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La démocratie comme idéologie

Dans le Traité de paix perpétuelle, un ouvrage directement engagé sur le terrain politique, Kant définit ainsi le despotisme comme « le principe selon lequel l’État met à exécution de son propre chef les lois qu’il a lui-même faites, par suite c’est la volonté publique maniée par le chef d’État comme si c’était sa volonté privée ». Et c’est ainsi que la démocratie, par opposition à la république, est aussi qualifiée de despotique. Un tel pouvoir, affirme Kant, est « nécessairement un despotisme parce qu’il fonde un pouvoir exécutif où tous décident au sujet d’un seul et, si besoin est, également contre lui ». Ce pouvoir, que Tocqueville appellera « tyrannie de la majorité » est « nécessairement » despotique, car la liberté y est en contradiction avec elle-même puisqu’il s’agit d’une forme d’État où « tous, qui ne sont pourtant pas tous, décident – ce qui met la volonté universelle en contradiction avec elle-même et avec la liberté ». En ces temps d’adulation de la démocratie et de dépérissement accéléré de l’esprit républicain, voilà sûrement des paroles qu’on aura du mal à entendre. Mais la France et l’Italie donnent toutes deux des exemples de la transformation de l’onction du scrutin majoritaire en légitimation de la destruction des protections dont doivent jouir les citoyens dans une république bien ordonnée. Profitant de sa majorité qu’il compose avec Lega Nord, Berlusconi s’est engagé dans une entreprise de liquidation du parlementarisme au profit d’un État fort, concentré entre les mains du chef de l’actuelle coalition au pouvoir. Les opposants à Berlusconi, qui n’ont pas comme les Français l’expérience du bonapartisme appellent cela « fascisme ». Ils se trompent. C’est une « dictature démocratique »qui se met en place ! Nous avons quelque chose de semblable en France, la transition étant cependant moins brutale puisque nous sommes accoutumés depuis 1958 au « pouvoir personnel ». Appuyé sur une majorité nette, le président de la république est engagé dans une transformation de fond en comble des relations sociales et à une restriction drastique d’un certain nombre de libertés essentielles.

On alléguera qu’il s’agit d’une perversion de la démocratie, dans laquelle l’influence des médias a joué un rôle décisif. On rappellera que les républicains se méfiaient du plébiscite en quoi ils voyaient le fourrier du « césarisme ». Tout cela est exact. Mais pourquoi y aurait-il perversion de la démocratie quand Sarkozy est élu et applique son programme et, au contraire, expression fidèle de la démocratie quand Mitterrand est élu et applique son programme (qu’on se rassure, ça n’a pas duré !) ? Ou l’inverse – si on se place par hypothèse du point de vue d’un électeur de droite ? C’est que précisément la démocratie n’est pas un concept permettant de déterminer rigoureusement la nature d’un régime politique, mais plutôt une idéologie, comme l’a si justement expliqué Luciano Canfora dans un livre intitulé La démocratie, histoire d’une idéologie (Seuil, 2006). Une idéologie, c’est-à-dire une représentation tronquée et inversée de la réalité.

Tronquée parce que sous couvert de « pouvoir du peuple », c’est toujours, dans les « démocraties » réelles, le pouvoir d’une partie du peuple. Le pouvoir de la partie la plus influente, celle qui peut financer des partis, des locaux, de la propagande, qui détient le pouvoir économique et culturel. Il ne s’agit pas seulement de la propagande directe, grossière, du pouvoir qui occupe les médias : à long terme cette propagande est contreproductive. Il s’agit des mille et uns canaux par lesquels l’idéologie de la classe dominante s’impose. La publicité, la culture de pacotille et les « variétés » jouent ici un rôle bien plus important que les « JT ». Dans les périodes d’agitation sociale, dans les périodes « tumultuaires » comme le dirait Machiavel, la pression du peuple est assez forte pour que les procédures démocratiques lui laissent une petite place. Mais dès que le mouvement populaire retombe, dès que la démocratie est « pacifiée » – comme s’en félicitent tous les jours les chefs de la droite et de la gauche – alors elle se transforme en pur et simple oligarchie. Représentation tronquée donc parce que la réalité des rapports de forces et de la domination est scotomisée.

Représentation inversée de la réalité parce que le pouvoir de la minorité des puissants se présente comme la volonté du peuple et que la volonté du peuple est systématiquement usurpée – comme l’ont montré les référendums français, hollandais et irlandais sur l’Europe. Représentation inversée aussi parce que la démocratie se veut, étymologiquement, le pouvoir du peuple assemblé, constitué politiquement, alors qu’elle ne triomphe sous sa forme bourgeoise que comme le conglomérat des atomes égoïstes, poursuivant leurs propres fins sans égard pour la communauté.

