il s’agit d’écarter toutes les sentiments qui pourraient affaiblir la puissance de l’être, il faut se défaire, autant que possible,
La pitié chez l’homme qui vit sous la conduite de la raison est par elle-même mauvaise et inutile. (E4P50)
Et par conséquent :
De là suit que l’homme qui vit d’après le commandement de la raison s’efforce autant qu’il peut de n’être pas apitoyé. (E4P50C)
En effet :
Qui sait parfaitement que toutes choses suivent la nécessité de la nature divine et arrivent selon les lois et règles éternelles de la Nature, ne trouvera certes rien qui mérite haine, raillerie ou mépris, et il n’aura non plus de pitié de personne ; mais autant que le permet l’humaine vertu, il s’efforcera de bien faire comme on dit, et d’être dans la joie. À cela s’ajoute que celui qui est facilement apitoyé et ému par le malheur ou les larmes d’autrui, fait souvent des choses il se repent plus tard ; tant parce que nous ne faisons par sentiment rien que nous sachions avec certitude être bon que parce que nous sommes facilement trompés par les fausses larmes. (E4P50S)
Il est vrai cependant que la pitié permet à celui qui n’est pas sous la conduite de la Raison de se montrer humain en étant secourable aux autres : il fait par sentiment ce qu’il est incapable de comprendre comme étant bon rationnellement, mais il n’est pas vertueux au sens donné plus haut à ce terme.
De même une autre des vertus chrétiennes est condamnée avec l’humilité.
L’humilité n’est pas une vertu, autrement dit elle ne naît pas de la raison. (E4P53)
En effet c’est une tristesse née du constat par l’homme de son impuissance. Il en va de même pour le repentir, à propos duquel Spinoza ajoute même que « celui qui se repent de ce qu’il a fait, est deux fois malheureux et impuissant » (E4P54). Ces sentiments ne peuvent être utiles que dans la mesure où les hommes ne vivent guère sous le commandement de la Raison. Elles peuvent alors servir de contrepoids à l’orgueil, elles peuvent contraindre à l’obéissance. Il en va de même de la Crainte et de l’Espoir (Spinoza) note que la foule est terrible parce qu’elle est sans crainte … et sans raison).
Les dernières propositions de cette partie portent sur l’Orgueil, la Mésestime de Soi, la Gloire et la vaine Gloire. Comme pour l’humilité, ces sentiments sont mis en opposition avec l’objectif qui est pour Spinoza « la satisfaction intérieure » (E4P52) qui peut naître de la Raison. En effet :
La satisfaction intérieure est une joie née de ce que l’homme se considère lui-même et sa puissance d’agir. Or la vraie puissance d’agir de l’homme, ou sa vertu, est la Raison elle-même. (D)
Par opposition, l’Orgueil est tout à la fois déraisonnable et difficile à combattre parce qu’il est une Joie. Si Spinoza estime que la Gloire peut tirer son origine de la raison (58) elle est le plus souvent cependant une vaine gloire qui se nourrit de la « furieuse envie de s’accabler les uns les autres. » (E4P58S)
Le scolie de la proposition 57 rappelle la démarche.
Je considère les sentiments humains et leurs propriétés de la même façon que les autres choses naturelles. Certes les sentiments humains ne manifestent pas moins la puissance de la Nature, – sinon de l’homme – et son art, que beaucoup d’autres choses que nous admirons et que nous prenons plaisir à considérer. Mais je continue à noter ce qui dans des sentiments peut être utile aux hommes et ce qui leur fait tort.
