Philosophie et politique

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Bien commun et république

On dit souvent que la politique est un art d’exécution. De ce point de vue, ainsi que le note Léo Strauss, elle ne différerait pas de l’art d’être père de famille, de l’art de faire la cuisine, etc. Or, il n’y a pas de philosophie culinaire, ni de philosophie paternelle, alors qu’il y a une philosophie politique. S’il y a une philosophie politique, alors qu’il n’y a pas de philosophie culinaire, c’est que les finalités de la cuisine sont parfaitement claires, alors que les finalités de la politique ne le sont point. Le but premier de la philosophie politique, telle que les Anciens – Platon et Aristote – l’ont conçue, est le recherche de cette finalité suprême de la politique. Cette recherche, d’ailleurs, a une place si importante dans leur œuvre que l’on pourrait dire que l’expression « philosophie politique » est une expression pléonastique.

À la question quelle est la finalité de la politique ? la réponse traditionnelle est : la politique est la recherche du Bien Commun. Mais est-ce bien là le sens de la politique ? Et si c’est le cas, en quoi consiste ce Bien Commun ? Voilà sur quoi les avis divergent. D’autant que trois notions assez différents s’entremêlent : le bien commun est-ce vraiment la même chose que le bien public ou que l’intérêt général ? L’intérêt général est l’intérêt de tous, mais cet intérêt est-il quelque chose de commun ? Cette discussion en apparence assez byzantine recouvre en fait, comme on le verra plus loin, des conceptions assez différentes de la politique.

Le Bien commun est l’essence de la politique

C’est d’abord dans la philosophie antique qu’il faut aller chercher ce qu’est le Bien Commun. Je me contenterai d’explorer quelques aspects de la pensée aristotélicienne et de la pensée stoïcienne qui nous donnent, toutes les deux, un bon aperçu de ce problème. Il faudrait aussi étudier « Les Lois » de Platon et quelques autres textes canoniques. Mais à chaque jour suffit sa peine.

Qu’est-ce qu’une Cité ? Nous avons déjà abordé ce problème. Mais il faut redonner ici la réponse d’Aristote. Qu’est-ce que c’est que cette chose étrange, la cité ? Quand on dit, comme on le dit souvent après Aristote, que l’homme est un animal social, on n’a rien dit du tout. Il nous faut revenir sur ce texte fameux des Politiques, dont nous avons déjà parlé. Les animaux sociaux ne manquent pas et pas seulement les abeilles, les fourmis, les termites et autres exemples favoris des philosophes. La plupart des grands mammifères vivent en groupes plus ou moins vastes et ces groupes connaissent toujours une forme, même minimale, d’organisation. Mais l’homme n’est pas un animal grégaire comme les autres animaux grégaires. C’est un animal politique, un « zoon politikon » nous dit Aristote. Il y a des discussions épineuses sur l’interprétation de cette thèse aristotélicienne. Aristote nous dit que « l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille ou n’importe quel animal grégaire »[1]. Mais cette traduction n’est pas la seule possible ; le grec mallon  peut se traduire par « plus que » aussi bien que par « plutôt que », nous signale le traducteur. La première traduction laisserait entendre que les autres animaux grégaires sont aussi des animaux politiques, quoiqu’ils soient moins politiques que l’homme, alors que la seconde traduction pourrait faire penser qu’il y a une différence de nature entre la vie grégaire des animaux et la vie politique de l’homme, et que, par conséquent la cité humaine ne peut pas être comparée à la ruche ou à la fourmilière et que parler de la reine des abeilles ce n’est qu’une façon de parler anthropomorphique.

Il est inutile de s’engager plus en avant dans l’interprétation d’Aristote puisque les deux traductions ont de bons arguments à faire valoir. La première peut s’appuyer 1° sur l’utilisation habituelle de mallon dans les autres parties de l’œuvre d’Aristote et 2° sur l’Histoire des animaux où les animaux sont divisés en deux grandes classes, les animaux sporadiques et les animaux politiques. Mais l’interprétation en faveur de la seconde traduction semble corroborée par de nombreux autres passages des Politiques. Ainsi Aristote affirme que c’est

plutôt en vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble en une cité car autrement il existerait aussi une cité d’esclaves et une cité d’animaux alors qu’en fait il n’en existe pas parce qu’ils ne participent ni au bonheur ni à la vie guidée par un choix réfléchi[2].

