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Sur le concept de communisme

Dédié à Georges Labica (1930-2009)

1. Dans une correspondance épistolaire sur le réseau avec Attilio Mangano, publiée sur son blog (ripensaremarx.splinder.com), Gianfranco La Grassa (à partir de maintenant GLG) admet ouvertement ne plus pouvoir se dire « communiste », être anticapitaliste sans communisme, et en substance il admet ne plus avoir de concept du communisme.

 

Il s’agit d’une confession qui lui fait honneur. Du moment que GLG est un véritable spécialiste de Marx et non un bavard confusionniste, il est clair qu’il ne peut plus se contenter d’affirmations anti-éducatives de type narcissiste-existentialiste à la Pietro Ingrao, pour qui communiste est celui qui « se sent communiste » ou « se déclare communiste ». Sur de telles bases, même le fou de l’asile qui déclare être Napoléon devrait aussi être véritablement Napoléon. S’il y avait en Italie une discussion marxiste sérieuse, au lieu seulement des blogs autoréférentiels en lutte sectaire réciproque, l’aveu de GLG ferait discuter. Ceci, évidemment, ne peut arriver. Qu’importe, moi, je le discuterai.

2. Selon le Dictionnaire Critique du Marxisme (en langue française) de Labica et Bensussan, à l’entrée « Communisme », on peut lire quelques intéressantes conceptualisations :

(a) Jusqu’à L’idéologie allemande de 1845, Marx n’use jamais du terme « communisme », mais du terme « socialisme ». Dans ce contexte historique, le communisme était seulement la répartition égalitaire des biens et Marx la critique dans les Manuscrits de 1844 avec la curieuse expression de « propriété privée générale ».

(b) Dans les Manuscrits de 1844, Marx pense encore le socialisme dans des termes « conviviaux » et communautaires d’une assemblée réunie autour d’un repas commun fraternel (d’où « compagnon », cum-pane, celui qui rompt le pain ensemble avec moi). Les origines communautaires conviviales du terme communisme en 1844 sont philologiquement documentées et qui veut séparer communisme et communautarisme doit détruire toute la documentation existante.

(c) Dans les Manuscrits de 1844 il y a une centralité du concept d’aliénation. Comme c’est connu, il y a des écoles marxistes (parmi lesquelles l’école l’althussérienne de GLG) qui voudraient se défaire de ce concept « juvénile ». D’autre écoles, comme la mienne, ont à ce propos une opinion opposée et en soutiennent la permanence et la centralité pour toute la vie de Marx. Une des raisons (non la seule) pour quoi je la tiens pour centrale est que chez Marx la critique du concept abstrait d’aliénation est inséparable du concept concret de division du travail. Et un communisme qui laisse la division du travail exactement comme elle est aujourd’hui me semble vraiment peu un “communisme”, et bien plus une ingénierie sociale de type positiviste.

(d) Dans L’Idéologie Allemande de 1845 nous avons la coprésence, qui n’est pas due au hasard, de deux concepts nouveaux. D’un côté, le concept de mode de production capitaliste, dont jusqu’en 1845 manquait tant le concept que le nom. De l’autre côté, le concept de communisme non comme idéal à réaliser, mais comme le mouvement réel qui abolit l’état de choses présent. Le véritable « matérialisme historique » naît ainsi seulement en 1845 à travers la connexion dialectique organique du mode de production capitaliste, des contradictions de ce mode de production (bourgeoisie et prolétariat, forces productives et rapports de production, etc.) et du communisme comme mouvement réel.

(e) Dans le Capital, chapitre sur le fétichisme de la marchandise, Marx pense le capitalisme par différence et par contraste avec les robinsonnades, le “sombre” monde féodal et l’exploitation agraire familiale, à travers la représentation « d’une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs et dépensant d’après un plan concerté leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social. (…) Les rapports sociaux des hommes dans leurs travaux et avec les objets utiles qui en proviennent restent ici simples et transparents dans la production aussi bien que dans la distribution. »[1]

Résumons : si les mots ont un sens, le communisme résulte des trois concepts de ( de travail, de production, de distribution), de plan (c’est-à-dire de prévalence du plan sur le marché) et enfin de transparence (les rapports sociaux communistes sont « transparents » et ne sont pas, au contraire, rendus obscurs par le fétichisme de la marchandise, dû lui-même à l’aliénation des produits du travail, et, comme on le voit, je réfute radicalement la lecture d’Althusser et de GLG de la séparation entre le concept d’aliénation et le concept de fétichisme de la marchandise, que je considère inversement comme des concepts interconnectés, logiquement et historiquement).

(f) Dans les écrits aux alentours des années 1870 et de la Commune de Paris, Marx montre que pour lui le communisme est « l’association des producteurs ». Cette association des producteurs a deux bases, la réappropriation du surplus social approprié par les classes exploiteuses et la démocratie directe des producteurs eux-mêmes. Marx voit comme liées la démocratie directe et l’extinction de l’État, parce que pour lui la démocratie directe est incompatible avec la permanence de l’État, aussi « démocratisé » qu’il puisse être.

(g) Dans la Critique du programme de Gotha de 1875, Marx distingue deux phases du passage au communisme, la première phrase (de chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail) et la seconde phase (de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins). Il s’agit d’une distinction très connue, en général connue même des débutant dans l’étude du marxisme.

Dans l’interprétation classique du marxisme, la première phase a été appelée « socialisme » et la seconde « communisme ». Grâce aux travaux de la tendance maoïste occidentale (Althusser, Bettelheim, Natoli, etc.) on est certain que cette distinction est inexacte. Le socialisme, en fait, n’est pas pour Marx un mode de production autonome mais simplement la transition du capitalisme au communisme, dans laquelle perdure la lutte des classes entre bourgeoisie et prolétariat autour des « deux lignes » du parti (théorie de la révolution culturelle de Mao Tsé-toung et du maoïsme européen).

Le discours devrait être beaucoup plus long et mieux articulé, mais contentons-nous pour l’instant de ces sept points introductive. Et par-dessus tout, commentons-les de manière libre et dépourvue de préjugés.

3. Pour qui connaît la philosophie de Hegel et n’en parle pas seulement par « ouï-dire » comme un ivrogne dans une auberge, il est évident que le communisme de Marx ne se « superpose » pas à l’histoire comme un projet rationnel abstrait, mais émerge du développement des déterminations dialectiques (dans le sens de déterminations du fini qui renvoie à autre chose que lui-même), et par conséquent il est contenu dans le capitalisme comme sa possibilité ontologique objective.

Qui connait la Phénoménologie de l’esprit, et ne crache pas dessus sans la connaître, seulement par « ouï-dire », y reconnaîtra la théorie du Savoir Absolu de Hegel, pour qui « la force de l’esprit est plutôt celle de rester égal à lui-même dans son extériorisation ». Si nous cherchons à déduire le communisme non seulement d’une possibilité objective qui n’est nécessitée par rien de contraignant (le dynamei on aristotélicien), mais d’une nécessité historique qui prend la forme (folle) d’une loi naturelle positiviste, nous finissons évidemment dans une impasse.

La « science » ainsi entendue ne pourra jamais déduire scientifiquement le passage du capitalisme au communisme.

4. La faillite de tous les « scientismes », de Lucio Colletti à Gianfranco La Grassa, est donc inscrite depuis le début dans le caractère erroné de leurs présupposés. Et comme je ne m’étonne pas du tout  que Colletti, plein de sa stupide rancune contre Hegel, bien meilleur que lui, soit finalement passé de Marx à Popper, de la même manière, je ne m’étonne pas que Gianfranco La Grassa, sur la base du fait que le communisme est aussi aléatoire que la chute d’une météorite, affirme dans sa correspondance avec Mangano que « croire au communisme est comme croire en Dieu » et que la croyance dans le communisme est une simple manière de donner un sens à sa propre vie, analogue de ce point de vue à la croyance chrétienne.

Ceux qui veulent fonder le communisme sur la science scientifique épurée de l’horrible triade irrationaliste philosophie-idéalisme-humanisme, sur laquelle, à l’inverse, je fonde rationnellement mon communisme, je le revendique et je l’en vante, arrivent nécessairement à l’excommunication de Pascal, c’est-à-dire à la foi communiste assimilée à la foi en Dieu.

Est-ce que je m’étonne ? Mais pas même en rêve ! Depuis plusieurs années j’en suis arrivé à la conclusion calme et prudente (faillible et provisoire comme toutes les conclusions) que le pire irrationalisme, celui qui est incurable (et incurable parce qu’il ne sait pas socratiquement qu’il ne sait pas) est l’arrogance scientiste, celle-ci qui se décharge dans la haine envers la philosophie, l’humanisme et l’idéalisme, le communautarisme, la décroissance, etc. À la fin, son délire scientiste lui fond entre les mains comme la glace au soleil et il doit parler d’abord du communisme aléatoire comme la chute d’une météorite et ensuite de la foi dans le communisme comme quelque chose de semblable et même d’égal à la foi en Dieu.

