Marx et la révolution
Intervention
Sommaire
Pendant longtemps, l’expression « marxisme révolutionnaire » a semblé purement pléonastique. Pour beaucoup de commentateurs, Marx est le penseur de la révolution par excellence. La pensée de Marx n’est pas une pure théorie ; elle est une « praxis » révolutionnaire. Tous ceux qui ont un peu fréquenté les couloirs du marxisme historique, des organisations qui s’en réclament l’ont dit et répété. Quant à la nature de cette révolution, là non plus, pas de problème ! c’est la révolution prolétarienne, celle qui renverse l’ordre bourgeois et établit la dictature du prolétariat, première phase d’un processus qui doit conduire au dépérissement de l’État et à l’instauration de la société communiste.
Voilà pour le dogme. Or le dogme, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, me semble extrêmement problématique. Et ce pour trois raisons principales :
1) il y a chez Marx plusieurs définitions de la révolution. Des définitions purement politiques et assez traditionnelles – qui renvoient aux évènements violents qui aboutissent ou peuvent aboutir à une transformation du régime politique – et une définition plus large qui englobe tous les bouleversements sociaux, les révolutions sociales, conçues comme le résultat de la contradiction grandissante entre le développement des forces productives et les rapports sociaux de production. Ainsi encore dans l’avant-propos de 1859 :
À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. [P1-273]
2) il y a plusieurs stratégies « révolutionnaires » chez Marx. Le mot d’ordre de la « révolution en permanence » de mars 1850 n’est plus du tout celui des années 1870-1880.
3) le contenu même de cette révolution tant sociale que politique est lui-même fort ambigu et il y a chez Marx des discours qui ne forment pas un système très harmonieux.
Ce qui se noue chez Marx entre la Commune de Paris et sa mort – à quoi il faudrait ajouter les innovations d’Engels étudiées par Jacques Texier – me semble de ce point de vue du plus grand intérêt.
Je prendrai ces trois questions dans l’ordre.
Les conditions structurelles de la révolution sociale
La théorie de la révolution chez Marx doit d’abord être envisagée à partir de sa théorie générale de l’histoire. Les révolutions sont les moyens par lesquels s’accomplit le passage plus ou moins long, plus ou moins violent, d’une époque historique à une autre, c’est-à-dire d’un mode de production à un autre, donc d’un certain type de rapports de classes et de rapports de domination à un autre.
Si l’histoire de l’humanité « jusqu’à nos jours » n’est que l’histoire de la lutte des classes, alors une révolution n’est pas un coup de main mais une tentative historique faite par une classe dominée pour s’emparer du pouvoir et asseoir sa domination sur les anciennes classes dominantes. Pour Marx, comme pour la plupart de ses contemporains, la révolution type est la révolution française qui a permis d’abattre les anciennes classes dominantes féodales et leur instrument, la monarchie absolue, pour établir un régime politique conforme aux intérêts de la classe bourgeoise. Marx fait également référence à cet ancêtre de la révolution française qu’a été la révolution anglaise, non pas la « glorieuse révolution » mais la seule révolution sérieuse que fut celle de 1642 à la mort de Cromwell en 1658.
Marx aborde la question des conditions structurelles de la révolution de deux manières, dont les auteurs marxistes nous disent qu’elles sont complémentaires ou qu’elles ne sont au fond qu’une seule et même chose.
1) Une ère de révolution s’ouvre quand les forces productives entrent en contradiction avec les rapports de production dans lesquels elles s’étaient jusqu’alors développées. La révolution française paraît caractéristique de ce point de vue. Le développement du mode de production capitaliste est déjà très avancé sous l’Ancien Régime. Les revendications des classes bourgeoises se heurtent au carcan de la monarchie absolue et au poids que jouent la vieille aristocratie et le clergé. Les tentatives de réforme (qu’on songe à celle de Turgot) ont échoué face à la réaction nobiliaire. Voilà ce qui va pousser à la révolution.
2) Une révolution est un affrontement des classes sociales pour la conquête du pouvoir. Elle est le point le plus élevé de la lutte des classes. La révolution de 1848 ou la Commune de Paris sont bien des révolutions car la classe ouvrière, même si c’est encore confusément, cherche à imposer la loi que dictent ses intérêts.
Pour la version (1), je renvoie au texte déjà cité de l’Introduction de 1859. Pour la version (2), on peut se reporter au Manifeste :
L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes de classes.
Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte.
Il est effectivement assez facile de comprendre la complémentarité théorique de ces deux versions. D’une part, les rapports de production sont des rapports de classes : ils sont donc des liens sociaux, liens de subordination, de domination et donc aussi de résistance. En suivant Marx, on n’a donc aucun mal à refuser cette réification « économiciste » des rapports de production à laquelle un certain « marxisme » a si souvent prêté le flanc. D’autre part, on peut considérer que la lutte des classes est le « moteur immédiat » de l’histoire alors que les rapports de production en détermineraient la tendance à long terme. Il faudrait ici introduire une différence de temporalité.
Ce qui me semble problématique là-dedans, c’est qu’il n’y a pas de consécution logique entre ces thèses centrales de la conception marxienne et une quelconque théorie de la révolution. Plusieurs considérations différentes mais finalement convergentes justifient cette perplexité.
