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De la nature et de l'origine des sentiments

Lecture et explicitation de la troisième partie de l'Ethique

Récapitulons : la première partie de l’Éthique porte sur la nature des choses qui, toutes, procèdent d’une réalité éternelle et infinie ayant une infinité d’attributs, chacun exprimant une essence éternelle et infinie. La deuxième partie, portant sur la nature de l’esprit, établit que l’esprit n’est rien d’autre que l’idée du corps et montre à quelles conditions nous pouvons avoir des idées adéquates, nous élevant du premier au troisième genre de connaissance, c’est-à-dire de la connaissance spontanée par imagination à la connaissance intuitive des essences singulières en passant par la connaissance des lois naturelles, à partir des « notions communes ». Il reste maintenant à entrer dans le vif du sujet, c’est-à-dire dans ce qui constitue le cœur de l’ouvrage tel que son titre le définit.

 

Qu’est-ce qu’une éthique ? L’ethos grec désigne les mœurs (ce que les Latins appellent mores), les normes plus ou moins explicites de la vie commune. Quand les philosophes anciens – Aristote par exemple – construisent une éthique, il s’agit de définir les fins générales de la vie humaine et des moyens pour atteindre ces fins. Une éthique a donc une partie descriptive (qu’est-ce que l’âme humaine, comment est-elle affectée, que peut-elle ?) et une partie normative. L’éthique de Spinoza répond à ces réquisits. Elle comporte une théorie générale des affections de l’âme ou des sentiments (essentiellement dans la partie III). La quatrième partie étudie ce que peut et ne peut pas l’âme humaine et esquisse une . Enfin la partie V définit le souverain bien, la béatitude.

La 3e partie est composée d’un préambule, d’une première partie qui va jusqu’à la proposition 11 et qui établit les bases de la vie affective, d’une deuxième partie (de la proposition 12 à la 57) qui explore le dédale de la vie des sentiments et d’une brève dernière partie qui traite « des sentiments qui se rapportent à nous en tant que nous sommes actifs. »

Préambule

Le préambule constitue d’une part un résumé de ce qui a été acquis dans la deuxième partie, d’autre part un précis de la méthode à suivre pour étudier la genèse des affections de l’esprit et les relations complexes qui caractérisent leur existence effective dans l’esprit humain.

Conformément à tout ce qui a été établi précédemment, il s’agit de considérer « les sentiments et les conduites humaines » comme des « choses naturelles ». Spinoza critique la conception qui fait de l’homme un « empire dans un empire ». L’homme ne trouble pas l’ordre de la nature, il en suit le cours. Point capital : à ceux qui opposent le monde humain au monde naturel, la liberté humaine à la nécessité naturelle, les artifices humains aux choses qui naissent naturellement, Spinoza répond sans ambiguïté : tout ce qui est humain est aussi naturel que toutes les autres choses naturelles. On le retrouvera plus loin : la et les institutions politiques ne sont pas des artifices « contre nature » mais ne peuvent procéder que des lois naturelles et rien ne peut s’établir qui soit contre nature.

Donc, l’impuissance et l’inconstance humaine ont leur cause dans la nature et non dans quelque vice de la nature humaine sur laquelle il faudrait geindre. Suit une critique virulente des « moralistes », lesquels, le plus souvent, se contentent de la détestation des vices de l’esprit : « qui sait avec le plus éloquence ou de subtilité accabler l’impuissance de l’esprit humain passe pour divin. » Au contraire Spinoza conseille au Sage d’exalter à chaque fois qu’il en a l’occasion la puissance de l’homme.

Spinoza constate que « le très illustre Descartes », en dépit de sa théorie de la libre volonté, a cherché à expliquer les passions de l’âme (les « sentiments humains ») par leurs premières causes et, en même temps, il a voulu montrer comment la volonté peut avoir un empire absolu sur les sentiments. Mais cette tentative a échoué. Il faut montrer comment les vices sont eux-mêmes des produits nécessaires de la Nature. Il faut donc traiter des vices et de la futilité des hommes « selon la méthode géométrique », « par le raisonnement rigoureux », comme s’il était question « de lignes, de plans ou de corps ».

Les définitions et les postulats

Les définitions mettent en place le dispositif qui va être utilisé pour traiter des sentiments et conduites humaines. Elles prolongent les définitions de la partie II.

Cause adéquate : On a vu qu’une idée adéquate est une idée qui est en moi comme elle est en Dieu. Une cause adéquate est, semblablement celle dont on peut percevoir l’effet clairement et distinctement par elle-même.

Être actif : quelque chose se fait dont nous sommes cause adéquate. Être actif, c’est donc agir conformément à la connaissance claire des lois de la nature et non pas agir aveuglément, sous l’emprise de forces extérieures dont nous n’avons qu’une connaissance vague. Nous sommes au contraire passifs lorsqu’en nous il se produit quelque chose ou que de notre nature suit quelque chose dont nous ne sommes que la cause partielle. On remarque ici les formules étranges pour ceux qui sont pénétrés par les philosophies du sujet. « Il se produit », « il suit » quelque chose de notre nature, dit Spinoza. Ce n’est pas le « je » qui est l’origine absolue de tout cela. Pas ce « je » originel et détaché du monde (pas ce « je-Dieu » cartésien), non ! « Il se produit ». C’est un phénomène impersonnel : un sentiment ou une conduite et l’ensemble de ces choses qui se produisent, cela donne le « moi » (une expression dont n’use pas Spinoza). Mais le « moi » n’est qu’un résultat, pris dans le flux des choses qui se produisent en moi, c’est-à-dire qui mettent en cause les parties qui me composent. On est ici à la distance maximale d’avec la pensée du « très illustre Descartes ».

Sentiments : ce sont des « affections du corps » qui modifient sa puissance d’agir, et en même temps, les idées de ces affections. Autrement les sentiments sont des choses se produisent dans le corps et qui, nécessairement, ont une idée qui leur correspond dans l’esprit, puisque l’esprit étant l’idée du corps comprend les idées des affections du corps. Affection et idée de cette affection, c’est une seule et même chose, c’est « en même temps » dit Spinoza. À cette définition des sentiments on peut appliquer la classification des états actifs et passifs. Les affections dont nous sommes les causes adéquates sont des actions et celles dont nous ne sommes pas les causes adéquates sont des passions. On voit donc que la vie sentimentale n’est pas nécessairement sur le mode passionnel : nous pouvons être nous-mêmes la cause adéquate de nos sentiments qui peuvent découler de notre propre nature et non de l’action sur nous de causes étrangères. On verra (E3P58-59) ce que sont ces sentiments actifs et comment l’esprit peut s’auto-affecter.

Deux postulats suivent ces définitions, qui concernent tous les deux le corps. Le postulat I affirme que le corps humain peut être affecté de « beaucoup de façons », soit qui augmentent, soit qui diminuent, soit laissent égale la puissance d’agir. Les corps agissent les uns sur les autres et obéissent aux lois de la physique. Voilà pourquoi les sentiments sont des choses naturelles qui se comprennent selon l’ordre de la nature. Le postulat II (qui découle en réalité de ce qu’on a déjà vu en E2) indique que le corps peut garder la trace des changements qu’il a subis (ce sont les impressions des objets dont il a subi les affections).

Propositions fondamentales (propositions I à XI)

La proposition I est assez évidente :

Notre esprit est en partie actif, mais en partie passif, savoir : dans la mesure où il a des idées adéquates, il est nécessairement actif, et dans la mesure où il a des idées inadéquates, il est nécessairement passif.

Évidemment, ceci est vrai pour « nous », c’est-à-dire pour tous les humains. Notre esprit est en partie actif, en partie passif. Il y aura sûrement une gradation entre ceux dont l’esprit est composé d’un maximum d’idées adéquates et ceux qui n’ont presque aucune idée adéquate (cf. corollaire). Mais personne n’est entièrement passif. Celui qui serait entièrement passif mourrait rapidement ! Quant à être entièrement actif, c’est tout aussi impossible car le plus savant des savants, le plus sage des sages ayant un corps, son corps se heurtera à d’autres corps qui l’affecteront de telle sorte que sa puissance d’agir sera affectée. Le corps de Spinoza a été affecté par le bacille de Koch (pour autant que l’on sache), laquelle affection a fini par venir à bout du sage mort âgé d’un peu plus de 44 ans.