Si les animaux grégaires ne vivent pas dans une cité, ils ne sont donc pas politiques. Tout simplement parce que vivre dans une Cité, c’est participer au bonheur et à une vie guidée par un choix réfléchi. Ces deux derniers traits nous semblent les caractéristiques fondamentales de l’éthique individuelle, mais pour Aristote, ils définissent les raisons fondamentales de la vie dans une Cité. Nous ne pouvons pas être heureux en dehors de la vie dans Cité. Et nous ne pouvons même pas mener une vie guidée par un choix réfléchi. Ce qui peut se comprendre de plusieurs façons : 1/ L’homme ne peut former son propre esprit et devenir apte à réfléchir que dans la vie commune – les petits d’homme ont besoin d’une longue éducation ; 2/ Une vie guidée par un choix réfléchi, c’est précisément ce qu’est la vie politique dans une république dirigée par des citoyens égaux et libres ; autrement dit la vie politique donne en « grands caractères » le modèle de nos vies individuelles.

Si la vie « politique » est le bien propre de l’homme, nous avons une première définition du Bien Commun. Il existe sans doutes des biens propres à chaque individu, pour celui-ci ce sera gagner de l’argent, pour celui-là de gagner le cœur de la femme de ses rêves. Mais il y a un Bien de l’homme en tant qu’homme et par définition ce Bien ne peut pas être propre à chaque individu, il est commun à tous ceux qui vivent dans une Cité.

Par conséquent agir en vue de la vie dans une cité juste, c’est ce que tout homme raisonnable peut faire de mieux en vue de son bien véritable. Ces précautions étant posées, il nous faut maintenant dire plus précisément en quoi consiste le fait de vivre dans une cité. Aristote donne une réponse sans équivoque : c’est vivre sous le commandement des lois. Autrement dit, notre bien le plus précieux, ce bien commun, réside d’abord dans l’ordre légal qui régit la Cité. Voyons un peu ce qu e cela pourrait vouloir dire pour un esprit contemporain. Dans le sentiment de la patrie, par exemple, entrent bien sûr toutes sortes de sentiments compliqués qui ont à voir avec la nostalgie : le sentiment de la patrie n’est jamais aussi fort que lorsqu’elle vous manque. Lorsque vous manquent la couleur du ciel  et les habitudes de vos voisins ou le son de votre langue maternelle. Mais le véritable patriotisme ne peut résider dans cet attachement aux choses ; il ne peut résider que dans l’attachement aux lois.

Qu’on me permette une digression. Voilà dans cette idée d’attachement aux lois une idée qui permet de répondre à une des questions centrales que pose Habermas. Habermas constate /1/ que l’évolution des sociétés complexes qui sont les nôtres met en cause les bases traditionnelles de l’État- et  /2/ qu’il faut en finir avec les attachements ethniques qui fondent l’État- et conduisent à la guerre pour convertir notre patriotisme en un patriotisme constitutionnel. Je laisse de côté le caractère convenu du /1/ ­ j’en ai abondamment traité dans mon livre sur La fin du travail et la mondialisation. Pour le /2/, eh bien ! il suffit de lire Aristote pour comprendre qu’il n’y a pas d’autre patriotisme sensé que le patriotisme constitutionnel. Par conséquent la découverte d’Habermas n’en est pas une. Où plus exactement elle en est une seulement pour un Allemand ! C'est-à-dire pour quelqu’un qui vit dans un pays qui n’a jamais réalisé son unité nationale sous des lois que ses citoyens puissent aimer, sauf peut-être depuis 1989. Dans un pays qui a toujours privilégié la filiation naturelle sur tous les autres liens, avec par exemple ce principe du « droit du sang » qui a subi à peine quelques entailles dans les dernières mois. Bref, avec son appel au « patriotisme constitutionnel », Habermas, involontairement, nous rappelle pathétiquement que l’Allemagne n’en a pas fini avec sa propre question nationale.

Mais laissons là Habermas et revenons aux Anciens. Si le Bien Commun est ce bien qui nous est le plus précieux, c’est à lui que doivent naturellement être soumis les principes éthiques. L’éthique nous dit Aristote est subordonnée à la politique : cela veut dire que personne ne peut faire prévaloir ses propres conceptions morales ni sa propre vision du bonheur ; ce qui donne la direction et le sens de nos conceptions personnelles, c’est précisément ce bien commun qui existe dans la cité.