La théorie explicative de l’histoire par la contradiction FP/RP telle qu’est exposée synthétiquement dans l’Introduction de 1859 est fort douteuse. Il n’est même pas sûr que Marx lui-même la défende encore au moment où il l’expose. En effet dans ce texte, Marx ne soutient pas que c’est encore de cette manière qu’il voit les choses. Il se contente de dire que c’est seulement le rappel de l’état de ses réflexions dans les années 46/48, c’est-à-dire au moment où il écrit le Manifeste. C’est pourtant ce texte qui a servi de base au « matérialisme historique » tel qu’il a été diffusé par les partisans du « marxisme ». Il n’est pas très utile de revenir longuement sur le schématisme absurde et la vision téléologique qui était sous-entendue. Les cinq phases (du communisme primitif au communisme réalisé en passant par l’étape esclavagiste, l’étape féodale et l’étape capitaliste) ne tiennent évidemment pas une minute et Marx lui-même avait dénoncé à l’avance cette conception.
1) Mais qu’il y ait cinq ou dix phases ne change pas grand-chose, à la vérité. Car ce qui est en cause, c’est une conception purement naturaliste de l’histoire, une conception qu’on retrouve à un détour du Capital : « la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. C'est la négation de la négation. » Or cette conception naturaliste, « objectiviste » et finalement fataliste de l’histoire exclut l’idée même de révolution. Il y a des « métamorphoses naturelles » mais nullement l’activité consciente aux résultats imprévisibles des individus, la « pratique » comme le disait les thèses sur Feuerbach.
2) L’expérience historique ne rentre pas très bien dans ce schéma. Même si on s’en tient à l’Europe et qu’on laisse de côté la fameuse question du « despotisme asiatique », ce schéma ne convient pas pour le passage de l’Antiquité au monde féodal : il est difficile de voir dans la poussée des forces productives esclavagistes le facteur qui conduit à la destruction des rapports de production ! Quant au mode de production capitaliste, mis à part les cas français, partiellement anglais et sous une forme particulière américain, son développement n’est presque jamais lié à une révolution mais plutôt à des transformations lentes et complexes. Où est la révolution hollandaise du xviie ? Comment analyser l’Italie du Nord de la fin du Moyen âge ?
3) Il faudrait analyser plus en détail cette notion de mode de production. On y verrait notamment que la notion de mode de production féodal est fort douteuse. (cf. mon Comprendre Marx)
Au total, je crois qu’il est à peu près clair que le schéma historique général, même si on le raffine et si on écarte les versions « marxistes » orthodoxes, ne conduit absolument pas à une théorie marxienne de la révolution. Cela n’empêche pas le concept de « mode de production » d’être pertinent et de permettre éventuellement des développements intéressants (je renvoie aux deux tomes du travail de Tony Andréani, De la société à l’histoire, Méridiens-Klincksieck). Si on veut garder le concept de révolution, il s’identifie alors à toutes sortes de transformations de transformation des modes de production et des rapports sociaux et perd pas mal de sa précision.
Mais même dans ce sens très général, il y aurait encore de nombreuses critiques à faire que je me contente d’indiquer rapidement ici :
- que sont les forces productives ?
- que veut dire Marx quand il dit qu’une société ne disparaît jamais avant d’avoir développé toutes les forces productives qu’elle peut contenir ?
Si on refuse de faire de la philosophie de Marx la théorie de tout, on pourrait peut-être rendre plus raisonnable son approche en la limitant au mode de production capitaliste. Le mode de production capitaliste est le mode révolutionnaire par excellence – qu’on se rappelle l’étonnante apologie qu’en fait le Manifeste. Et il l’est d’une triple façon :
1) Il a accompli la révolution la plus radicale des conditions de vie humaine en détruisant impitoyablement toutes les formes anciennes de dépendance et de ce point de vue il a créé les conditions matérielles et sociales de la véritable émancipation humaine.
2) Le mode de production capitaliste ne peut survivre qu’en révolutionnant continuellement sa propre base, c’est-à-dire en s’étendant à l’humanité entière et à toutes les sphères de la vie sociale et en révolutionnant en permanence sa propre base technique.
3) Enfin le mode de production capitaliste a produit une classe révolutionnaire, le prolétariat. Je reviendrai sur ce dernier point un peu plus loin. Mais je voudrais signaler que là aussi il existe de nombreux problèmes dans la lecture et l’interprétation de Marx. On peut résumer ainsi le raisonnement de Marx.
— « La condition essentielle de l’existence et de la domination de la classe bourgeoise est [...] la formation et l’accroissement du capital. [...) La condition d’existence du capital, c’est le salariat, t...] Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux. »
— Mais le progrès de la grande industrie « substitue à l’isolement des ouvriers, résultant de leur concurrence, leur union révolutionnaire par l’association ».
— Par conséquent, « le développement de la grande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel elle a établi son système de production et d’appropriation.
— Et comme la bourgeoisie « est incapable de s’opposer [au progrès de l’industrie], comme elle est, au contraire, son agent sans volonté propre et sans résistance », elle produit avant tout « ses propres fossoyeurs ».
— Donc « sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables ».