Tout ceci mérite d’autres commentaires brefs.

5. Dit de manière synthétique, le paradigme de théorique de GLG peut être résumé ainsi : l’analyse du mode de production capitaliste est une science alors que le communisme est une religion.

Ce modèle théorique n’a rien à faire avec celui de Marx. Notez bien : je n’ai pas dit qu’il est une interprétation discutable de Marx. Des interprétations de Marx il y en a des centaines. Par exemple, mon interprétation de Marx (Costanzo Preve) est une interprétation discutable : Marx est le troisième grand penseur idéaliste après Fichte et Hegel ; chez Marx le matérialisme a seulement un statut métaphorique complémentaire mais non fondateur : l’art, la religion, la philosophie, ne sont pas des superstructures ; l’État ne s’éteindra pas non plus dans le communisme ; l’humanisme est partie intégrante de la pensée de Marx ; le communautarisme est à la base du concept de communisme, etc. C’est le cas de dire : plus discutable que ça !

Et cependant, pour discutable qu’elle soit, mon interprétation est en tout conforme au projet de Marx, fondé sur le fait de tenir ensemble capitalisme et communisme et dans la pensée du communisme à partir du capitalisme, non comme son issue nécessaire (pour user du langage positiviste erroné de Marx et  Engels : comme un « processus de l’histoire naturelle »), mais comme son issue ontologique possible (le dynamei on aristotélicien, l’experimentm mundi de Bloch, l’ontologie de l’être social de Lukacs, etc.).

Si inversement on arrive au dualisme, totalement séparé, de l’analyse du mode de production capitaliste comme science et du communisme comme religion, alors on est complètement en dehors de Marx.

Notez-le bien. Pour moi cette affirmation ne comporte absolument aucune condamnation moraliste indignée ni une excommunication des groupuscules fous et sectaires. Simplement, je constate où nécessairement doit arriver le long cri de haine et de mépris envers la philosophie, l’idéalisme et l’humanisme.

La confession de GLG (le communisme est comme la foi en Dieu) ne me scandalise pas, en effet. Simplement, il me plait de la voir écrite noir sur blanc, parce qu’elle représente une confirmation retentissante de ce que je pense depuis au moins vingt ans de tous les paradigmes antiphilosophiques et antihumanistes du communisme. Les graves tombent gravitationnellement. Les marxismes scientistes et antiphilosophiques tombent eux aussi gravitationnellement.

6. Après cinquante années de recherches sérieuses et originales sur Marx et le marxisme, notre GLG est arrivé à deux conclusions sur le communisme. Premièrement, le communisme est une foi religieuse et existentielle comparable à la foi en Dieu.  Il y a celui qui a la fortune de l’avoir et celui qui, hélas (ou heureusement, parce qu’il est « wébériennement » plus désenchanté) ne l’a pas. Deuxièmement, l’advenue du communisme dans l’histoire humaine est un phénomène purement aléatoire, comparable à la chute d’une météorite.

Voyons comment le maître de GLG, Louis Althusser, se représente le communisme dans une conférence à Terni (cf.  Repubblica et Manifesto, 5/4/1980), peu de temps avant sa catastrophe bien connue. Devant un plateau de petits sots bouleversés « de gauche », le maître franco-taôiste soutient dans l’ordre les thèses suivantes (je me limite malheureusement aux seules thèses rapportées par les journalistes médiocres présents).

Il est nécessaire de jouer en se débarrassant de toutes les partitions.

Le socialisme historique construit jusqu’ici est de la « merde » (sic !)

Après cette merde, cependant, grâce à la résistance ouvrière constituante, viendra l’anarchisme social.

Quand au communisme, pour l’heure il est vivant chez les enfants qui jouent heureux et indisciplinés dans leur cour.

Le communisme en outre ne signifie pas du tout « socialisation », parce que socialiser est une chose terrible, un « tendance du capitalisme » et il est besoin le cas échéant de « désocialiser ».

Dans une entrevue concédée par Lucio Colletti, ce dernier rapporte qu’il a dîné avec Althusser dans un « petit restaurant vietnamien », qu’ils ont discuté du marxisme et qu’Althusser lui aurait dit que le marxiste qui lui semblait le plus prometteur et pertinent était l’Italien Antonio Negri, dit Toni Negri, devenu depuis internationalement fameux avec ses deux œuvres écrites avec Michael Hardt, Empire et Multitude, desquelles, par pudeur, je ne parlerai pas, mais que je tiens pour le pire au sens absolu de ce qui a été publié dans la conjoncture  historique (provisoire) de la dernière décennie.

Un bref commentaire. La sympathie d’Althusser pour Negri (je considère comme fiable le témoignage de Colletti) n’est pas un hasard, car tous les deux s’accordent pour décliner théoriquement le communisme dans les termes de l’anarchisme, c’est-à-dire de l’extinction de l’État. Ne pouvant cependant pas « démontrer » cette thèse (précisément l’extinction de l’État), thèse effectivement indémontrable (et on peut voir, outre Preve, Danilo Zolo, Domenico Losurdo et de très nombreux autres) ils doivent se replier sur des métaphores tout à fait littéraires, comme des bambins heureux qui jouent sans surveillance dans leur cour, ou bien comme des « multitudes constituantes ». Negri lui-même, après la mort d’Althusser, a confirmé de manière répétée son adhésion au soi-disant « matérialisme aléatoire », c’est-à-dire à la théorie du communisme pensé comme la chute d’une météorite. On a ainsi la configuration d’une véritable école vénéto-marxiste, qui va de Padoue (Toni Negri) à Conegliano Veneto (Gianfranco La Grassa ).

Inversement, je suis d’accord avec Althusser sur les points (a) et (e). Il est besoin en effet aujourd’hui de faire du marxisme en jetant dehors de toutes partitions. Mon défunt ami Jean-Marie Vincent l’a dit de manière encore plus précise dans un essai fondamental soutenant qu’il est nécessaire de « se débarrasser du marxisme » entendu comme la tradition séculaire 1890-1990. Très bien dit. Personnellement, voilà au moins vingt ans que je cherche à le faire. En outre, il est parfaitement vrai que sans désocialiser la socialisation capitaliste (en particulier la pire de ces socialisations culturelles, la socialisation de la soi-disant « culture de gauche »), il n’y a aucun sens à parler de communisme. Je suis en revanche en désaccord avec les points (b), (c) et (d). J’accorde le fait que les enfants essoufflés qui jouent au ballon sont l’image du bonheur, mais ce type d’extase (sortir de soi-même, ek-statis) ne doit pas être assimilé à l’association des producteurs qui, pour Marx, est le concept du communisme. L’association des producteurs peut se révéler pédante, ennuyeuse et difficile. La félicité à mon avis se cherche et se trouve ailleurs. La félicité est une dimension privée. Seule la justice est une dimension publique. Un peu de philosophie grecque ne ferait pas de mal.

7. À qui veut continuer sur la route des multitudes constituantes à l’intérieur d’un empire déterritorialisé sans plus aucun État national,  de l’anarchisme social magiquement sans la charge minimum de démonstration rationnelle sur une base historique, de la foi dans le communisme pensée selon le modèle de la foi en Dieu, du communisme pensé sur le mode aléatoire comme une chute de météorite, du communisme esthétique comme félicité présente des enfants excités qui jouent au ballon dans une cour, des désormais insupportables déclarations de haine envers la philosophie, l’idéalisme et l’humanisme, etc., à celui là est conseillé d’interrompre tout de suite  la lecture. Contra negantes principia ­ - disait Hegel – non est disputandum.

Qui veut en revanche tourner la page est prié de lire avec une extrême attention les paragraphes qui viennent.

8. Il n’est pas vrai que les choses sont « complexes ». La soi-disant « complexité » est un mythe de la caste universitaire, la même qui a réduit la philosophie à la « citatiologie ». La « citatiologie » est le seul paramètre académique pour les concours universitaires, à partir du moment où la philosophie a été privée de tout rôle fondateur dans la compréhension de la société et de l’histoire. Platon, Aristote, Spinoza, Kant, Hegel et Marx auraient été inexorablement recalés à un concours universitaire, parce qu’ils ont écrit sans citer personne. La citation peut être parfois utile, mais, c’est comme le vinaigre balsamique, une goutte suffit.