On peut, en restant chez les Anciens, voir comment les Stoïciens pensaient cette question du Bien Commun. On réduit trop souvent les Stoïciens à une de l’indifférence à la douleur et de refus des plaisirs, une qui visent uniquement la conquête de l’autonomie intérieure. Pourtant les Stoïciens ont aussi une politique, étroitement liée à leur physique et à leur . Cicéron en donne un exemple très intéressant dans son traité des devoirs ( de Officiis). Le point de départ de Cicéron est l’existence d’une humaine. Toute la doit être conçue à partir de ce primat de la humaine. Faire du tort à autrui, dit Cicéron, c’est « supprimer la vie commune et la société des hommes ». Or cette « société du genre humain » est ce qui est avant tout conforme à la nature. Notons que ce n’est pas la « polis » comme chez Aristote qui est le bien suprême conforme à la nature ; c’est l’expression bien plus large et bien plus indéterminée de « société du genre humain » qui renvoie à l’universalisme stoïcien. En effet comme le monde est un tout (« un gros animal » disent souvent les philosophes stoïciens), il existe par nature quelque chose qui unit tous les hommes et donc leur véritable cité est le monde (cosmos), ce qui fait de chaque homme un « citoyen du monde » (cosmopolitique).

Revenons un moment sur cette notion de société. Une société est un groupe de compagnons, elle est formée d’alliés ou d’associés. C’est donc bien plus vague que ce que les Grecs entendent par « polis ». Mais qu’est-ce qui fait qu’on s’associe ? C’est le fait de faire prévaloir un intérêt commun aux associés. Donc, l’essence même de la vie sociale réside dans cet intérêt commun et ainsi que le dit encore Cicéron, il faut identifier l’intérêt particulier et l’intérêt général.

La portée de cette notion de Bien Commun est très vaste. Elle sert de fondement à l’idée de droit naturel. La justice n’est quelque chose de conventionnel, qui dépendrait du temps et du lieu, mais la mise en œuvre des principes dictés par la Raison humaine laquelle n’est pas autre chose que ce qui est commun à tous les hommes. Si on admet le droit naturel en ce sens ancien, on est alors obligé de renoncer à toutes les formes de relativisme et de positivisme juridique… On voit que les enjeux ne sont pas minces.

Ambiguïté du contractualisme

Évidemment, l’idée d’une nature humaine sociable est discutable. Hobbes remarque les hommes prennent plus de déplaisir que de plaisir à la vie en commun. Toutes les théories contractualistes modernes reposent sur cette idée ; ce n’est pas la nature qui fait la société et l’institution politique, mais pour cela il faut un artifice, une « première convention » dit Rousseau, qui marque, comme une césure fondamentale l’entrée dans la vie sociale, le passage de la nature à la culture s'effectuant ainsi dans l’institution du politique.

S’il est besoin d’un artifice, c’est que les hommes n’ont pas naturellement quelque chose à mettre en commun, ne ressentent pas  spontanément cette de nature du genre humain. Par conséquent la finalité du politique est profondément différente de ce que concevaient les Anciens. Dans le contractualisme moderne, le politique apparaît non comme l’expression du bien commun mais le système artificiel de coexistence de nos égoïsmes. Nous n’acceptons l’ordre politique que dans la mesure où il nous est utile. Le Bien commun n’est, s’il existe, que ce qui peut être utile à tous, le point d’intersection où nos objectifs personnels peuvent se rencontrer. Et rien d’autre. Qu’on comprenne bien les différences : chez Cicéron, par exemple, la question de l’utile n’est pas ignorée ; mais Cicéron affirme qu’il ne peut pas y avoir de contradiction entre le juste et l’utile, c'est-à-dire entre la reconnaissance de la suprématie du bien commun et notre « utile propre ». En effet, rien n’est plus utile à l’homme que cette vie commune dans laquelle sa nature s’épanouit.

