Eclaircissements sur la partie II de l'Ethique de Spinoza (suite)
De l'erreur à la connaissance rationnelle
Sommaire
L’erreur (32-36)
La proposition XXXII est étonnante de prime abord.Toutes les idées, en tant qu’elles sont rapportées à Dieu, sont vraies.
Elles sont vraies « rapportées à Dieu », c’est-à-dire saisies dans l’enchaînement par lequel elles sont produites, parce qu’elles s’accordent avec leur objet même si dans notre esprit elles n’apparaissent que tronquées ! Par exemple, l’idée que j’ai actuellement que le soleil est plus gros le soir qu’à midi est fausse si je la considère comme étant l’idée de la taille du soleil, mais comme nous le savons, la perception enveloppe deux choses, l’idée de l’affection que mon corps subit et l’idée de la chose extérieure qui cause cette affection. Si je considère l’idée que le soleil est plus gros le soir qu’à midi sous l’angle de la vérité objective que je lui prête tant que je suis ignorant, elle est fausse. Mais en Dieu, c’est-à-dire considérée dans l’ensemble du mécanisme causal qui produit cette idée, elle est vraie, en ce sens que la taille du soleil ne peut pas m’apparaître autrement ! De même si je vois le bâton plongé dans l’eau brisé, c’est bien une idée vraie (elle découle des lois de l’optique de Descartes !) ; elle n’est fausse que si je dis que le bâton est véritablement brisé, c’est-à-dire si je coupe l’idée du « tissu » ou de la « trame » d’idées qui l’englobe « en Dieu ». Mais l’idée « je vois le bâton brisé » est absolument vraie.
L’explication vient de suite :
Il n’y a dans les idées rien de positif qui permette de les dire fausses.
La démonstration est claire :
- - Supposons qu’une idée fausse soit une réalité, alors elle est un mode du penser (comme le sont les idées vraies)
- - Si elle est une réalité elle en Dieu (puisque tout ce qui est est en Dieu et ne peut être conçu sans lui)
- - Or en Dieu, toutes les idées sont vraies
- - Donc, à proprement parler, les idées fausses n’existent pas. Elles n’ont pas de réalité « positive »
On pourrait essayer de comprendre cela autrement. Peut-on dire qu’il y a des trous dans le gruyère ? Il y a des raisins dans le pain au raisin, parce que les raisins existent positivement (ce sont des modes finis de la substance infinie) alors que les trous dans le gruyère ne sont que l’absence de gruyère ; il n’y a rien de positif dans le trou, sinon on serait obligé de dire que le trou est un mode d’existence de rien !
La proposition XXXIV définit l’idée vraie en nous (puisqu’en Dieu elles sont toutes vraies, il n’est pas besoin de définir l’idée vraie) comme une idée absolue c’est-à-dire 1° adéquate et 2° parfaite.
Adéquate : nous en avons déjà une définition donnée dans la définition 4 :
Par idée adéquate, j’entends une idée qui, en tant qu’elle est considérée en soi, sans relation à un objet, a toutes les propriétés ou présente tous les signes intrinsèques d’une idée vraie.
Ce sont les idées qui se produisent en nous de la même façon qu’en Dieu ! Par exemple quand je conçois le cercle comme le produit de la rotation d’un segment autour d’une de ses extrémités, je conçois adéquatement le cercle. Par contre quand je ne perçois pas le mouvement de la Terre et la considère comme immobile, je ne perçois la Terre que relativement à l’effet qu’elle fait sur moi et non de manière absolue.