Il s’agit de bien comprendre le caractère double de l’Éthique spinoziste. D’une part elle expose ce qui est conforme à la raison et d’autre part elle offre une médication qui ne se contente pas d’opposer un idéal à une réalité triste mais permette par un système de compensations, sinon d’attendre la béatitude, qui seulement possible au sage, du moins d’améliorer la vie. Par certains aspects, on pourrait rapprocher la conception des passions de Spinoza de la médecine hippocratique. À l’équilibre des humeurs correspondrait l’équilibre des passions. Au-delà de ce rapprochement, c’est le caractère « grec » de cette éthique qui peut être souligné. Ni démesure, ni abaissement de l’homme, recherche de l’autonomie maximale mais usage raisonné des plaisirs, juste mesure et prudence, ce sont autant de traits qu’on peut retrouver dans l’éthique d’Aristote. Par là même, on ne peut manquer d’être frappé par l’écart qui se creuse entre cette éthique et les préceptes religieux, comme on l’a vu à propos de la pitié (ou de la commisération) et de l’humilité. Peut-être cependant ne faut-il pas s’arrêter à ce premier mouvement et montrer que loin d’un froid réalisme ou d’un égoïsme rationnel, l’éthique spinoziste engage une morale bien plus exigeante. Opposant la pitié à la charité, Jankélévitch écrit :
La commisération, mouvement précaire et fragile d’un cœur attendri, devient inébranlable dans l’amour de charité ; la sentimentalité larmoyante et superficielle du miséricordieux qui n’aime son prochain que souffrant fait place à l’amour viril. La pitié est improvisation, amour bâclé après coup ou à la dernière minute. Comment se fierait-on à cette passion inconstante et cyclothymique, vite embrasée, vite consumée, que Spinoza définit tristitia orta ex alterius damno ? Aussi Spinoza conclut-il péremptoirement : « Commiseratio in homine qui ex ductu rationis vivit per se mala et inutilis est. »
Mala et inutilis ! C’est ce que personne ne devrait reprocher à la charité : dans la mesure où elle est l’amour transfiguré en vertu, c’est-à-dire devenu permanent et chronique, étendu à l’universalité des hommes et à la totalité de la personne …[3]
Et effectivement, chez Spinoza, c’est bien l’Amour qui doit l’emporter sur les sentiments qui rendent triste.
La place de la raison dans la vie des sentiments
Tout ce que nous pouvons faire sous l’effet d’une passion peut être fait en s’appuyant sur la Raison. Ce que Spinoza veut indiquer dans cette proposition 59 est ceci : même la Joie n’apporte aucun avantage par rapport à ce que nous pourrions faire en nous appuyant sur la Raison. Autrement dit, aux motifs d’agir nés de la passion on peut substituer des motifs nés de la Raison. Il est donc préférable de substituer la raison à la passion.
Hegel qui dit que rien de grand ne s’est accompli sans passion. En effet pour Hegel la ruse de la Raison tient en ce qu’elle utilise les passions pour arriver à ses fins.
Les pierres et les poutres obéissent à la pesanteur, tendent vers le bas et avec elles on édifie de hautes murailles. Ainsi les éléments sont utilisés conformément à leur nature et contribuent ensemble à la production d’un résultat qui limite leur action. Les passions se satisfont de manière analogue ; elles se réalisent suivant leur détermination naturelle, mais elle produisent l’édifice de la société humaine dans laquelle elles ont conféré au droit et à l’ordre le pouvoir contre elles-mêmes. (cf. La raison dans l’histoire)
Pour Hegel les passions constituent l’élément actif dans l’histoire. Hegel inverse en quelque sorte la proposition de Spinoza. Mais cette opposition ne saurait être surévaluée : l’un et l’autre pensent que les passions sont rationnellement compréhensibles et Spinoza admet parfaitement le rôle politique des passions.
Les propositions suivantes 60, 61 & 62 montrent comment la substitution rationnelle permet d’éviter les excès du Désir et de prendre en considération l’intérêt du Corps dans son entier.
Un désir tirant son origine de la Raison ne peut être excessif. (E4P61)
Il s’agit également de considérer chaque chose dans l’ordre adéquat, c’est-à-dire dans l’enchaînement des causes et des effets. Agir rationnellement, c’est donc agir à long terme et en considérant tous les aspects de chaque chose. Ainsi un plaisir immédiat peut entraîner des conséquences à terme néfastes.
Pour Spinoza, il est préférable d’agir par Raison plutôt que par Crainte. Cette proposition qui semble une évidence, donne l’occasion d’une polémique contre la superstition (une polémique qui fait écho aux premiers paragraphes du TTP).
Les superstitieux qui savent reprocher les vices plutôt qu’enseigner les vertus et qui s’appliquent non à conduire les hommes par la Raison mais à les contenir par la crainte, pour qu’ils fuient le mal plutôt que d’aimer les vertus, ne tendent à rien d’autre qu’à rendre les autres aussi malheureux qu’eux-mêmes ; aussi n’est-il pas étonnant que le plus souvent ils soient insupportables et odieux aux hommes. (E4P63S)
La voie suivie par la Raison a l’avantage d’être une voie directe pour poursuivre le bien. Par les passions, dans le meilleur des cas nous ne poursuivons le bien qu’indirectement.