La proposition II pose qu’il n’y a pas de rapport entre l’Esprit et le Corps. Le corps ne peut déterminer l’esprit à penser et l’esprit ne peut déterminer le corps à se mouvoir. Il n’y pas de lien causal entre corps et esprit, ce qu’on savait déjà dès le début quand la définition de la chose finie en son genre nous apprend qu’une chose ne peut être limitée que par une chose de même nature. Les attributs ne peuvent pas avoir de point commun. On appelle cette affirmation spinoziste l’affirmation du « parallélisme ». Ce parallélisme affirme que l’esprit et le corps sont toujours en même temps (simul) affectés ou agissants, parce qu’ils expriment tous les deux la même essence.

L’important scolie de la proposition II

Si esprit et corps n’ont point de rapport, c’est tout simplement parce que l’idée de rapport renverrait à deux choses différentes. Or, le scolie de la proposition 2 affirme :

L'Esprit et le Corps sont une seule et même chose, conçue tantôt sous l'attribut de la pensée, tantôt sous celui de l'étendue. (E3P2S)

D’où il suit que

L’ordre des actions et des passions de notre corps correspond, par nature, à l’ordre et des passions de l’esprit.

Ce qui est évident d’après E2P12 qui affirme que « tout ce qui arrive dans l’objet de l’idée constituant l’esprit humain doit être perçu par l’esprit humain ». Mais Spinoza ne se contente pas de recourir à la démonstration. Comme toujours, c’est l’expérience qui est notre plus puissant secours. On trouve ainsi dans ce scolie la plupart des arguments dont useront les matérialistes du siècle suivant (Diderot et d’Holbach) en premier lieu pour réfuter le dualisme cartésien.

Premier argument expérimental : « personne n’a déterminé ce que peut le Corps ». On invoque l’action de l’Esprit sur le Corps précisément parce qu’on ne sait rien de sérieux du Corps et faut de savoir on recourt comme de coutume à l’un de ces arguments « asiles de l’ignorance ». Spinoza refuse les conceptions qui font du Corps quelque chose de passif qui aurait besoin d’être « animé ». Il fait remarquer que ce qu’on observe dans les bêtes dépasse « de loin la sagacité humaine. » Notons qu’il s’agit là d’un argument qu’on trouvait, à d’autres fins chez Montaigne (Apologie de Raymond Sebon) ou chez Charron et qui est typiquement un argument anticartésien – révélateur à cet égard le manuscrit anonyme sur « Le sentiment des bêtes » (bibliothèque de Douai) étudié par Olivier Bloch dans ses travaux sur la littérature clandestine : la question de la pensée des bêtes pose directement celle de la nature de l’esprit humain. Autre argument, tout aussi anticartésien, celui du somnambule : les somnambules accomplissent dans leur sommeil des actes qu’ils n’oseraient pas faire éveillés,

Ce qui prouve que le Corps, par les seules lois de sa nature, peut beaucoup de choses dont son esprit reste étonné.

Donc l’idée que les actions du Corps s’expliquent par les décrets de l’Esprit n’est qu’une façon de camoufler son ignorance à mettre sur le même plan que la « volonté de Dieu », cet asile de l’ignorance dont parle E1.

D'où il suit que les hommes quand ils disent que telle ou telle action du corps a son origine dans l’esprit, qui a de l’empire sur le corps, ne savent pas ce qu'ils disent et ne font qu'avouer ainsi en termes spécieux qu’ils ignorent la vraie cause d'une action et ne s’en étonnent pas.

Une fois encore Spinoza s’en prend aux illusions de la conscience. Nous croyons qu’il est en notre pouvoir d’agir, de parler ou de nous taire, bref nous avons conscience que les décrets de l’esprit commandent le corps – de la même façon que nous nous croyons libres parce que nous avons conscience de nos désirs et que nous ignorons les causes réelles qui nous font désirer (cf. E1-Appendice). S’appuyant sur l’expérience, Spinoza renverse l’ordre des illusions de la conscience (exactement comme il le fait dans l’Appendice I auquel ce scolie semble en maintes parties faire écho). Il est évident en effet que :

Si le corps est inerte, l’esprit est en même temps incapable de penser. Car lorsque le corps est au repos pendant le sommeil, l'esprit est endormi en même temps que lui et n'a pas le pouvoir de penser à l’état de veille.

Nous savons bien que l’esprit pense quand le corps est endormi (il rêve) mais c’est une pensée de corps endormi, qui ne fait que brasser les états internes du corps et les images qui s’y trouvent imprimées (cf. postulat) et nullement une pensée de veille. Voici donc une preuve expérimentale que l’esprit n’a pas de pouvoir indépendant du corps. Ce qui suit immédiatement cet argument que l’on pourrait qualifier de matérialiste : les partisans de la théorie de l’esprit indépendant du corps et ayant pouvoir sur lui objectent que le corps seul ne pourrait produire toutes les œuvres sophistiquées de la culture humaine, ce à quoi Spinoza qu’on « ne sait pas ce que peut le corps ou ce qu’on peut déduire de sa nature » et cependant

L’expérience nous apprend que par les seules lois de la nature arrivent un grand nombre de choses qu’on n’aurait jamais cru pouvoir se produire sans la direction de l’esprit …

Là encore c’est évident. Les humains sont capables de fabriquer des ordinateurs très puissants mais incapables de produire artificiellement même un très frustre protozoaire. Donc un protozoaire est une chose plus complexe qu’un ordinateur et il se produit par les seules lois de la nature sans faire intervenir le décret de l’esprit humain. La structure même de l’esprit humain, dit Spinoza, « en habileté surpasse de très loin tout ce que produit l’art humain ». Notons ici qu’il y a, sous-jacente, une pensée spinoziste de la limite de l’homme. « De la Nature considérée sous un quelconque attribut, suivent une infinité de choses ». De l’homme ne suivent sans doute qu’un nombre fini de choses. La puissance de la Nature surpasse infiniment la puissance de l’homme et la complexité de la nature dépasse infiniment tout ce que penser un cerveau humain, cerveau lui-même si complexe qu’il dépasse de très loin ce que peuvent les artifices humains, comme l’expérience, des siècles après Spinoza continue de le montrer. De là à percevoir chez Spinoza un sentiment de la disproportion de l’homme par rapport à la nature pas si éloigné que cela du sentiment pascalien de la disproportion de l’homme, il n’y a peut-être qu’un pas qu’on devrait essayer de franchir un jour. En tout cas, ce n’est pas Spinoza qui irait faire de la science humaine et des techniques les moyens de nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature » (cf. Descartes, Discours de la méthode, VIe partie).

La seconde objection est un retour sur la liberté humaine, c’est-à-dire sur une question déjà réglée et qui est reprise ici encore sous un autre angle. C’est encore l’expérience qui nous montre l’incapacité en laquelle nous sommes de contrôler nos appétits. Spinoza rappelle encore fois les croyances ordinaires qui viennent des données de notre conscience immédiate :

J’en conviens, les affaires humaines iraient beaucoup mieux s’il était également au pouvoir de l’homme de se taire ou de parler. Mais l’expérience montre assez et au-delà que les hommes n’ont rien moins en leur pouvoir que leur langue et qu’ils ne peuvent rien moins que de régler leurs désirs ; d’où vient que la plupart croient que nous n’agissons librement qu’à l’égard des choses que nous désirons modérément, parce que le désir de cette chose peut-être facilement contrarié par le souvenir d’une autre chose dont nous nous souvenons souvent ; mais que nous ne sommes pas du tout libres à l’égard des choses que nous désirons vivement et qui ne peut pas être apaisé par le souvenir d’une autre chose. Mais en vérité, s’ils ne savaient par expérience que nous accomplissons plus d’un acte dont nous nous repentons ensuite et que souvent – par exemple quand nous sommes partagés par des sentiments contraires – nous voyons le meilleur et nous suivons le pire, rien ne pourrait les empêcher de croire que nous agissons toujours librement.

Remarquons encore une fois que seule l’expérience constitue un frein à l’illusion de la liberté née dans notre conscience immédiate.

L’expérience elle-même n’enseigne donc pas moins clairement que la Raison que les hommes se croient libres pour la seule cause qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants les causes par lesquelles ils sont déterminés ; elle montre en outre que les décrets de l’esprit ne sont rien en dehors des appétits mêmes et sont par conséquent variables selon l’état même du corps.

