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Explications et commentaires de la partie I de l'Éthique

Le point de départ de la pensée de Spinoza : au commencement est l’absolu éternel et infini et cet absolu a pour nom « substance ».

Notons tout d’abord que Spinoza renverse la notion d’infini. Dans le Traité de la réforme de l’entendement, il soutient que puisque nous connaissons spontanément par l’imagination et non selon l’ordre réel des choses, alors nous affectons l’idée d’infini d’une connotation négative qui est donnée par le mot lui-même : l’infini est le non fini. Mais ce mode de connaissance renverse l’ordre réel. On doit commencer par l’infini sans détermination précisément pour passer à la détermination, qui est négation. Avant de penser quoi que ce soit de fini, il faut déjà penser l’infini (même si nous ne pouvons pas l’imaginer).

On pourrait dire que le fini émerge sur fond d’infini. Certains théologiens disent que Dieu crée le monde en se retirant. Il en va un peu de même ici : les entités dont le monde est composé – entités finies en nombre généralement fini – sont des découpages donc des privations d’étendue dans l’étendue, par exemple, si nous considérons les choses sous l’attribut de l’étendue. Par exemple, une sphère est un « morceau » d’étendue découpé par la rotation d’un demi-cercle autour de son diamètre. Une chose finie est une chose déterminée, c’est-à-dire à laquelle on a posé un terme : au-delà de cette limite, la chose n’est plus. La détermination est donc bien négation.

Cette interprétation du sens général de l’infini est sans doute discutable, comme toute interprétation. Mais il faut maintenant essayer de la soutenir en revenant au texte de l’Éthique. Des définitions aux 16 premières propositions nous allons progressivement entrer dans la lumière de ce commencement absolu.

Cause de soi

Il faut suivre la démarche de Spinoza puisqu’il est préférable de prendre au sérieux ses intentions. « More geometrico » : l’Éthique a une logique interne, et autant commencer par la suivre et commencer par le commencement.

Le commencement, c’est la cause. Mais la cause est toujours causée par autre chose. Donc elle n’est pas le commencement. Il faut donc chercher la cause première qui n’est pas causée par autre chose et donc cause d’elle-même et de tout ce qui s’en suit. C’est la « cause de soi » (« causa sui »).

D1. Par cause de soi, j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence, autrement dit ce dont la nature ne peut être conçue qu’existante.

Quelques mots redoutables. « J’entends » (intelligo) : les définitions ne sont pas des révélations mais des actes de l’intellect (« la meilleure partie de nous-mêmes », dit-il ailleurs). Ces définitions doivent être absolument rigoureuse et éviter toute confusion (c’est la confusion des mots qui est la source essentielle des erreurs et des disputes, voir partie II). Donc la cause de soi est « ce dont l’essence enveloppe l’existence » ou encore « ce dont la nature ne peut être conçue qu’existante ». Essence et nature sont ici pratiquement des synonymes. Connaître l’essence d’une chose, c’est dire ce qu’elle est : l’essence du triangle est d’être une figure à trois côtés. L’essence d’un homme est d’être un animal doué de raison, etc. L’essence d’une chose correspond à la définition du mot qui désigne cette chose (son sens). Dire d’une chose que son essence enveloppe l’existence, cela revient à dire que l’existence est une propriété de cette chose, une propriété sans laquelle la chose ne peut pas être conçue. Tout cela paraît fort abstrait, et éventuellement fort confus, mais à l’évidence cette définition I renvoie à un grand classique : la « preuve ontologique de l’existence de Dieu », une preuve qui est formulée par saint Anselme de Canterbury et reprise (cum grano salis...) par Descartes.  La preuve tient en quelques propositions : 1) Nous avons l’idée d’un être parfait, c’est-à-dire que nous en connaissons l’essence. 2) un être parfait est un être qui possède toutes les perfections. 3) sans que nous puissions énumérer toutes les perfections (qui doivent être en nombre infini, on voit immédiatement que l’existence est une telle perfection (un être infiniment bon et existant est nettement supérieur à un être infiniment bon inexistant !). 4 Conclusion : de notre connaissance de l’idée de l’être parfait nous tirons donc nécessairement son existence. 5) Dieu est un être absolument parfait, donc Dieu existe !

Ce raisonnement donne l’impression d’être un pur sophisme et d’ailleurs Descartes qui devait le pressentir a cherché et exposé d’autres preuves de l’existence de Dieu. Kant montrera que cette « preuve » est viciée à la racine et qu’il est en de même de toutes les preuves de l’existence de Dieu : l’existence n’est pas le prédicat d’une chose quelconque, affirme-t-il et il n’y a pas plus de prédicat dans une chose réellement existante que dans une chose simplement possible. La complexe réflexion de Kant sur le sujet nous emmènerait trop loin.

Donc l’allusion à cette « preuve ontologique » est transparente dans cette première définition, mais Spinoza en fait tout autre chose. Il ne s’agit pas d’affirmer que « Dieu existe », mais de poser les bases qui rendent une pensée philosophique rigoureuse possible. D’ailleurs Spinoza ne dit pas « il y a une cause de soi et c’est Dieu ». Il se contente de définir la cause de soi.

Notons cependant avant de passer à la définition suivante que nous savons ou du moins nous commençons à savoir ce qu’est la cause de soi mais nous ne savons pas ce qu’est la cause en général. Mais nous y reviendrons.

Fini en son genre

On l’a déjà dit : dans l’Éthique, Spinoza ne définit pas d’abord l’infini mais le fini. S’il ne définit pas l’infini c’est peut-être simplement parce qu’il n’a pas besoin d’être défini et surtout n’a même pas à l’être. Cette définition du fini est assez claire :

D2. Est dite finie en son genre, la chose qui peut être limitée par une autre de même nature. Par exemple, un corps est dit fini parce que nous en concevons toujours un autre plus grand. De même, une pensée est limitée par une autre pensée. Mais un corps n’est pas limité par une pensée, ni une pensée par un corps.

Il n’y a donc de chose finie absolument, il n’y a que des choses finies en leur genre. Le fini est toujours relatif à un genre de choses. Ce qui veut donc dire qu’il y a plusieurs genres de choses. Spinoza en deux exemples : les corps et les pensées. Une amibe, une table, un cheval ou la Lune peuvent être perçus comme des corps, c’est-à-dire des choses étendues. Ce qui est commun à ces corps si différents, c’est seulement qu ils occupent une certaine portion de l’espace et qu’ils peuvent être entièrement déterminés quand on a déterminé leurs mesures et leur position. Pourquoi un corps est-il fini en son genre ? Spinoza donne une réponse simple : parce que je peux toujours en concevoir un plus grand. Si je dis par exemple que l’Univers – notre univers visible – « mesure » 15 milliards d’années-lumière, cela reste fini puisque je peux concevoir un univers 15 milliards d’années-lumière plus une ! On peut encore formuler cela autrement : un corps est fini parce que je peux toujours concevoir à côté de ce corps un autre corps de telle sorte qu’ensemble ils forment un corps plus grand.

Le deuxième exemple est celui des choses du genre « pensée ». Il existe toutes sortes de pensées très différentes, la pensée que « 2+2=4 » ou que « la somme des trois angles d’un triangle vaut deux droits », la pensée que « je déteste les épinards » ou la pensée que « le chat est sur le tapis » et bien d’autres encore. Une pensée est « finie en son genre » nous dit Spinoza, mais ne nous donne pas d’exemple.  La différence est avec le premier exemple saute aux yeux. Nous avons des notions de fini et d’infini en ce qui concerne les nombres et les grandeurs. L’ensemble des entiers est infini, parce que « ça ne s’arrête jamais », mais chaque entier est fini car quel que soit m aussi grand qu’on le veut, il existe toujours n > m (par exemple n = m+1). Mais ces notions de nombre et de mesure ne s’appliquent pas aux pensées. Les pensées n’ont ni dimension ni position et on ne peut pas les ordonner les unes par rapport aux autres comme les nombres, du moins les nombres réels. La relation « > » (ou « < ») définit sur les réels (et sur les entiers) un ordre total : soit deux nombres x et y, on a nécessairement soit x>y, soit x=y soit y>x. Ce n’est plus vrai des complexes. Les nombres complexes sont des nombres « à deux dimensions », une partie réelle et une partie imaginaire (i désigne par convention le nombre imaginaire (√-1) ou encore le nombre tel que i²=-1). Un nombre imaginaire s’écrit donc z = (a + bi). Il est impossible d’écrire que (3 +2i)>(2+2i). Je ne peux comparer les nombres complexes que relativement à leur « module » ||z||=(√(a²+b²) ou à leur « argument » Ѳ= arccos(b/a). Néanmoins, nous n’avons aucun mal à admettre que tous ces nombres complexes sont finis « en leur genre ». À un nombre complexe z1 je peux toujours ajouter z2 et obtenir un troisième complexe z3=z1+z2.

Toutefois, nous comprenons intuitivement qu’une pensée soit finie et limitée par une autre pensée (on y reviendra quand il s’agira d’établir la nature de la pensée). Par exemple : la pensée « il fait beau » est limitée par la pensée « il pleut » qui vient la nier. Ou encore à partir de deux pensées nous en pouvons concevoir une troisième. Ou bien une pensée à une plus grande extension que l’autre (le concept de mammifère à une plus grande extension que le concept de cheval), etc.