Par le désir qui naît de la raison, nous poursuivons le bien directement et nous fuyons le mal indirectement. (E4P63C)
Pour Spinoza, l’éthique doit être abordée toujours positivement, à partir de la recherche directe du bien. Le mal au contraire ne contient aucune espèce de positivité puisque, selon E4P64 :
La connaissance d’un mal est une connaissance inadéquate.
(Ce qu’on verra plus loin : la connaissance de la mort est inadéquate !)
Spinoza refuse la morale comme une opposition abstraite du bien et du mal. Comme il prône une éthique de la puissance, c’est toujours relativement que les actions peuvent être évaluées. Ainsi E4P65 dit :
Sous la conduite de la Raison, nous rechercherons de deux biens le plus grand, et de deux maux le moindre.
De même, il faut préférer un plus grand bien futur à un moins grand bien présent (E4P66).
La vie des hommes libres
Les propositions 67 à 69 exposent que l’homme libre voit toujours les choses d’un point de vue positif, ne pense pas à la mort, ne croit pas qu’il y ait du bien et du mal en soi (mais seulement relativement). Ainsi :
L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie. (E4P67)
Ainsi la philosophie de Spinoza s’oppose totalement au stoïcisme et au christianisme qui sont l’un et l’autre des méditations de la mort. Toute la thématique « philosopher, c’est apprendre à mourir » est réfutée en son fond. Du reste comme on ne meurt qu’une fois, il est tout à fait impossible d’apprendre à mourir. En fait, c’est du mal que nous ne pouvons avoir une connaissance adéquate puisque le bien et le mal sont des notions que nous formons précisément dans la mesure où nous ne sommes pas libres :
Si les hommes naissaient libres, ils ne formeraient aucun concept du bien et du mal aussi longtemps qu’ils seraient libres. (E4P68)
Il s’en déduit aussi un refus de l’héroïsme ou de tout ce qui ferait de l’homme un « être pour la mort ». Courage, certes, mais aussi prudence.
La vertu de l’homme libre se révèle également grande à éviter les dangers qu’à les surmonter. (E4P69)
L’exigeante éthique de Spinoza conduit à ce que la véritable société est celle des hommes libres, de ceux qui ne sont pas ignorants. C’est ce qu’exposent les propositions 70 & 71. Il faut éviter les bienfaits des ignorants & seuls les hommes libres peuvent se faire mutuellement confiance. Mais si on prend trop au pied de la lettre les propositions de Spinoza, on est conduit à une vision aristocratique de la vie sociale qui est éloignée de la véritable pensée de Spinoza. Ainsi l’homme libre s’impose des contraintes, même vis-à-vis des ignorants, car il « faut tenir compte de l’utile et de l’honnête ». Spinoza refuse également l’image du sage solitaire :
L’homme qui est conduit par la raison est plus libre dans l’État où il vit selon le décret commun que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui seul. (E4P73)
Explication de E4P73
La proposition 73 clôt la quatrième partie intitulée « De la servitude humaine ou de la force des sentiments ». Or cette quatrième partie ne se contente pas de faire le tableau de la force des sentiments selon la thématique si classique de l’homme soumis aux passions. Ce sont les relations dynamiques entre les sentiments (ou affects) qui constituent son objet propre et, ces relations étant connues, Spinoza esquisse la possibilité d’une libération de l’homme sur la base même de la servitude affective. C’est cette perspective libératrice, éminemment politique qu’énonce, de manière très synthétique, E4P73 : « L’homme qui est conduit par la Raison est plus libre dans l’État où il vit selon le décret commun que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui seul. » Affirmation qui peut sembler paradoxale pour deux raisons :
2) Comment peut-on être plus libre dans l’État que dans la solitude puisque dans l’État, selon les termes mêmes de Spinoza, l’individu cesse de juger par lui-même ce qui est bon et se soumet à une autorité qui n’est pas la sienne ?
L’enjeu de cette double interrogation est assez clair :
1) Alors que de nombreux philosophes, Hobbes en premier, affirment que la loi et la liberté sont antinomiques, que l’acceptation de la loi commune signifie la renonciation à la liberté naturelle de l’homme, Spinoza soutient au contraire que l’obéissance au décret commun augmente la liberté individuelle et ne la restreint pas.
2) Si E4P73 est vraie, alors le développement de la sociabilité humaine et le renforcement d’une société bien ordonnée correspond à notre utile propre. « L’homme est un animal politique » dit Aristote. Spinoza redémontre cette proposition sans avoir à invoquer une prétendue « finalité naturelle » et tant d’autres présuppositions fort spéculatives et finalement très fragiles.