Les stratégies révolutionnaires de Marx
Si on a du mal à déterminer un concept général de la révolution, c’est peut-être parce que produire un tel concept n’intéresse pas Marx ! ce qui intéresse vraiment Marx ce sont les situations révolutionnaires concrètes et les stratégies à mettre en œuvre. Or si on étudie la manière dont Marx pose cette question, on doit remarquer d’importants changements de stratégie et de conception même de la révolution.
Ces diverses conceptions de la révolution renvoient directement aux variations de la « dictature du prolétariat ». Il n’est pas simple de savoir ce que Marx entend par dictature du prolétariat. Comme le dit Jacques Texier :
La formule de la dictature du prolétariat est assez mystérieuse, propre à être interprétée de plusieurs façons. Sur cette question, Engels pourra exercer ses talents herméneutiques.[1]
Car, si l’expression est bien maintenue dans toute l’œuvre, elle change manifestement de sens entre les années 1848-1852 et les dernières années de la vie de Marx.
Dans la période 1848-1852, la dictature du prolétariat est un élément d’une stratégie révolutionnaire, celle que Marx résume d’une formule, « révolution en permanence »[2]. À cette époque, Marx et Engels croient que la lutte décisive est engagée. Celle-ci combine les révolutions démocratiques et nationales pour abattre ce qui reste du vieil ordre européen et l’affirmation croissante de l’hégémonie du prolétariat : dans des pays comme l’Allemagne, il est impossible d’espérer la stabilisation d’une démocratie bourgeoise au sein de laquelle le mouvement ouvrier pourrait se développer et s’organiser. La révolution démocratique sera, au contraire, le prélude immédiat de la révolution sociale comme l’ont finalement montré les évènements français de février à juin 1848. Ces révolutions seront nécessairement des révolutions violentes posant l’alternative dictature de la bourgeoisie ou dictature du prolétariat et seule l’énergie manifestée par le parti prolétarien peut empêcher la régression. Le modèle dominant est le modèle de la dictature jacobine de 1793-1795 et la dictature du prolétariat constitue moins une forme étatique précise qu’une stratégie sur le modèle de celle de Robespierre.
Or, après 1852, Marx doit constater que l’ère des révolutions est provisoirement close et c’est une autre perspective qui l’occupe : celle de la transformation sociale lente qui s’opère dans les « soutes » de la société bourgeoise. C’est pourquoi le projet qui l’accapare est celui de la critique de l’économie politique. La question de la dictature du prolétariat revient à l’ordre du jour seulement quand la question politique est à nouveau pensée dans toute sa force. Mais il s’agit d’une perspective complètement différente. Marx pense alors sous le terme « dictature du prolétariat » un régime social et politique relativement durable qui a pour mission d’organiser la transition entre la société capitaliste et la société communiste. La Commune de Paris donne le modèle de ce régime. Les principales mesures essentielles aux yeux de Marx, qui déterminent la nature de cette nouvelle forme étatique, ont été rappelées plus haut. Il faut cependant remarquer que l’expression même « dictature du prolétariat » ne figure pas dans le texte de La guerre civile en France. C’est Engels, un peu plus tard qui dira :
Le philistin allemand a été récemment saisi d'une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l'air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat.[3]
Marx se contente de la qualifier de « république sociale ».
Le cri de « république sociale » auquel la révolution de février avait été proclamée par le prolétariat de Paris, n’exprimait guère qu’une vague aspiration à une République qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. La Commune fut la forme positive de cette République.[4]
Cette « république sociale » est une république jusqu’au bout, une république radicale, qui se fixe comme objectif l’abolition de toute domination.
Il faut regarder en détail ce que Marx entend par là.
Il faut d’abord des conditions particulières pour une révolution. La condition première est que les classes dirigeantes soient manifestement devenues inaptes à exercer leur fonction de classe dirigeante. Si on prend l’exemple de la Commune, c’est assez clair :
1) la bourgeoisie est incapable de défendre le pays ;
2) elle est incapable de défendre Paris et capitule devant les Prussiens.
3) Le prolétariat est donc « obligé » de prendre en charge le destin de la nation.
On pourrait penser que c’est là quelque chose qui est propre à la situation particulière de la Commune de Paris. Mais il n’en est rien. La lutte de classes est « nationale » dans sa forme, bien qu’internationale dans son contenu. C’est donc sur le terrain national, selon des formes politiques héritées du passé que le prolétariat peut livrer son combat. Mais si la lutte est sur le terrain national, elle est aussi d’une certaine manière une lutte nationale. La classe révolutionnaire ne peut prendre et conserver le pouvoir que si elle peut se mettre à la tête de la nation, c’est-à-dire de toutes les classes plus ou moins dominées. Ainsi une révolution n’est pas le fait d’une classe sociale, mais bien d’une alliance de classes, une alliance à l’intérieure de laquelle dirige la classe la plus décidée, qui, pour Marx, ne saurait être que le prolétariat.
On voit donc qu’une révolution n’intervient pas n’importe quand ! Il ne suffit pas que les conditions objectives soient « mûres », c’est-à-dire que les forces productives commencent à faire éclater le carcan des rapports de production. Il faut encore que les classes dirigeantes ne parviennent plus à diriger. Il faut en deuxième lieu qu’existe une classe révolutionnaire consciente de ses intérêts et de ses objectifs. Il faut enfin que cette classe soit capable de prendre la direction de la nation, c’est-à-dire de rallier les autres classes.