Enfin Spinoza précise l’idée de « finitude en son genre » en précisant qu’un corps ne peut limiter une pensée une pensée ni une pensée un corps. Si le fini renvoie à la possibilité de comparer, de composer, de mettre côte à côte ou de délimiter, cela va de soi ! Ma pensée d’un carré de 100 km² n’est pas plus grande qu’un carré de 1m². Elle n’est pas plus petite non plus. C’est l’expression elle-même qui est dépourvue de sens. Une pensée et un corps n’ont rien de commun : pour pouvoir qu’une chose puisse en limiter une autre, il faut qu’elles aient quelque chose de commun. Par exemple barrière délimite un champ parce que sont des choses étendues. Mais entre pensée et corps, rien de tel et l’on devine ici que ces exemples n’ont pas été choisis par hasard. On le verra plus loin : si une pensée ne peut pas limiter un corps ni un corps limiter une pensée, c’est qu’un corps ne peut pas déterminer une pensée ni une pensée déterminer un corps. Les corps et les pensées n’ont aucun rapport ! Si j’appelle l’ensemble des corps « matière » et l’ensemble des pensées « esprit », alors on voit que ni la matière ne détermine l’esprit ni l’esprit ne détermine la matière et donc que Spinoza n’est ni matérialiste ni idéaliste, au sens commun de ces deux termes.

Substance

La substance, c’est le puzzle de la métaphysique classique. Elle joue un rôle central dans la philosophie d’Aristote et dans toute la philosophie qui en dérive, la scolastique, contre laquelle Spinoza, tout comme Descartes se dressera.

Voyons d’abord la définition de Spinoza :

D3. Par substance, j’entends ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’une autre chose pour être formé.

Si on retourne à Aristote, on trouve une définition qui a « un air de famille ».

La substance (ousia) est ce qui se dit proprement premièrement et avant tout ; à la fois ce qui ne se dit pas d’un certain sujet et n’est pas un certain sujet ; par exemple tel homme ou tel cheval.[1]

Définition complexe, d’une langue difficile. Essayons de l’entendre : ce qui se dit proprement premièrement et avant tout, c’est ce qui se dit d’abord quand on parle et quand on parle on parle toujours d’une réalité déterminée : « tel homme », Pierre ou Paul. Ensuite quand on parle de Pierre ou Paul on parlera de ce se dit de Paul (il est grand, il est jeune…) ou on lui attribuera d’être un homme, un animal raisonnable. Pour aller vite, la substance, c’est d’abord le sujet grammatical individuel (celui à qui on peut attribuer un nom propre). « Paul est grand » ! Paul est sujet et ne peut qu’être sujet de l’énonciation. Je ne peux pas dire que Pierre est Paul comme je dis que Pierre est grand.

Mais Aristote admet le mot substance en un autre sens, ce qu’il appelle la substance seconde, les genres et les espèces. La substance de Paul est ce qui fait qu’il est Paul. Mais il y a quelque chose de commun entre Pierre et Paul et qui fait leur être à tous les deux, c’est d’être des humains.  Et pour tout arranger, il n’est pas sûr qu’on doive traduire « ousia » par « substance ». Certains traducteurs traduisent « ousia » par « essence ». L'ousia d'Aristote n'est pas la substance au sens commun. Elle n'est pas ce qui se tient en dessous (sub-stare) même si on a pris l'habitude de traduire le grec ousia par le latin substantia et par le français substance. Ce qui se tient en dessous pour un Grec, c'est to upokeimenon traduit par substrat ou par sujet ( ce qui est sub-jectum) ou encore upostasiV, bien qu'avec Plotin l'hypostase prenne d'autres acceptions. L' ousia est l'essence, ce qui fait que la chose est comme elle est, comme chose déterminée et qu'elle n'est pas une autre chose. En ce sens la substance est tout à la fois forme et matière. Le substrat, en tant qu'il est matière déterminée - l'airain dont est fait la statue pour reprendre l'exemple célèbre d'Aristote - est lui-même aussi une substance. Ce qui ne veut pas dire que la statue déterminée ne soit qu'une simple forme ou soit une substance de substance. Pour Aristote, il ne saurait y avoir de substance de substance; la statue est d'airain mais elle n'est pas airain. L'ousia de la statue, c'est la matière et la forme à la fois, dans leur unité; c'est la matière mais seulement en tant qu'elle est délimitée par sa forme, en tant qu'elle a un bord, qu'elle se découpe nettement dans l'espace. Cette notion de délimitation nous renvoie immédiatement à un autre aspect de la substance: la substance est une unité; elle est non seulement ce qui fait être mais aussi ce qui fait être un. La substance se présente sous des aspects divers, mais dans tous les cas, elle ne désigne jamais une chose, une matière, elle est une catégorie de la pensée.

La substance chez Aristote est donc une notion subtile, aux extensions multiples, dont la compréhension précise soulève d'importantes difficultés. Son élucidation constitue d'ailleurs l'objet essentiel de la Métaphysique. Mais cette élucidation conduit parfois dans des impasses. Aristote tourne et retourne le mot ; il en éclaire les diverses facettes, recense les diverses acceptions. Elle a un sens ontologique ; elle désigne une espèce d'épaisseur de l'univers ; elle montre sa continuité et son ordre. Mais en même temps elle a un sens logique. Ce substantialisme généralisé devient « substan­tivation  » : à chaque fait du monde correspond, à la limite, une entité conceptuelle. Le monde est décrit entièrement par des noms.

Laissons provisoirement cette définition de la substance aristotélicienne et attardons-nous sur le mot lui-même.  La substance (substantia), c’est ce qui se tient en-dessous (sub--stare). « En-dessous » de « Paul est grand », « Paul est triste », « Paul joue aux échecs », bref en-dessous de tout ce qu’on peut énoncer de Paul, il y a quelque chose de constant, indépendant des manières d’être et des accidents, la substance Paul.

Voilà en gros de quelle « catégorie », Spinoza hérite. Précisons : les catégories sont les termes élémentaires de la pensée, comme noms, verbes et adjectifs sont les termes élémentaires du discours parlé ou écrit. Cette distinction, que nous introduisons ici entre éléments de la pensée et éléments du discours n’est d’ailleurs jamais clairement établie chez Aristote pour qui pensée et discours sont strictement équivalents – les mots parlés sont les symboles des pensées et les mots écrits les symboles des mots parlés. On pourrait dire que la substance est ce qui se désigne par un substantif, c’est-à-dire un nom, nom propre pour la substance individuelle, nom commun pour la substance seconde.
Quoi qu’il en soit, Spinoza va maintenant faire subir à la substance un drôle de traitement. La substance, dit-il, est « ce qui est en soi » et non en autre chose. Par exemple la blancheur n’est pas une substance car elle n’est jamais « en soi » mais toujours en autre chose : un drap blanc, la neige blanche, etc. Mais Spinoza ajoute que la substance est ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’une autre chose pour être formé. La première partie de la définition est conforme au canon aristotélico-scolastique, la seconde l’est moins. Un concept qui n’a pas besoin du concept d’autre chose pour être formé, qu’est-ce que ça peut bien être. Apparemment tous les concepts ont besoin d’autres concepts pour être formés. Par exemple, le concept de chat pour être formé peut requérir le concept de mammifère, de félin, de griffes, de moustache, de sournoiserie, et ainsi de suite. Je peux imaginer un chat si j’ai vu un chat noir et efflanqué traversé la rue et qu’on m’ait dit : voilà un chat. Mais si, ensuite je vois un chat angora dodu, blanc et ronronnant, je l’appellerai « chat » parce que je me suis fait un concept du chat, je peux concevoir le chat en général, c’est-à-dire que je suis capable de décrire l’essence « chat », la « chattéité » du chat. Et j’ai besoin pour cette opération d’autres mots, d’autres pensées, c’est-à-dire d’autres concepts. En première approche, il semble donc qu’il en aille des concepts comme des mots dans un dictionnaire : pour définir les mots, il faut d’autres mots et c’est une sorte de cercle. Pour construire des concepts, il faut d’autres concepts.

Alors que peut donc être une chose dont le concept n’a pas besoin d’autres concepts pour être formé. Ce ne peut pas être un « étant » particulier, le chien, le chat, la Terre, le fer, l’eau, l’air. Rien de tout cela. Ce qui n’est pas besoin d’autre concept pour être formé, c’est tout simplement ce qu’on désigne par « ce qui est ». Les philosophes grecs, Parménide par exemple, parlaient de « l’Être » et de l’Être,  Parménide disait qu’on ne peut en dire qu’une chose : « l’Être est, le non-être n’est pas ». Pour essayer de percevoir par la pensée ce que dit exactement Spinoza, on devrait aussi remonter à la tradition biblique – il ne faut jamais oublier que Spinoza est juif, hérétique certes, mais juif et qu’il avait entrepris des études pour devenir rabbin. Quand Moïse demande à Dieu comment il doit le désigner quand il parlera à son peuple, Dieu répond (dans la traduction grecque des Septantes), « egô eimi ho ôn », ce que la traduction latine (la Vulgate) rend par « ego sum qui sum », « moi, je suis qui je suis » (Exode, 3). Et Dieu ajoute : « Voici ce que tu répondras aux Israélites : celui qui se nomme Je suis m’envoie vers vous ». Dieu se nomme « Je suis ». Dieu n’a pas de visage, pas d’autre nom que « Je suis », il est éternel et infini et il se conçoit par soi et sans qu’on ait besoin du concept d’une autre chose puisque ce serait alors nier son éternité et son infinité. On continuera sur cette piste un peu plus loin.