Pour comprendre cette proposition, la meilleure méthode est d’abord de suivre la démonstration. Remarquons d’abord que E4P73 a pour objet « l’homme qui est conduit par la raison. » À vrai dire, il n’y a guère de sens à parler de la liberté de celui qui n’est pas guidé par la raison, puisque, comme on va le voir, la liberté n’est rien d’autre que la vie selon la raison, seule manière d’être la cause adéquate de ses propres actes.
La démonstration s’appuie sur les propositions 63, 66 (scolie), 37 (proposition et scolie 2).
1. La proposition 63 énonce : « Qui est conduit par la crainte et fait le bien pour éviter le mal n’est pas conduit par la raison. » En effet :
1.1. En vertu de la proposition III de la partie III, tous les sentiments actifs, c’est-à-dire les sentiments qui sont liés à la raison sont des sentiments de joie ou de désir.
1.2. Or la crainte est une « tristesse inconstante » (Éthique III, paragraphe 13).
1.3. Donc celui qui agit par crainte n’agit pas par la raison.
2. Le scolie de la proposition LXVI énonce la différence entre l’homme libre et l’esclave. Ce dernier est celui qui est seulement conduit par le sentiment ou l’opinion et donc, pour l’essentiel, ignore ce qu’il fait, alors que le premier agit toujours pour ce qu’il sait être essentiel. Conclusion : seul est libre celui qui agit selon la raison.
3. Or agir selon la raison, pour son utile propre, c’est (proposition 37) agir pour le bien commun : « Le bien que quiconque pratique la vertu désire pour lui-même, il le désirera aussi pour les autres hommes, et d’autant plus qu’il a une plus grande connaissance de Dieu. »
3.1. On sait en effet (proposition 35) que ce sont les hommes, en tant qu’ils vivent selon la raison, qui sont les plus utiles à l’homme et donc celui qui vit selon la raison s’efforcera d’aider les autres à en faire autant.
3.2. Le scolie II de la proposition 37 a également montré qu’il était rationnel, si on veut vivre dans la concorde – c’est-à-dire si on applique la proposition 35 - que les hommes « renoncent à leur droit de nature et s’assurent réciproquement qu’ils ne feront rien qui puisse faire du mal à autrui. » Mais comme les hommes sont souvent changeants, pour assurer la permanence de la concorde, il est nécessaire d’user de la menace du pouvoir d’État qui oblige ceux qui vivent selon leurs sentiments à tenir compte du bien commun.
Résumons donc la démonstration :
Être libre c’est vivre selon la raison. La raison commande de rechercher la vie commune avec les autres hommes. Pour assurer cette vie commune, l’État est nécessaire. Donc un homme qui vit selon la raison est plus libre sous le décret commun que dans la solitude.
Évidemment pour admettre le raisonnement de Spinoza, il faut admettre une conception de la liberté assez différente de cette identification de la liberté au libre-arbitre, conçu comme un pouvoir absolu de choisir en dehors toute autre détermination. On le sait Spinoza considère ce libre-arbitre comme une illusion : les hommes se croient libres parce qu’ils ignorent les causes qui les déterminent dans un sens plutôt que dans un autre (voir Appendice de EI, ou E3P2S par exemple). À une illusoire liberté de choix, Spinoza oppose la liberté comme augmentation de la puissance d’agir, en prenant le terme agir dans son sens précis : un être est actif quand il est déterminé uniquement par son utile propre, c’est-à-dire quand il est la cause adéquate de ses propres actions, ce qui suppose qu’il a des idées adéquates (E3P1). Il est passif quand au contraire ce sont les affects qui le déterminent.
Si on comprend la liberté comme puissance, la politique spinoziste s’en déduit aisément : quand ils sont isolés, les individus agissent uniquement de leur propre décret et peuvent paraître tout à fait libres. Mais dans cette situation, ils sont très faibles, soumis aux évènements naturels et la puissance des autres individus. Inversement, quand les hommes s’unissent par les liens de la société, la puissance de chacun se combine avec la puissance des autres, chacun bénéficie donc de cette puissance totale cumulée, à laquelle il contribue, et chacun reçoit la protection de corps social fait des corps des individus qui composent la société. On déduit ensuite les vertus dont l’individu vivant dans la société doit faire preuve : puisque la vie en société est le meilleur pour lui et que c’est seulement ainsi qu’il augmente sa liberté, il doit agir en vue de consolider cette union et c’est pourquoi ce que Spinoza appelle Religion se résume à la pratique de la justice et de la charité, les deux vertus qui permettent de conserver la concorde entre les membres de la cité.