Il faut remarquer ici que la différence entre idée inadéquate et idée adéquate ne recouvre pas la distinction, chez Descartes, entre idée confuse et idée claire et distincte. Descartes définit ainsi l’idée claire et distincte
…la connaissance sur laquelle on peut établir un jugement indubitable doit être non seulement claire, mais aussi distincte. J'appelle claire celle qui est présente et manifeste à un esprit attentif ; de même que nous disons voir assez fort, et que nos yeux sont disposés à les regarder ; et distincte, celle qui est tellement précise et différente de toutes les autres, qu'elle ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut. (Principes de la philosophie, I, 45)
Pour Descartes, la clarté et à la distinction se produisent par une disposition spéciale de l’esprit. Pour Spinoza, il en va tout autrement. J’ai une idée adéquate du cercle non parce que je le perçois clairement et distinctement mais parce que je perçois l’enchaînement logique des idées qui causent l’idée de cercle. Quand l’esprit a des idées adéquates, c’est qu’il pense les choses par leur cause. En pensant de cette manière, l’esprit pense par lui-même – et non comme dans la pensée par imagination à partir des effets des choses extérieurs sur son corps propre. Pensant par lui-même, l’esprit est pense donc librement quand il pense adéquatement et seulement dans ce cas.
Nous pouvons également comprendre maintenant ce que veut dire E2D4 quand elle affirme que l’idée adéquate présente « tous les signes intrinsèques » d’une idée vraie : intrinsèque, cela veut dire propre à l’idée elle-même et non pas dépendant de quelque chose d’extérieur à l’idée. Si je définis la vérité comme adéquation de l’idée à son objet (adequatio rei et intellectus), c’est une « dénomination » extrinsèque que j’utilise pour définir l’idée comme vraie. Alors que si je considère la vérité comme cohérence logique ce sont « les signes intrinsèques » qui permettent de reconnaître l’idée vraie.
La proposition XXXV expose la fausseté non pas simplement comme privation de connaissance mais comme une privation de connaissance enveloppée d’idées inadéquates. On retrouve l’idée que le faux naît du processus de connaissance lui-même. Le scolie de cette proposition revient sur le problème de l’illusion de la liberté humaine comme méconnaissance des causes des actions et conscience de ces actions elles-mêmes. On développe à nouveau ici ce qui figure dans l’appendice de la partie I.
La proposition XXXVI expose qu’il y a un ordre causal des idées inadéquates comme des idées adéquates ! C’est normal si on veut bien se souvenir de ce que sont les idées. On en a eu une application dans E1-appendice : les superstitions y apparaissent comme les effets naturels de certaines idées inadéquates (parce que partielles) : les hommes naissent ignorants des causes mais conscients de leurs appétits…
Les notions communes (37-39)
Ces trois propositions sont consacrées à la définition des notions communes. Il convient tout d’abord de ne pas faire de confusion. Nous avons coutume de nommer « idées communes » des idées partagées par tout le monde. Mais les notions communes dont il est question ici sont les idées qui représentent quelque chose qui est commun à tous les corps. Pour que les corps conviennent en certaines choses, il faut qu’ils aient quelque chose en commun. Tous les corps ont en commun l’étendue et le mouvement. Mais deux corps en particulier peuvent avoir quelque chose en commun.
La proposition XXXVII est démontrée par l’absurde.
- Supposons qu’une chose X commune à A et B forme l’essence de B
- Si X forme l’essence de B, X ne peut être ni être conçu sans B
- Donc X ne peut être ni être conçu comme formant l’essence de A, ce qui est contraire à l’hypothèse (1).
À cette étape, on peut se faire une idée vague de ce que sont ces notions communes : être en métal, c’est quelque chose de commun à la bêche du jardinier, au couteau de cuisine, etc. Mais être en métal ne constitue pas l’essence singulière d’aucune de ces choses. Mais on se demande un peu à quoi tout cela mène. Ces choses communes sont (puisqu’elles ont une idée qui leur correspond) et ne sont pas puisqu’elles n’ont aucune réalité singulière, existant indépendamment d’autre chose. On peut donc expliquer ceci : si deux choses ont quelque chose de commun, c’est qu’elles « conviennent » sous un certain rapport, c’est-à-dire qu’il y a entre elles une relation. Par exemple entre la bêche et le couteau il existe une relation (d’équivalence, c’est-à-dire réflexive, symétrique et transitive), la relation « être fait du même métal ». Bref les « notions communes » ne sont pas autre chose que l’idée des relations entre les choses, elles fournissent en quelque sorte un modèle de la réalité.