Attribut

Un peu plus ardu encore, voici l’attribut :

D.4 J’entends par attribut ce que l’entendement perçoit de la substance comme constituant son essence.

Cette notion d’attribut pose beaucoup de questions et Spinoza ne donne à ce sujet que des indications éparses. L’attribut est ce que perçoit l’entendement : il pourrait donc s’agir de quelque chose qui n’appartient pas à la substance elle-même mais seulement à la manière dont notre entendement perçoit la substance. Mais cette interprétation n’est pas la bonne et elle nous éloignerait de la conception spinoziste de la connaissance. Il y a un mot qui nous mettra sur la voie dans la définition VI. Patientons donc encore un peu pour éclaircir cette catégorie d’attribut. Dans une lettre à Simon de Vries (lettre IX), Spinoza précise

Par substance, j’entends ce qui est en soi et est conçu par soi ; c’est-à-dire ce dont le concept n’implique pas le concept d’une autre chose. C’est la même chose que j’entends par attribut, à cela près que ce terme s’emploie du point de vue de l’entendement qui attribue à la substance telle nature déterminée.

Bref attribut et substance, c’est la même chose, mais la substance s'exprime par des attributs.  Plus une substance existe et plus elle a d’attributs et une substance infinie aura donc une infinité d’attributs (ibid.).

Mode

Le mode qu’on pourrait aussi appeler « manière » comme le font certaines traductions commence à nous faire entrer dans la complexité du monde.

D5. Par mode j’entends les affections de la substance, autrement dit ce qui est en autre chose, par quoi il est aussi conçu.

La substance est donc affectée, c’est-à-dire qu’elle est modifiée (c’est pourquoi la traduction par « mode » reste préférable). Le mode est une réalité, mais pas une réalité qui existe par elle-même mais seulement en autre chose. Par exemple, un trou est bien un certain genre de réalité ; quand le gruyère est terminé, la fermentation de la pâte à produit des bulles d’air qui font du gruyère un fromage à trous.  Les trous ne sont pas « rien ». Si le gruyère n’a plus de trous, ce n’est plus du gruyère mais, par exemple, du comté. Le trou du gruyère est bien une « affection » de la pâte dont est fait le fromage. Mais le trou n’existe que dans le fromage, c’est-à-dire « en autre chose » et n’existe donc pas par lui-même. Et le trou du gruyère ne peut être conçu que si on possède le concept du gruyère. Pour la théorie de la relativité générale, les masses ne sont que des points autour desquels se recourbe l’espace-temps. Un astre, une planète ou un trou-noir ne sont que des modifications de l’espace-temps.

Dieu

La définition de Dieu arrive donc en sixième position. La première partie s’intitule « De Deo » et pourtant elle ne commence pas par Dieu. Il y a ici une définition et une démonstration de son existence, mais plus loin. Voyons la définition :

D6. Par Dieu, j’entends un être absolument infini, c’est-à-dire une substance consistant en une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie.

Il faut bien commencer par une définition. En effet, savoir si Dieu existe ou non alors qu’on ne sait pas ce que c’est est une entreprise vaine. On voit aussi comment la définition de Dieu est composée à partir des définitions précédentes : Dieu est une substance, il est « absolument infini » (donc pas « fini en son genre) et il « consiste en une infinité d’attributs ». Donc nous avons bien la confirmation que substance et être sont la même chose : une substance, c’est un être. Une substance infinie, c’est un être infini. Ensuite, Spinoza dit qu’une substance « consiste » en attributs. L’attribut fait donc bien partie de l’essence de la substance. Si l’esprit perçoit certains attributs, il perçoit, sous un certain rapport, l’essence de la substance, puisque l’attribut et la substance, comme on l’a vu plus haut, c’est à peu près la même chose à ceci près que l’attribut est la substance perçue par l’entendement. Enfin, comme nous savons que plus une substance a d’attributs, plus elle existe, une substance absolument éternelle et infinie existe absolument et donc elle « consiste » en une « infinité d’attributs » et ces attributs « expriment » une essence éternelle et infinie. Cela veut dire que lorsque l’esprit saisit un attribut il perçoit une essence éternelle et infinie.

La définition est complétée par une explication, car il s’agit évidemment d’un point capital et qu’on ne peut laisser subsister aucune équivoque. Premièrement, Spinoza oppose l’absolument infini à l’infini en son genre. Nous connaissions le « fini en son genre », voici « l’infini en son genre ». Par exemple, une droite, pour un mathématicien,  est infinie en son genre, mais elle n’est pas absolument infinie, puisqu’elle a une limite (elle est délimitée par deux points ou par l’intersection de deux plans. Il en va de même du plan, de l’espace en trois dimensions, mais aussi de l’ensemble des nombres entiers ou réels, etc. Pour toutes ces choses, nous pouvons nier « une infinité d’attributs » (la droite n’a pas de surface, etc.). Mais s’il existe un être absolu infini, tout ce qui exprime une essence et n’enveloppe aucune négation lui appartient !

Nous retrouvons ce verbe « exprimer » qui joue un rôle important (Gilles Deleuze l’a bien montré dans son Spinoza et le problème de l’expression). Que veut dire « exprimer » ? Laissons pour l’instant l’étymologie : exprimer c’est obtenir un jus par pression. Quand on exprime quelque chose par des paroles, c’est qu’on donne à entendre quelque chose qui auparavant ne s’entendait pas. Une musique peut exprimer des sentiments. Etc. L’expression rend présent, visible ou audible ce qui était comprimé. En quel sens l’attribut exprime la substance ? En ce qu’il rend présent, pour l’entendement, l’essence de la substance. Si la substance est éternelle et infinie, chaque attribut exprime donc naturellement une essence éternelle et infinie.

Une chose libre

D7. Est dite libre la chose qui existe d’après la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir. On appelle au contraire nécessaire, ou plutôt contrainte, la chose qui est déterminée par une autre à exister et à produire un effet selon une raison définie et déterminée.

Cette définition met en place la problématique essentielle de l’Éthique en tant qu’elle s’occupe des règles à suivre pour atteindre la béatitude, c’est-à-dire le summum bonum.  Il s’agit d’une définition de la liberté en apparence paradoxale mais dont la puissance se mesure dans les parties IV et V de l’œuvre. Être libre, ce n’est pas « faire ce qu’on veut », aller indifféremment à droite ou à gauche ou pouvoir dire non quand dire oui s’impose. La liberté de mal agir ou de se détruire soi-même n’est pas une liberté du tout pour Spinoza. Être libre c’est tout d’abord être déterminé à exister d’après la seule nécessité de sa nature. En ce sens ce qui est cause de soi est une chose libre puisque son essence enveloppe son existence. Et donc tout ce qui n’est pas cause de soi n’est pas libre. Ainsi les humains sont déterminés à exister d’après les actions de leurs parents qui les ont engendrés. On peut entendre l’expression en un sens plus retreint : exister de par sa propre nature et être déterminé par soi seul à agir, c’est tout simplement agir conformément au principe de conservation de sa propre existence (cf. partie III). Au contraire, être contraint, c’est être déterminé par un autre à exister et à agir en fonction des actions que l’on subit. 

Éternité

Voici pour terminer ces définitions de la partie I le terme clé de la philosophie spinoziste. Éternité : on le retrouve à la partie V quand Spinoza affirme de manière très surprenante pour qui entend cela pour la première fois, « nous sentons et faisons l’épreuve que nous sommes éternels » (Scolie de la proposition XXIII).

D8. Par éternité, j’entends l’existence elle-même, en tant qu’elle est conçue comme suivant nécessairement de la seule définition d’une chose éternelle.

Est éternité donc, l’existence d’une chose quand cette existence découle de la seule définition de la chose. Stricto sensu, être éternel, c’est être « cause de soi ». En fait, il s’agit d’autre chose que précise l’explication. L’existence qui découle de la définition d’une chose éternelle est conçue comme « vérité éternelle » et une telle vérité est seulement ce qui ne peut être expliqué ni par la durée ni par le temps (même si cette durée est indéfinie). L’éternité ne doit donc pas être confondue avec l’immortalité.

Les axiomes

Ces axiomes sont des sortes de principes logiques qu’on doit suivre pour parvenir à la connaissance vraie de la nature des choses.  Les deux premiers, étroitement reliés, semblent reprendre la distinction substance (qui est en soi et est conçu par soi) et mode (ce qui est en autre chose et ne peut être conçu que par un autre concept). Ici Spinoza se place d’un point de vue plus général en exposant sous un angle particulier le principe du tiers exclu.

A1. Tout ce qui est, est ou bien en soi ou bien en autre chose.