Évidemment, de même que l’individu peut vivre non pas selon la raison mais selon ses sentiments, le corps politique peut dégénérer et devenir injuste et tyrannique. Il semblerait alors que la maxime de E4P73 ne s’applique plus : un individu est alors plus libre dans la solitude qu’en obéissant à un pouvoir commun tyrannique. Mais en réalité, il n’en va pas ainsi : un pouvoir politique tyrannique n’est jamais longtemps un pouvoir commun. Si les individus qui composent la cité voient que le pouvoir nuit à leur propre conservation, à celle de leurs enfants, etc., ils sont en quelque sorte déliés de l’engagement par lequel la société s’était créée. Un pouvoir tyrannique est en réalité un pouvoir qui ramène chacun à l’état de nature, le contraignant à ne compter que sur lui-même pour sa propre conservation. Dans ce cas, il peut bien y avoir des individus qui commandent à d’autres, mais il n’y a plus à proprement parler de pouvoir commun. La tyrannie engendre la sédition, dira le Traité politique. Autrement dit, le cas d’un État tyrannique ne contredit pas E4P73 mais la confirme.
Concluons d’un mot. Le scolie de E4P73 généralise : la liberté, la véritable liberté de l’homme n’est rien d’autre que la force d’âme, c’est-à-dire la fermeté et la générosité. Cette force d’âme concentre en elles toutes les vertus les plus éminemment sociales : « l’homme fort ne hait ni n’envie personne, ne s’indigne ni ne s’irrite contre personne, ne méprise personne et ne manifeste pas le moindre orgueil. » Et Spinoza poursuit ainsi : « la haine doit être vaincue par l’amour ». Autrement dit, les préceptes qu’on peut tirer par exemple des Évangiles sont ceux qui conviennent parfaitement à tout individu vivant rationnellement et désirant pour les autres ce qu’il désire pour lui-même. On comprend pourquoi Spinoza écrit que le Christ est le plus grand des philosophes : son enseignement est exactement celui auquel est conduit tout homme qui veut vivre selon la raison. (Voir Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, par Alexandre Matheron, Aubier, un ouvrage devenu malheureusement très difficile à trouver.)
Conclusions générales sur la partie IV
La partie III avait mis en place un système de classification des sentiments : à partir des sentiments primaires et à l’aide d’un opérateur de composition des sentiments, Spinoza nous exposait une logique combinatoire des affects ou des sentiments.
Dans la partie IV c’est une dynamique des passions qui est élaborée dans laquelle durée et intensité, équilibre, compensation jouent un rôle majeur.
Mais dans ce système des passions, Spinoza montre comment la raison peut affirmer sa supériorité et comment elle peut donner le chemin de la véritable libération. La philosophie politique, qui s’élabore au fil des propositions conclut la partie : pas de liberté vraie pour le sage en dehors de la cité.
Commentaire de l’appendice de la partie IV
La partie IV se termine par un appendice qui se présente comme une sorte de récapitulatif. Il s’agit de disposer « dans une vision d’ensemble » ce qui fait l’objet de la partie IV, c’est-à-dire la « droite manière de vivre ». Trente deux courts chapitres constituent cet exposé dense qui reprend tous les développements antérieurs.
Chapitre I, II, III : rappel des fondements naturels de l’éthique
« Tous nos efforts (conatus), autrement dit nos désirs suivent de la nécessité de notre nature »
Le désir suit donc de la nécessité de notre nature. Il n’est nullement quelque chose d’étranger à l’homme, quelque chose qu’on devrait s’entraîner à vaincre (« plutôt me vaincre que la fortune et changer mes désirs que l’ordre du monde », dit le « très célèbre » Descartes dans le Discours de la méthode). Mais il existe deux manières de comprendre les désirs :
- Soit par notre nature elle-même comme leur cause prochaine
- Soit par l’enchaînement des causes naturelles dans lesquelles nous sommes nécessairement insérés (puisque l’homme est une partie de la nature dont il suit le cours).
Le chapitre II se concentre sur le désir en tant qu’appétit accompagné de l’idée. Il y a deux sortes de désirs, conformément à ce qui est expliqué au chapitre I.