C’est à la proposition XXXVIII que les choses s’éclairent un peu puisqu’il y est affirmé que
Les choses qui sont communes à toutes et qui sont également dans la partie et dans le tout ne peuvent être conçues qu’adéquatement.
Voyons la démonstration.
- Supposons A commun à tous les corps et présent également dans la partie et dans le tout (A appartient donc au genre de choses définies en E2P37.
- L’idée de A est adéquate en Dieu (conformément à tout ce qu’on a vu précédent, puisque en Dieu il y a les idées du corps humain et, des affections du corps humain c’est-à-dire celles qui enveloppent en partie tant la nature du corps humain que celle des corps qui l’affectent (cf. supra).
- Mais les perceptions sensibles, par exemple, sont adéquates en Dieu mais inadéquates en nous parce que notre esprit n’a que des perceptions partielles et mutilées : si je ne connais pas les lois de l’optique je ne perçois qu’un bâton brisé mais non le lien causal entre l’eau, le bâton et le trajet de la lumière qui fait que je vois le bâton brisé. Mais en ce qui concerne les notions communes je perçois ce qui est commun à mon corps et aux corps et donc là je n’ai plus une perception partielle et mutilée.
- L’idée de ce qui est commun est donc la même en Dieu et dans mon esprit.
- Donc elle est adéquate !
Bref la perception des choses particulières par le moyen des images (effet des corps extérieurs sur mon corps) est tronquée, inadéquate, mais la perception des relations est adéquate, « nécessairement » dit Spinoza.
Essayons d’aller encore plus loin. Dieu produit toutes les choses étendues (les corps) en leur donnant des propriétés communes – ainsi tous les corps sont soumis aux mêmes lois du mouvement et du repos – là on voit bien comment Spinoza s’inscrit dans la filiation qu’on pourrait appeler, pour aller vite, de Galilée et Descartes : tous les corps sont soumis au principe d’inertie qui veut que tout corps qui n’est soumis à aucune force extérieur persiste dans l’état dans lequel il se trouve, s’il est en mouvement il persiste dans un mouvement rectiligne uniforme et s’il est en repos il persiste au repos (encore que le repos soit un mouvement rectiligne uniforme à vitesse égale à zéro et que le mouvement ne soit toujours mouvement que relativement à un repère). Il y a "un quelque chose" de commun entre tous les corps, c’est qu’ils s’attirent proportionnellement à leur masse et inversement proportionnellement au carré de la distance entre leurs centre de gravité, comme le montrera Newton. Or si mon esprit perçoit ce genre de relation, il ne perçoit pas par là des choses réellement existantes, en acte (la loi de la gravitation n’est pas une chose qu’on peut percevoir comme la pomme en train de tomber de l’arbre), il perçoit seulement des relations générales, communes à tous les corps.
On a vu (E2P8) que :
Les idées des choses singulières ou des modes non existants doivent être comprises dans l’idée infinie de Dieu de la même façon que sont les essences formelles des choses singulières ou des modes sont contenues dans les attributs de Dieu.
Par exemple, l’idée de quelque chose de fictif (par exemple l’idée d’une maison que je veux construire mais qui n’existe pas encore en dehors de mon esprit) n’est pas l’idée d’une chose existant actuellement. Néanmoins si j’ai cette idée, elle doit nécessaire être en Dieu puisque tout ce qui est est en Dieu et ne peut être ou être conçu sans lui. Donc il y a en Dieu toutes les essences formelles des choses (et les idées sont aussi des « choses »). En Dieu, il y a donc bien des idées de choses qui n’existent pas actuellement comme les pommes, les chaises ou les humains. Si j’ai l’idée des propriétés générales, c’est-à-dire les rapports entre les corps, je pense quelque chose qui n’est pas réellement mais qui est en Dieu comme une espèce de règle de production des choses – parce exemple un corps ne peut être créé sans qu’il subisse la loi de la gravitation. Ce ne sont pas les idées d’une chose singulière, de telle ou telle chose. Quand l’esprit humain perçoit ce genre d’idées communes, il perçoit exactement l’idée telle qu’elle est en Dieu.