On a envie d’ajouter que Monsieur de la Palisse en eût dit autant ! le suivant semble dire la même chose autrement :

A2. Ce qui ne peut être conçu par autre chose doit être conçu par soi.

Le parallélisme doit être souligne : « être » et « être conçu » vont ensemble et au couple « en soi/en autre chose » répond le couple « par soi/par autre chose ». Au-delà de l’évidence apparente (mais un axiome doit être évidemment vrai !), il s’agit d’opposer donc ce qui est en soi (la substance) et ce qui est « en autre chose » (les affections). Et l’alternative signifie que la connaissance ne peut porter que sur la substance ou sur ses affections.

Les trois axiomes suivant exposent rapidement le principe de causalité.

A3. D’une cause déterminée donnée suit nécessairement un effet, et au contraire, s’il n’y a nulle cause déterminée, il est impossible qu’un effet s’ensuive.

Tout ce qui est procède de la relation de cause à effet. Une cause produit des effets (nécessairement) et sans cause pas d’effet ! On remarquera que Spinoza prend bien garde de ne pas formuler les choses dans l’autre sens (par exemple remonter des effets aux causes). Dans cet axiome, la causalité va toujours des causes vers les effets. Il y a des raisons puissantes à cela sur lesquelles nous revenons plus loin.

Spinoza poursuit le parallélisme réalité/connaissance. Si les causes produisent des effets, la connaissance des effets dépend de celle des causes. C’est d’ailleurs pourquoi toute connaissance véritable est la connaissance des causes.

A4. La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe.

Remarquons que la connaissance de l’effet « enveloppe » celle de la cause, c’est-à-dire que dans la connaissance de l’effet il y a forcément la connaissance de la cause.  Donc, la connaissance est la connaissance du processus de production.  Par exemple connaître ce qu’est un cercle, c’est savoir qu’il est engendré par la rotation d’un rayon autour d’un point fixe.

A5. Les choses qui n’ont rien de commun entre elles ne peuvent pas non plus être comprises l’une par l’autre, autrement dit le concept de l’une n’enveloppe pas le concept de l’autre.

Cet axiome formule différemment la même thèse que le précédent. Si deux choses n’ont rien de commun, c’est que l’une ne peut pas être la cause de l’autre ou encore que l’une et l’autre ne peuvent pas être comprises comme les effets d’une cause qui leur soit commune.

A6. Une idée vraie doit s’accorder avec l’objet qu’elle représente.

 Encore un axiome qui paraît banal. L’idée vraie s’accorde avec son idéat : cela semble la reprise de la thèse classique qui fait de la vérité l’adéquation de la chose et de la pensée. Mais ce serait encore lire trop vite. Spinoza ne dit pas que la vérité réside dans l’adéquation de l’esprit et des choses (adequatio rei et intellectus) mais que l’idée vraie doit s’accorder avec son idéat. Il s’agit simplement d’affirmer que l’idée vraie (telle qu’elle existe objectivement dans l’esprit) doit représenter ce qui est dans la nature. Mais cela ne nous dit rien du processus de formation d’une idée vraie.

A7. Pour ce qui peut être conçu comme non existant, l’essence n’enveloppe pas l’existence.

Cela semble découler des définitions, notamment de celle de la cause de soi. Cet axiome pourrait être la contraposition de la définition 1.

Vers Dieu

Après avoir posé ces premières fondations de toute démonstration géométrique, Spinoza va tirer des propositions, c’est-à-dire des affirmations démontrées, des affirmations dont la vérité devra être indubitable. Nous commençons un chemin très abstrait, où Spinoza formule des propositions très générales dont le contenu et la portée ne sont pas évidents au premier abord.

P1. La substance est antérieure par nature à ses affections.

« Cela est évident d’après les définitions 3 et 5 » dit la démonstration. En effet, les affections sont les affections de la substance.

P2. Deux substances qui ont des attributs différents n’ont rien de commun entre elles.

C’est « évident d’après la définition 3, dit Spinoza. Chaque substance doit exister en soi et être connue par soi. Donc le concept de l’une n’enveloppe pas le concept de l’autre. On pourrait préciser cette démonstration : puisque les attributs expriment la substance, si deux substances ont des attributs différents, elles ont donc des essences différentes.

P3. Si des choses n’ont rien de commun entre elles, l’une ne peut pas être la cause de l’autre.

Si on combine P2 avec A5 et A4, on a une démonstration évidente.

P4. Deux ou plusieurs choses distinctes se distinguent entre elles soit d’après la diversité des attributs des substances, soit d’après la diversité des affections des substances.

Cela découle du fait qu’il n’y a rien hors de l’entendement à part les substances et leurs affections. Donc les choses ne peuvent distinguer que par les unes ou les autres.

P5. Dans la nature, il ne peut y avoir deux ou plusieurs substances de même nature ou attribut.

Là on entre dans le vif du sujet, c’est-à-dire dans une démonstration qui conduit à ce qu’il n’y a qu’une seule substance éternelle et infinie et qui est Dieu !

Essayons de clarifier la démonstration. Comme souvent Spinoza emploie une démonstration par l’absurde.

-          Supposons qu’il y a plusieurs substances distinctes, elles se distinguent soit d’après leurs attributs soit d’après leurs affections (en vertu de P4).

-          Si c’est d’après leurs attributs, il n’en existe qu’une seule de même attribut. En effet, l’attribut exprimant l’essence de la substance, deux substances de même attribut auraient la même essence et donc elles seraient une seule et même substance.

-          Si c’est d’après leurs affections, comme la substance est antérieure à ses affections, on peut mettre de côté les affections et on voit bien que deux substances ne peuvent se distinguer d’après leurs affections.

P6. Une substance ne peut être produite par une autre substance.

S’il y a deux substances distinctes, elles n’ont rien de commun. Or le rapport de cause à effet suppose au contraire qu’elles aient quelque chose de commun (l’idée de l’effet enveloppe l’idée de la cause). CQFD !

De cela Spinoza tire un corollaire :

P6C. D’où il suit qu’une substance ne peut pas être produite par autre chose. Car dans la nature, il n’y a rien à part les substances et leurs affections, comme il est évident d’après l’axiome 1 et les définitions 3 et 5. Or une substance ne peut être produite par une autre  (selon la proposition précédente).  Donc absolument parlant, une substance ne peut pas être produite par autre chose.

Le corollaire est une extension de la proposition : si selon P6, une substance ne peut pas être produite par une autre, a fortiori, elle ne peut pas être produite par autre chose.

On va maintenant déroulement toutes les conséquences quasi évidentes de ce qu’on vient de démontrer.

P7. Il appartient à la nature de la substance d’exister.

Puisqu’une substance ne peut pas être produite par une autre, elle n’est pas causée par autre chose, donc elle est cause de soi et d’après D1 il est dans la nature d’une cause de soi d’exister.

P8. Toute substance est nécessairement infinie.

Là encore, la démonstration par l’absurde s’impose. Si une substance est finie, cela signifie qu’elle est limitée par une autre substance de même nature ou de même attribut.  Or, d’après P5, il ne peut pas y avoir deux substances de même nature ou attribut, donc la substance est infinie.

Conclusion provisoire : une substance existe et elle est infinie !

La proposition 8 est suivie de deux scolies qui méritent qu’on s’y arrête.

Le scolie I (P8S1) note que la P7 implique à elle seule le caractère infini de la substance. Le fini, rappelle Spinoza, enveloppe une négation (voir la définition de « fini en son genre »). L’infini au contraire est l’absolue affirmation de l’existence. Donc affirmer que la substance existe par nature, c’est affirmer son absolue existence donc son infinité.

Le scolie II (P8S2) a un caractère nettement polémique. Il s’en prend à ceux qui « ne distinguent pas entre les modifications des substances et les substances elles-mêmes et ne savent pas comment les choses se produisent. » Et Spinoza d’énumérer toutes sortes de fables auxquelles ces hommes portent foi parce qu’ils s’imaginent les choses au lieu de les comprendre dans leur ordre de production. Or confondre la substance avec ses modes, c’est confondre, par exemple, la nature humaine et la nature divine et donc prêter à Dieu des sentiments humains. S’amorce ici une critique qui sera reprise jusqu’à l’appendice de la partie I.

Ce scolie rappelle la définition de la substance (« ce qui est en  soi et est conçu par soi ») et soutient que la proposition 7 devrait être tenue pour un axiome ou une « notion commune ». C’est la première apparition de la « notion commune » qui joue un rôle central dans la possibilité de sortir de la connaissance par imagination pour accéder à la connaissance rationnelle (voir explication de la partie II). Le scolie précise donc la distinction modes/substance. Si j’ai une idée vraie de la substance, cette idée vraie englobe l’existence de la substance. Au contraire, je peux avoir une idée vrai d’une modification sans pour autant que cette modification existe puisque les modifications peuvent n’exister que dans l’entendement, alors que la substance existe en soi. Pour essayer de saisir ce dont il s’agit, prenons un exemple. Je peux concevoir une maison conforme aux lois de la physique, de la résistance des matériaux et à mes désirs, mais je ne peux pas concevoir que la réalité n’existe pas ! Spinoza prend un exemple très particulier :

Si donc quelqu’un disait qu’il a une idée claire et distincte, c’est-à-dire vraie d’une substance,  et qu’il doute néanmoins qu’elle existe, ce serait en vérité comme s’il disait qu’il a une idée vraie et qu’il ne sait pas cependant si elle est vraie ou fausse…

Avoir une idée vraie, c’est savoir qu’on a une idée vraie et n’en point douter. Indirectement, Spinoza réfute la conception cartésienne de la vérité comme « idée claire et distincte ». On y reviendra. De tout cela découle que la substance ne peut pas être créée. Elle est donc incréée. Mais à ces démonstrations par l’absurde, Spinoza ajoute une autre démonstration un peu plus subtile mais de la plus haute importance pour montrer qu’il ne peut y avoir qu’une seule substance de même nature.