Y a-t-il une « vraie démocratie », une démocratie qui soit autre chose que cette idéologie démocratique de la domination capitaliste ? La démocratie « chaude » de la Commune de Paris, des soviets russes, des conseils ouvriers, toutes les formes d’auto-organisation des masses en lutte pourraient constituer le modèle alternatif de la vraie démocratie. L’expérience historique et le raisonnement montrent que ces formes d’organisation, aussi importantes soient-elles historiquement ne sont que des formes politiques temporaires, aptes un moment à terroriser les puissants, n’ayant jamais duré plus de quelques semaines ou quelques mois et qui sont des régimes d’exception. Mais dès que ces organismes de démocratie directe ou semi-directe se stabilisent, ils perdent vite tout contenu vivant et forment un appareil bureaucratique encore plus lourd et plus imperméable aux revendications populaires que le régime parlementaire ordinaire.

Il est sans doute temps de rompre définitivement avec l’utopie démocratique. Tout pouvoir, même le plus progressiste, le plus révolutionnaire (tant est-il que l’on puisse encore attribuer un sens précis à ces qualificatifs) est aux mains d’individus qui veulent dominer. Le pouvoir démocratique, issu des urnes, comme les autres. Et il y a quelque-chose de profondément sain dans la méfiance anarchiste à l’égard des pouvoirs en général. Comment donner tort à Max Stirner qui affirmait, dans L’Unique et sa propriété, que tout État, qu’il soit monarchique ou républicain n’a pas d’autre but que « lier, borner, subordonner l’individu, l’assujettir à la chose générale » et si certains États sont assez forts pour tolérer quelques activités libres des individus, ce n’est que « la tolérance de l’insignifiant et de l’inoffensif » ? Mais les anarchistes se trompent en croyant qu’on peut programmer la disparition de l’État, comme les marxistes se trompaient qui voulaient son « dépérissement » et qui ont donné naissance à l’une des formes étatiques les plus monstrueuses. De cette contradiction, il découle que tout État est éminemment conflictuel, comme Machiavel l’avait perçu avec acuité : il y a toujours un conflit entre les « grands », ceux qui veulent dominer, et le peuple qui, lui, est d’abord préoccupé de ne pas être dominé. Le peuple ne peut pas dominer mais il peut résister à la domination et prendre sous sa garde vigilante la liberté. Il n’y a donc pas de procédure neutre pour trancher les différends, mais bien le mouvement vivant des forces sociales en lutte. Et rien d’autre.

C’est pourquoi tant que le peuple rechigne, proteste, tempête, manifeste, fait grève (comme la plèbe romaine qui fit sécession sur l’Aventin), alors la liberté est en bonne santé. Mais quand le peuple consent à ce que veulent « les grands », quand la démocratie devient « consensuelle » et « pacifiée », alors le corps politique est gangrené et menacé de mort. On croyait que la liberté n’avait à craindre que les coups de forces d’une poignée de factieux au service du grand capital. Nous apprenons (ou plutôt réapprenons) qu’une certaine démocratie s’accommode bien de l’étouffement de la liberté.

Ecrit par dcollin le Samedi 27 Décembre 2008, 00:14 dans "Morale et politique" Lu 8752 fois. Version imprimable

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Commentaires

Précisions

dcollin - le 03-01-09 à 17:03 - #

Un lecteur m'écrit:

Bonjour  Denis,

 Une   phrase me turlupine dans ton article « la démocratie comme idéologie » :

« Il est sans doute temps de rompre définitivement avec l’utopie démocratique »,écris-tu .

Oui , la démocratie est la représentation , plus ou moins, inversée de la réalité. « Y a-t-il une « vraie démocratie », une démocratie qui soit autre chose que cette idéologie démocratique de la domination capitaliste » ?  Je n’en sais rien , à vrai dire,  il me semble quand même que l’idéal démocratique est quelque peu antérieur  au capitalisme, qu’on a imaginé  ,bâti et vécu  dans   des sociétés démocratiques  dont la réalité était indépendante de celle du capitalisme, inconnu à leur époque. Évidemment , il faut s’entendre sur le contenu de la démocratie. Si on entend par là la participation  directe  de tous et de chacun aux affaires de la cité, on est à peu près certain de ne trouver aucun régime démocratique, ni aujourd’hui ni dans le passé ni sans doute demain.

Faut-il pour autant rompre définitivement avec l’utopie démocratique ? Pour la remplacer par quoi ? Je ne trouve pas particulièrement exaltant  d’offrir comme seul programme politique de rechigner, protester, tempêter, manifester, faire grève. Autrement  dit se résigner à vivre dans  ou se révolter sans espoir contre une société aux déséquilibres immuables.