On dira que ceci valait seulement pour les grands et que maintenant cela ne vaut plus. Maintenant, sans « citatiologie », on est expulsé de la république des doctes. Idioties. Lukacs écrit (Pensiero Vissuto, Editori Riuniti, Roma 1983, p.44)[2]: « Sur moi, Bloch a eu une énorme influence. C’est lui en fait qui m’a convaincu avec son exemple qu’il était possible de philosopher à la manière traditionnelle. Jusqu’à ce moment, je m’étais immergé dans le néokantisme de mon temps, et maintenant que je rencontrais en Bloch le phénomène de quelqu’un qui philosophait comme si la philosophie moderne tout entière n’existait pas et qu’il était possible de philosopher à la manière d’Aristote et de Hegel. » Ici, Lukacs touche à un point essentiel.  Il ne s’agit pas de se donner, de manière mégalomaniaque, l’illusion de pouvoir arriver au niveau d’Aristote et de Hegel. Il s’agit de philosopher à la manière d’Aristote et de Hegel sans la stupide rhétorique de la complexité et sans croire qu’on peut « démontrer » quelque chose de manière érudite et citatiologique. Il ne s’agit certes pas de haïr le cirque universitaire et ses rites « citatiologiques », mais de comprendre que ce cirque est totalement insignifiant pour la discussion philosophique des contenus.

9. Hostile au « citationnisme » inutile et pléonastique, alibi pour androïdes académiques privés d’idées originales, je commencerai cette fois avec une citation, et avec une citation d’une partie de la première des Thèses sur Feuerbach, écrite par Marx au printemps 1845 à Bruxelles et dont Engels a donné une publication posthume en 1888. Elle dit :

« Le défaut principal, jusqu’ici, de tous les matérialismes (y compris celui de Feuerbach) est que l’objet (Gegenstand), la réalité effective, la sensibilité, n'est saisi que sous la forme de l’objet (Objekt) ou de l'intuition ; mais non pas comme activité sensiblement humaine, comme pratique, non pas de façon subjective. »[3]

J’omets le reste, secondaire et non essentiel. Mon ami défunt Georges Labica, maître aimé et ami fraternel, a dédié un commentaire analytique aux Thèses sur Feuerbach qu’il vaudrait la peine de reprendre, ce que je ne peux pas faire pour des raisons de place. Si on le faisait, il en émergerait l’interprétation connue du marxisme comme « philosophie de la praxis », inaugurée en Italie par le livre de Giovanni Gentile de 1899 sur la Philosophie de Marx (livre qu’en son temps Lénine apprécia dans la traduction française, au point de conseiller à sa sœur de le traduire en russe), qui fut le modèle repris substantiellement par Gramsci dans ses Quaderni del carcere, très bien commentés en langue française par André Tosel.

Et toutefois j’en donnerai tout de suite mon interprétation, théorétique et non citatiologique.

10. Avant tout un nécessaire acte brechtien de distanciation.  La première thèse sur Feuerbach de Marx se base sur deux pittoresques équivoques de Marx. Il n’est pas besoin en effet de penser que Marx est le fils de Dieu qui ne se trompe jamais. Marx a commis quelques erreurs, par exemple, dans l’interprétation de Hegel et c’est seulement récemment, avec la chute de la Sainte Inquisition du communisme étatique et partisan qu’il a été permis de commencer précautionneusement de le dire (cf.  Roberto Fineshi, Marx et Hegel, Carrocci, Roma, 2006).

Il est évidement qu’ici Marx cherche à fonder une philosophie de la praxis, qu’il explicitera dans la onzième et dernière thèse sur Feuerbach, savoir : « Les philosophes ont seulement interprété le monde de différentes manières, il s’agit de la transformer. »[4] Il est intéressant que Engels en 1888 ait interpolé, en l’inventant, un aber inexistant dans le texte original, pour quoi la phrase sonne ainsi : « les philosophes ont jusqu’à présent interprété le monde de différentes manières. Il s’agit au contraire de la transformer. » Engels a mis son bébé “au contraire” (aber) en parfaite bonne foi. Mais pour un siècle, les idiots incurables travestis en « vrais marxistes » ont mis en avant la démentielle conception activiste qui oppose l’interprétation à la transformation, comme si on pouvait transformer quelque chose sans l’avoir préalablement interprété correctement. Il s’agit d’une pathologie nommée « dromomanie », typique de ceux qui ne parviennent jamais à resté en place et s’agitent continuellement.  Une grande partie de l’histoire du marxisme est une histoire de dromomanie hystérique. Mais passons au commentaire de la première thèse sur Feuerbach.

À cette fin, il faut dire qu’il y a tout de suite deux véritables erreurs à relever. En premier, il n’est pas vrai du tout que le matérialisme de Feuerbach soit à inscrire dans les matérialismes contemplatifs qui considèrent la réalité en termes abstraits d’objet (Objekt), et non d’obstacle qui se tient face à notre praxis (Gegenstand). Il n’est pas vrai du tout que Feuerbach ne conçoit pas la réalité comme activité humaine et comme praxis subjective. C’est exactement le contraire. Feuerbach conçoit la praxis humaine comme vecteur humaniste fondamental de désaliénation de l’homme, le seul moyen de remettre sur ses pieds la théologie qui n’est autre que l’anthropologie placée sur la tête. Le manque de générosité de Marx vis-à-vis de Feuerbach est criant, même s’il est compréhensible pour un homme qui n’a pas encore trente ans et qui doit effectuer le freudien meurtre du père (et même de deux pères, Hegel et Feuerbach). En second lieu (et ici nous sommes au sommet du théâtre philosophique de l’absurde), Marx relève que « le côté actif fut développé de façon abstraite, en opposition au matérialisme, par l'idéalisme - qui naturellement ne connaît pas l'activité réelle effective, sensible, comme telles. »   Que l’idéalisme, inauguré en 1794 par Fichte (cf.  La doctrine de la science) traite abstraitement le côté actif, et naturellement ne connaît pas l’activité réelle et sensible comme telle, est une pure invention polémique du jeune Marx. Le Je de Fichte est une métaphore philosophique unifiée sous forme d’un concept unitaire transcendantal-réflexif de l’humanité entière, pensée comme vecteur dynamique transformateur du Non-Je, c’est-à-dire des obstacles continus que l’humanité trouve devant elle comme obstacle (Gegenstand) à son incessante activité méliorative, ce qui est exactement ce que Marx considère comme nécessaire pour passer de l’interprétation du monde à sa transformation. Et il en résulte un sympathique paradoxe selon lequel le matérialisme que Marx cherchait existait depuis un demi-siècle (1794-1844) et c’est justement l’idéalisme de Fichte.

11. Bertolt Brecht, dans Dialogues de réfugiés, dit que celui qui est privé de sens de l’humour ne devrait pas s’occuper de philosophie. Brecht interprète en effet la dialectique hégélienne comme la manifestation philosophique du sens de l’humour, dans la forme de l’identité des opposés et de la continuelle transformation d’un opposé dans l’autre et vice-versa. Pour l’essentiel, Brecht a raison.  Et c’est en effet le point le plus haut de l’histoire du théâtre de l’absurde le fait que Marx croie avoir découvert en 1845 une chose déjà amplement découverte par Fichte en 1794, et appelle « matérialisme » rien de moins que le modèle classique de l’idéalisme, croyant évidemment que le matérialisme consiste dans le fait de ne pas croire en Dieu ou dans le primat de l’infrastructure sur la superstructure. De cette manière, sous le nom de « matérialisme », utilisé en un sens purement métaphorique, sont simplement interpolés l’ et le structuralisme, sous un autre nom. Mais on ne s’arrête pas ici : cela ne fait que commencer.

12. En simplifiant brutalement, mais en même temps en ne m’excusant pas du tout de cette simplification, et même en la revendiquant comme le légitime orgueil de l’innovateur, je ne pense que la logique historique du marxisme (l’histoire logique et non l’histoire historique effective) peut être résumée de manière dialectique en trois moments. En disant « dialectique », j’entends la seule dialectique moderne qui existe, la dialectique triadique de Hegel, parce qu’il n’en existe pas d’autre. Pour parler bref, la soi-disant « dialectique négative » d’Adorno n’est pas à mon avis une vraie dialectique, mais simplement une rousseauiste « furie de disparition », qui ne se détermine jamais substantiellement et temporellement et, partant, ne se déterminant jamais spatialement et temporellement, n’est pas une vraie dialectique, parce que la dialectique doit toujours se déterminer dans un fini spatio-temporel, qui, étant une détermination finie, comme toutes les déterminations renvoie à autre chose qu’à soi, et pour cette raison est proprement dialectique (cf.   Fernando Vidoni, Dialettiche nel pensiero contemporaneo, Canova, Trevisa, 1996).

Il y a eu une dialectique antique (Platon). Mais la dialectique moderne, construite sur la base historique et non géométrique-pythagoricienne, par Hegel, est triadique, comme l’est du reste la Trinité Chrétienne, qui, philosophiquement représente la fin de la pensée antique et la naissance de la pensée « moderne » dans un sens évidemment figuré et métaphorique.

Pour parler brièvement, on peut interpréter la dialectique triadique de Hegel de la manière que l’on veut, comme thèse-antithèse-synthèse, ou comme moment abstrait-dialectique-spéculatif, ou encore comme logique de l’être-de l’essence-du concept.

Faites comme il vous plaira pourvu que vous compreniez la logique dialectique de cette exposition dialectique de l’histoire logique-transcendantale de la pensée de Marx.  