Et ainsi

Le décret de l’esprit aussi bien que l’appétit et la détermination du Corps vont ensemble par nature, ou plutôt sont une seule et même chose que nous appelons décret.

La prétendue « volonté » n’est rien d’autre qu’un nom pour désigner les appétits du corps. Elle n’est pas « déterminée » par les appétits du corps (ce qui supposerait qu’elle a une existence indépendante) ; elle est la même chose. On pourrait ici rapprocher Nietzsche de Spinoza. Il y a, chez Nietzsche, une ontologie moniste. Nous n’avons pas d’autre « donné » que les appétits et les passions. Il nous faut donc comprendre le monde matériel comme une unité dont nous ne différons pas. C’est une question de méthode que Nietzsche invoque. Inutile de supposer à l’avance de nombreuses causes distinctes. La méthode c’est d’essayer d’en chercher une seule, de ramener le divers à un seul principe, « jusqu’à l’absurde », dit-il.

Ainsi, le corps doit-il être conçu comme un « champ de forces », la combinaison et l’opposition des instincts. Et le monde matériel n’en est pas substantiellement différent. Il n’en apparaît que comme une forme plus primitive. Complication et combinaison de systèmes de forces : telle apparaît la vie et c’est pourquoi le monde « vu de l’intérieur » apparaît comme volonté de puissance et rien d’autre. Cette définition élimine le concept métaphysique traditionnel de la volonté. « Il n’y a pas de volonté » répète Nietzsche. En ramenant la « volonté de puissance » au jeu des forces de notre monde, c’est la volonté comme substance métaphysique ou comme faculté du sujet qui disparaît.

Il n’y pas de volonté parce que le « vouloir » humain n’est pas une mystérieuse faculté qui précéderait l’action, mais le résultat (la résultante selon la règle du parallélogramme des forces) des combinaisons contradictoires des instincts, des pulsions en lutte entre elles pour la prépondérance. Ce que nous appelons volonté, ce n’est que triomphe provisoire d’une pulsion sur les autres ou la traduction en termes conscients de l’état d’équilibre temporaire qui s’est installé dans le jeu des pulsions. La volonté de puissance, c’est simplement le déploiement, non finalisé, sans but fixé à l’avance, des forces. La vie, et a fortiori la vie humaine, n’est qu’un cas particulier de la volonté de puissance qui se diversifie, s’affine, mais aussi s’affaiblit dit Nietzsche.

Revenons à Spinoza. La conclusion de ce développement de E3P2S est que la croyance en la volonté est un songe :

Ceux donc qui croient parler, se taire ou que ce soit en d’un libre décret de l'esprit rêvent les yeux ouverts.

La formulation évidemment est très ironique puisqu’elle vient en conclusion d’une analyse de la mémoire et du rêve…

Action et passion

La proposition III réaffirme la correspondance action/passion, idées adéquates/idées inadéquates. Pour bien se faire comprendre, il précise que :

Les passions ne rapportent à l’esprit qu’en tant qu’il contient quelque chose qui enveloppe une négation, autrement dit en tant qu’on le considère comme une partie de la nature qui ne peut être perçue clairement et distinctement par soi et abstraction faite des autres.

Essayons de comprendre cette explication ramassée et un peu énigmatique. Premièrement, les passions ne se rapportent à l’esprit « qu’en tant que », c’est-à-dire seulement quand on considère l’esprit sous un certain angle. S’il y a passion, c’est que l’esprit contient quelque chose qui enveloppe une négation. Un esprit contient des idées (puisqu’il est lui-même une idée) et une idée qui enveloppe une négation est une idée inadéquate, c’est-à-dire une idée tronquée. Pourquoi l’esprit contient-il de telles idées ? Tout simplement parce qu’il n’est qu’une partie de la nature et ne pas être perçu en soi, « abstraction faite des autres ». L’homme n’est pas cause de soi et il ne peut exister en dehors de tous les rapports avec les autres choses naturelles dont sa vie dépend et donc son esprit ne peut pas être conçu en soi et il contient donc toujours des idées qui enveloppent une négation.

De cela on peut déduire deux propositions importantes que pourtant Spinoza ne déduit pas explicitement :

1° C’est donc par nature que l’homme est soumis aux passions et donc un homme non passionné, un homme exclusivement voué à suivre la Raison, ça n’existe tout simplement pas. On verra que la pensée de la mort est inadéquate, mais on voit mal comment un humain peut s’occuper exclusivement de la méditation de la vie. Même le plus sage des sages spinozistes, il doit lui arriver de penser à sa propre mort, sans pouvoir la penser. Là encore il y a peut-être une barrière infranchissable qui serait une nouvelle expression de cette philosophie de la limite qu’est la philosophie de Spinoza.

2° L’esprit humain est inconcevable « abstraction faite des autres ». Si j’appelle « moi » cette idée que j’ai de mon propre esprit (puisqu’on sait depuis E2 que l’esprit est une idée qui contient aussi « l’idée de l’idée »), alors le « moi » est inconcevable abstraction faite des autres esprits qui contiennent eux-aussi un « moi ». Et donc le moi détaché, la pure intériorité après laquelle court la philosophie occidentale d’Augustin à Descartes et de Descartes à Kant, cette pure intériorité est une idée inadéquate. C’est à sa base qu’est sapée la philosophie idéaliste du sujet.

L’effort ou le conatus (proposition IV à XI). Relations de base de la physique des sentiments

Les propositions IV à VIII définissent l’essence d’une chose par son effort à persévérer dans son être. Ainsi E3P4 :

Nulle chose ne peut être détruite sinon par une cause extérieure.

En effet, si l’essence n’enveloppe pas l’existence (sauf l’essence de la substance), elle ne peut pas non plus envelopper la non-existence. De même qu’une chose naît (vient à l’existence) sous l’effet d’une chose extérieure qui la cause, de la même manière elle ne peut disparaître que sous l’effet d’une cause extérieure. C’est pourquoi l’existence est indéfinie, puisque la finitude d’une chose n’est pas son essence. Ce qui permet de comprendre la proposition VIII : « L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être, n’enveloppe aucun temps fini, mais un temps indéfini. »

La proposition V énonce que des choses sont contraires quand l’une peut détruire l’autre. Deux idées qui se contredisent se détruisent et deux choses étendues qui se contredisent se détruisent. La contradiction pour Spinoza est donc une chose sérieuse mais ravageuse.

Ces définitions négatives préparent la définition positive.

Chaque chose, selon sa puissance d’être, s’efforce de persévérer dans son être. (Proposition VI)

Et la proposition VII :

L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose.

On (Appuhn, Caillois, …) traduit généralement par effort le latin conatus. Ce mot désigne aussi l’impulsion, la tendance instinctive. On pourrait traduire comme l’allemand « Trieb » par « pulsion », si on ne craint pas de tirer Spinoza trop près de Freud. Qu’est-ce que cet effort ? Le Vocabulaire européen des philosophes ignore superbement le « conatus ». Le dictionnaire Larousse lui consacre une notule. Le conatus est rapporté d’abord à son usage chez Hobbes dans le De Corpore où il désigne l’état instantané d’un corps qui comporte une tendance à se mouvoir. On pourrait dire que le conatus d’un point matériel est son vecteur-impulsion (). Ce vecteur-impulsion se conserve dans un système isolé mais il peut aussi se composer avec d’autres. Sous une forme encore incomplète, c’est cela que l’on trouve dans la physique cartésienne (cf. Descartes, Principes de la philosophie, II) et c’est une autre formulation du principe d’inertie que Galilée avait formulé pour la première fois. On peut donc penser que c’est cela que Spinoza a en tête. Mais cette représentation du conatus est sans doute insuffisante. L’être s’efforce de persévérer dans son être. Nous avons vu (cf. E2) qu’un individu est un corps composé qui maintient les rapports entre les parties qui le composent et qui, à cette fin, peut intégrer des parties extérieures à sa propre structure pour remplacer les parties usées ou encore pour faire grandir (sans changer substantiellement les rapports) les parties composantes. Le conatus, ce pourrait donc être le principe de maintien de la structure qui caractérise tous les individus (les vivants). On pourrait enfin traduire conatus par « pulsion » au sens de l’éros freudien. Mais ici, il n’y a pas de thanatos, pas de pulsion de mort – une pulsion de mort serait pour Spinoza quelque chose d’aussi inconcevable qu’un cercle carré.