E2P38 a un corollaire intéressant :
Il s’ensuit qu’il y a certaines idées ou notions communes à tous les hommes ;
C’est évident : puisque les hommes sont des corps entre lesquels il existe des propriétés communes et par conséquent tous doivent percevoir de la même façon ce genre d’idées adéquates que sont les choses communes qu’on retrouve en plusieurs corps, dans la partie et dans le tout. Traduisons cela : tout homme est capable de se former ces idées abstraites qui décrivent les relations les plus générales entre les corps ou encore tout le monde peut apprendre la physique !
Ces notions communes sont donc vraies.
La proposition XXXIX découle évidemment de tout cela : l’esprit perçoit adéquatement ce qui est commun au corps humain et aux autres corps et il s’ensuite (corollaire) que :
Il s’ensuit que l’esprit est d’autant plus apte à percevoir plusieurs choses de façon adéquate que son corps a plus de choses communes avec d’autres corps.
La physique en général, c’est bien. Mais de ce corollaire on peut conclure que ce que nous pouvons le mieux connaître, c’est un autre humain puisque nous ne convenons avec aucun autre corps autant qu’avec un autre corps humain. Ce petit corollaire contient en lui toute l’Éthique de Spinoza. La connaissance la plus parfaite que nous puissions avoir est celle de l’esprit humain et en tant qu’ils se connaissent adéquatement les humains conviennent et c’est seulement en tant qu’ils se connaissent inadéquatement qu’ils sont hostiles les uns aux autres.
Le scolie I de E2P40 explique ce que sont ces notions communes : ce sont « les fondements de notre raisonnement. »
Récapitulons et anticipons ce qui va venir :
1) Nous avons une connaissance partielle, mutilée de la réalité qui est une connaissance par « images » : les corps extérieurs affectent notre corps et cette affection est une image dont nous avons l’idée. Cette manière de connaître est inadéquate.
2) Cependant, elle n’est pas entièrement négative puisque nous pouvons avoir par cette connaissance partielle les idées des choses communes à tous les corps. C’est une connaissance générale, abstraite n’est pas encore la connaissance des réalités singulières mais c’est une connaissance adéquate des lois générales de la nature qui sont les lois de production de la réalité.
3) Reste à revenir à la connaissance des choses singulières à partir de leurs lois de production. C’est-à-dire à revenir de l’abstraction au concret, mais un concret qui ne sera plus un donné immédiat et partiel, mais un concret pensé, synthèse de multiples déterminations abstraites.
Sans forcer, on voit là une démarche qu’on retrouve chez Hegel (sous une forme idéaliste) et chez Marx dans son Introduction à la critique de l'économie politique :
Si donc on commençait ainsi par la population, on aurait une représentation chaotique du tout et, par une détermination plus précise, par l'analyse, on aboutirait à des concepts de plus en plus simples; du concret figuré ou passerait à des abstractions de plus en plus minces, jusqu'à ce que l'on soit arrivé aux déterminations les plus simples. Partant de là, il faudrait refaire le chemin à rebours jusqu'à ce qu'enfin on arrive de nouveau à la population, mais celle-ci ne serait pas, cette fois, la représentation chaotique d'un tout, mais une riche totalité de déterminations et de rapports nombreux. La première voie est celle qu'a prise très historiquement l'économie politique à sa naissance. Les économistes du XVII° siècle, par exemple, commencent toujours par une totalité vivante : population, nation, État, plusieurs États; mais ils finissent toujours par dégager par l'analyse quelques rapports généraux abstraits déterminants tels que la division du travail, l'argent, la valeur, etc. Dès que ces facteurs isolés ont été plus ou moins fixés et abstraits, les systèmes économiques ont commencé, qui partent des notions simples telles que travail, division du travail, besoin, valeur d'échange, pour s'élever jusqu'à l'État, les échanges entre nations et le marché mondial. Cette dernière méthode est manifestement la méthode scientifique correcte. Le concret est concret parce qu'il est la synthèse de multiples déterminations, donc unité de la diversité.