1° Que la vraie définition de chaque chose n’enveloppe et n’exprime que la nature de la chose définie. D’où il suit :

2° Que nulle définition n’enveloppe et n’exprime aucun nombre déterminé d’individus, puisqu’elle n’exprime rien d’autre que la nature de la chose définie. Par exemple la définition du triangle n’exprime rien d’autre que la simple nature du triangle, mais non un nombre déterminé de triangles.

3° Il faut noter que pour chaque chose existante, il y a nécessairement une cause déterminée qui la fait exister.

4° Il faut remarquer que cette cause par laquelle une chose donnée existe doit, ou bien être contenue dans la nature même et la définition de la chose existante (parce que, en effet, il appartient à sa nature d’exister), ou bien exister en dehors d’elle.

Supposons qu’il y ait vingt hommes dans la nature. Il faut expliquer pourquoi il y en a vingt et ni plus ni moins. Or cette explication n’est pas contenue dans la nature humaine (la définition de l’homme ne contient pas qu’il n’y en ait que vingt !). Par conséquent la cause doit être cherchée ailleurs. Il faut expliquer la cause de chacun d’entre eux. Inversement, comme la substance existe par soi et que sa définition englobe son existence, il ne peut pas y avoir plusieurs substances de même nature (sinon on n’aurait pas de cause à cette multiplicité). Ce que Spinoza met en cause ici, c’est la possibilité qu’il y ait plusieurs choses absolument identiques et qui ne se différencient que par le nombre. En vérité, il ne peut pas y avoir deux choses absolument identiques et donc n’existent que les choses singulières. Là encore, la métaphysique prépare la théorie de la connaissance comme on le verra dans la partie II.

P9. Plus une chose possède de réalité ou d’être, plus d’attributs lui appartiennent.

Cette proposition découle de la définition 4, dit la démonstration, laconique. Cela sous-entend qu’il y a des degrés de réalité ou d’être. La substance est ce qui possède le degré absolu d’être et c’est pour cette raison qu’elle est incréée et donc éternelle.

P10. Chaque attribut d’une substance doit être conçu par soi.

Cela découle de la définition de substance. La substance existe par soi et doit être conçue par soi et comme l’attribut exprime pour l’entendement l’essence de la substance, il doit en aller de même.  Le scolie développe ce point en montrant que des attributs distincts de la même substance ne forment pas deux réalités distinctes mais expliquent cette même réalité de deux manières distinctes et sans rapport l’une avec l’autre.

P11. Dieu, autrement dit une substance  constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie, existe nécessairement.

Proposition capitale qui est suivie de trois démonstrations et d’un long scolie. Une première démonstration par l’absurde est lapidaire. Elle se résume à l’idée selon laquelle il est impossible de concevoir l’inexistence d’une substance constituée d’une infinité d’attributs. Les autres démonstrations restent à un très haut niveau d’abstraction. Il est ici plus judicieux d’essayer de saisir de quoi il s’agit parce que le nom « Dieu » évidemment peut égarer celui qui identifie Dieu une personne ou à trois personnes en une par exemple. Puisqu’il n’y de la nature des substances ou des affections et qu’il ne peut y avoir qu’une seule substance, toutes les affections sont des affections de cette substance.  Dit encore autrement, tout ce qui est en Dieu et ne peut être conçu que par Dieu. Le Dieu de Spinoza, dit-on parfois, est le « grand tout » et Spinoza est qualifié de « panthéiste ». Mais ce n’est pas exactement le cas. Il n’y a pas trace de « mysticisme », Dieu apparaît contre une construction logique : Dieu c’est tout simplement la réalité dans toutes ses dimensions (ou attributs). Elle est éternelle car il est impossible de lui assigner des limites temporelles et une évolution temporelle.  Les affections (les modes) peuvent naître et disparaître mais cette naissance et cette disparition supposent l’éternité de la réalité. Elle est infinie pour des raisons semblables. Si on pense une réalité finie, alors implicitement on pense un au-delà de cette réalité finie – sans quoi il serait impossible de penser sa finitude. Quand on dit que l’univers est fini et qu’on en donne la taille, on ne désigne pas à proprement parler l’univers mais seulement l’univers physique que nous pouvons aujourd’hui observer et comprendre selon les lois de la physique que nous maîtrisons. Mais cela ne veut pas dire que la réalité n’est pas infinie. Bref, pour Spinoza – et pour nous ! – il est impossible de ne pas partir de cet absolu qu’est la réalité éternelle et infinie qui s’explique dans une infinité d’attributs.

Antonio Crivotti, un philosophe italien, a donné une interprétation de Spinoza en utilisant les méthodes de l’analyse logique moderne.  Il montre que, quelle que soit manière dont on conçoit « Dieu » et « l’existence », la construction spinoziste conduisait nécessaire à attribuer la propriété « existence » à l’entité « Dieu » (voir sur ce point http://denis-collin.viabloga.com/news/spinoza-et-l-atheisme ). La thèse de Crivotti est que la construction de Dieu dans les onze premières propositions de l’Éthique est surtout motivée à la volonté d’échapper à l’accusation d’.

Hegel soutenait un point de vue radicalement opposé.  Dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, il réfute l’accusation d’ lancée contre Spinoza et dit que son système pourrait aussi bien être caractérisé comme un acosmisme. Les athées nient Dieu et ne laissent que le monde, on pourrait dire de Spinoza nie le monde et ne laisse que Dieu puisque tout ce qui est ne peut être et ne peut être conçu en dehors de Dieu.

P12. On ne peut concevoir en vérité nul attribut d’une substance d’où suivrait que la substance peut être divisée.

Cette proposition est complétée par la suivante :

P13. La substance absolue infinie est indivisible.

Et surtout le corollaire :

P13C. D’où suit que nulle substance, et en conséquence nulle substance corporelle, en tant qu’elle est une substance, n’est divisible.

Ces trois propositions établissent la nature de l’infini pour Spinoza.  L’infini est indivisible, car si on pouvait diviser l’infini, il ne serait plus infini ou alors on aurait deux infinis, ce qui ne se peut.

P14. En dehors de Dieu nulle substance ne peut être ni être conçue.

Conséquence des précédentes : il n’y pas d’autre substance que Dieu. Il n’y pas d’un côté une substance étendue et de l’autre une substance pensante comme chez Descartes.  La substance corporelle en tant que telle est indivisible : cela veut dire que pour Spinoza il n’y a pas de vide (comme pour Descartes), non que Spinoza imagine qu’il y a de la matière invisible ou tourbillonnante entre les corps visibles (par exemple entre les astres), mais c’est que pour lui la réalité physique est uniquement étendue, c’est-à-dire qu’elle est intégralement conceptualisable par la géométrie. En réalité, chez Spinoza, comme chez Descartes, c’est resté un programme purement théorique. La théorie physique de Newton qui s’impose à la fin du XVIIe siècle combine deux éléments hétérogènes, des éléments purement géométriques (un espace à trois dimensions, des relations spatiales entre les corps qui peuplent cet espace) et d’autre part des éléments purement physiques, les masses des corps. Mais il n’y a dans la physique newtonienne aucune relation nécessaire entre les uns et les autres. C’est seulement avec Einstein que le programme de géométrisation de la physique peut s’accomplir des lors que la masse est considérée comme une courbure de l’espace-temps. Évidemment, il ne faut pas faire de Spinoza un précurseur d’Einstein – même si Einstein affirme que son Dieu est le Dieu de Spinoza (voir notre article sur la religion d’Einstein et celle de Spinoza : http://denis-collin.viabloga.com/news/dieu-ou-la-nature et également l’étude Gustavo Cevolani, Einstein et Spinoza: http://denis-collin.viabloga.com/news/einstein-et-spinoza). Cependant le radicalisme métaphysique qui est le sien s’est révélé fructueux, et l’audace scientifique d’Einstein renvoie bien à l’audace philosophique de Spinoza.

Soulignons les deux corollaires de la proposition 14 :

P14C1. Il suit de là très clairement :

1° que Dieu est unique, c’est-à-dire (selon la définition) que dans la Nature il n’est qu’une seule substance et qu’elle est  absolument infinie, comme nous l’avons déjà indiqué dans le scolie de la proposition 10.

P14C2. Il suit :

2° Que la chose étendue et la chose pensante sont des attributs de Dieu ou (selon l’axiome I) des affections des attributs de Dieu.