Avant le déclenchement de la Commune, Marx considère que les circonstances sont loin d’être favorables à une révolution sociale notamment parce qu’il estime que le poids des « vingt années de démoralisation de la farce bonapartiste » est trop lourd ! Mais quoi qu’il ne soit, une fois le mouvement lancé, Marx le soutient sans réserve… et il apprend de l’expérience de la Commune : « Les principes de la Commune sont éternels et ne peuvent être détruits : ils seront toujours posés à nouveau à l'ordre du jour, aussi longtemps que la classe ouvrière n'aura pas conquis sa libération. »
Voici les principales leçons qu’il en tire :
a) la machine d’État doit être brisée.
La classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre tel quel l'appareil d'État [1] et de le faire fonctionner pour son propre compte.
Le pouvoir centralisé de l'État, avec ses organes, partout présents : armée permanente, police, bureaucratie, clergé et magistrature, organes façonnés selon un plan de division systématique et hiérarchique du travail, date de l'époque de la monarchie absolue, où il servait à la société bourgeoise naissante d'arme puissante dans ses luttes contre le féodalisme.
Toutes ces idées-là seront reprises un peu plus tard et dans un contexte tout autre que le contexte révolutionnaire. En fait l’idée de Marx qui a été forgée depuis le début des années 1850, avec le 18 brumaire, est la suivante : l’Empire n’était pas une forme spéciale d’État bourgeois mais finalement l’expression des tendances les plus fondamentales de toute société où dominent les rapports de production capitaliste. Le Manifeste constatait que la bourgeoisie « a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. » Bref, il y a bien un antagonisme entre le règne de la bourgeoisie et les libertés démocratiques. Dans La Guerre civile en France, Marx rappelle l’histoire de la IIe République :
En présence de la menace de soulèvement du prolétariat, la classe possédante unie utilisa alors le pouvoir de l'État, sans ménagement et avec ostentation comme l'engin de guerre national du capital contre le travail. Dans leur croisade permanente contre les masses productrices, ils furent forcés non seulement d'investir l'exécutif de pouvoirs de répression sans cesse accrus, mais aussi de dépouiller peu à peu leur propre forteresse parlementaire, l'Assemblée nationale, de tous ses moyens de défense contre l'exécutif. L'exécutif, en la personne de Louis Bonaparte, les chassa. Le fruit naturel de la république du « parti de l'ordre » fut le Second Empire.
Et c’est précisément parce que la république démocratique peut être utilisée comme une arme révolutionnaire par les prolétaires que la bourgeoisie précipita la fin sans gloire de la IIe République. Le 18 Brumaire n’est pas vraiment la description de la formation d’un État bonapartiste (l’expression ne figure pas comme telle dans le texte), mais celle de la forme vers laquelle tend tout État tant que règne la bourgeoisie, une tendance qui fait que la République bourgeoise ressemble comme deux gouttes d’eau à un « Empire sans empereur ». C’est cette idée-là d’ailleurs que développe
b) Que veut dire briser la vieille machine d’État ? Non pas supprimer tout État mais créer un État d’un type nouveau fondé sur « le peuple en armes ». Soit dit en passant cette idée n’est spécifiquement marxienne et ne caractérise pas la révolution prolétarienne. C’est une idée tirée de la tradition du républicanisme. Machiavel fait des milices populaires la seule méthode sérieuse de défense de la république ; l’idée du peuple armé se retrouve très clairement chez Harrington (le citoyen libre est armé) et chez les pères fondateurs de la république aux États-Unis.
c) Une démocratie sous contrôle populaire.
La Commune fut composée des conseillers municipaux, élus au suffrage universel dans les divers arrondissements de la ville. Ils étaient responsables et révocables à tout moment. La majorité de ses membres était naturellement des ouvriers ou des représentants reconnus de la classe ouvrière. La Commune devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois. Au lieu de continuer d'être l'instrument du gouvernement central, la police fut immédiatement dépouillée de ses attributs politiques et transformée en un instrument de la Commune, responsable et à tout instant révocable. Il en fut de même pour les fonctionnaires de toutes les autres branches de l'administration. Depuis les membres de la Commune jusqu'au bas de l'échelle, la fonction publique devait être assurée pour un salaire d'ouvrier. Les bénéfices d'usage et les indemnités de représentation des hauts dignitaires de l'État disparurent avec ces hauts dignitaires eux-mêmes. Les services publics cessèrent d'être la propriété privée des créatures du gouvernement central. Non seulement l'administration municipale, mais toute l'initiative jusqu'alors exercée par l'État fut remise aux mains de la Commune.