Une deuxième idée importante doit être expliquée : chaque chose s’efforce à persévérer dans son être mais « selon sa puissance d’être ». Dieu possède la puissance absolue (potentia) mais il n’a pas de pouvoir (potestas), puisque Dieu n’agit pas selon son plaisir comme un tyran capricieux. L’homme étant un mode fini de la puissance infinie ne possède donc qu’une puissance finie. L’amibe étant, elle aussi, un mode fini, elle a également une puissance finie. Il en va ainsi de tous les êtres finis. Leur essence n’est pas autre chose que leur puissance d’exister qui peut être plus ou moins grande. Tout être existe conformément à sa puissance d’exister, laquelle n’est rien d’autre que la puissance d’agir conformément à sa nature propre. Rien de plus facile à comprendre. Mais un être peut être et est affecté par d’autres êtres. Ces affections modifient cette puissance d’exister. Ceux qui sont sous l’empire des passions tristes voient leur puissance d’exister baisser.

La proposition IX applique ce qui vient d’être dit de toutes les « choses » en général aux esprits humains. L’esprit s’efforce de persévérer dans son être aussi en tant qu’il a des idées claires et distinctes qu’en qu’il a des idées confuses. Notons que c’est aussi en tant qu’il a des idées confuses que l’esprit humain tend à persévérer dans son être. Même s’il se trompe quand à la réalité de sa conduite, l’être humain cherche toujours à persévérer dans son être. Donc l'essence de l'esprit est constituée par les idées adéquates (sources d'action) et les idées inadéquates (sources de passions). La volonté est l'effort de l'esprit pour persévérer dans son être quand il se rapporte à l’esprit seul. Quand il se rapporte à l'esprit et au Corps, cet effort se nomme Appétit. Conséquence l’Appétit est l’essence de l’homme, l’appétit qu’on peut encore nommer Désir quand il est conscient de lui-même. La définition spinoziste fait de l’homme un être de désir. E3P9S résume la doctrine spinoziste. En effet l’être déterminé par l’effort (conatus) pour persévérer dans son être. Cet effort se nomme volonté quand il se rapporte à l’esprit seul et appétit quand il se rapporte à la fois à l’esprit et au corps.

L’appétit n’est par là rien d’autre que l’essence même de l’homme, de la nature de laquelle suit nécessairement ce qui sert à sa conservation. […] le Désir est l’appétit avec conscience de lui-même.

On doit noter que le désir n’est pas fixé a priori sur des buts spécifiques qui l’orienteraient dans telle ou telle direction. On peut se demander ce que signifie la définition du Désir comme Appétit avec conscience. Il faut comprendre que la conscience n’ajoute rien à l’Appétit. Le Désir, c’est simplement l’appétit conscient de lui-même qui s’impose ici encore en du fait que l’esprit possède les idées des affections du corps et les idées de ces idées.

Il faut aussi relier cette définition à E3P2S dans lequel Spinoza expose en détail, comme nous l’avons vu, la thèse de l’illusion du libre-arbitre. La conscience qui accompagne le désir est non pas une connaissance adéquate des causes qui nous poussent à agir, mais seulement une conscience des objets sur lesquels porte l’appétit. C’est donc une conscience vague, tronquée. De cela découlent quelques conclusions qui, de prime abord, peuvent heurter le moralisme traditionnel. Ainsi, le bon et le mauvais sont déterminés à partir de cet effort fondamental :

Il est donc établi par tout cela que nous ne faisons effort vers aucune chose, que nous ne la voulons, et ne tendons pas vers elle par appétit ou désir parce que nous jugeons qu’elle est bonne ; c’est l’inverse : nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous faisons effort vers elle, que nous la voulons et tendons vers elle par appétit et désir.

Résumons encore de façon plus lapidaire : nous ne désirons pas une chose parce qu’elle est bonne mais au contraire nous la jugeons bonne parce que nous la désirons. Voilà pourquoi nous pouvons désirer des choses fort mauvaises en elles-mêmes parce que contraires à la nature de notre corps ou de notre esprit, mais que nous trouvons bonnes parce que nous les désirons. Tous les mécanismes de l’illusion passionnelle sont ici sous la forme naissante.

La proposition X est presque évidente :

Une idée qui exclut l’existence de notre corps ne peut être donnée dans notre esprit mais lui est contraire.

Expérience facile à faire : je ne peux pas m’imaginer mort ! Je peux imaginer les autres pleurant ma mort (ou s’en réjouissant). Je peux imaginer mon corps mort, mais je ne peux pas m’imaginer non existant. La raison en est simple et purement logique : puisque l’esprit est l’idée du corps, il ne peut contenir une idée qui exclut l’idée du corps. Nous retrouvons ici, comme toujours, le strict parallélisme entre être et être conçu.

La démonstration inclut le corrélat positif de cette proposition :

puisque ce qui constitue avant tout l’essence de l’esprit est l’idée du corps existant en acte, ce qui est premier et principal dans notre esprit, c’est l’effort pour affirmer l’existence de notre corps …

L’idée de notre esprit sans le corps est une pure absurdité et la première préoccupation de l’esprit est d’affirmer l’existence du corps. On est aux antipodes d’un certain christianisme (plus ou moins manichéen) qui ne voit le salut de l’âme que dans le mépris du corps. Et évidemment, s’il n’y a pas d’esprit sans corps, il ne peut y avoir place pour une âme immortelle !

La relation (si on peut employer ce terme) de l’Esprit au Corps n’a donc rien d’une relation que l’Esprit subirait passivement. Dans le traité cartésien des Passions de l’Âme, la passion, c’est l’influence (mauvaise généralement) des « esprits animaux » sur l’Âme, puisqu’elle produit des idées qui enveloppent le corps et l’âme et donc des idées confuses. Pour Spinoza le principal pour l’Esprit est d’exprimer la puissance du corps. On ne peut imaginer deux positions plus antagonistes.

Cette manière de poser la réalité humaine comme un « corps-esprit » est renforcée et précisée en E3P9 :

De ce qui augmente ou diminue, aide ou contrarie la puissance d’agir de notre corps, l’idée augmente ou diminue, aide ou contrarie la puissance de penser de notre esprit.

Autrement dit, plus le corps se porte bien, mieux l’esprit peut penser : mens sana in corpore sano disaient les Latins en bons disciples des Grecs. Puissance de penser et puissance d’agir sont plus que corrélées. Elles sont bien la même chose conçue sous deux attributs différents.

Le scolie de E3P11 est encore un des nœuds qui ordonne l’ensemble de l’œuvre. Il faut s’y arrêter. Dans ce scolie, Spinoza définit les lois fondamentales des changements d’état de l’esprit, les lois qui commandent les variations du « tonus vital ». L’esprit en effet « peut subir de grands changements et passer tantôt à une perfection plus grande, mais tantôt à une moindre ; et ces passions nous expliquent les sentiments de Joie et de Tristesse.

La perfection, c’est l’existence elle-même. Mais comme on l’a vu, on peut augmenter ou diminuer sa puissance d’exister (ou encore l’effort pour persévérer dans son être) et par conséquent notre perfection peut augmenter ou diminuer. Évidemment il n’y a ici aucune espèce de connotation . La Joie est l’augmentation de la puissance d’agir, l’augmentation du « tonus vital » et la tristesse la diminution de la puissance d’agir. Rien que de très facile à comprendre. Celui qui est joyeux est pleine forme et rien ne lui résiste ; au contraire le dépressif est abattu et la moindre difficulté devient un calvaire. L’expérience nous confirme la justesse des propositions spinozistes. Ensuite Spinoza décline ces passions quand elles rapportent à la fois au corps et à l’esprit en « titillation » ou gaieté et Douleur ou mélancolie (les premières s’appliquent au corps localement alors que les deuxièmes s’appliquent au corps tout entier).

Nous avons maintenant la définition des trois sentiments primaires : désir, joie, tristesse. Pour comprendre la suite, il faut se pénétrer de la « topique » spinoziste. La couche primaire des sentiments, c’est le conatus. Les sentiments élémentaires de joie et de tristesse expriment les modifications du conatus. Concrètement, les sentiments primaires ne se présentent jamais à l’état pur. En pratique, ils sont toujours étroitement intriqués et surtout apparaissent liés à un objet imaginé. Ces sentiments élémentaires apparaissent donc comme des « abstractions rationnelles » à partir desquels peut être reconstituée par la pensée toute la complexité des sentiments et des conduites humaines. Ce qui fait l’objet des propositions suivantes.