13. J’ai affirmé dans le paragraphe précédent que l’unique dialectique moderne est triadique, et seulement triadique, entendue comme sécularisation rationnelle idéaliste de la Trinité chrétienne la précédant, ce qui suppose la compréhension difficile mais nécessaire que, à la différence des Juifs et des Musulmans, qui croient en Dieu, les chrétiens ne croient pas véritablement en Dieu (comme le répètent en cœur les sots et les désinformés) mais dans la Trinité, qui est une chose bien différente. De ceci dépend la reconnaissance du caractère cognitif de la religion dans la forme de la représentation (Vorstellung), nié par tous les confusionnistes positivistes, empiristes, laïcistes, athées de diverses variétés. Mais passons outre ou, comme dit le patriote du risorgimento condamné à être fusillé, tiremm innanz (« Continuons » en napolitain, NDT). Fidèle à la méthode triadique, j’exposerai la logique historique du projet de Marx en trois moments, A, B et C.

(A) Dans son premier moment, la pensée de Marx se manifeste dans la forme d’une philosophie de la praxis, ou plus exactement dans la forme d’une philosophie de l’unité de la théorie et de la praxis, c’est-à-dire d’un idéalisme fichtéen qui se croit matérialiste. Il s’agit du jeune Marx de 1841 à 1848 environ. Au XXe siècle, cette philosophie de la praxis intégrale est relativement et on la trouve presque seulement chez l’Italien Antonio Gramsci et chez l’Allemand Karl Korsch (en laissant de côté ici les différences significatives entre eux deux). À mon avis, Georges Labica peut être défini comme un représentant, à la fin du XXe siècle, de cette ligne de pensée et ceci explique sa valorisation d’Antonio Labriola (comme l’a soutenu André Tosel dans son émouvante nécrologie).

(B) Et toutefois, bien vite cette version de la philosophie de la praxis est investie par le positivisme et par son influence prépondérante. À partir des années 50 du XIXe siècle, l’objet qui, auparavant, était un Gegenstand, devient à tous égards un Objekt, en l’espèce le mode de production capitaliste entendu comme objet de connaissance « neutre », c’est-à-dire objet de science positiviste, même reverni en apparence d’une « dialectique » inoffensive. La science positiviste, comme on le sait, est entièrement tirée du modèle des sciences naturelles et ceci explique la domination du concept de « loi scientifique », totalement incompatible avec une philosophie de la praxis. Le premier représentant de cette tendance est le second Marx (1850-1883), suivi par Engels, en passant par le matérialisme dialectique et par le marxisme dit « officiel » (mais partagé philosophiquement par tous les hérétiques, de Rosa Luxemburg à Amedeo Bordiga et Léon Trotsky), et en terminant chez les fanatiques de la science sans bases philosophiques (Galvano Della Volpe, Louis Althusser, Gianfranco La Grassa). C’est véritablement cette tendance qui aujourd’hui semble entrée dans une crise théorique profonde (apologie de l’aléatoire, pouvoir constituant de la multitude, communisme comme bonheur des enfants, comme chute d’une météorite ou comme croyance en Dieu, etc.). Pourtant, et je suis modérément pessimiste, son pouvoir inertiel a encore devant lui de nombreuses décennies.

(C) La synthèse de philosophie subjectiviste de la praxis et de philosophie objectivistes de la (présumée et inexistante) science est à mon avis une ontologie de l’être social, dont la formulation de Lukacs ne doit pas être entendue comme définitive mais comme initiale et provisoire.

Toutefois, c’est un premier point de départ. Il est tout à fait normal qu’aujourd’hui elle soit oubliée, dans une époque de repentance, de destitution moraliste du XXe siècle entendu comme le siècle des utopies totalitaires et des idéologies meurtrières, d’apologie du fragment, du postmoderne, du relativisme et du nihilisme faible et tranquillisant.

L’ontologie de l’être social, ainsi que nous l’a transmise en héritage le dernier Lukacs, est insuffisante.  Mais c’est un premier pas, digne d’être élaboré et amélioré. En tout cas, seulement sur cette voie peuvent être dépassés (dans le sens de la Aufhebung, le dépassement-conservation de Hegel) le moment de la praxis et le moment de l’illusion positiviste infondée du marxisme comme science.

L’illusion positivisme de la transformation du marxisme en science positive-prédictive sur une base déterministe et nécessitariste, justement parce qu’elle est infondée et illusoire, doit à la longue se transformer elle-même dialectiquement en son contraire, c’est-à-dire une apologie de l’aléatoire, de la séparation entre concept scientifique du capitalisme et comme foi et espérance en l’existence de Dieu.

Occupons-nous en brièvement.

14. La conclusion de la première période de la pensée marxienne comme idéalisme de l’unité théorie-praxis, avec le primat de la praxis sur la théorie, un idéalisme qui se croyait subjectivement un matérialisme, peut être située dans les deux années 1848-1849 et dans la défaite du cycle révolutionnaire en Europe. Cela n’a donc rien à voir avec un « changement dans le programme de recherche de Marx », pour user du jargon épistémologique des professeurs d’université. Il s’agit d’un pas obligé. La révolution « pratique » s’éloignait, le Gegenstand se révélait plus « dur » que ce qu’on avait pensé précédemment, et le moment était arrivé de commencer à penser le capitalisme comme Objekt et non plus comme Gegenstand.

Était arrivé le moment de l’élaboration de cet objet de pensée appelé « mode de production capitaliste » que l’école d’Althusser et de La Grassa mit ensuite au centre de la considération « scientifique » du présent historique. Les thèses théoriques comme l’humanisme et contre la catégorie d’aliénation n’étaient absolument pas nécessairement pour exagérer l’importance centrale de la catégorie de mode de production et elles s’expliquent seulement à l’intérieur de la conjoncture idéologique française des douze années 1956-1968 et de la lutte sectaire d’Althusser contre Garaudy, Sève et Sartre. Le fait que Gianfranco La Grassa ait prolongé ce scénario conflictuel pendant près d’un demi-siècle est seulement un épiphénomène de sectarisme. Cela n’aurait pas été nécessaire. On peut tranquillement souligner la centralité de la catégorie de mode de production sans cris de haine continus et réitérés pour la philosophie et l’humanisme. Mais ceci nous invite à ouvrir une parenthèse.

15.  Le marxisme est-il un humanisme ? Question inutile et insensée. Cependant en voulant donner une réponse, elle est élémentaire et requiert de savoir compter jusqu’à deux. Du point de vue du modèle épistémologique d’explication des faits sociaux et de leur rapport réciproque, le marxisme n’est pas un humanisme mais un structuralisme. Il ne trouve pas son fondement théorique dans le concept philosophique d’Homme (avec une majuscule) mais dans le concept de mode de production social, qui, à son tour, existe seulement dans la connexion dialectique de trois composants interconnectés (développement des forces productives sociales, rapports sociaux de production, formations idéologiques de légitimation du pouvoir et/ou stratégie d’opposition à celui-ci). Il s’agit d’une évidence absolue.

Inversement, du point de vue de la fondation philosophique de la légitimité de la critique du capitalisme, le marxisme est un humanisme intégral, parce que l’Homme (métaphore de toute l’humanité pensée comme un seul concept unitaire de type transcendantal-réflexif) est le seul Sujet capable de projeter de manière collective et communautaire le dépassement du mode de production capitaliste ou d’un autre mode de production de classe. Aucun autre « sujet » n’en peut être capable (providence divine, développement de la technologie, automatisme de l’économie, écroulement et crises cycliques de la production, etc.).

Le problème est donc d’une solution très facile.  Il ne l’est pas cependant pour les contempteurs enragés de la philosophie comme savoir fondationnel, qui acceptent la philosophie de mauvais cœur, seulement comme clarification épistémologique et gnoséologique de la science de la nature conçue comme unique idéation cognitive légitime du monde. Cependant, on assemble ainsi la chaîne destructive et autodestructive du matérialisme dialectique (Staline), du galiléisme moral (Della Volpe), de la théorie des ensembles théoriques (Althusser) et de toutes les nombreuses autres variantes de l’illusion utopique de la fondation scientifique de la déduction du communisme directement des « lois naturelles » des tendances de la production capitaliste, entièrement désubjectivisée et objectivée.

À la fin de ce parcours utopique-scientifique, s’y tiennent les bambins communistes qui jouent essoufflés et heureux, les météorites aléatoires qui tombent sur terre, la croyance en Dieu et autres bizarreries semblables.