Il y a une chose à faire remarquer ici : la Commune reste une démocratie représentative et non un système de démocratie directe. Mais une démocratie sous le contrôle direct du peuple. Le principe de séparation des pouvoirs est révoqué parce qu’hypocrite et permettant toutes les manœuvres. Là encore, les innovations sont moins importantes qu’on pourrait le croire au premier abord : dans leurs phases les plus démocratiques, les Communes italiennes n’étaient pas loin de ressembler à la Commune de Paris (pensons par exemple à l’épisode fameux du « tumulte des ciompi ») et le Contrat Social de Rousseau pourrait bien être la matrice d’où sont sorties les théories constitutionnelles des communards.
d) La séparation des Églises et de l’État !
e) L’élection des fonctionnaires (y compris de justice), révocables.
f) Un État fédéral dont l’unité de base est la Commune (en fait c’est le modèle proudhonien) et le refus du jacobinisme !
g) Le gouvernement à bon marché…
Les communes rurales de chaque département devaient administrer leurs affaires communes par une assemblée de délégués au chef-lieu du département, et ces assemblées de département devaient à leur tour envoyer des députés à la délégation nationale à Paris; les délégués devaient être à tout moment révocables et liés par le mandat impératif de leurs électeurs. Les fonctions, peu nombreuses, mais importantes, qui restaient encore à un gouvernement central, ne devaient pas être supprimées, comme on l'a dit faussement, de propos délibéré, mais devaient être assurées par des fonctionnaires de la Commune, autrement dit strictement responsables. L'unité de la nation ne devait pas être brisée, mais au contraire organisée par la Constitution communale ; elle devait devenir une réalité par la destruction du pouvoir d'État qui prétendait être l'incarnation de cette unité, mais voulait être indépendant de la nation même, et supérieur à elle, alors qu'il n'en était qu'une excroissance parasitaire. Tandis qu'il importait d'amputer les organes purement répressifs de l'ancien pouvoir gouvernemental, ses fonctions légitimes devaient être arrachées à une autorité qui revendiquait une prééminence au-dessus de la société elle-même, et rendues aux serviteurs responsables de la société. Au lieu de décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante devait « représenter » et fouler aux pieds le peuple au Parlement , le suffrage universel devait servir au peuple constitué en communes, comme le suffrage individuel sert à tout autre employeur en quête d'ouvriers, de contrôleurs et de comptables pour son affaire. Et c'est un fait bien connu que les sociétés, comme les individus, en matière d'affaires véritables, savent généralement mettre chacun à sa place et, si elles font une fois une erreur, elles savent la redresser promptement. D'autre part, rien ne pouvait être plus étranger à l'esprit de la Commune que de remplacer le suffrage universel par une investiture hiérarchique.
Notre propos n’est pas de savoir si ce modèle est viable – j’ai tendance à penser que non ! – mais de constater que le gouvernement du type « la Commune de Paris », archétype du pouvoir prolétarien radicalement nouveau (voir Lénine) n’est en fait qu’un type de gouvernement républicain démocratique, issu de la plus vieille tradition européenne (l’idée de remplacer le pouvoir central par une fédération de communes libres est déjà discutée en Italie au xve siècle !).
Marx en est parfaitement conscient. C’est pourquoi il tente de montrer ce qui est nouveau :
C'est en général le sort des formations historiques entièrement nouvelles d'être prises à tort pour la réplique de formes plus anciennes, et même éteintes, de la vie sociale, avec lesquelles elles peuvent offrir une certaine ressemblance. Ainsi, dans cette nouvelle Commune, qui brise le pouvoir d'État moderne, on a voulu voir un rappel à la vie des communes médiévales, qui d'abord précédèrent ce pouvoir d'État, et ensuite en devinrent le fondement. (…) La Constitution communale aurait restitué au corps social toutes les forces jusqu'alors absorbées par l'État parasite qui se nourrit sur la société et en paralyse le libre mouvement. Par ce seul fait, elle eût été le point de départ de la régénération de la France.
Mais je crois que Marx est là prisonnier d’une conception téléologique de l’histoire : les communes médiévales devaient préparer l’État moderne alors que la constitution communale du genre « commune de Paris » rend ce même État superflu. C’est une pétition de principe : si vous croyez qu’il y a un sens de l’histoire, Marx vous convaincra peut-être, mais si vous n’y croyez pas, l’argumentation ne tient pas.
Les conséquences de la Commune et l’esquisse d’une nouvelle orientation :
Il y a une inflexion importante dans la réflexion de Marx. Ou plus exactement, l’expérience de la Commune va cristalliser quelque chose qui est en pointillé depuis pas mal de temps, à savoir la convergence entre l’idée de révolution ouvrière et un républicanisme radical, une république jusqu’au bout. « Les républiques bourgeoises sont devenues impossibles en Europe » : c’est le leitmotiv de Marx avant, pendant et après la Commune. « La République doit devenir socialiste » dit-il encore après la capitulation de Sedan.
Cela va conduire à des révisions importantes. De fait, Marx en parle de moins en moins de la dictature du prolétariat. Il en parle dans la Critique du programme de Gotha parce qu’il s’agit d’un texte à destination des militants allemands et que l’Allemagne impériale est en cause : dans ce genre de régime, Marx pense que la révolution gardera un caractère violent et que la résistance des anciennes classes dirigeantes devra y être brisées par la force et c’est pourquoi s’imposera encore la formule de la « dictature révolutionnaire du prolétariat ». Par contre, dans les pays démocratiques, comme les États-Unis, l’Angleterre, les Pays-Bas et même la France, dans les années 1875 jusqu’à la fin de sa vie, Marx envisage de plus en plus sérieusement l’hypothèse d’un renforcement progressif des organisations ouvrières permettant une transformation sociale pacifique. Dans ce contexte, la dictature du prolétariat n’apparaît plus comme une perspective stratégique. Elle tend à être remplacée par la revendication d’une république démocratique. Ce qui n’est qu’esquissé chez Marx sera développé par Engels.[5]
Je prends quelques exemples tirés ici de Texier et l’on pourra voir que ce tournant engelsien est en fait, sous bien des aspects, dans la continuité de ce qui avait été déjà théorisé au moment de la commune de Paris. Voici une lettre de Engels en 1895
La République, vis-à-vis du prolétariat, ne diffère de la monarchie qu’en ceci qu’elle est la forme politique toute faite pour la future domination du prolétariat.