Ceci étant posé, Spinoza revient sur la proposition X et ce qu’on peut entendre par idée contraire à une autre. Il est rappelé que l’existence présente de notre esprit dépend de cela seul : « l’esprit enveloppe l’existence actuelle du corps » (pas de dualisme donc, pas d’âme séparée du corps … et pas d’immortalité de l’âme !). De même la puissance de l’esprit (qui lui permet d’imaginer et de se souvenir, cf. E2P14-15-16) dépend aussi de ce qu’il enveloppe l’existence du corps. Donc dès que l’esprit cesse d’affirmer l’existence du corps il perd tout puissance et donc cesse d’imaginer, de se souvenir, etc. Or une telle situation ne peut pas venir de l’esprit lui-même puisque cela voudrait dire que l’esprit contient en lui le principe de sa propre destruction ce qui serait contraire à E3P4. Mais comme une chose ne peut être limitée que par une chose de même nature, ce n’est pas non plus la destruction du corps qui produit la destruction de l’esprit : il faut donc que ce soit une autre idée qui vienne contredire l’idée de notre corps qu’est l’esprit et donc une idée qui exclut l’existence présente du corps.

La confusion des sentiments

Ce titre, emprunté à un nouvelle de Stefan Zweig parue en 1927 convient parfaitement pour décrire ce que Spinoza va justement chercher à débrouiller dans les propositions XII à LVII. Il va s’agir à la fois d’une généalogie et d’un système de classification des sentiments, sachant qu’ils apparaissent toujours emmêlés dans un même individu et que l’esprit est toujours dans cet état d’oscillation que Spinoza nomme « les fluctuations de l’âme ».

La fixation imaginaire du désir

Nous avons vu que le Désir fait partie des trois sentiments primaires. Ce Désir, en tant qu’Appétit procède du conatus dont il manifeste la force. Mais ce désir n’est jamais fixé à l’avance. Il est un désir de X, n’importe quel X venant remplir ce vide au gré des circonstances. Voici la proposition XII :

L’Esprit, autant qu’elle le peut, s’efforce d’imaginer ce qui accroît ou seconde la puissance du Corps.

Le rôle de l’imagination est ici central. On a vu dans la deuxième partie en quoi elle conduisait aux idées inadéquates. Les affections de l’esprit sont causées par des idées inadéquates ; or l’imagination enveloppe des idées inadéquates. Donc l’imagination est toujours liée aux affections. Il faut encore remarque que l’imagination n’est cependant pas quelque chose d’extérieur au mouvement naturel de l’Esprit. Bien au contraire. L’Esprit s’efforce autant qu’elle le peut, dit Spinoza. C’est donc bien comme expression du conatus que l’imagination intervient dans la vie affective.

E3P13 complète P12 :

Quand l’esprit imagine des choses qui diminuent ou empêchent la puissance d’agir du corps, il s’efforce, autant qu’il peut, de se souvenir des choses qui excluent l’existence des premières.

Et le corollaire « d’où il suit que l’esprit répugne à imaginer ce qui diminue ou contraire sa puissance et celle du Corps. »

Par là nous arrivons immédiatement aux définitions des premiers sentiments « à objet » ou encore d’ordre 1. (On peut en effet qualifier les sentiments primaires de sentiments d’ordre zéro. Ils sont qualifiables en eux-mêmes, ils n’ont pas besoin pour être conçus qu’on leur fixe un objet. La joie pure ou la tristesse sans raison, nous savons en gros ce que cela veut dire. Les sentiments qui se fixent sur un objet nous allons les appeler sentiments d’ordre 1. On justifiera mieux par la suite cette appellation quand on passera aux sentiments d’ordre 2, etc. Donc les premiers sentiments fixés sur des objets sont l’amour et la haine. Ils sont respectivement une joie et une tristesse liée à un objet. L’amour est la joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure et la tristesse une haine accompagnée de l’idée d’une cause extérieure. Comme l’esprit s’efforce de maintenir ou d’augmenter sa puissance et que la joie est augmentation de la puissance d’agir, il s’efforcera donc de garder la présente la chose qu’il aime et de détruire celle qu’il hait.

Ce qu’il faut retenir de ces deux propositions et qui permet de bien comprendre la suite : l’Amour dans la conception traditionnelle est la volonté de l’amant de s’unir à la chose aimée. L’amour découle donc ainsi du jugement (c’est le résultat d’une action intentionnelle). Pour Spinoza, cette proposition rend l’amour incompréhensible ou plus exactement renverse l’ordre réel et fait prendre pour la cause ce qui n’est qu’un effet dérivé. Si l’amant veut s’unir à la chose qu’il aime, c’est précisément parce qu’il l’aime en de la joie, c'est-à-dire en d’une exaltation de sa propre puissance d’être qu’il éprouve avec l’accompagnement de l’imagination de cette chose. La joie, c'est-à-dire la jouissance personnelle de notre propre puissance d’être, constitue le fond de l’élan amoureux.

Conclusion 1 : nous n’aimons pas une chose parce que nous jugeons qu’elle est bonne, mais nous jugeons qu’elle est bonne parce que nous l’aimons. Voilà pourquoi l’amour est aveugle !

Conclusion 2 : Spinoza, bien avant Freud, procède à une véritable démystification du sentiment amoureux. Démystification au sens propre du terme (enlever les masques mystiques) mais non dépréciation comme celles que les misanthropes ont coutume de proférer.

Explication des mécanismes de la fixation du désir

Les propositions XIV et XV expliquent comment le désir se fixe accidentellement sur tel ou tel objet, en faisant appel au mécanisme de l’association (cf. E2P18 sur les associations d’idées). La proposition XV précise qu’une chose peut, par accident, être cause de Joie, de Tristesse ou de Désir. Nos relations sentimentales sont donc sans raison sérieuse (sur le fond) mais résultent du choc des corps et de la combinaison d’événements anciens dans notre esprit. Ainsi le corollaire de E3P15 :

Du seul fait que nous avons considéré une chose dans la joie ou dans la tristesse, ce dont elle n’est pas la cause efficiente, nous pouvons l’aimer ou la haïr.

Voilà d’où naissent la sympathie et l’antipathie, de cet amour ou cette haine « associative » : je trouve Untel sympathique parce que je trouve en lui quelque chose que j’ai considéré autrefois dans la joie. Rien de mystérieux dans ces sentiments, pas de « causes occultes », dit Spinoza, mais la loi des rencontres aléatoires.

E3P16 poursuit P15 et explique le mécanisme du transfert et c’est encore un point sur lequel la psychologie spinoziste pourrait être rapprochée de celle de Freud ! Ce transfert utilise cependant le plus souvent des traits secondaires. J’aime X parce qu’il ressemble à Y. Or la propriété P qui est commune à X et Y (leur ressemblance) n’a rien à voir avec la raison pour laquelle j’aime X. Ce mécanisme qui fait que nos sentiments paraissent irrationnels trouve sa raison dans le rôle central qu’y joue l’imagination. Pourquoi Swann devient-il amoureux de cette demi-mondaine qu’est Odette ? Elle « n’était pas son genre » mais elle évoque pour lui un tableau de Botticelli et il la trouve belle… Toute La recherche de Proust repose sur des associations de ce genre.

La proposition XVII introduit à l’explication d’un troisième état entre joie et tristesse que Spinoza nomme « fluctuations de l’Âme » (en latin fluctuatio animi). En réalité, la fluctuatio animi n’est pas un état exceptionnel mais bien l’état le plus courant. Soumis que nous sommes au mouvement incessant, nous ne pouvons qu’aller sans cesse du pôle positif au pôle négatif et inversement, de l’augmentation de la puissance d’agir à la diminution de la puissance d’agir et inversement. S’il en est ainsi, c’est parce que les deux sentiments cohabitent en un équilibre instable qu’un changement minime peut faire basculer d’un côté ou de l’autre.