L’unité de la diversité ou la synthèse de multiples déterminations, c’est bien en cela que consiste la connaissance des choses singulières à partir de leurs lois de production.
Les trois genres de connaissance (40-43)
De ces notions communes (idées adéquates), il est donc possible de déduire d’autres idées adéquates. Elles sont donc le fondement de la science.
Le scolie I de la proposition XL est un premier exposé de la conception nominaliste de Spinoza qui critique les termes transcendantaux comme Être, Chose, Quelque chose. Ces termes viennent de ce que notre esprit trop limité pour concevoir simultanément les images d’un grand nombre de choses. Quand il y beaucoup de Corps, l’esprit confond leurs images sous un seul attribut. Mais ces termes « signifient des idées au plus haut degré confuses. » Les notiones universales sont nées du même processus. Par exemple, par le nom d’homme, l’esprit affirme une infinité d’être singuliers. Ces termes généraux sont également confus et varient en fonction des traits les plus frappants et non à partir d’une définition rigoureuse. (Ainsi Spinoza rappelle les diverses définitions de l’homme dont celle-ci qui est le sujet d’une plaisanterie connue : Platon disait que l’homme était un bipède sans plumes. Ses adversaires plumèrent un poulet et l’envoyèrent à Platon en disant « Voici un homme ».)
Le scolie II de la proposition XL est encore plus connu puisqu’il est l’exposé des trois genres de connaissance :
1) La connaissance du premier genre qui regroupe la connaissance par expérience vague et la connaissance par les signes (ou par ouï-dire) ; c’est encore la connaissance par Imagination que Spinoza a déjà amplement définie.
2) La connaissance des notions communes et des idées adéquates que nous avons des choses. Elle correspond à la connaissance scientifique. C’est encore celle que Spinoza appelle Raison.
3) Le troisième genre de connaissance possède seul le nom de Science. Mais c’est une science intuitive. C’est la connaissance qui part de Dieu pour aller à l’essence des choses.
La connaissance du premier genre est l’unique cause de fausseté, les connaissances de deux autres genres étant vraies (proposition XLI) et par conséquent (proposition XLII) ce sont les connaissances du genre 2 et 3 qui permettent de distinguer le vrai du faux.. Enfin la proposition XLIII affirme l’évidence de la vérité :
Qui a une idée vraie sait en même temps qu’il a une idée vraie et n’en peut point douter.
Pourquoi en est-il ainsi ? Le scolie de cette proposition repose sur l’idée que le vrai est sa propre norme et la norme du faux. Voyons ce que cela peut vouloir dire. On pourrait résumer autrement la proposition de Spinoza (E2P43D) : « celui qui connaît une chose vraiment doit en même temps avoir une idée adéquate de cette connaissance ». Pour comprendre la démonstration, un peu rude comme toutes les démonstrations, il est préférable de passer par le scolie. Celui-ci dit que la proposition précédente est « suffisamment manifeste par elle-même ». Avoir une idée vraie, c’est connaître une chose « parfaitement ou le mieux possible » et personne n’en peut douter, dit encore Spinoza, à moins de prendre une idée comme quelque chose de muet « comme une peinture sur un tableau et non un mode du penser ». Pour comprendre, il faut revenir à la réfutation de conception de la vérité comme accord de l’idée et de son objet. Si l’idée vraie est vraie par l’accord avec son objet, elle n’a, dit Spinoza, pas plus de réalité que l’idée fausse ! Supposons l’idée comme un tableau. Prenons par exemple le portrait le plus connu de Machiavel qui a été peint Santo di Tito. Ce portrait a été peint plusieurs dizaines d’années après la mort de Machiavel. Il peut être très ressemblant ou ne pas être ressemblant du tout. Il est impossible d’en savoir plus. Par contre, quand j’ai l’idée de la somme des trois angles d’un triangle, je d’opérations mentales que j’ai effectuées. Rien n’est plus certain qu’une idée vraie ! D’où cette belle affirmation :
Tout de même que la lumière fait paraître elle-même et les ténèbres, de même la vérité est sa propre norme et celle du faux.