1) Les désirs qui s’expliquent par notre nature seule (comme leur cause prochaine) « sont ceux qui se rapportent à l’esprit comme constitué d’idées adéquates ». Autrement dit ces désirs sont des « sentiments actifs » puisqu’ils découlent de l’affection de l’esprit humain par lui-même. Et comme tels ils tendent à des actions qui expriment notre nature adéquatement. Il en est ainsi de tous les désirs qui nous portent à agir droitement (c’est-à-dire selon la « véritable religion » qui se résume à « justice et charité » et du désir de connaître adéquatement la nature des choses, c’est-à-dire Dieu.
2) Les autres désirs sont ceux qui découlent de l’action des causes extérieures sur nous-mêmes. Ce sont les passions qui « se rapportent à l’esprit en tant qu’il conçoit les choses de façon inadéquate ». « Inadéquate », cela veut dire tronquée ou mutilée et cela concerne tous ces sentiments qui s’enracinent en nous par la fixation imaginaire du désir.
Les désirs du premier genre qui expriment la puissance de l’homme déterminent nos actions qui sont toujours bonnes alors que les passions peuvent, suivant les cas être bonnes ou mauvaises – par exemple les passions joyeuses ne sont pas nécessairement bonnes bien que la joie (en elle-même) soit toujours bonne puisqu’elle exprime le passage d’une moins grande à une plus grande perfection et inversement certaines passions tristes peuvent être indirectement bonnes parce que contrecarrant des passions mauvaises (ainsi de la pitié qui contrecarre la cruauté).
Chapitre IV et V : la souveraine félicité
Ce qui est le plus utile pour vivre droitement, c’est d’abord de « parfaire l’entendement, autrement dit la Raison ». Le chap. IV définit d’une formule la béatitude ou la « souveraine félicité » comme cette satisfaction née de « la connaissance intuitive de Dieu ». Cette connaissance intuitive de Dieu, connaissance du troisième genre qui ne se contente plus de connaître les relations générales mais va à l’essence des choses singulières sera développée dans la partie V comme étant l’objet même de cette joie pure et éternelle nommée « amour intellectuel de Dieu ». Ce désir de connaissance suprême est celui qui permet de régler tous les autres désirs. On retrouvera tout cela par exemple dans E5P42 :
La béatitude n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même et nous n’éprouvons pas de la joie parce que nous réprimons nos penchants ; au contraire, c’est parce que nous en éprouvons de la joie que nous pouvons réprimer nos sentiments.
On ne purifie pas son âme en mortifiant sa chair ; c’est au contraire en augmentant la puissance de l’âme que les appétits libidineux peuvent être réduits.
D’où un critère simple : les choses sont bonnes dans la mesure où elles « aident l’homme à jouir de la vie de l’esprit qui se définit par l’intelligence ». Une définition très générale qui inclut non seulement ce qui contribue directement à la connaissance mais aussi tout ce qui conforme le corps au mieux, selon sa nature.
Chapitre VI et VII, VIII : les bases de la sociabilité
Tout ce qui peut arriver de mauvais à l’homme vient donc nécessairement des causes extérieures. Mais évidemment l’homme ne peut pas entièrement les éviter. Il doit s’adapter aux choses extérieures puisqu’il suit « l’ordre commun » de la nature. Et c’est d’abord aux autres individus (c’est-à-dire aux autres être vivants) qu’il faut s’adapter en recherchant ceux qui s’accordent à notre nature. Or ce sont les autres hommes qui s’accordent le mieux avec notre nature. Rien n’est plus utile à l’homme que l’homme qui est conduit par la Raison. Ce sont les bases naturelles de la sociabilité humaine qui sont résumées.
Chapitre IX à XV : l’éducation et les devoirs selon la Raison
Est posée également la question de l’éducation : il faut éduquer « les hommes de telle sorte qu’ils vivent enfin sous l’autorité propre de la Raison ». C’est ici l’idéal classique des Lumières qui est posé : éduquer les hommes pour qu’ils soient capables de la véritable liberté qui est obéissance à la Raison. « Ose te servir de ton entendement » : on entend déjà l’objurgation kantienne.
Tous les chapitres qui suivent reviennent sur les rapports complexes que nouent entre eux les hommes soumis aux passions. L’envie entraîne les hommes les uns contre les autres, mais il est nécessaire de s’opposer à la dynamique mortifère de la haine : « les âmes ne sont pas vaincues par les armes mais par l’amour et la générosité. » Comme dans presque toutes ses propositions normatives, l’Éthique reprend en les justifiant rationnellement les préceptes fondamentaux de l’éthique chrétienne (aimer même ses ennemis, ici).