Comment est-il possible cependant qu’un même objet puisse avoir des effets contradictoires ? L’explication de Spinoza est encore strictement « matérialiste » (si on peut user encore de ce terme) : « Le corps humain est en effet composé d’un très grand nombre d’individus de nature différente et par suite il peut être affecté par un même corps de manières très nombreuses et diverses. » (E3P17S). Pour comprendre ce que dit Spinoza, pensons aux effets du soleil par exemple tout à la fois bénéfique et dangereux pour le corps humain.

Nous sommes en permanence soumis à la contradiction des sentiments. Il n’est pas possible de trouver chez Spinoza l’idéal d’ataraxie des épicuriens ou des stoïciens, parce que l’homme n’est pas un empire dans l’empire et donc il est affecté nécessairement et nécessairement soumis à des sentiments qui le plus souvent se contrarient. La paix de l’âme n’est qu’un fragile équilibre entre des forces contraires.

E3P18 introduit crainte et espoir comme tristesse et amour rapportés à des choses passées ou futures. On note que l’espoir est une joie inconstante. Loin d’être un sentiment souhaitable, c’est un sentiment fragile qui peut se retourner facilement en son contraire. La crainte et l’espoir placent le plus souvent l’esprit dans l’état de fluctuation : quand j’espère, je crains en même temps que mes espoirs ne soient déçus. Dans l’éthique spinoziste, ni l’espoir ni le désespoir n’ont de place souhaitable (là encore Spinoza se trouve aussi éloigné de l’espérance, théologale que du noir pessimisme des misanthropes). En réalité, toute cette analyse se comprend bien si on n’oublie pas que le sentiment à pour objet non la chose mais l’idée de la manière dont la chose affecte le corps humain (l’imagination).

À partir des sentiments primaires, on voit comment Spinoza introduit tous les autres sentiments par composition, ou comme dans une sorte de combinatoire des passions. L’esprit n’est pas affecté seulement par l’image d’un objet extérieur mais aussi par les diverses modalités sous lesquels il peut imaginer cet objet. Je peux imaginer une chose qui n’est pas présente mais dont la présence dans le futur est censée me rendre joyeux, ou triste.

E3P19 & P20 complètent ces analyses : le désir de l’objet aimé entraîne le désir que l’objet aimé persévère en lui-même. On pourrait parler d’un « conatus de transfert » : mon effort pour persévérer dans mon être entraîne m’amène à imaginer avec joie l’effort d’un autre à persévérer dans son être. E3P20 semble simplement compléter P19 en envisageant la haine par transfert. Mais elle va plus loin en mettant en lumière la formation d’un complexe (la joie naissant de l’imagination de la destruction d’un objet haï) qui va être une sorte de prototype de tous les complexes dont la formation est analysée dans les propositions suivantes, puisque les deux sentiments, joie et haine, se trouvent ici complètement intriqués (et pas simplement opposés comme lorsqu’on est pris entre deux sentiments contraires.

Dans la suite de ce qui est esquissé dans E3P19, les choses auxquelles sont rapportées les formations des sentiments complexes ne sont plus des choses neutres sur lesquels l’imagination s’est fixée accidentellement. Ce sont des choses dont on peut imaginer qu’elles sont elles-mêmes en proie à des affects. C’est toute notre vie sociale, ou plutôt interpersonnelle qui est soumise à ces relations. Il s’agit maintenant des sentiments qui mettent en œuvre les relations du sujet à autrui, lesquels sentiments ont pour objet les sentiments d’autrui. On pourrait appeler ces sentiments des sentiments d’ordre 2 : l’esprit n’est pas affecté par l’imagination une chose mais par l’imagination des sentiments d’un autre individu, ou encore par l’imagination de l’imagination d’une chose.

Le mimétisme des sentiments

On franchit une étape qualitative qui va faire entrer complètement l’esprit dans le labyrinthe des relations interpersonnelles. Le transfert implique un transfert des sentiments inverse à celui qui a été analysé dans E3P19.

  • Celui qui imagine celui qu’il aime comme affecté de joie ou de tristesse sera lui-même joyeux ou triste ; (E3P21)
  • Celui qui imagine triste celui qu’il hait sera joyeux et inversement ; (E3P23)
  • Par conséquent nous aimerons qui rend joyeux celui qu’on aime et haïrons qui rend triste celui qu’on aime. (E3P22)
  • Nous haïrons celui qui rend joyeux celui que nous haïssons (E3P24) …

On pourrait discuter E3P22 : le jaloux ne hait-il pas celui qui rend joyeuse la personne aimée ? On reviendra sur la jalousie. Il y a ici une « contagion affective » de l’amour (comme une contagion de la haine). On pourrait encore parler d’une propagation des sentiments : la personne dont l’idée est source de joie pour la personne aimée devient, à son tour, personne aimée. C’est un peu le principe selon lequel « l’ami de mon ami est mon ami »…

Ce qui se construit dans cette suite de propositions c’est une véritable « ontologie du social ». Non seulement Spinoza est passé de la considération des choses en général à celle des personnes, mais surtout les individus ne sont pas posés comme extérieurs l’une à l’autre, comme des cellules isolées, mais comme originairement noués les unes aux autres par des liens, des connexions interpersonnelles. Ainsi la véritable base du lien social a sa source non dans les calculs de la raison mais dans l’enchaînement spontané des passions soumises aux seules règles de l’imagination (un enchaînement qui peut aussi se transformer en déchaînement). Ainsi nous nous impliquons dans les sentiments supposés (imaginés) de la chose aimée. Là encore l’expérience suffit amplement à confirmer les propositions que Spinoza produit par démonstration.

L’imaginaire de l’autre est impliqué dans la constitution du sentiment. C’est la théorie du mimétisme affectif exposée dans E3P27.

Si nous imaginons qu’une chose semblable à nous et pour laquelle nous n’avons aucun sentiment est affectée de quelque sentiment, nous sommes par cela même affectés d’un sentiment semblable.

Sentiments d’imitation typique : la Pitié (imitation de la tristesse d’un autre), l’émulation (imitation du désir d’un autre). Les mécanismes mentaux paraissent se constituer de manière automatique. Ainsi le corollaire expose :

Si nous imaginons que quelqu’un pour qui nous n’avons éprouvé aucun sentiment, affecte de joie une chose semblable à nous, nous serons affectés d’amour pour lui. Si au contraire il l’affecte de tristesse, nous serons au contraire affectés de haine contre lui.

Tous les sentiments produits ainsi perdent tout caractère « moral ». La pitié et la bienveillance sont des sentiments produits de la même manière et selon les mêmes lois que les autres sentiments. De là va se développer ce qui semble une combinatoire abstraite à partir de laquelle Spinoza génère tous les sentiments possibles. On peut ainsi mettre en évidence la croissance de la complexité des sentiments :

-          Sentiment primaire (libre)

-          Sentiment lié à l’idée d’une chose en général

-          Sentiment lié à l’idée d’un individu capable de sentiments

-          Sentiment lié à l’idée du sentiment d’un individu capable de sentiments (situation duelle)

-          Sentiment lié à l’idée du sentiment d’unindividu qui est lui-même lié au sentiment d’un individu qui est également objet d’un sentiment pour le sujet (situation triangulaire).

Dans cet enchevêtrement, on peut facilement distinguer cependant deux grandes catégories de sentiments :

-          les sentiments « altruistes » qui prennent pour objet des individus autres que le sujet ;

-          les sentiments personnels qui portent sur le sujet lui-même.

Mais ces deux types de sentiments peuvent se combiner. Ainsi

L'orgueil est donc la joie née de ce qu’un homme a de lui-même une meilleure opinion qu’il n’est juste. (E3P26S)

C’est quelque chose qui se produit naturellement : comme nous nous efforçons toujours d’imaginer de la chose que nous haïssons ce qui l’affecte de tristesse et inversement d’imaginer ce qui nous aimons ce l’affecte de joie, « ainsi voyons-nous qu’il arrive facilement qu’un homme ait de lui-même une meilleure opinion qu’il est juste. »

La considération du jugement d’autrui agit à son tour comme amplificateur. En E3P29 :

Nous nous efforçons aussi de faire tout ce que nous imaginons que les hommes regardent avec joie ; au contraire, nous répugnerons à faire ce que nous imaginons que les hommes auront en aversion.

Notons ceci pour conclure cette partie : l’imitation des sentiments joue ainsi un rôle décisif dans le système de la vie de l’Esprit. On la retrouve dans la Commisération (imitation d’une tristesse) ou dans l’émulation (imitation d’un désir). Mais dans l’imitation affective, on a ainsi une imagination « au carré », c'est-à-dire une incertitude et une inadéquation des idées élevées au carré.