16. Il y a un paradoxe dans l’histoire du marxisme, qu’il est nécessaire de maîtriser rationnellement. Si on le fait, alors s’ouvrent des voies pour une solution nouvelle du problème de la compréhension des raisons de l’anticapitalisme. L’anticapitalisme, en effet, est très souvent une attitude légitime et rationnelle qui est soutenue et défendue sur la base de véritables sottises extrémistes qui éloignent toutes les personnes normales et attirent seulement les sots, les fanatiques et les illuminés. Tous les marxistes qui, par leur action, ont démenti l’inutile modèle scientifique du passage automatiques  interne du capitalisme au communisme, de Lénine en 1917, à Staline en 1929, à Mao Tse Toung en 1949, à Fidel Castro en 1959, etc., ont systématiquement maintenu dans leurs appareils partisans, idéologiques, scolaires et universitaires la sottise positiviste de l’évolution fatale du capitalisme au communisme sur la base de la « nécessité des processus de l’histoire naturelle ». Pourquoi ?

Il est difficile d’expliquer le pourquoi des idioties. Mais l’analogie avec les religions peut nous aider. La religion, fruit légitime de la pensée humaine (tout à fait indépendant du fait qu’un individu singulier y croit ou non) qui ne s’éteindra pas avec la vulgarisation de l’astrophysique ou du darwinisme, et qui est un bien qui ne s’éteint pas, remplit des fonctions structurelles pour la reproduction sociale, comme la réponse à la question du sens de la vie individuelle des personnes particulièrement sensibles et plus encore comme la stabilisation « métaphysique » de l’éthique communautaire de solidarité et de secours mutuel. Et pourtant cette fonction rationnelle doit être nécessaire soutenue par des faits incroyables comme le sang de San Gennaro, les bergères de Lourdes et de Fatima qui voient la madone qui leur parle en dialecte gascon ou portugais, etc. En théorie, on pourrait avoir seulement l’élément rationnel de la solidarité communautaire sans avoir aussi nécessairement les miracles totalement incroyables. En pratique, il n’en est pas ainsi. Qui veut l’élément rationnel doit aussi prendre l’élément miraculeux. Quelque chose de semblable est arrivé pour le communisme. En théorie, il n’y aurait aucun besoin de l’élément de la religion positiviste, c’est-à-dire le stupide scientisme qui prétend tirer l’effondrement du capitalisme de l’automouvement interne de l’économie fétichisée. Les raisons pour s’opposer au capitalisme, il y en a et elles sont abondantes. Évidemment, il y a un pourcentage de crétins qui doivent pouvoir croire que le socialisme se fonde sur une science.

Les théoriciens positivistes se querelles ensuite – comme le font régulièrement tous les théologiens – pour savoir si ce modèle de science devrait être galiléen, newtonien, positiviste pur, tiré de la crise des sciences du début du XXe siècle, wébérien, etc.

17. À l’inverse, le vieux Karl Marx (1818-1883) n’a jamais mis en cohérence ni systématisé son modèle théorique (et de là naît la légitimité de toutes les interprétations successives), le code marxiste systématisé en doctrine cohérente fut mis sur pied conjointement par Engels et Kautsky pendant les deux décennies 1875-1895. Ces deux décennies correspondent exactement à la grande dépression (1873-1896) en Europe. Il s’agit d’une des périodes les plus contre-révolutionnaires de l’histoire européenne tout entière. Colonialisme, impérialisme, racisme, antisémitisme, etc. Le « marxisme » est fils de la contre-révolution qui a suivi la boucherie de la Commune de Paris (1871).

Ceci explique pourquoi, en présence d’une contre-révolution en acte, le code marxiste se soit réfugié par compensation dans un modèle positiviste de révolution en puissance. Ici il nous faudrait Freud, mais le vieux Sigmund est peu évoqué par les marxistes qui craignent que son regard ne plonge dans leurs névroses et leurs psychoses. Le penseur anticapitaliste important de la période 1889-1914 qui ait su radicalement réfuter le code positiviste a été Georges Sorel, l’unique et véritable défenseur de la philosophie de la praxis de Marx et, en effet, ce n’est pas un hasard s’il a été marginalisé et poussé en dehors du mouvement ouvrier organisé. Mais Sorel n’était pas un « irrationaliste ». Simplement son concept de science dont il n’était pas du tout dépourvu (c’était un ingénieur retraité parfaitement informé de la science de son temps) était dérivé de Bergson, scientifique de formation lui aussi, et non du modèle déterministe et mécaniste du positivisme universitaire allemand. Ce « marxisme » (Erich Matthias, Kautskj e il kautskismo, De Donato, Bari, 1971) était seulement le revers idéologique d’une pratique politique et syndicale opportuniste de la social-démocratie allemande. La défaite de Sorel est, à ce propos, tout à fait significative. Le fait que Sorel s’en soit pris à la caste métaphysique des « intellectuels » plutôt qu’aux simples travailleurs montre qu’il avait su isoler le noyau de la question. Le poisson commence toujours à pourrir par la tête. Dans les mêmes années Robert Michels arrivait plus ou moins aux mêmes conclusions.

18. Il est donc nécessaire de changer radicalement de route. La tentation scientiste est une illusion. Qui la poursuit, même de bonne foi et avec une conviction sincère, finira par créer le dualisme insoluble entre la science du mode de production capitaliste et la religion du communisme, avec tous ses dérivés (enfants heureux qui jouent au ballon, anarchisme social des multitudes, chute des météorites, foi en Dieu et recherche du sens de la vie, etc.) Il est besoin, évidemment, de relégitimer la vieille définition du communisme de Marx en termes de libre association des producteurs, dans laquelle la « production » n’est pas seulement textile, métallurgique ou nucléaire, mais est tout autant « production » de recherche scientifique, d’art, de religion, de philosophie. Le mot « production » est le meilleur parce que sans production de biens et de services, l’espèce humaine ne pourrait même pas se « reproduire ». Mais la libre association des producteurs est possible seulement à l’intérieur d’une des producteurs et, à mon avis, la des producteurs présuppose le maintien soit de la famille soit de l’État national avec toutes les garanties que l’on peut concevoir pour les minorités.

Cependant s’ouvrirait ici une série de problèmes qui ne peuvent être discutés dans ce lieu. À son époque, Franco Fortini utilisa la métaphore de l’ouverture de la « chaîne des pourquoi ». Et en effet, si on ouvre la chaîne des pourquoi, elle ne peut être arrêtée sur commande et procédera tant qu’on ne sera pas arrivé au dernier anneau de la chaîne elle-même. Et le dernier anneau est toujours provisoire dans l’espace et dans le temps, et correspond exactement à ce que Hegel appelait « détermination » (Bestimmung).

L’héritage de Marx est au-delà de l’opposition abstraite entre idéalisme et matérialisme. L’héritage de Marx est humaniste. L’héritage de Marx est philosophique. L’héritage de Marx est communautaire, la nationale y compris. Qui veut prendre la route de la météorite le peut bien. Mais sans nous.

Costanzo Preve - Turin, février 2009.

(Traduit de l'italien par Denis Collin)

[1] K. Marx, Capital, I,I,IV. Traduction de J. Roy – in Oeuvres I, la Pléiade, p. 613

[2] cf. Pensée vécue, mémoire parlée, L’Arche, 1986

[3] Texte allemand : „Der Hauptmangel alles bisherigen Materialismus (den Feuerbachschen mit eingerechnet) ist, dass der Gegenstand, die Wirklichkeit, Sinnlichkeit nur unter der Form des Objekts oder der Anschauung gefasst wird; nicht aber als sinnlich menschliche Tätigkeit, Praxis, nicht subjektiv.

[4] Texte allemand : „Die Philosophen haben die Welt nur verschieden interpretiert, es kömmt drauf an, sie zu verändern.“

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Ecrit par preve le Mardi 12 Mai 2009, 21:27 dans "Mes invités" Lu 10640 fois. Version imprimable

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Commentaires

Il suffirait de dire qu'on n'est pas d'accord, non ?

JY Bourdin - le 13-05-09 à 11:13 - #

"Colletti, plein de sa stupide rancune contre Hegel", "son délire scientiste", "le pire au sens absolu de ce qui a été publié dans la conjoncture  historique (provisoire) de la dernière décennie", "ce cirque est totalement insignifiant pour la discussion philosophique des contenus", "les contempteurs enragés de la philosophie comme savoir fondationnel", "il est difficile d’expliquer le pourquoi des idioties, mais l’analogie avec les religions peut nous aider", "évidemment, il y a un pourcentage de crétins qui doivent pouvoir croire que", "le vieux Sigmund est peu évoqué par les marxistes qui craignent que son regard ne plonge dans leurs névroses et leurs psychoses", "le poisson commence toujours à pourrir par la tête",...

Pareil flot d'invectives n'incite guère à formuler accords, désaccords ou arguments.
 