Dans la Nature, il n’y a qu’une seule substance, Dieu. Par conséquent la Nature est composée … de Dieu et donc Dieu et la Nature sont bien la même chose. Dieu est la Nature (préfèrent les matérialistes spinozistes). La Nature est Dieu (préfèrent peut-être les autres). En tout l’équivalence est strictement établie. Et elle interdit de penser deux genres de réalités différentes, pensante et étendue, qui sont simplement des attributs de Dieu, c’est-à-dire que l’essence de Dieu s’explique dans l’étendue ou dans la pensée, sans qu’il y ait de rapport de dépendance entre l’une et l’autre.

D’où la proposition suivante :

P15. Tout ce qui est, est en Dieu, et rien sans Dieu ne peut ni être ni être conçu.

Encore une fois remarquons le parallèle être/être conçu. Ce qui est concevable peut être et ce qui est concevable. Quand Spinoza dit que « rien sans Dieu ne peut ni être ni être conçu », il faut prendre concevoir dans les deux sens courants de ce mot : l’esprit conçoit des idées, la mère conçoit un enfant. Les idées et les choses sont produites par Dieu dans le même moment et rien ne peut être conçu hors de Dieu (c’est d’ailleurs pourquoi, un peu plus loin Spinoza affirme que Dieu est « cause immanente » de toutes choses et non « cause transitive » (P18).

Arrivés à ce point, la première partie va prendre une autre direction. On va pouvoir explorer tout ce qui découle de la nature de Dieu. Mais auparavant, le long scolie qui suit cette proposition mérite qu’on s’y attarde car il pose toute une série de questions difficiles et constitue à lui seul une unité.

Le scolie commence par un thème qui revient en permanence, celui de la dénonciation des superstitieux qui imaginent Dieu à la façon d’un homme. Cette vision anthropomorphique de Dieu est ce qui est le plus éloigné de la véritable connaissance. Mais il s’agit aussi de discuter la position dualiste classique, qui tout en reconnaissance d’un côté que Dieu étant un Être infini ne peut prendre figure mettent en même temps complètement à part la nature corporelle dont « ils estiment qu’elle a été créée par Dieu ».  Ce qui est impossible puisqu’une substance ne peut en créer une autre ! Spinoza prolonge cependant cette démonstration en réfutant spécifiquement deux genres d’arguments :

1)       Tout d’abord, les tenants d’un Dieu transcendant lui réservent le caractère infini alors que la substance corporelle (ou étendue) ne peut selon eux être infinie mais est seulement, à la rigueur, indéfinie. Spinoza va se confronter ici aux paradoxes bien connus qu’utilisent ceux qui refusent qu’on puisse considérer l’infini en acte. En voici une version simplifiée mais qui le résume tous : les nombres entiers sont en quantité infinie et les nombres pairs aussi. Or il y a deux nombres entiers pour un pair, donc il faudrait supposer un infini double d’un autre.

2)       Ensuite, un argument plus théologique : la substance corporelle étant divisible en partie est passive et donc elle ne peut appartenir à l’essence divine.

Spinoza répond au premier argument en plusieurs temps. Si on admet la réponse de Spinoza au premier argument, réponse selon laquelle l’infini est pensable rationnellement, les objections du deuxième tombent ipso facto.

1)       Les absurdités exposées par ceux qui refusent de considérer l’infinité de la substance corporelles découlent seulement de ce qu’ils supposent « une quantité infinie et mesurable composée de parties finies ». C’est cette absurdité-là qui produit les autres absurdités, mais si on admet avec Spinoza que la substance corporelle ne peut être « conçue qu’infinie, unique et indivisible », alors ces absurdités disparaissent. Or la substance corporelle n’est pas plus composée de parties finies que le corps n’est composée de surfaces et les surfaces de lignes et les lignes de points.

2)       Spinoza utilise ensuite un deuxième argument : si la substance corporelle est composée de parties, une de ces parties pourrait être anéantie et donc le vide pourrait exister, ce qui n’est pas dit-il ! Il retourne ici un argument cartésien (la négation du vide qui est utilisée pour expliquer les mouvements « tourbillonnaires « ) contre la métaphysique cartésienne. Évidemment, Pascal va démontrer qu’on est obligé d’admettre le vide (voir Traité du vide) et donc il peut sembler que l’argument de Spinoza soit ici vraiment faible.  Mais en vérité, c’est qu’on ne saisit pas clairement le sens de l’argumentation et pour cela il faut passer aux arguments suivants.

3)       Le troisième argument : nous sommes portés « par nature » à diviser la quantité. Or la quantité n’est divisible qu’abstraitement, par imagination, alors que substantiellement elle ne l’est pas. Considérée par l’entendement en tant que substance, la quantité n’est pas divisible, mais infinie, unique et indivisible. Cela veut dire qu’il y a deux manières de considérer la quantité : soit extensivement (partes extra partes) soit intensivement dans sa globalité.  Une quantité extensive est simplement conçue comme une sommation des grandeurs des parties (par exemple quand j’imagine le nombre 3 avec l’image de 3 buchettes comme celles qu’utilisaient les enfants pour apprendre à compter). Au contraire, une grandeur intensive est une grandeur considérée en elle-même. Reconnaissons que le passage du scolie sur cette question est singulièrement énigmatique.[2]

4)       Apparemment pour illustrer et compléter les arguments (2) et (3), Spinoza soutient que l’incapacité à percevoir ces distinctions vient tout simplement de ce qu’on confond substance et affections. Les affections de la substance corporelle forment bien des parties qu’on peut compter, mais cette division des affections ne signifie pas du tout une division de la substance.

Une interprétation de la métaphysique de Spinoza

Les arguments de Spinoza mériteraient d’être repris et réactualisés à la lumière de nos connaissances scientifiques. Par exemple qu’il n’y ait pas à proprement parler de vide mais que celui-ci ne soit qu’un état (une affection) de la matière, c’est que les théories physiques standard admettent aujourd’hui : le vide est un état quantique particulier et non l’absence de matière puisque matière et énergie sont équivalentes et qu’on definir l’énergie du vide. Sans même aller dans ces subtilités, même  la physique classique (pré-quantique et pré-relativiste si on veut) n’a jamais considéré le vide comme un pur néant puisque le vide a des propriétés physiques : les ondes électromagnétiques s’y propagent, il a une conductance, une perméabilité magnétique, etc. il n’y a donc pas lieu d’opposer matière et vide mais de voir seulement deux affections différentes de la même substance corporelle.

De même les paradoxes sur l’infini trouvent une solution élégante dans la théorie des nombres transfinis de Cantor. Pour sortir des paradoxes de l’infini Cantor part de la théorie des ensembles.  Alors que les philosophes et les mathématiciens refusent de faire de l’infini un nombre – en  analyse on écrit que « x à∞ » ( x tend vers l’infini) mais jamais « x = ∞ » ! – Cantor va introduire le nombre comme la puissance ou le cardinal d’un ensemble. Les ensembles finis sont les ensembles qui ont pour cardinal 0, 1, 2, 3 … et les autres ensembles se nomment transfinis. Le premier ensemble transfini est l’ensemble des cardinaux dont on montre qu’il ne peut pas être fini. Et à cet ensemble transfini on fait correspondre le cardinal 0.

La notion de cardinal a été définie par appariement des éléments d’un ensemble. Deux ensembles A et B dont les éléments peuvent être liés un à un ont le même cardinal. Un ensemble dont une partie (stricte) peut être mise en bijection avec la totalité est un ensemble transfini. Par exemple l’ensemble des entiers naturels (N) est un ensemble de ce genre puisque si on appelle P l’ensemble des nombres pairs :

1)       P Ì N (en effet tout nombre pair est un nombre naturel mais tout nombre naturel n’est pas pair

2)       Il existe une bijection entre P et N (« correspondance un à un » dit Cantor) puisque :

a.        pour tout x de N, il existe y   de P : y = 2x

b.       pour tout x de P, il existe y de N : y = x/2

3)       Donc P équivalent à N (soit encore P et N ont le même cardinal qui est 0).

Le nombre 0 se comporte évidemment de manière assez différente des nombres finis ordinaries. Par exemple, on vérifie les relations suivantes :

-          0 + 1 = 0

-          2. 0 = 0

-          Si a est un nombre  a est transfini, 0< a

Cantor montre que tout ensemble transfini a des parties de cardinal 0 et plus généralement que tout ensemble transfini a des parties qui lui sont équivalentes. Ce qui pourrait donner une interprétation de la proposition spinoziste de l’indivisibilité de l’infini : si la moitié d’un ensemble transfini est équivalente au tout, c’est que l’ensemble n’est pas à proprement parler divisible (en tout cas il n’est pas divisible à la manière dont nous concevons la divisibilité par l’imagination.)

Après avoir construit 0 (ce qu’on appellera ensuite cardinal d’un ensemble infini dénombrable), car montre qu’il existe un nombre transfini immédiatement supérieur (1) et que tous les nombres transfinis forment un ensemble ordonné.

Laissons là Cantor.  Il suffit d’avoir montré que l’impossibilité de concevoir l’infini découle uniquement du fait que nous usons de l’imagination au lieu d’user de l’entendement. Cantor montre que l’on peut rigoureusement penser l’infini puisqu’on peut même ordonner les nombres transfinis.