Tous les sentiments dans lesquels le mimétisme affectif joue un rôle central (orgueil, humilité) sont des sentiments « égoïstes », puisque directement ou indirectement, c’est le sujet qui est pris comme objet principal. La thèse selon laquelle la constitution des faits sociaux procède de ces liens affectifs interpersonnels dans lesquels le mimétisme sera développée par le sociologue français Gabriel Tarde (auteur d’un livre intitulé Les lois de l’imitation, 1890) et elle est reprise en se référant explicitement à Spinoza par l’économiste Frédéric Lordon qui a publié L'intérêt souverain : Essai d'anthropologie économique spinoziste (Paris, La Découverte, 2006).

Les jeux de l’amour et de la haine

Si on comprend les mécanismes de production des sentiments, il faut maintenant comprendre comment ils se combinent et s’organisent d’un point de vue dynamique. Ils peuvent ou se renforcer ou se contredire entraînant les fluctuations de l’âme, par exemple dans E3P31 :

-          A aime B et (A aime C et B aime C) : on aura pour effet le renforcement de l’amour de A pour B.

-          A aime B et (A aime C et B haït C) : on aura « flottement dans l’âme » puisque deux sentiments contraires poussent A : l’amour de C et la haine mimétique que devrait provoquer son amour pour B.

Ce qui explique ces deux possibilités, c’est le fonctionnement d’un processus universel d’identification. Ce qui est vrai d’une personne aimée est finalement vrai de toute personne en général. C’est pourquoi on retrouve dans l’ambition les mêmes processus que dans l’amour. L’ambition (E3P31S) découle de ce que chacun s’efforce d’agir de telle sorte que les autres l’approuvent, mais du même coup chacun a tendance à vouloir ordonner les autres selon son propre « naturel » : ainsi l’ambition veut que les autres agissent comme lui (il veut être leur chef) mais pour devenir le chef, il lui faut aussi suivre les sentiments de ceux à qui il veut commander.

La proposition 32 décrit l’envie. On peut croire qu’il n’y a pas d’ordre : on passe de l’amour à l’ambition et l’envie puis un peu plus loin à la miséricorde. Il s’agit pour Spinoza de montrer que

La même propriété de la nature humaine qui les fait miséricordieux les rend aussi envieux et ambitieux. (E3P32S)

Autrement dit des sentiments apparemment opposés et que nous affectons de jugements moraux opposés (être miséricordieux est généralement considéré comme « bien » et envieux comme « mal ») prennent leur racine dans le même processus mental et sont facilement réversible. Bien souvent, on prend en haine celui qu’on avait en pitié, par exemple s’il n’a pas fait montre de reconnaissance ou de soumission. On n’a plus affaire à un classement des sentiments entre vices et vertus ou entre bons et mauvais sentiments, mais un ordre « neutre », celui qui découle du chemin qui va des causes aux effets.

Les propositions 33 & 34 posent le problème de la réciprocité dans l’amour. Si A aime B alors A s’efforce que B l’aime. Le problème de la réciprocité de l’amour est posé ici comme passion. C’est bien pourquoi l’amour de Dieu, tel qu’il va être posé à partir de la fin de la quatrième partie, ne peut pas être posé sur le modèle de l’amour humain.

E3P35 est consacrée à la jalousie, passion triste, ou plus exactement une fluctuation de l’âme puisqu’elle est Haine de la chose aimée.

Cette Haine envers la chose aimée jointe à l’Envie s’appelle Jalousie qui n’est donc rien d’autre qu’un flottement dans l’âme né à la fois de l’amour et de la haine accompagnés de l’idée d’un autre qu’on envie. (E3P35S)

Ce scolie se tient encore complètement sur une position « matérialiste » : la Jalousie est clairement liée à la possession sexuelle.

E3P36 traite de la prolongation et répétition. On pourrait y voir une anticipation de la répétition freudienne. La névrose est la répétition non consciente du refoulé, le refoulé étant généralement un désir censuré. La volonté de répéter les conditions initiales du plaisir explique encore comment par accident notre sentiment peut se porter sur n’importe quel objet (par exemple dans la psychanalyse, l’explication du fétichisme, mise en scène de manière si drôle dans La vie criminelle d’Archibald de la Cruz de Luis Buñuel).

E3P36C traite de la frustration. La frustration de la même façon peut être causée par le manque d’un objet accidentellement présent en même temps que la chose à laquelle le sujet a pris plaisir une première fois.

Les propositions 37 & 38 expliquent la puissance des sentiments.

En E3P37 Spinoza montre que :

  • 1)       La tristesse diminue notre puissance d’agir ;
  • 2)       Le conatus exige un effort en réaction (il s’agit de maintenir la capacité de l’être à persévérer dans son être) ;
  • 3)       Le même raisonnement s’applique mutatis mutandis dans le cas de la joie.

Donc le désir se proportionne à l’intensité du sentiment. La puissance des sentiments est non pas tant une puissance directe qu’une puissance liée à la capacité réactive de l’Esprit et en même temps du Corps (à mettre en parallèle avec le principe d’égalité de l’action et de la réaction en physique).

En E3P38 étudie ce qui se passe dans le cas où l’amour se change en haine. Il applique la « loi » de proportionnalité de E3P37 : la haine d’une personne aimée est, toutes choses égales par ailleurs, plus forte que la haine d’une personne qu’on n’a jamais aimée. Là encore les démonstrations de L’Éthique rejoignent l’expérience ou l’enseignement constat de ces subtils psychologues que les grands romanciers.

Les propositions 39, 40 et 41 lient, d’une part, le bien et le mal à la joie et à la tristesse.

Par bien (bonum) j’entends ici tout genre de joie et de plus tout ce qui conduit à la joie. […] Par mal tout genre de tristesse et principalement ce qui frustre un désir. (E3P39S)

Ceci découle de E3P9 qui conduisait à montrer que nous appelons bonne la chose que nous désirons. Donc avant toute autre considération, nos jugements moraux sont des jugements passionnels ! C’est pourquoi chacun « selon son propre sentiment » juge ce qui est bon. Spinoza ne s’en tiendra pas là quand il définira le péché et le mérite (cf. E4), mais là encore les jugements moraux resteront enracinés dans ce terreau des sentiments. À la différence que le bon et le mauvais pourront être définis collectivement puisque pour leur propre intérêt les hommes s’unissent en société.

E3P40 définit un principe de réciprocité des sentiments : je hais qui me hais (voilà ce qui se passe spontanément) et en E3P41 :

Si l’on imagine que l’on est aimé d’un autre et croit ne lui avoir donné aucun motif d’amour (…), on l’aimera à son tour.

Comme je veux être aimé de qui j’aime, par imitation, je vais m’efforcer d’aimer qui m’aime. C’est un retournement en altruisme du sentiment égoïste. Ce retournement peut également se produire dans le cas de la Haine et conduit alors à un état de flottement dans l’âme (Corollaire) ; dans le cas où la haine l’emporte, on voudra faire le mal à celui dont on s’imagine qu’il nous aime : c’est la cruauté.

On peut noter encore ici comment le même système complexe d’imaginations peut produire des sentiments qui semblent opposés. C’est une des raisons qui permettent de comprendre les propositions suivantes.

Les propositions 42 à 44 portent sur l’instabilité des états affectifs (par exemple transformation de l’amour en haine et réciproquement.) Cette instabilité des états affectifs résulte de la combinaison des sentiments qui sont comme des formes physiques. Ainsi la Haine est accrue par la haine réciproque ou peut être extirpée par l’Amour. La Haine changée en Amour donne un Amour plus grand que si la haine ne l’eût point précédé.

Les propositions 45 à 47 portent sur la formation d’une psychologie de groupe. Particulièrement la 46 porte sur la formation du nationalisme.

La proposition 45 reprend, en les généralisant, les mécanismes de projection. Je prête à l’autre les sentiments que j’éprouve moi-même. On retrouve ici ce qui a déjà été dit à la proposition 27. Ma connaissance d’autrui dépend d’une part d’une ressemblance et d’autre part de mon imagination. Ce n’est pas d’abord une connaissance rationnelle. C’est ceci qui explique la formation de l’opinion commune et son caractère foncièrement irrationnel. Cette opinion peut se généraliser à tout un groupe sur la simple base d’une ressemblance extérieure ou accidentelle (E3P46). On reconnaît là les processus psychiques qui forment la trame du nationalisme, du chauvinisme ou du racisme.