Re: Il suffirait de dire qu'on n'est pas d'accord, non ?

dcollin - le 13-05-09 à 11:53 - #

Le reste du texte explique les invectives.
Que Negri fasse partie du pire, ça me semble évident. Le cas d'"Empire" est exemplaire de la prose de ce monsieur, un radicalisme verbal, une bouillie théorique, doublés d'une orientation politique pro-impériale qu'on retrouvera quand Negri fera campagne pour la constitution Giscard en 2005...
Si tu veux une analyse critique des thèses de Negri, tu peux lire le ch. 3 de mon Revive la République (Armand Colin, 2005) ou encore mon texte Altermondialisme ou internationalisme.
Costanzo Preve a souvent l'expression un peu vive, mais sa dénonciation du "cirque" me semble également bienvenue. Il se trouve que Preve n'est pas traduit en français mais qu'un espoir existe pour que sa Storia critica del marxismo sorte un de ces jours. Mais après tout, l'oeuvre majeure de Lukacs, Ontologie de l'être social n'est disponible chez nous que depuis cette année (Prolégomènes à l'ontologie de l'être social... Autrement dit, le débat chez les marxistes (français) n'est pas bien reluisant.


alan smithee - le 13-05-09 à 19:19 - #

Prog Id" />

Je suis assez d'accord en ce qui concerne Althusser, GLG, Negri et comparses, ainsi que sur une dérive scientiste, antiphilosophique de certains marxistes. Science et philosophie sont en effet complémentaires et non pas antagoniques.

Cependant il y a tout de même plusieurs choses qui posent problème.
Je ne comprends pas en quoi la philosophie est systématiquement associée à l'idéalisme et par conséquent je ne vois pas non plus en quoi Marx serait un penseur idéaliste.

A mon sens le matérialisme n'est pas en opposition fondamentale avec l'idéalisme, mais en est la continuité et le dépassement. Lénine lui même n'écrivait il pas dans ses cahiers philosophiques : « L’idéalisme intelligent (dialectique) est plus près du matérialisme intelligent que le matérialisme bête (métaphysique, immobile) ». De la même manière le communisme et à la fois en rupture et en continuité avec le capitalisme. Dire ça ne reviens pas a faire de Marx un idéaliste, et le faire est, je pense, problématique pour ne pas dire erroné.

 

Je ne comprends pas très bien non plus pourquoi « l’État ne s’éteindra pas non plus dans le communisme ». Cela me semblait pourtant inscrit dans la définition de communisme et d’Etat, a savoir une société sans classe d’un coté et un instrument de domination d’une classe sur une autre de l’autre coté. Comment, dans ce cas, une société sans classe pourrait elle avoir un Etat ?


Re:

dcollin - le 14-05-09 à 00:00 - #

Je ne peux évidemment pas répondre à la place de Costanzo mais comme, selon le dernier courrier qu'il m'a adressé, nous avons une "grande concordance sur tous les points essentiels, tant concernant l'interprétation de Marx que sur la philosophie en général", ce que je vais dire maintenant ne devrait pas être trop éloigné de que répondrait Costanzo (qui résiste à la modernité et n'a pas d'accès internet à portée de main)...

- Sur la question de l'idéalisme: Hegel dit que toute philosophie est idéaliste et après avoir longtemps ruminé cette sentence, j'en suis venu à la conclusion qu'il n'avait peut-être pas tort. Dans mon livre La matière et l'esprit (A. Colin, 2004), je soutiens non pas l'idéalisme mais un "matérialisme faible". D'une part concernant la connaissance scientifique de la nature, le matérialisme est l'arrière-plan métaphysique sans doute le mieux adapté par les présuppositions méthodologiques qu'il entraîne. Mais en même temps, il me semble impossible de réduire l'esprit à un ensemble de phénomènes physiques cérébraux. Le monisme matérialisme est intenable jusqu'au bout - j'ai essayé de montrer qu'en adoptant une position moniste matérialiste on est obligé de renoncer à l'idée même de vérité. En gros, si les monistes matérialistes ont raison, la doctrine du monisme matérialiste n'est pas autre chose qu'un nom désignant un certain nombre de phénomènes cérébraux. Or ces phénomènes ne sont ni vrais ni faux, mais existants ou non. Par conséquent le monisme matérialiste n'est ni vrai ni faux mais un phénomène cérébral... Si on poursuit un peu cette pente, on s'aperçoit qu'il n'y a plus guère de sens à parler de valeurs, de morale, etc. et si on ne peut plus parler de valeurs, de morale etc., on ne peut plus parler d'aliénation et je ne vois plus bien au nom de quoi on pourrait s'opposer au capitalisme.

- Concernant Marx spécifiquement, Preve a parfaitement raison de souligner que ce qu'il croit être du matérialisme dans la première phase de l'évolution de sa pensée, n'en est pas. Et d'ailleurs les thèses sur Feuerbach sont d'abord une attaque - pas toujours juste - contre tout le matérialisme du passé. Le rapport Marx-Fichte avait d'ailleurs été pointé et dénoncé par Althusser dans son opération chirurgicale visant à débarrasser Marx du jeune Marx.

- Sur la question de l'État, je partage pleinement le point de vue de Preve. Le communisme sans État serait un communisme utopique - et donc il n'a aucune chance de voir le jour. Le dépérissement de l'État est l'idée la plus faible et même la plus mauvaise de Marx parce qu'elle suppose des hommes parfaitement raisonnables, sans passions, sans désirs excessifs et qu'elle suppose que toutes les contradictions sociales auraient disparu. J'ai essayé de montrer combien tout cela était insensé et j'ai proposé de redéfinir un communisme non utopique dans trois de mes derniers ouvrages:
* dans Revive la République (Colin, 2005): ch. 6, "l'effondrement du marxisme" et ch.7, "une perspective émancipatrice"
* dans Comprendre Marx (Colin, 2006, 2e édition juin 2009), dernier chapitre: "L'État et la fin du politique"
* dans Le cauchemar de Marx, (Max Milo, 2009), IIIe partie, "le communisme avec et sans Marx"

Je ne développe pas plus ici. On trouvera sur site de nombreux témoignages de ce travail.
En ce qui concerne le travail de Preve, la traduction française de sa Storia critica del marxismo est pratiquement achevée, et elle cherche un éditeur...  Pour ceux qui lisent l'italien, on peut se procurer ses ouvrages (fort nombreux) ou lira la revue à laquelle il participe, Comunismo e comunità (http://www.comunitarismo.it/).


Re:

alan smithee - le 15-05-09 à 17:13 - #

Prog Id" />

Merci pour cette réponse, j'y vois plus clair désormais, mais je suis loin d'être convaincu.
Ce que vous appelez un "matérialisme faible », me semble en fait  être une sorte d’agnosticisme, un idéalisme intelligent, dialectique je n’en doute pas, mais idéalisme tout de même. C’est là, je pense, un retour en arrière par rapport au matérialisme dialectique de Marx.

Marx est évidemment l’héritier de Hegel, Kant et Fichte (et vous avez raison de souligner ce dernier trop souvent négligé) et il en est sans doute plus proche que des « matérialistes du passé », qui justement n’étaient pas dialectiques, mais il n’en est pas moins matérialiste lui-même. Au sens où c’est la matière, le monde dans lequel nous vivons qui est à l’origine de nos idées et non pas l’inverse.

Ce que font Kautsky et dans une certaine mesure Althusser c’est supprimer ou édulcorer le volet dialectique du matérialisme de Marx, le réduisant souvent à un matérialisme mécaniste, dogmatique, économiste etc.

A l’inverse ce que vous semblez proposer en réaction à ce genre de dérive est un retour à l’idéalisme, ce qui est a mon sens une autre dérive.

 

Et cela implique bien évidemment qu’il n’y a pas de « morale universelle » ou de « valeurs universelles », qui seraient au-delà du monde réel. La morale et les valeurs existent en tant que tels mais de façon relative, et notamment par rapport à la position qu’on occupe dans la société (pour ne pas dire classe). Je comprends bien qu’il est rassurant, notamment pour les intellectuels dont je ne m’exclue pas, de penser que le communisme est justifié par des critères moraux  universels. Les choses seraient plus simples ainsi, mais ça n’est pas le cas.

En quoi est-il bien ou mal d’exploiter les ouvriers ? En quoi le capitalisme est-il bon ou mauvais ? C’est une question qui n’a pas de réponse satisfaisante si on la pose d’un point de vue moral.

Le capitalisme n’est pas un système amoral, c’est un système irrationnel et anarchique qui met en péril la survie de l’ensemble de l’humanité sur le long terme. Le communisme n’a pas besoin de justification morale car il est rationnel.

 

Tous les jours je fais des choix d’ordre moral, je dirige ma vie en fonction de principes et de valeurs. La morale que je suis est une morale révolutionnaire, elle n’est en aucun cas transcendantale. Son seul propos est de justifier un but, en l’occurrence le communisme. Elle est construite collectivement dans la lutte contre un système subjectivement intolérable pour moi et beaucoup d’autres. Mais elle n’existe qu’à travers ce rapport dialectique avec le système.

 

 

En ce qui concerne l’Etat et le communisme, les deux mots sont contradictoires. Si l’on défend un communisme avec un Etat on défend peut être le socialisme mais plus le communisme. Je veux bien admettre que l’idée d’une société sans Etat, c'est-à-dire d’une société sans classe peut paraitre utopique, surtout si l’on prend un point de vue idéaliste, mais ça ne pose pour ma part pas trop de problèmes.