Il ne s’agit pas, pour nous, de soutenir que la physique ou la théorie des nombres de Cantor sont spinozistes. Une théorie scientifique a toujours une certaine autonomie par rapport à la métaphysique. Il y a entre physique et métaphysique une relation dialectique : la métaphysique fournit des intuitions qui permettent ensuite à la physique de se développer de son propre mouvement et la physique à son tour conduit à un nouveau questionnement métaphysique. En tout cas, autonomie ne veut pas du tout dire indépendance et radicale séparation. Le positivisme ordinaire dans ce domaine est invalidé dès qu’on cherche à faire autre chose qu’une science opérationnelle à des fins techniques. Si on essaie d’interpréter les résultats de la théorie afin de leur donner sens, alors on fait de la métaphysique. De même les mathématiques ne sont pas en eux-mêmes une métaphysique et ne donnent pas par eux-mêmes une telle métaphysique. Cantor ne « valide » pas la philosophie de Spinoza mais donne simplement un exemple du genre d’interprétation qui peut être tiré de la métaphysique spinoziste.

La puissance de Dieu

À partir de la proposition 16, Spinoza va déployer toutes les conséquences que l’on peut tirer de la nature de Dieu telle qu’elle vient d’être établie. Dans tout ce qui suit, il faudra évidemment prendre garde à ne pas oublier cette définition de Dieu : une substance éternelle et infinie constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie.

Spinoza va donc maintenant envisager Dieu comme cause. Dieu est seul cause libre puisqu’il est cause de soi et de tout ce qui peut en découler et qu’il agit donc d’après la nécessité de sa propre nature. Mais le développement qui suit donne un concept très particulier de cette liberté divine. Le scolie de la proposition 17 est utile pour comprendre ce dont il s’agit.

P17S. D’autres pensent que Dieu est cause libre, parce qu’il peut, selon eux, faire que les choses qui, avons-nous dit, suivent de sa nature – c’est-à-dire qui sont en son pouvoir – n’arrivent pas, autrement dit ne soient pas produites par lui. Mais c’est comme s’ils disaient que Dieu peut faire que la nature du triangle il ne suive pas que ses trois angles soient égaux à deux droits, autrement dit que d’une cause donnée il ne suive pas l’effet.

Le tableau est campé. Libre ne veut pas dire arbitraire. « Dieu est subtil mais pas malicieux », disait Einstein. La liberté de Dieu consiste à faire tout ce qui découle de sa nature mais elle ne peut consister à ne pas faire ce qui en découle. Tout ce qui est dans la Nature (et donc dans la nature de Dieu) est ordonné selon une nécessité que Spinoza définit clairement : une nécessité mathématique. De la nature du triangle, il suit que la somme des trois angles vaut deux droits et personne ne peut faire qu’elle vaille trois droits ou un seul droit, au gré des circonstances. Comme le disait encore Einstein, « Dieu ne joue pas aux dés ». Pour Spinoza l’affirmation de la nécessité est dirigée d’une part contre la croyance dans les miracles (Dieu ne fait aucun miracle, il agit toujours d’après les lois de sa propre nature) et contre ceux qui invoquent la « volonté de Dieu », cet asile de l’ignorance.

Cette première critique se double d’une seconde, plus radicale et qui trace un véritable fossé en le Dieu des religions ou même des philosophes rationalistes comme Descartes, Malebranche, etc., et le Dieu de Spinoza : « ni la volonté ni l’entendement n’appartiennent à la nature de Dieu ».

Commençons par la première. « Mes adversaires », dit Spinoza, soutiennent qu’ils ne croient pas que  Dieu « puisse faire exister tout ce dont il a une connaissance actuelle ». Il y a une infinité de possibles dans l’entendement divin mais Dieu ne fait venir à l’être que ceux qu’il choisit par un décret de sa libre volonté.  Pour Spinoza, cette conception est erronée. En Dieu en tant que nous le comprenons sous l’attribut de la pensée existent une infinité de choses en une infinité de modes et en vertu du parallélisme entre être et concevoir tout ce qui est conçu, tout ce dont il y a une idée (pourvu qu’elle ne recèle pas de contradiction) nécessairement est appelé à venir à l’être. Et Spinoza selon un procédé il usera à plusieurs reprises montre que ses adversaires qui prétendent défendre la perfection de Dieu en lui attribuant une libre volonté ne font en réalité que restreindre la toute puissance de Dieu. La toute-puissance ne peut être virtuelle, elle doit toujours être actuelle. Tout ce qui est possible (c’est-à-dire une infinité de choses) doit exister. Mais ces possibles ne peuvent pas tous exister en même temps sous l’attribut de l’étendue. Les uns ne peuvent exister que lorsque les autres ont disparu et des êtres finis qui existent simultanément peuvent aussi se heurter et se détruire. On reverra cette question-là plus loin.

Mais surtout Spinoza dans ce scolie nie qu’on puisse attribuer volonté et entendement à la nature de Dieu. En effet, soit on attribue à Dieu l’entendement et la volonté sur le modèle de l’entendement et de la volonté des humains. Mais c’est impossible sans gravement transformer le véritable concept de l’essence divine. Soit on attribue à Dieu quelque chose qu’on appelle entendement divin mais celui-ci n’est plus à proprement parler un entendement puisqu’il doit connaître les choses avant qu’elles n’existent – en fait il s’identifie à Dieu lui-même. On procède de la même manière pour la volonté. Encore une fois attribuer entendement et volonté à Dieu, c’est concevoir Dieu par l’imagination comme une sorte d’humain.

P18. Dieu est cause immanente mais non transitive de toutes choses.

Puisque tout ce qui est, est en Dieu et ne peut être conçu que par lui, il va de soi que Dieu est la cause immanente de toutes choses.  Toutes les choses existent parce qu’elles sont en Dieu. Un homme peut être la cause immédiate de l’existence d’une chose (par exemple, un homme est la cause de l’existence d’un autre homme parce qu’il est son père), mais il n’est pas la cause de l’essence de cet homme qui est en Dieu. Donc chez Spinoza, il n’y ni création, ni procession, ni émanation. On est « sur le plan d’immanence » comme le dit Deleuze. Si Dieu est la cause de A qui est la cause de B, etc. alors Dieu est cause transitive de B. Mais chez Spinoza, Dieu est la cause immanente de A et de B, parce que les essences de A et B sont de toute éternité en Dieu. En outre si A est déterminée à produire B comme effet, A été déterminé de toute éternité à produire cet effet.  Donc Dieu est la cause efficiente de toutes choses (voir aussi P26).

P19. Dieu, autrement tous les attributs de Dieu sont éternels.

C’est une conséquence de la proposition 11. Proposition « très évidente » dit Spinoza qui rappelle l’avoir démontrée autrement dans les Principes de la philosophie de Descartes, proposition 19 de la 1ère partie. Dans ce texte, il est montré qu’on ne peut penser de limites à l’existence de Dieu (sinon il faudrait concevoir que l’être parfait se conçoit comme non existant).

Passons toute une série de propositions dont certaines sont évidemment destinées à prendre place dans une discussion polémique avec les « théologiens » (ceux-ci forment la principale catégorie des « adversaires » contre lesquels les scolies sont souvent dirigés). Et arrivons à une proposition capitale pour la suite :

P29. Dans la nature, il n’y a rien de contingent ; mais toutes choses sont déterminées par la nécessité de la nature divine à exister et à produire un effet d’une certaine façon.

Cette proposition exprime ce qu’on pourrait appeler un « nécessitarisme » absolu. S’il n’y a pas de contingence, c’est que toutes choses obéissent à des mécanismes de causalité déterminés. On le voit dès maintenant, toutes les conceptions de la liberté comme pouvoir de choisir indifféremment, comme libre arbitre sont incompatibles avec cette proposition, sauf à sortir l’homme de la nature ou en faire « un empire dans un empire ».

Le scolie (P29S) introduit une distinction reprise à la scolastique, mais là encore complètement détournée de son objet premier. Spinoza distingue :

1)       La nature « naturante », c’est-à-dire Dieu en lui-même, considéré comme cause libre et comme principe d’existence de tout ce qui est.
2)       La nature « naturée », c’est-à-dire tout ce qui suit nécessairement de la nature de Dieu, c’est-à-dire la réalité différenciée de toutes les choses qui existent de manière déterminée – c’est-à-dire obéissant aux lois de la nature qui ne sont rien d’autre la liberté de Dieu (puisque la liberté consiste à agir selon les lois de sa nature propre).

Les propositions suivantes (P30  et P31) exposent ce qu’est « l’entendement en acte » qui « doit comprendre les attributs et les affections de Dieu et rien d’autre. » L’entendement n’est donc pas une faculté qui appartiendrait à on ne sait quoi ou on ne sait qui, une faculté déterminée dont il faudrait régler l’usage.  L’entendement est actuel (effectif) et se résume à l’acte de compréhension. Plus précisément :

P31. L’entendement en acte, qu’il soit fini ou infini, de même que la volonté, le désir, l’amour, etc. doivent être rapportés à la nature naturée, mais on à la naturante.