La connaissance adéquate. (44-47)
Les propositions qui suivent exposent maintenant en quoi consistent les principes de la connaissance adéquate. Tout y semble maintenant clair.
Proposition XLIV : la raison, par nature considère les choses comme nécessaires. Si nous les percevons comme contingentes c’est qu’il manque un chainon dans notre raisonnement. Le hasard dans la nature n’est que le fruit de notre ignorance. On retrouve cette question au centre de la discussion autour de l’interprétation de la physique quantique dite interprétation de Copenhague. Pour Heisenberg, l’incertitude concernant la connaissance exacte de l’électron est ontologique : la nature est non déterministe au niveau microphysique, une interprétation qu’Einstein a toujours récusée : « Gott würfelt nicht ». L’indéterminisme apparent doit être expliqué par des « variables cachées » a toujours soutenu Einstein.
En tout cas, si nous percevons les choses comme contingentes, c’est le résultat d’une connaissance par imagination (connaissance du 1er genre).
Le corollaire de la XLIV est que les choses doivent être perçues « sub quaedam aeternitatis specie » quand elles sont perçues par la raison. Si les choses sont perçues comme nécessaires en effet, c’est ainsi qu’on doit les percevoir quand on est dans la connaissance du 2ème ou du 3ème genre, alors elles sont perçues sous l’aspect de la nécessité éternelle de Dieu. Par exemple, si je ne comprends pas un phénomène naturel, je le considère comme contingent. Mais dès que j’en connais les causes, c’est-à-dire dès que je l’ai compris à partir des lois générales sous lesquelles toutes les choses sont produites, ce phénomène n’est plus perçu comme temporellement déterminé (ici et maintenant) mais comme devant se reproduire n’importe quand dès lors que les causes sont réunies. Quand je saisis la chute d’un corps à partir de la connaissance de la loi de Galilée, ce n’est pas le corps qui tombe ici à telle heure en tel endroit, c’est une manifestation de x = -1/2 gt² ! Dans cette formule, le temps lui-même est transformé en une variable en quelque sorte éternelle.
Là encore anticipons : plus je connais les choses adéquatement, plus je les saisis sous une espèce d’éternité, donc plus mon esprit participe de l’éternité et voilà pourquoi Spinoza pourra dire : « nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels » (E5P23S).
Proposition XXXV : toute idée d’une chose singulière enveloppe l’essence éternelle de Dieu. Là encore c’est évident : toute idée d’une chose découle du mode de production de cette chose. Si je considère cette petite bactérie sous le microscope, cette bactérie a été produite par une ensemble de causes infinies et les idées de ces causes s’enchaînant dans l’ordre sont en Dieu et par conséquent quand l’idée de cette bactérie y est incluse l’essence éternelle de Dieu. On retrouve la même chose chez Leibniz sous une autre forme quand Leibniz dit que chaque monade exprime la création tout entière.