Ces préceptes tirent leur légitimité de ce qu’ils sont des plus utiles pour « forger ces liens » qui rendent les hommes « les plus aptes à constituer ensemble un seul tout », ce qui suppose de travailler à « affermir les amitiés ». La sociabilité n’est donc pas un fait : elle est une vertu qui découle naturellement de l’exercice de la raison.
Il faut donc cultiver un « art » de la vie sociale, d’autant plus nécessaire que les hommes sont souvent envieux et plus enclins à la vengeance qu’au pardon. Il faut donc savoir développer tous les affects actifs. Spinoza réitère ses critiques contre les moralistes, misanthropes et autres professeurs de fausse religion plus occupés à blâmer les hommes qu’à enseigner la vertu. Mais tout compte fait, la vie sociale a plus d’avantages que d’inconvénients. D’où l’énoncé des devoirs de celui qui vit selon la Raison : œuvrer pour la concorde, la justice, l’équité et l’honnêteté, c’est-à-dire tout ce qui garantit la paix civile, et gagner l’amour par la religion et la moralité.
Chapitres XVI, XVII, XVIII : les relations interindividuelles et l’État
La crainte est ordinairement le moyen utilisé pour garantir la concorde, mais ce moyen n’appartient pas à la Raison. Et cependant, Spinoza accorde que ce qui ne peut pas être obtenu par la Raison peut et doit l’être par la crainte (c’est tout le problème de l’État).
À l’État (c’est-à-dire à la puissance publique) il appartient également de prendre soin des nécessiteux. La misère ne peut être vaincue par l’action des particuliers (la charité privée) et nécessite une prise en charge publique, car il s’agit de quelque chose qui concerne « l’utilité commune ».
Chapitres XIX et XX : le mariage
Les liens entres hommes et femmes sont causés par le désir sexuel mais celui-ci est instable et l’amour se change facilement en haine. Le lien stable, l’amitié de l’homme et de la femme, est le lien qui s’établit en vue de fonder une famille et d’élever des enfants.
On remarque encore une fois que les prescriptions morales de Spinoza restent très traditionnalistes alors même que la justification de ces prescriptions est radicalement nouvelle et prend le contrepied de l’enseignement des théologiens.
Chapitres XXI à XXV : Sentiments tristes et sociabilité
Ces cinq chapitres énoncent les sentiments de tristesse qui ne peuvent conduire à l’harmonie de la vie sociale. La honte contribue à la concorde mais « dans les seules choses qui ne peuvent se cacher ». Ce n’est pas la raison qui est à l’origine de ce sentiment (triste) mais seulement le regard des autres. Les autres sentiments du même genre n’ont que l’apparence de sentiments sociaux rationnels. L’indignation n’est qu’une apparence de justice. Si la modestie est une volonté rationnelle de plaire aux hommes, il n’en va pas de même de l’ambition. Il reste que Spinoza considère que ces sentiments peuvent avoir leur utilité chez des hommes qui ne suivent pas la raison.
Spinoza redit qu’il vaut mieux éviter de faire des discours de réprobation des vices humains et, au contraire louer l’homme à chaque fois que l’occasion s’en présente.
Chapitres XXVI et XXIX : la production des conditions matérielles d’existence
À part les autres hommes, nous avons le droit d’user de toutes les choses extérieures conformément à nos besoins. La norme est l’utilité : conserver ce qui nous est utile et détruire ce qui nous est nuisible. Le chapitre XXVII est une sorte de chapitre de diététique : le corps doit être conservé et ses parties régulièrement remplacées ce qui nécessite une alimentation variée. Sont rappelées les propositions 38 et 39 de E4 : « plus le corps est apte à être affecté de diverses façons et à affecter les corps extérieurs d’un plus grand nombre de façons, plus l’esprit est apte à penser. »
Mais les hommes ne se contentent pas de s’approprier les choses de la nature. Pour se les procurer ils doivent collaborer – se rendre de « mutuels services ». C’est ici qu’interviennent quelques remarques sur l’argent. Spinoza pointe sa fonction d’équivalent général (« résumé de toutes choses »). Mais est dénoncé, conformément à la tradition, l’inversion des fins et des moyens qu’on trouve dans l’avarice ou la passion de l’accumulation. Il y a un « vrai usage de l’argent » et un usage pervers (on pense ici à la distinction économique/chrématistique chez Aristote. Il suffit de comparer Spinoza à Locke qui est son contemporain (ils sont nés la même année) pour voir combien cette question Spinoza reste une philosophe fidèle à la tradition antique alors que Locke est entièrement dans la modernité.