L’entendement est un « mode du penser » précise la démonstration, la volonté, etc., et donc il est un effet de l’enchaînement des causes et des effets, au même titre que le désir ou l’amour, même s’il en diffère par essence. Ce que veut dire cette proposition, c’est ce qui va être développé dans le 2e et surtout dans les parties 3 et 4 : considérer l’esprit humain comme un mode, une affection de la substance éternelle et infinie comme les autres. Il s’agit donc de tirer toutes les conséquences de ce nécessitarisme annoncé en P29. Du même coup, il faut traquer jusque dans leurs derniers refuges les préjugés concernant la liberté comme liberté de la volonté ou pure contingence. Ainsi

P32. La volonté ne peut être appelée cause libre mais seulement cause nécessaire.

D’où suit le corollaire I :

P32C1. Il suit de là 1° que Dieu ne produit pas ses effets par la liberté de sa volonté.

Et encore :

P33. Les choses n’ont pu être produites par Dieu autrement qu’elles l’ont été ni dans un autre ordre.

Et le scolie enfonce le clou :

P33S1. (…) il n’y a absolument rien dans les choses qui permette de la dire contingentes (…).

Le scolie donne ensuite des définitions pour nécessaire, impossible et contingent.  Nécessaire est une chose en raison de son essence (par exemple, la substance est nécessaire) soit en raison de sa cause (la cause existe, l’effet existe nécessairement). Au nécessaire s’oppose non pas le contingent mais l’impossible : une chose est impossible si son essence renferme une contradiction (par exemple, un cercle carré), ou s’il n’existe aucune cause extérieure déterminée à produire cette chose. Ce qui est nécessaire existe et ce qui n’existe pas, c’est ce qui est impossible. Le contingent est donc ce qui ne nous apparaît (par un défaut de connaissance) comme ni nécessaire ni impossible. Par exemple, une chose dont ignorons que son essence renferme une contradiction nous apparaît comme possible même si elle n’existe pas actuellement. Une chose dont nous ignorons si les causes qui peuvent la produire existent nous apparaît également comme une chose possible et nous pouvons même imaginer que son existence ne dépend que de notre libre volonté. Inversement, une chose qui existe actuellement et dont nous ignorons ce qui l’a causée apparaît comme contingente. Nous croyons qu’au lancer du dé, c’est le hasard qui décide du chiffre qui va sortir, mais si nous connaissions la vitesse et la direction du jet, les propriétés physiques du dé, la hauteur d’où il est jeté et bien d’autres choses encore, en droit, nous devrions pouvoir prédire exactement le résultat du jet. Mais comme nous ne le pouvons pas en pratique, nous admettons que « le hasard a décidé ». Il semble bien que le hasard ou la contingence ne sont qu’une autre manière de parler de notre ignorance. La question est évidemment de la plus haute importance quand il s’agit des sciences de la nature. La physique galiléenne et newtonienne est entièrement déterministe et ne considère l’aléatoire que comme la marque (provisoire on l’espère) de notre ignorance.

On pourrait rapprocher la thèse spinoziste d’un problème soulevé au siècle suivant. Si on connaît l’état présent du monde et les lois de la nature, l’état du monde dans un laps de temps déterminé est prévisible. C’est le célèbre principe de Laplace : « Nous devons envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »[3]

Cependant la formulation de Laplace paraît assez différente de celle de Spinoza. En effet, la P29 n’implique pas le principe de Laplace : on peut parfaitement admettre qu’il existe des théories déterministes sans aucune capacité de prévision – c’est le cas, par exemple, dans la plupart des sciences historiques, comme la théorie darwinienne de l’évolution. On peut également considérer que la proposition spinoziste est une thèse ontologique – elle porte sur la nature de ce qui est, ou encore, pour parler comme Spinoza, sur « la nature des choses ». L’affirmation de Laplace, au contraire, est gnoséologique : elle porte sur ce que l’entendement peut saisir de la nature des choses. L’affirmation de Laplace doit d’ailleurs être convenablement comprise : elle porte sur une intelligence infinie et non sur une intelligence humaine. Pour une intelligence humaine, il est impossible de saisir « toutes les forces dont la nature est animée » et d’ailleurs pourquoi cette réflexion prend place au début d’un ouvrage consacré au calcul des probabilités : celles-ci nous permettent d’approcher ce qui autrement serait à jamais hors de notre portée. Cependant cette distinction gnoséologique/ontologique n’a aucune pertinence du point de vue de la métaphysique de l’Éthique.

On retrouve cette question posée à nouveau au début du XXe siècle avec l’introduction du « principe d’incertitude » de Heisenberg. Nous avons eu l’occasion de contester l’idée couramment admises chez les philosophes (et chez certains physiciens) selon laquelle la physique quantique qui est fondamentalement une physique statistique, mettrait en cause le principe du déterminisme (voir notre La matière et l’esprit). Mais le débat n’est pas clos. Il paraît cependant que, même s’il n’y a pas dans la physique contemporaine, de « variables cachées », le nécessitarisme spinoziste est au moins une hypothèse bien plus productive que celle qui consisterait à admettre qu’il y a du hasard dans la nature.

Le scolie suivant (P33S2) précise un certain nombre de questions décisives, sur lesquelles il faut aussi s’expliquer.

P33S2. De ce qui précède il suit clairement que les choses ont été produites par Dieu selon une perfection suprême, puisqu’elles ont nécessairement suivi d’une nature souverainement parfaite. Et cela n’impute à Dieu aucune imperfection, car c’est sa perfection même qui nous a contraints à l’affirmer.

De la perfection de Dieu, il faut déduire la perfection de ce qui est ! S’il y avait un Dieu créateur, il est presque naturel de penser qu’il y a moins dans la créature que dans le créateur. Mais comme il n’y a pas de Dieu créateur, le problème se pose totalement différemment. Une chose qui existe, existe en raison de causes déterminées et par conséquence elle existe exactement comme elle « devait » exister puisque « les choses n’ont pu être produites par Dieu autrement qu’elles ne l’ont été, ni dans un autre ordre » (P33). Donc si elle est exactement comme elle devait être, elle est parfaite, l’imperfection n’étant que la marque d’un inachèvement ou d’une non-conformité entre le plan et la réalisation. Ceux qui ne veulent pas comprendre cela jugent des choses d’après leur imagination et non d’après leur entendement.

Ceux qui refusent cette thèse, Spinoza, selon un procédé déjà rencontré, les accuse d’attribuer à Dieu l’imperfection. Si en effet, Dieu produit des choses imparfaites et s’il avait pu faire autrement que de les produire telles qu’elles sont, est donc imparfait, donc il n’est pas Dieu.

Encore fois le désaccord vient de la considération de la liberté. Ceux qui refusent la position spinoziste attribuent à Dieu une volonté absolue, laquelle est une « futilité » et « un grand obstacle à la science ». Néanmoins, pour convaincre les hésitants, Spinoza ajoute une nouvelle démonstration en admettant que Dieu ait une volonté. Dans ce cas aussi, les choses ne peuvent être que comme elles sont, sans quoi on pourrait encore prêter à Dieu une imperfection. Enfin, c’est l’argument décisif, si tout existe par le décret divin, ce décret est de toute éternité. Or « dans l’éternité, il n’y a ni quand, ni d’avant, ni d’après, et donc Dieu n’est pas avant ses décrets, ni après ses décrets, donc les choses ne peuvent être que d’une seule façon. On voit ici l’importance de l’éternité. Dieu est éternel, cela revient précisément à réfuter l’idée de création, car la création suppose un Dieu antérieur à elle, un Dieu transcendant. Dans la métaphysique spinozienne, immanence et éternité sont absolument interchangeable.

Nous ne poursuivons pas plus loin l’analyse de cette démonstration qui répète des arguments déjà exposés. La fin est cependant à remarquer :

P33S2. (…) Je reconnais d’ailleurs que cette opinion qui soumet toutes choses à une volonté indifférente de Dieu et admet qu’elles dépendent toutes de son bon plaisir, s’écarte moins de la vérité que l’opinion de ceux qui admettent que Dieu agit en tout en vue du bien.

« Cette opinion », c’est ici un aspect de la doctrine cartésienne que Spinoza ne partage pas mais qui à tout prendre vaut mieux que la croyance selon laquelle Dieu agit en vue du bien que Spinoza caractérise ici comme une « absurdité ». Cette absurdité sera à nouveau démolie dans l’appendice de la partie I.

P34. La puissance de Dieu est son essence même.

C’est absolument évident, comme la suivante :

P35. Tout ce que nous concevons être au pouvoir de Dieu est nécessaire.

Encore une fois ce que nous concevons et ce qui est correspondent. Si nous concevons quelque chose être au pouvoir de Dieu cela doit être. Abyssale vérité ! Reste à savoir comment nous pouvons concevoir adéquatement ce qui est au pouvoir de Dieu. Ce sera un des enjeux de la deuxième partie.

 



[1] Aristote, Organon I, Catégories, chap. V,

[2] Kant reviendra sur cette distinction entre grandeurs extensives et grandeurs intensives.

[3] Pierre-Simon Laplace : Essai philosophique sur les probabilités, 1814 – édition électronique Vigdor, page 3

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Ecrit par dcollin le Dimanche 16 Novembre 2008, 17:51 dans "Spinoza, spinozisme" Lu 12672 fois. Version imprimable

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