Texier voit là une contradiction fondamentale avec les textes antérieurs de Marx qui affirmait encore en 1872 que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l’Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte ». (Le texte allemand : « die Arbeiterklasse nicht die fertige Staatsmaschine in Besitz nehmen.. », « la classe ouvrière ne peut pas prendre possession de la machine d’Etat toute prête... »). Après 1891, Engels nous dit en passant que la république est « la forme politique toute faite pour la domination du prolétariat », et dit aux Français : « Vous avez l’avantage sur nous que vous l’avez là ». Je ne suis pas sûr que la contradiction soit aussi évidente que le pense Texier, du moins si je ne me trompe pas trop dans l’analyse que j’ai faite plus haut de la constitution du type « Commune de Paris ».
La discussion autour du programme de Clemenceau de 1882 est tout aussi révélatrice. Engels étudie avec attention l’évolution de celui qui est alors le représentant de la fraction la plus à gauche du radicalisme. Engels envisage à différentes reprises une évolution politique possible de Clemenceau en direction du socialisme, tout en défendant constamment le principe essentiel de l’indépendance politique du parti ouvrier à l’égard du parti le plus à gauche de la bourgeoisie. Dans la lettre du 22 septembre 1882 adressée à Bernstein, il affirme :
Guesde, lui, s’est mis une fois pour toute dans la tête que la République athénienne de Gambetta est bien moins dangereuse pour les socialistes que la République spartiate de Clemenceau et veut donc rendre impossible cette dernière, comme si nous, ou quelque parti dans le monde, pouvions empêcher qu’un pays passe par les stades d’évolution historiquement nécessaires et sans prendre en considération qu’en France, nous passerons difficilement d’une République à la Gambetta au socialisme sans passer par une République à la Clemenceau.
Qu’est-ce donc que la « république à la Clemenceau » ? Le programme de Clemenceau vise à réformer les institutions de l’État de façon à accorder une large autonomie aux communes et aux départements. Il s’agit donc d’un programme qui a l’ambition de supprimer la bureaucratie. On voit bien la continuité avec les leçons de la Commune. Mais un tel programme s’il était appliqué serait en lui-même le début d’une révolution :
C’est s’illusionner soi-même que de croire que l’on peut introduire en France un auto-gouvernement communal à l’anglo-saxonne, encore plus à l’américaine sans pour cela foutre en l’air tout le régime bourgeois.
On remarque ici l’appréciation laudative portée sur le « self-government » anglo-saxon qui est une des raisons pour lesquelles c’est dans ces pays que Marx envisageait à titre d’hypothèse un passage pacifique au socialisme. Engels écrit encore à Bebel que l’application du programme Clemenceau serait la plus grande révolution depuis 1800, c’est-à-dire depuis la formation de l’État napoléonien.
Si la république démocratique est la forme de dissolution du règne de la bourgeoisie et si le passage pacifique au socialisme peut être envisagé, on voit immédiatement que la question de la révolution a beaucoup perdu de son acuité.
Le contenu de la révolution
Jusqu’à présent, j’ai admis sans discuter que la révolution avait pour base le prolétariat et qu’elle visait à faire prévaloir les intérêts du prolétariat, intérêts dont Marx nous dit qu’ils se confondent avec ceux de la société tout entière. Mais là encore, la lecture de Marx – et non des épigones – ne peut que laisser perplexe. Je me contente de résumer ici ce que j’ai développé dans mon Comprendre Marx.
Pour le lecteur du Capital familier du marxisme, il y a une dernière énigme : on n’y trouve ni la « mission historique de la classe ouvrière » ni la « dictature du prolétariat », deux formules courantes du lexique marxiste révolutionnaire. Mais, à côté du travailleur apparaît une autre figure, celle du producteur et quand il s’agit de penser l’organisation du futur, c’est à eux que Marx passe la main. Or les producteurs, l’un des termes dont les occurrences sont les plus nombreuses dans Le Capital, sont tout sauf une classe sociale et, cependant, c’est leur association qui est la formule-clé de la révolution sociale à venir.
Que le terme « producteur » ne désigne pas une classe sociale particulière, c’est évident. C’est une notion « anhistorique » : le producteur est simplement celui qui met en œuvre les moyens de travail, quel que soit le mode de production. On ne confondra pas non plus le producteur et l’agent de la production de biens matériels – l’ouvrier, au sens strict, celui dont la production est une œuvre, c’est-à-dire un objet fini, existant indépendamment et du producteur et du consommateur. Enfin si la très majorité des producteurs dans la société moderne sont des salariés, tous les salariés ne sont pas des producteurs – un mercenaire est un salarié qui ne produit pas grand-chose.