Chapitres XXX à XXXII : le bonheur dans cette vie
Si la joie est toujours bonne, il reste que les choses extérieures qui nous apportent de la joie ne le font que de manière contingente (pour nous !) : les fleurs ne sont pas là pour faire humer leurs parfums… Ces joies ne sont que partielles et peuvent être excessives. Bref, comme nous l’avons déjà vu, il s’agit d’un usage réglé des plaisirs, qui n’est possible que lorsque l’homme vit au maximum sous la conduite de la raison.
Ceci étant posé, c’est bien la joie qui doit être recherchée et Spinoza dénonce encore ici les contempteurs du plaisir, les pisse-froid en tous genres, tous ceux qui « se réjouissent de mon impuissance ». Joie et perfection vont ensemble et « jamais la joie que règle la vraie norme de notre utilité ne peut être mauvaise ».
Pour autant, « la puissance humaine est très limitée » et surpassée par les puissances naturelles. Il n’y aucune chance que nous devenions un jour « comme maîtres et possesseurs de la nature » ! Et par conséquent peuvent arriver de nombreuses choses contraires à notre nature que nous devons apprendre à supporter en les comprenant, c’est-à-dire en en comprenant la nécessité objective. Ce qui nous permet de faire face à l’adversité, c’est ce développement de la cette « partie de nous-mêmes qui se définit par l’intelligence », car nous ne pouvons trouver de satisfaction absolue que dans le vrai.
Résumé des textes sur l'Ethique:
1ère partie : http://denis-collin.viabloga.com/news/explications-et-commentaires-de-la-partie-i-de-l-ethique
Appendice de la partie 1 : http://denis-collin.viabloga.com/news/resume-et-explicitation-de-l-appendice-de-la-partie-i-de-l-ethique-de-spinoza
2e partie : http://denis-collin.viabloga.com/news/eclaircissement-sur-la-partie-ii-de-l-ethique-de-spinoza (I)
3e partie: http://denis-collin.viabloga.com/news/de-la-nature-et-de-l-origine-des-sentiments
4e partie: http://denis-collin.viabloga.com/news/de-la-servitude-humaine
Et pour compléter ce travail:
· Spinoza, déterminisme et liberté : http://denis-collin.viabloga.com/news/spinoza-determinisme-et-liberte
· Einstein et Spinoza (G Cevolani, traduit de l’italien) http://denis-collin.viabloga.com/news/einstein-et-spinoza
· Dieu ou la nature. À propos de la religion de Spinoza : http://denis-collin.viabloga.com/news/dieu-ou-la-nature
· Spinoza et le très pénétrant florentin (P. Cristofolini, traduit de l’italien) : http://denis-collin.viabloga.com/news/spinoza-et-le-tres-penetrant-florentin
· Spinoza et l’atheisme (A. Crivotti, traduit de l’italien) : http://denis-collin.viabloga.com/news/spinoza-et-l-atheisme
[1] Cité ici dans la traduction de Richard Bodéüs, GF Flammarion, 2004. Abrégé par la suite en EN)
[2] J.C. Fraisse : L’œuvre de Spinoza, Libraire philosophique Jean Vrin, 1978.
[3] V. Jankélévitch : Traité des vertus, 2. Les vertus et l’amour, chap. VI,II, p.171
Articles portant sur des thèmes similaires :
- Explications et commentaires de la partie I de l'Éthique - 16/11/08
- Spinoza et l'amour intellectuel de Dieu - 14/03/09
- Sur le concept de communisme - 12/05/09
- De la nature et de l'origine des sentiments - 07/12/08
- Du libéralisme au pouvoir sans limite - 19/10/08
- Police de la parole, police de la pensée - 19/05/07
- Entre morale, droit et politique, une justice internationale est-elle possible ? - 26/05/08
- Une morale laïque est-elle possible ? - 16/12/08
- De la causa, principio et uno - 21/11/13
- Eclaircissements sur la partie II de l'Ethique de Spinoza (suite) - 25/12/07
Ecrit par dcollin le Dimanche 25 Janvier 2009, 10:43 dans "Spinoza, spinozisme" Lu 17120 fois.
Article précédent -
Article suivant