En tant que marxiste (matérialiste dialecticien faudrait-il dire) je ne considère pas qu’il existe quelque chose comme une nature humaine, au-delà de la simple condition biologique. L’homme est une pate à modeler qu’on peut faire évoluer, dans un sens ou dans un autre, c’est un choix de société. Je ne dis pas que toutes les contradictions seront résolus, probablement d’autres apparaitrons, je ne suis pas Madame Soleil, mais les contradictions les plus fortes, les plus visibles aujourd’hui, celles produite par le système actuel sont toutes résolubles en réorganisant la société. Ce genre de choses prend du temps mais elles ne sont pas irréalisables.

Ne pas avoir d’Etat ne veut pas dire ne pas avoir de règles ou d’administration etc. cela veux juste dire que l’exploitation de l’homme par l’homme sera aboli, que les richesses profiterons a tous et que la production matérielle et intellectuelle sera orienté de façon a subvenir aux besoins de tous. « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » implique justement que tous non pas les mêmes besoins, les mêmes désirs et les mêmes passions, mais désormais on ne se situe plus dans une logique d’affrontement et d’exploitation.


Re: trois questions essentielles

dcollin - le 16-05-09 à 17:45 - #

Ce commentaire substantiel appelle quelques remarques. Je ne peux pas répondre de manière exhaustive, mais je me contenterai de quelques indications concernant les trois questions soulevées ici :
1) La question de la position philosophique de Marx et de sa caractérisation (« matérialisme dialectique » ou pas).
2) La question des raisons du communisme (rationalité ou morale ?)
3) La question de l’État.
Concernant la question (1), je crois qu’il faut d’abord éviter les querelles de terminologie. Peut-être appelez-vous « matérialisme » autre chose que ce que j’entends par matérialisme et comme cela arrive souvent la querelle pourrait bien se ramener à un quiproquo né de l’équivoque des mots. Je suis persuadé depuis longtemps que le matérialisme et la dialectique ne font pas bon ménage et que le matérialisme dialectique est une contradiction dans les termes. J’ai montré celui dans La théorie de la connaissance chez Marx (L’Harmattan, 1996) et j’y revenu dans le premier numéro de la revue Matière première (« La dialectique de la nature contre le matérialisme ? ». Je suis sur ce point une partie des raisonnements de Colletti. Mais Colletti voulant maintenir le côté scientifique positif a très naturellement fini par rompre avec le marxisme (il a été député de Forza Italia …) et, tout bien pesé, et après pas mal d’hésitations, je crois que c’est la dialectique qu’il faut préserver au détriment du « matérialisme fort », du « monisme matérialiste » qui constitue la position de Engels, Kautsky, Plekhanov, Lénine, etc., c’est-à-dire du « marxisme orthodoxe ».
En qualifiant mon « matérialisme faible » d’agnosticisme, vous avez peut-être raison (je vois bien là une allusion aux caractérisations de Matérialisme et empiriocriticisme de Lénine). Mais il me paraît clairement établi que Marx n’a rien a voir avec le matérialisme passé (« compris celui de Feuerbach ») puisque 1° c’est lui qui le dit – sur ce point Lénine dit exactement le contraire – et que 2° il n’y a nulle part chez Marx la plus petite tentative de relier l’analyse socio-historique avec la physique et la biologie. La « matière » pour Marx, ce sont les relations que les individus et agissant nouent pour produire les conditions de leur vie et donc leur vie elle-même.
Quoi qu’il en soit, ni le contenu ni le nom « matérialisme dialectique » ne se trouvent chez Marx. Ils constituent l’ossature du marxisme orthodoxe, c’est-à-dire une création autonome et originale qu’il est très difficile d’articuler à la pensée de Marx.
En ce qui concerne le deuxième point. Vous dites : « Et cela implique bien évidemment qu’il n’y a pas de « morale universelle » ou de « valeurs universelles », qui seraient au-delà du monde réel. » J’en suis d’accord. La morale est produite par la société. Rousseau le disait déjà avec vigueur. Il reste que toute société rencontre des problèmes à peu près invariants dans l’histoire. Il y a de l’anhistorique et du transhistorique (voir sur ce point les deux volumes de Tony Andréani, De la société à l’histoire, Méridiens Klincksieck, 1989). Si on prend l’inessentiel, par exemple les mœurs sexuelles, évidemment, on est frappé par les variations dans le temps, mais si on va à l’essentiel, je ne vois pas bien en quoi notre morale est très différente de celle qu’enseignaient Aristote, Spinoza ou Kant.
Je ne crois pas qu’on puisse opposer rationalité historique et morale. Vous le reconnaissez d’ailleurs vous-même : le communisme est une lutte « contre un système subjectivement intolérable pour moi et beaucoup d’autres ». « Intolérable », voilà typiquement le retour en force du pathos moral ! Pourquoi la souffrance de la grande majorité des humains serait-elle intolérable sinon au nom d’une certaine conception morale qui inclut nos devoirs envers nos semblables – quelles que soient les raisons dans lesquelles nous fondons ces devoirs (impératif catégorique kantien ou compréhension rationnelle de l’utile propre ou ce qu’on veut). Après tout, « objectivement », rien ne commande de prendre soin de la grande majorité de l’humanité. L’exploitation capitaliste est « efficace » au regard des objectifs qu’elle se fixe. Mais il est contradictoire avec tout idée sérieuse qu’on peut se faire de la dignité, c’est-à-dire de la « nature humaine » (je sais bien que je soulève là une nouvelle occasion de controverses).
En ce qui concerne le dernier point, je crois qu’il faut commencer par dissiper une confusion. Marx ne tient pas le socialisme pour la première phase du communisme (même Preve semble faire cette erreur). Marx distingue deux phases du communisme : la phase I où demeure « le droit égal », c’est-à-dire « le droit bourgeois », autrement dit la répartition de ressources rares (et par conséquent l’État) et la phase II où règne l’abondance et où disparaît toute nécessité de répartir des ressources rares et où donc l’État peut disparaître. Je crois (et j’y suis revenu longuement dans mes derniers livres) que le communisme phase II est une utopie presque aussi extravagante que les océans remplis de limonade de Fourrier. Je crois que si nous allions au communisme phase I (ce qui est encore une perspective lointaine) nous aurions fait un grand pas en avant.
Si vous voulez me convaincre que je ne suis pas un vrai marxiste, vous n’aurez aucun mal. « Je ne suis pas marxiste », comme disait Marx ! Construire un communisme pour le XXIe siècle cela se fera « avec et sans Marx » ainsi que le dit le titre de la dernière partie du Cauchemar de Marx.

Denis Collin



Re: trois questions essentielles

alan smithee - le 18-05-09 à 17:52 - #

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J’ai débarqué ici via un lien signalé par rezo.net et je trouve cet article hautement intéressant (même si pas toujours très clair). Je n’ai malheureusement pas lu vos livres, mais comme les questions soulevées ici me semblent dignes d’intérêt je le ferais sans doute dans un avenir proche.

Je voudrais aussi vous rassurer, je n’ai aucune intention de vous excommunier de du marxisme ou de démasquer en vous un quelconque social traitre. Je ne suis pas la sainte inquisition et mes connaissances sont bien trop modestes pour que je puisse me permettre ce genre de chose (ce qui soit dit en passant ferait de moi un bien piètre communiste). Si une quelconque hostilité a transpiré de mon commentaire c’est totalement involontaire et je m’en excuse.

D’ailleurs et au risque de paraitre provocateur, j’ai trouvé une citation de quelqu’un qui pourtant à manqué dans sa vie d’attitude dialectique, mais qui va dans votre sens et touche juste : « Si vous voulez pour tout chercher des réponses chez Marx, vous n’arriverez nulle part. […] Il est nécessaire d’utiliser sa tête et pas d’enfiler les citations. […] — si vous me permettez — on doit utiliser son propre cerveau. » (Staline, Cinq conversations avec des économistes soviétiques.)

 

Vous avez raison, il s’agit souvent de quiproquos sémantiques regrettables et évitables et dans ce cas précis il existe effectivement différentes versions du matérialisme (tout comme de l’idéalisme) et c’est d’autant plus difficile que le marxisme en tant que courant intellectuel c’est  souvent et longtemps fourvoyé dans des dérives dogmatiques et mécanistes.

J’entends bien ce que vous dites quand vous affirmez que dialectique et matérialisme ne font pas bon ménage, et c’est sans doute en partie vrai puisque beaucoup de ceux qui se revendiquaient du matérialisme dialectique étaient en fait beaucoup plus matérialistes que dialectiques.