La démocratie, devrait être présentée, politiquement, à gauche  comme un idéal toujours réalisé imparfaitement dans les institutions, toujours perfectible, toujours en mouvement. Alors, peut-être, l’espèce de torpeur qui s’est abattue sur le pays depuis 1958, pourrait être balayée. Et les ex de toutes obédiences se reconnaître enfin en quelque chose qui les dépasse.
G.A.

Je voulais uniquement attirer l'attention sur les ambiguités -- pour ne pas dire plus -- d'un  certain usage du terme "démocratie", de cet usage qui fait de la démocratie une idéologie au nom de laquelle le consensus est exigé et la lutte de classes doit être mise en sourdine.

Je ne suis pas sûr que la démocratie soit un idéal exaltant. Je crois plutôt comme Rousseau qu'il nous faut une "démocratie sagement tempérée", c'est-à-dire qui puisse nous protéger contre toute domination, y compris la domination de la majorité. C'est pourquoi je crois qu'aujourd'hui nous devons défendre le "droit de contestabilité garantie", comme le dit Philip Pettit dans son livre sur le Républicanisme, alors même que nous menace plus que jamais la démocratie plébiscitaire envers laquelle les républicains nourrissaient la méfiance la plus grande.

Si je suis, en revanche, un défenseur du respect du "non" français (et hollandais) au TCE de 2005, c'est parce que ce "non" avait simplement pour fonction de préserver la possibilité même du vote et l'existence d'une communauté nationale menacée par la mise en place d'institutions supra-nationales censées dire à notre place ce qui est bon nous. Ce n'est donc pas la procédure formelle qui compte mais bien son contenu.

Enfin, je suis réservé face à l'idée que puissent être pérennisées ce que j'ai appelé les formes de "démocratie chaude", du type "Commune de Paris" ou soviets russes. Ce sont des formes exceptionnelles qui rendent nécessaires ces moments d'exception où l'ordre ancien se rompt et où les classes opprimées font irruption sur le devant de la scène de l'histoire. Comme formes exceptionnelles, elles correspondent à un régime d'exception, un régime où seuls les citoyens actifs, engagés dans la lutte, décident. C'est une autre version de ce régime d'exception que les Romains appelaient "dictature". Mais "l'homme ne vit pas que politique" et quand la situation stabilise la grande des citoyens en lutte retourne à ses affaires et les formes de la "démocratie chaude" se vident pour faire place aux bureaucrates de la nouvelle classe dominante (cas russe) ou disparaissent soit sous les coups de la répression (cas de la Commune de Paris) soit par désagrégation (cas portugais 1974-1976).
Plutôt qu'une bien vague démocratie, je préfère l'idéal d'une république sociale:
- république, elle fait de la liberté son principe fondateur, j'entends la liberté républicaine au sens de Machiavel, c'est-à-dire la liberté comme non domination. Ce qui suppose la séparation des pouvoirs et leur méfiance réciproque (là encore je suis mon cher secrétaire florentin).
- sociale, elle est d'abord organisée en vue de la défense des intérêts de la masse du peuple, des petites gens, des travailleurs dépendants ou indépendants.
- loin d'être simplement une "démocratie procédurale", elle suppose des idéaux communautaires (tous ceux qui font qu'on peut éprouver le bonheur de vivre ensemble) et un sens du bien commun que les démocraties modernes délaissent puisqu'elles considèrent la démocratie uniquement comme le système permettant d'accorder les égoïsmes (et c'est pourquoi elle apparaît comme le complément idéal de l'économie de marché.)



Re: Précisions

Ereide - le 14-01-09 à 16:02 - #

Si le socialisme démocratique est impraticable ou se réaliser exceptionnellement pour un temps bien déterminé, cette république sociale peut donc alors se passer d'une démocratie économique et les phénomènes d'exploitation capitaliste subsister?

Comment dès lors se passer de la domination?

Utopie folle?


Re: Précisions

Youl - le 23-02-09 à 14:28 - #

Et en ce qui concerne l'économie? Statut des travailleurs, influence du Capital?

C'est un peu light non votre République sociale sans remise en question de cette domination...centrale!


La démocratie comme technologie de gouvernement

Y - le 23-02-09 à 11:16 - #

Un cran supplémentaire dans l'analyse, avec l'absorption de la thématique démocratique dans la problématique du "développement durable", en étant notamment réemballée dans le vocabulaire de la "gouvernance" : http://yannickrumpala.wordpress.com/2008/11/30/le-%c2%ab-developpement-durable-%c2%bb-appelle-t-il-davantage-de-democratie/