Cette tendance - qui peut conduire au pessimisme le plus noir - est cependant immédiatement contrebalancée. Il y a nécessairement quelque tristesse qui accompagne la Joie de voir une personne haïe détruite ou affectée d’un mal (47). Pour Spinoza, l’homme n’est pas un loup pour l’homme, contrairement à ce que pense Hobbes. Il y a dans les passions elles-mêmes quelque chose qui permet de penser la humaine et la paix.

Les propositions 48 & 49 portent sur l’intensité des sentiments interpersonnels.

La combinaison possible dans l’imagination des objets des sentiments d’amour ou de haine conduit à une modulation de la puissance de ces sentiments. L’amour est diminué si on imagine que l’objet aimé n’est pas seule cause de la joie (et de même pour la haine et la tristesse). La puissance du sentiment, c’est donc sa capacité à accaparer seul toute l’âme. C’est donc bien la puissance de l’aliénation qui s’exprime.

La proposition 49 précise que c’est bien ainsi qu’il faut l’entendre. Il n’y a pour Spinoza pas véritablement de « chose libre » puisque tous les modes finis n’existent que comme effet des lois de la nature. Une chose qui se présente comme « libre », c’est donc une chose qui se présente comme tirant complètement sa nécessité de soi-même. C’est donc une chose que nous divinisons. Autrement dit, si le sentiment est le plus puissant quand nous imaginons une chose comme cause libre, c’est que c’est dans ce cas que nous sommes victimes au plus haut point de notre imagination, que nous sommes les plus aliénés.

Au contraire en se représentant une chose comme nécessaire, on diminue les sentiments auxquels elle est liée. Il ne s’agit pas seulement de passer de l’imagination à la connaissance rationnelle. Il suffit seulement de multiplier les objets associés comme Spinoza l’a montré à la proposition 48.

Caractéristiques générales des interactions sentimentales

Les propositions suivantes montrent l’incertitude des états affectifs. On peut être affecté par accident (E3P50) ; c’est le cas dans les présages et toutes les formes de superstition.

Les hommes peuvent être affectés de diverses manières par le même objet (E3P51). Ceci est dû au fait que le jugement de l’homme est fort inconstant et qu’il est dominé par des espoirs et des craintes imaginaires. C’est pourquoi « nous concevons facilement que l’homme peut souvent être l’auteur tant de sa tristesse que de sa joie. » Encore fois, la liberté que nous attribuons à l’homme est purement illusoire et cette illusion est produite précisément par ce qui asservit l’homme, c’est-à-dire cette physique des sentiments qui le ballottent à hue et à dia sans qu’il puisse maîtriser lui-même ce mouvement.

En conséquence le Repentir aussi bien que le Contentement de soi sont classés parmi ces sentiments dans lesquels l’homme est cause pour lui-même. Ce sont même des sentiments très vifs et particulièrement aliénants puisque ce sont eux qui nous font croire que nous sommes libres.

La proposition 52 oppose l’impression de déjà vu, la banalité, à l’étonnement. En quoi s’agit-il encore d’un sentiment ? Uniquement en ceci que nous sommes encore là sous la domination de l’imagination. L’étonnement devant la nouveauté vient d’une insuffisante connaissance, ou plutôt d’une connaissance inadéquate, et ouvre la voie à d’autres sentiments comme la crainte, la consternation, etc. Ce sont tous les emballements de l’esprit qui sont ainsi exposés. Il faut cependant remarquer que la surprise seule n’est pas considérée comme un sentiment.

Dans la proposition 53, c'est encore l'illusion de la liberté qui est pointée. Car c'est bien de la même illusion de l'indépendance de l'Esprit et du Corps dont il s'agit :

L'homme ne se connaît lui-même que par les affections de son corps et leurs idées. Donc lorsque l'Esprit peut se considérer lui-même, par là même il passe par hypothèse à une perfection plus grande, c'est-à-dire qu’il est affecté de joie et d’une joie d'autant plus grande qu'il peut s'imaginer lui-même et imaginer sa puissance d'agir plus distinctement. “ (E3P53D)

Spinoza expose le principe de maximisation affective. On cherche à maximiser la Joie liée à l’exaltation de la puissance d’agir de l’esprit. « L’esprit s’efforce d’imaginer seulement les choses qui posent sa propre puissance d’agir. » (E3P54). Inversement, l’esprit est attristé en imaginant sa propre impuissance (E3P55). Le scolie de E3P55 démontre que les hommes sont de nature envieux. Or cette nature est renforcée par l’éducation car « les parents incitent d’ordinaire leurs enfants à la en faisant appel au seul aiguillon de l’honneur et de l’Envie. »

Les 56 & 57 démontrent l’extrême variabilité des sentiments ou plutôt des complexes de sentiments.

La proposition 56 démontre que la vie de l’esprit est spontanément une vie de passions, soumise à l’action de ce qui est hors de nous et qui modifie en permanence le désir. Mais ce rappel ouvre maintenant la voie à l’éclaircissement du dessein de l’Éthique. Il s’agit, dit Spinoza dans le scolie, de « déterminer les forces des impulsives des sentiments et la puissance de l’esprit eux ». Les définitions générales permettent alors de « quelle est en quantité et en qualité la puissance de l’esprit pour régler et réprimer les sentiments. » Ici s’amorce la transition avec ce qui suivra et donc la possibilité du renversement de la ligne passionnelle.

Les sentiments différent essentiellement suivant les individus. Les sentiments des vivants privés de raison diffèrent fondamentalement des sentiments des humains. Spinoza souligne la différence entre une lubricité de cheval et une lubricité d’homme. Mais le plus important n’est pas cette différence des sentiments qui nous enferment chacun entre notre genre. Il souligne la différence entre l’épanouissement de l’ivrogne qui subit son ivrognerie et l’épanouissement du philosophe. Cette différence souligne que l’ivrogne est pris dans le flux de la vie affective et qu’il ne s’agit pas de juger ou de déplorer. Mais en même temps, l’exemple du philosophe montre que l’homme n’est pas condamné à subir les sentiments de manière passive, mais peut au contraire les contrôler, les diriger dans le sens de la raison.

Les sentiments actifs (propositions 58 & 59)

Cette dernière partie est peut-être la plus étonnante de l’Éthique. Elle pose que nous sommes affectés en tant que nous sommes actifs. Cela signifie d’abord qu’action et passion ne sont pas des catégories séparées mais des pôles complémentaires sur une même ligne, avec la possibilité permanente d’un renversement de l’un dans l’autre.

Il y a donc une sorte de renversement possible qui dessine les lignes de la libération, renversement qui a été préparé dans les dernières lignes du scolie de la proposition 57.

La connaissance, les « idées adéquates », sont sources de joie. En effet, l’esprit se considère lui-même nécessairement quand il a une idée adéquate (puisque quand nous savons quelque chose nous savons en même que nous le savons et ainsi de suite cf. partie II). Or en considérant sa propre puissance de connaître, l’esprit a donc pour objet une idée qui renforce sa puissance, c’est-à-dire une idée qui rend joyeux.

Donc le désir se rapporte à nous en tant aussi que nous comprenons, autrement dit en tant que nous sommes actifs.

D’où cette conclusion de la proposition 59 qui commande tout le retournement de l’Éthique. Toutes les affectations qui nous touchent en tant que nous sommes actifs se ramènent à la joie et au désir. Philosopher ce n’est pas renoncer à la joie et au désir, c’est au contraire leur donner l’extension maximale !

La fin de la troisième partie est un catalogue des affects qui cette définition synthétisant tout ce qui a été acquis au début :

Le Désir est l'essence même de l'homme en tant qu'elle est conçue comme déterminée, par une quelconque affection d’elle-même à faire quelque chose.

Bref, le désir n’est pas un manque, « la misère de l’homme », mais bien au contraire c’est l’essence de l’homme en tant qu’il est déterminé à agir, à produire des effets. L’homme sans désir est tout simplement un mort…

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Ecrit par dcollin le Dimanche 7 Décembre 2008, 09:52 dans "Spinoza, spinozisme" Lu 14353 fois. Version imprimable

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