Conséquence : la connaissance des choses singulières, existant en acte (et pas la connaissance des effets des choses sur notre corps) est une connaissance de Dieu. C’est la connaissance du 3ème genre qui va s’appeler dans E5 « amour intellectuel de Dieu ». C’est ce qu’affirme la proposition XLVI : « la connaissance de l’essence éternelle et infinie de Dieu qu’enveloppe chaque idée est adéquate et parfaite ». Rien à ajouter. La connaissance par la raison mène à ça, la connaissance de Dieu, « adéquate et parfaite ». Ce qu’affirme la proposition XLVII. Mais ce n’est pas une connaissance réservée au philosophe qui a fait de longues études. E2P47S dit : « l’essence infinie de Dieu et son éternité sont connues de tous ». Ce qui veut dire qu’au fond personne ne peut vraiment errer. Notre imagination peut brouiller ce que nous voyons clairement, mais ne peut jamais vraiment empêcher notre esprit de voir ce qui est. En effet, plutôt que nous attacher à ce que nous savons de l’essence de Dieu, nous essayons de l’imaginer comme nous imaginons Pierre ou Paul. Et, au demeurant, il nous est difficile d’éviter de l’imaginer ainsi puisque notre corps est en permanence soumis aux affects des choses extérieurs. Une des causes majeures qui brouillent cette perception est le genre de connaissance par ces signes équivoques que sont les mots. L’exemple donné par Spinoza est assez clair. Si je dis que les droites passant le centre d’un cercle sont inégales, c’est que le mot cercle n’est pas entendu au sens des mathématiciens et qu’en réalité j’appelle « cercle », par exemple, une ellipse. Mais dans sa perception de son esprit personne ne peut dire qu’un figure constituée par le rotation d’un diamètre pourrait avoir des diamètres inégaux. Bien avant Wittgenstein, Spinoza affirme que personne ne peut penser illogiquement ; on peut seulement parler de manière équivoque, incompréhensible par les autres, ou bredouiller des phrases dénuées de sens, mais on ne peut penser illogiquement.
L’intellect et la volonté. (Propositions 48-49)
Ces deux dernières propositions sont consacrées à établir que la volonté libre n’existe pas ; la volonté dans son fonctionnement n’est pas distincte de l’entendement (proposition XLVIII). Les facultés de l’âme sont de pures fictions, des êtres métaphysiques, des universaux. Là encore, nous avons la reprise du nominalisme spinoziste.
Le long scolie de la proposition XLIX qui clôt cette deuxième partie mérite d’être analysé en détail.
Il faut d’abord, dit Spinoza, distinguer soigneusement les images, les idées et les mots. La confusion de ces trois termes conduit à ne pas comprendre la véritable doctrine de la volonté. Or, dit Spinoza, une idée n’est pas une peinture muette sur un panneau. Une idée enveloppe une affirmation ou une négation.
L’erreur de base est de confondre l’idée qui est de l’ordre de la pensée avec les images et les mots qui, étant des mouvements corporels, sont de l’ordre de l’étendue. C’est encore la doctrine du plus strict parallélisme qui est affirmée mais avec une séparation absolue entre les deux ordres, séparation qu’il ne faut pas prendre comme une transcendance de l’un par rapport à l’autre.
Spinoza passe en revue les objections contre sa thèse. Ces objections sont toutes basées sur l’évidence intérieure de la volonté et notre capacité à suspendre le jugement. Spinoza montre que cette évidence intérieure est une illusion et que la capacité à suspendre le jugement ne résulte pas d’une libre volonté mais d’une connaissance inadéquate.
Les sources d’erreur fondamentales sont enfin identifiées : Nous nous trompons facilement quand nous confondons les notions générales avec les singulières, les êtres de raison et les abstractions avec le réel.
La fin du scolie est consacrée à montrer que cette doctrine rationaliste se justifie par son utilité pour la vie puisque :
- Elle rend l’âme tranquille à tous les égards.
- Elle enseigne comment se comporter face au hasard.
- Elle est bonne pour la vie sociale.
- Elle enseigne comme concevoir le gouvernent des hommes.
- Cette conclusion prépare le passage aux parties suivantes.
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Ecrit par dcollin le Mardi 25 Décembre 2007, 10:34 dans "Spinoza, spinozisme" Lu 9894 fois.
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