Dans le MPC, les producteurs sont tous ceux qui sont intégrés au processus de production et y exercent une fonction nécessaire. Le travail de surveillance et de coordination est un travail nécessaire « partout où la production revêt la forme d’un processus socialement coordonné » [K3, V/P2-1144]. Ce n’est certes qu’un aspect de ce travail dans le MPC – pour une autre part ce travail sert à obtenir l’extorsion maximale de plus-value. Mais c’est un aspect sur lequel les marxistes glissent souvent allégrement. Lorsque Marx aborde la question de la séparation de la propriété capitaliste et des fonctions de coordination et de surveillance, il évoque immédiatement le rôle du directeur dans une coopérative ouvrière :
Dans la coopérative de production, le caractère contradictoire du travail de direction disparaît, puisque le directeur y est rétribué directement par les travailleurs, au lieu de représenter face à eux le capital. [K3, V/P2-1148]
Pour comprendre l’importance de cette question, on peut revenir aux manuscrits préparatoires au Capital. Marx y explique que le travail forme une totalité, mais, dans le MPC, cette totalité est « une combinaison de travaux » et donc c’est une unité
dont les parties constitutives sont étrangères les unes aux autres, en sorte que le travail collectif en tant que totalité n’est pas l’œuvre du travail individuel et que l’œuvre des divers travailleurs réunis ne constitue un ensemble que pour autant qu’ils sont forcés de combiner leurs efforts, impuissants à être eux-mêmes les auteurs de cette association. [M57/P2-287]
Autrement dit, dans sa forme capitaliste, la coopération, la formation d’un travailleur collectif est en même temps aliénation (voir la question du machinisme)
Mais, en développant le machinisme, l’application de la science à la production et l’intégration toujours plus poussée des travaux individuels en un travail collectif, le capital ne développe pas simplement les forces productives de l’humanité en général, il « œuvre ainsi à sa propre dissolution. » Le travail simple est « devenu travail scientifique qui soumet les forces naturelles au service des besoins humains ». Le travail immédiat – l’activité immédiate de l’ouvrier – perd de son importance relativement à l’organisation de la production et au développement des machines. Cela ne veut cependant pas dire que le travail humain en général perd de son importance :
La nature ne construit ni locomotives, ni chemins de fer, ni télégraphes électriques, ni machines automatiques, etc. Ce sont des produits de l’industrie humaine, des matériaux naturels transformés en organes de la volonté humaine pour dominer la nature ou pour s’y réaliser. Ce sont des organes du cerveau humain créés par la main de l’homme ; c’est la puissance matérialisée du savoir. Le développement du capital fixe montre à quel point l’ensemble des connaissances (knowledge) est devenu une puissance productive immédiate. [M57/P2-307]
Il est donc clair que les producteurs – tous les individus intégrés dans ce processus productif global, dans ce « travail général » – ne se limitent pas aux ouvriers, mais ils englobent tous ceux qui jouent un rôle dans ce processus global : ingénieurs, techniciens, spécialistes de l’organisation du travail – ce que certains sociologues, un siècle après Marx, appelleront la « nouvelle classe ouvrière ».
Certes, dans le MPC, le développement du machinisme et de l’application des sciences à la production n’a pas d’autre finalité que d’augmenter la plus-value et, loin de soulager la peine des travailleurs d’augmenter finalement le temps effectif pendant lequel ils sont entièrement au service du capital. Mais d’un autre côté, ces transformations créent les conditions d’une nouvelle organisation sociale et technique du travail qui libérera le travailleur des chaînes dans lesquelles l’enferme le machinisme. Au lieu de subir sa participation au travail collectif comme son propre asservissement, le travailleur pourra prendre sa place dans cet organe collectif en participant à sa direction. C’est cela que Marx entend quand il dit que l’expropriation des capitalistes suppose la prise en charge de la direction de la production par les producteurs associés. Mais on voit bien, de ce qui précède, que les producteurs associés ne sont pas les ouvriers, encore moins la seule « classe ouvrière ».
Voilà la source de ma perplexité : Marx, encore jeune, affirme que la lutte de classes conduit nécessairement à la dictature prolétariat, les analyses des œuvres de la maturité conduisent à une autre conclusion : l’organisation de la production sociale par les « producteurs associés ». Or ces deux perspectives, loin de se recouvrir, divergent fortement et même s’opposent sur plusieurs plans. La première perspective est fondée sur la vision politique d’une lutte de classes, opposant les deux classes antagonistes de la société et se transformant en affrontement politique alors que la deuxième, qui pourrait sembler s’inspirer de Saint-Simon et Enfantin, pourrait conduire à une « alliance des producteurs » qui est aussi une alliance de classes (les managers, les ingénieurs, etc., peuvent difficilement être comptés parmi les membres de la classe ouvrière) pour réorganiser la société en partant de la production.
Cette interprétation d’un Marx saint-simonien peut se soutenir des nombreuses références laudatives qu’on peut trouver aussi bien dans les premiers écrits (Idéologie allemande) que dans le Capital ou encore, indirectement, dans la Critique du programme de Gotha.
On peut considérer, sans une perspective saint-simonienne que producteur et travailleur désignent la même réalité. Mais rien ne permet d’identifier travailleur à ouvrier, ni le travail général au travail immédiat. Par contre, si on laisse de côté tout ce qui ressortit à la petite production marchande et aux formes précapitalistes de la production, on peut poser que producteur = prolétaire. Mais alors il faut donner au prolétariat un sens très large qui recouvre la grande majorité du salariat dans les sociétés capitalistes développées, conception qui, à son tour pose plus de problèmes qu’elle n’en résout.