 

Cependant, je pense toujours qu’un matérialisme dialectique existe et est nécessaire. La première thèse sur Feuerbach à ici son intérêt : « Le principal défaut, jusqu'ici, du matérialisme de tous les philosophes – y compris celui de Feuerbach est que l'objet, la réalité, le monde sensible n'y sont saisis que sous la forme d'objet ou d'intuition, mais non en tant qu'activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon non subjective. C'est ce qui explique pourquoi l'aspect actif fut développé par l'idéalisme, en opposition au matérialisme — mais seulement abstraitement, car l'idéalisme ne connaît naturellement pas l'activité réelle, concrète, comme telle. Feuerbach veut des objets concrets, réellement distincts des objets de la pensée; mais il ne considère pas l'activité humaine elle-même en tant qu'activité objective. C'est pourquoi dans l'Essence du christianisme, il ne considère comme authentiquement humaine que l'activité théorique, tandis que la pratique n'est saisie et fixée par lui que dans sa manifestation juive sordide. C'est pourquoi il ne comprend pas l'importance de l'activité "révolutionnaire", de l'activité "pratique-critique". »

Lénine ajoutera que le propre de l’idéalisme a été d’isoler le moment actif de la connaissance, mais sans rechercher ni le point de départ, ni le point d’arrivée de cette connaissance. Si « le matérialisme dialectique est le seul à avoir lié début avec la suite et la fin », l’idéalisme et précisément parce qu’il a porté exclusivement sur le moment actif à su développer la méthode dialectique. « La dialectique… voila le contenu d’une richesse immense incommensurable, en comparaison avec le matérialisme métaphysique, dont le principal malheur est d’être incapable d’appliquer la dialectique à la théorie du reflet et développement de la connaissance » (Lénine, Cahiers philosophiques).

C’est vrai que Lénine à été un temps kautskiste, c’est vrai aussi que lui Engels sont en partie responsable de l’antagonisme idéalisme vs. matérialisme (qui n’est pas totalement faux d'ailleurs, mais qui a pris une trop grande importance), mais il procède à une réévaluation de l’idéalisme après avoir lu Hegel et avec les cahiers philosophiques. Il accorde la paternité de la dialectique (« l’âme de la méthode révolutionnaire et de la transformation du monde ») à l’idéalisme et reconnait que Feuerbach est infiniment plus pauvre que Hegel.

 

Je ne mettrais pas d’ailleurs Engels et Lénine dans le même sac que Kautsky et Plekhanov.

Engels va dans le mauvais sens avec La Dialectique de la nature (ouvrage inachevé d’ailleurs), mais ça ne disqualifie pas le reste de sa pensée, je pense notamment à Socialisme utopique et socialisme scientifique qui reste infiniment précieux. Et la pensée de Lénine comme je viens de le dire évolue vers une pensée de plus en plus profonde et nuancée au gré de ces lectures et de ces expériences (ce qui n’est aucunement le cas de Kautsky qui trop imbu de lui-même évolue dans le sens inverse).

 

 

Pour ce qui en est de la morale, je pense bien que nous sommes plus ou moins d’accords. Le communisme est a mon sens un système rationnel, mais derrière cet objectif se cache en effet un choix moral et je n’ai aucun problème à l’assumer. Je serais plus sceptique quant au capitalisme qui n’est pas seulement incompatible avec « l’humanisme », mais qui froidement analysé, sur le long terme, n’est justement pas un système d’organisation sociale efficace et ce même pour ceux qui en profitent temporairement (ça présuppose évidemment que la paix et la survie de la société sont des objectifs, ce qui nous ramène de nouveau a un choix moral, mais bon).

Passons sur la nature humaine, nous risquerions de nouveaux quiproquos sémantiques, et ce n’est pas au final une question essentielle.

 

Sur le dernier point, pour faire bref, la phase I serait déjà un grand progrès, bien entendu. Et en ce sens, les débats dès aujourd’hui sur ce qui se passera ensuite me semblent un peu stériles. Mais je trouve tout de même important d’avoir cet objectif d’une société sans classe et sans Etat, fût-il utopique si on peut s’en approcher un peu ce serait déjà très bien.


Re: trois questions essentielles

dcollin - le 19-05-09 à 07:12 - #

Entièrement d'accord avec les nuances que vous introduisez. En particulier concernant Lénine. En remarquant toutefois que, relativement aux canons marxistes de la IIe Internationale, la pensée stratégique de Lénine est largement anti-marxiste (je développe amplement ce point dans La cauchemar de Marx), ce qui n'est pas évidemment pas une critique venant de moi.

Je voudrais m'attarder un peu sur le dernier point, la question du dépérissement de l'État. À mon sens, cette perspective est tout à la fois utopique et terrifiante. Utopique parce qu'elle suppose une impossible société transparente, sans conflits - puisqu'il n'est plus nécessaire d'avoir un organe chargé de trancher dans les conflits et d'imposer une orientation commune là où c'est nécessaire. Terrifiante, parce que le dépérissement de l'État ne peut que signifier l'abolition de la séparation entre l'État et la société et nous avons de nombreux exemples au cours du XXe siècle de cet État "dépérissant" qui est, en fait, l'État partout: l'auxiliaire zélé de la police dans votre cage d'escalier, vos enfants incités à dénoncer le comportement "antisocial" de leurs parents, etc.

En revanche, une société plus égalitaire aurait à l'évidence moins besoin d'un appareil d'État tentaculaire que les sociétés existant actuellement. Une société communiste (phase I, évidémment!) en encourageant l'auto-administration à tous les niveaux réduirait l'État central à son minimum - elle pourrait s'approcher de l'idéal proudhonien d'une fédération de communes. Elle disposerait également de nombreux systèmes de contre-pouvoir (notamment ceux qui font partie de l'arsenal du républicanisme classique autant que contemporain). Pour aller très rapidement, on peut dire que, sous un certain aspect, le communisme tel que je le définis prend en charge l'idéal de restriction et de mise sous contrôle de l'État tel qu'il est formulé dans le libéralisme politique classique! C'est pourquoi le communisme peut être une conception politique largement partageable et ne peut en aucun cas se réduire à l'identitarisme "prolétarien" du mouvement ouvrier du siècle passé.


Re: trois questions essentielles

alan smithee - le 19-05-09 à 15:01 - #

Prog Id" />

Soit, mais la définition que vous semblez avoir de l’Etat n'est pas la même que celle de Marx & Engels ou de celle de Lénine dans L'Etat et la Révolution. Il y est clairement affirmé que l'Etat est un appareil de coercition d'une classe sur une autre et que par conséquent sa principale composante en est l'armée et la police. C'est à partir de l'analyse historique de l'origine de l'Etat que Marx et Engels élaborent cette définition et il est vrai qu'elle diffère de la définition bourgeoise classique, ou l'Etat est décrit comme une institution neutre, arbitre impartial de la vie sociale, dont le principal rôle est la protection des citoyens et l'intérêt général. Cette conception de l'Etat n'est fondée sur rien de bien concret et je doute que vous me contredisiez là-dessus.
Par conséquent, si le conflit économique est résolu l'Etat n'existe plus en tant que tel ou alors il change de nature. Cela n'implique pas une absence d'organe régulateur ou une organisation sans structures formelles.

D'une certaine façon, le libéralisme politique classique que vous évoquez avait surtout pour tort de ne pas prendre en compte les inégalités sociales, faisant de leur modèle inévitablement un modèle au service des dominants (c'est d'ailleurs un peu ce que leur reprochait Rousseau). Dans une société où l'antagonisme structurant qui est le conflit économique exploitant/exploités disparait, un Etat selon la définition libérale classique (organe régulateur neutre au service des citoyens avec mécanismes de contrôle dans les deux sens, etc.) pourra exister. Mais on ne devrait plus l'appeler Etat dans ce cas.


... sia.... sia......

yves branca - le 28-01-14 à 03:41 - #

 A la dernière ligne de l'avant dernier § de la traduction de ce bel aticle de Costanzo, où je lis " le maintien soit de la famille soit de l'Etat national", je reconnais la tournure " .....sia.... sia....", littéralement en effet "soit... soit..." mais qui selon l'usage italien ne signifie pas une alternative, mais correspond au français " et.... et....", tant..... que"...., " aussi bien que", etc. ; il faut donc comprendre ici:
            " le maintien et de la famille , et de l'Etat national", ou
            " le maintien tant de la famille que de l'Etat national",  
            "le maintien de la famille comme de l'état national",
            "le maintien de la famille aussi bien que de l'Etat national", comme on voudra.  


... sia.... sia......

yves branca - le 28-01-14 à 03:41 - #

 A la dernière ligne de l'avant dernier § de la traduction de ce bel aticle de Costanzo, où je lis " le maintien soit de la famille soit de l'Etat national", je reconnais la tournure " .....sia.... sia....", littéralement en effet "soit... soit..." mais qui selon l'usage italien ne signifie pas une alternative, mais correspond au français " et.... et....", tant..... que"...., " aussi bien que", etc. ; il faut donc comprendre ici:
            " le maintien et de la famille , et de l'Etat national", ou
            " le maintien tant de la famille que de l'Etat national",  
            "le maintien de la famille comme de l'état national",
            "le maintien de la famille aussi bien que de l'Etat national", comme on voudra.