Mais dans l’analyse sociale, qui a pour but de servir à la compréhension des comportements politiques et sociaux des acteurs, c’est une autre affaire. Le producteur peut prendre toutes les formes possibles : de l’ouvrier enchaîné sa machine à l’organisateur responsable des méthodes, de l’ingénieur à l’ouvrier qualifié en passant par le technicien, le contremaître, etc.. Les statuts différents, les positions différentes dans le procès de production, les revenus différents, tous ces éléments font que l’unité des « producteurs associés », condition subjective du renversement du MPC, est fort problématique. Marx se débarrasse de ces questions d’un revers de manche. Le « rapport de classe », c’est-à-dire l’opposition des producteurs au capital, est l’essentiel et les autres subdivisions doivent être surmontées. Dans une discussion polémique de 1847, il répond ainsi à Heinzen, dans La critique moralisante et la morale critique :
Le bon sens « grobianish »[6] transforme la différence de classe en « grosseur du porte-monnaie » et l’antagonisme de classes en « démêlés de métiers ». La grosseur du porte-monnaie est une différence purement quantitative, par quoi l’on peut à volonté exciter l’un contre l’autre deux individus de la même classe. Il est bien connu que les corporations médiévales s’opposaient les unes aux autres « suivant le métier ». Mais l’on sait également que la différence moderne des classes ne repose nullement sur le « métier », que c’est bien plutôt la division du travail à l’intérieur d’une même classe qui produit des modes de travail différents. [P3-766/767]
Entre le cadre et l’ouvrier, il n’y a bien, finalement, qu’une différence « purement quantitative » de grosseur de porte-monnaie et opposant les derniers aux premiers ne serait donc pas autre chose que d’exciter « la division à l’intérieur d’une même classe », bien que l’un et l’autre, évidemment aient des « modes de travail différents ». Cette conception est cohérente avec les affirmations générales de Marx sur l’évolution du MPC. La grande masse des salariés s’oppose toujours plus à la minorité restreinte des propriétaires de capital, lesquels apparaissent de plus en plus nettement comme une classe parasitaire puisque la fonction socialement utile des patrons est déléguée à des employés. Cette polarisation à l’extrême conduit à la révolution sociale et elle y conduit nécessairement parce que le capital lui-même a déjà intégré les producteurs dans un processus d’ensemble et a rendu superflu le capitaliste.
Marx a peut-être tort, mais si la perspective de transformation sociale ouverte par le Capital a un sens, ce n’est pas en terme de « mission historique » de la classe ouvrière qu’elle se pose mais bien du point de vue de l’association des producteurs qui s’avère finalement le concept le plus important.
Conclusion
Je ne crois pas avoir beaucoup éclairé le concept de révolution chez Marx. Mais par contre, il me semble clair qu’il y a un grand écart entre le marxisme et Marx… Comme Marx, moi, je ne suis pas marxiste. S’il y avait une réflexion à mener aujourd’hui, ce serait de se demander pourquoi le prolétariat que nous connaissons n’est à l’évidence plus le prolétariat « tumultuaire » et volontiers révolutionnaire qu’analyse Marx, c’est-à-dire qu’est-ce qui fait que toutes les luttes et toutes les batailles politiques, y compris les plus radicales et les plus vastes restent toutes sagement dans le cadre du rapport salarial. Voici un extrait de l’adresse du comité central de la Commune :
Les prolétaires de la capitale, au milieu des défaillances et des trahisons des classes gouvernantes, ont compris que l'heure était arrivée pour eux de sauver la situation en prenant en main la direction des affaires publiques... Le prolétariat... a compris qu'il était de son devoir impérieux et de son droit absolu de prendre en main ses destinées, et d'en assurer le triomphe en s'emparant du pouvoir.
Pourquoi ce genre de manifeste a-t-il disparu ?
[1] J. Texier : Révolution et démocratie chez Marx et Engels, p.18
[2] Voir l’Adresse du comité central de la Ligue des Communistes (mars 1850) [P4-547 et sq.]
[3] Friedrich Engels, Introduction à La guerre civile en France. Éditions Sociales, 1952, p.18
[4] K. Marx : La guerre civile en France, op. cit. p. 332
[5] Sur ces questions, nous nous contentons de renvoyer à l’excellent travail de Jacques Texier déjà cité. Le grand mérite de Texier est de ne pas chercher à reconstruire des cohérences imaginaires et d’aider à voir clair dans une question surchargée d’affrontements idéologiques et politiques – disons entre ceux qui ont voulu conserver ou restaurer l’imaginaire d’un Marx révolutionnaire intransigeant et ceux qui préféraient présenter un paisible démocrate.
[6] Grossier.
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Ecrit par dcollin le Dimanche 18 Mars 2007, 00:59 dans "Marx, Marxisme" Lu 24693 fois.
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Commentaires
lucidité et principes féconds
LEMOINE Michel - le 19-03-07 à 22:12 - #
(On voit d'ailleurs comment, à cause de l'ignorance de ces principes, la philosophie la plus moderne peut être tantôt si bornée ou si extravagante).