Chez Hobbes, comme chez les principaux théoriciens libéraux, il n’en va pas ainsi : dans l’absolu, rien n’est plus utile à l’homme que d’affirmer son droit sur tous et sur toutes choses et c’est cela qui est conforme à sa nature et c’est pour cette raison que, comme le dit Hobbes, la condition naturelle de l’homme est la guerre. L’État et donc la loi commune ne sont acceptables que dans la mesure où ils assurent la protection de notre vie et de notre propriété et nous permettent de poursuivre en paix nos entreprises. On voit bien d’ailleurs que, du coup, il n’y a pas de contradiction entre l’État Léviathan « absolutiste » tel que le définit Hobbes et l’État minimum cher aux libéraux. Comme rien n’est commun aux hommes que leur égoïsme, l’État est nécessairement comparable au monstre biblique que Job ne pouvait pas pêcher avec un hameçon ! Pour tenir les hommes en respect, il n’y a que la force. Mais en même temps cet État minimal, car, puisque rien n’est commun, sauf cette crainte de la force, l’État doit être réduit à ses fonctions répressives et guerrières. Généralement on n’aime pas Hobbes parce que Hobbes évente le secret de l’État moderne et le secret du capitaliste, parce que, à l’avance, Hobbes démonte le soi-disant lien entre liberté économique et liberté politique, entre égoïsme sacré et défense des droits individuels des personnes. Quand il dit que la soumission à l’État Léviathan est la renonciation au droit au profit de l’obligation, il ne fait qu’exposer ce qui se passe effectivement. Pour les plus libéraux des libéraux, les plus démocrates des démocrates, les droits du Léviathan sont intangibles, inviolables. On respecte votre droit à vous agiter dans tout ce qui est insignifiant ou inoffensif, mais pour les choses sérieuses, c’est la force qui l’emporte. L’actualité nous en fournirait des exemples en abondance.

Le nœud de toute cette affaire est la question de la propriété. Le seul droit naturel sacré pour nos théoriciens est le droit de propriété. C’est pourquoi d’ailleurs les théoriciens lockéens des droits de l’homme qui proclamèrent l’indépendance des États-Unis firent passer les droits des hommes noirs après le droit de propriété des gros planteurs esclavagistes. Selon l’adage juridique, la propriété de tous n’est la propriété de personne. Or la propriété de personne est une propriété dont on ne prend aucun soin – puisque ce n’est pas à moi, je ne m’en occupe pas – et par conséquent c’est une propriété condamnée à dépérir rapidement. Autrement dit, moins il y a de choses que les hommes possèdent en commun et plus ils sont riches. Locke, grand théoricien de la propriété privée comme droit fondamental, appuie le mouvement des « enclosures » qui consiste à liquider la propriété commune des paysans écossais, irlandais ou anglais.

Il ne faut pas mettre tous les théoriciens modernes du contrat dans le même sac. Spinoza, tout en concevant la politique de manière moderne, rénove pourtant la pensée du droit naturel en soulignant 1/ que jamais le droit naturel ne peut disparaître devant le droit positif de l’État qui ne peut que le limiter et 2/ que toute la vie politique peut être fondée en raison en partant de la de nature des hommes (« il n’est rien d’aussi utile à l’homme qu’un autre homme »), c'est-à-dire en faisant le lien avec la pensée stoïcienne ancienne. Chez Rousseau, les choses sont différentes, mais il ne s’oppose pas moins aux théoriciens libéraux anglais. Le point de départ de l’entrée des hommes dans l’état civil est bien l’intérêt particulier, mais le contrat, par ses termes mêmes produit une transformation singulière dans la condition des hommes :

Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque-là n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.  (Contrat Social, I, VIII)

Ce que Kant dit autrement : si les hommes passent à la vie sociale en raison de leur égoïsme – l’insociable sociabilité de l’homme dit Kant – celle-ci vie sociale s’ordonne selon le droit et convertit en moralité ce qui a été « pathologiquement extorqué ». Mais cette conversion est aussi le passage du moi à un moi collectif et alors mon bien le plus précieux n’est plus mon bien personnel mais le bien commun. La rousseauiste n’est pas naturelle, elle est instituée, conventionnelle, mais elle n’en a pas moins d’importance.

La discussion actuelle

On voit clairement en quoi les problèmes qu’on vient d’évoquer s’inscrivent pleinement dans notre actualité. On pourrait schématiser cette discussion en opposant la République et la démocratie. Les républicains affirment l’existence d’un bien commun alors que les démocrates centrent la réflexion sur les droits de l’individu. Cette opposition pourrait être emblématisée : république française contre démocratie anglo-saxonne. Cette opposition prend du relief si on voit comment elle oppose d’un côté le courant utilitariste néolibéral et le courant républicain dont les figures les plus importantes sont sans doute Habermas et Rawls. L’un et l’autre tentent de reconstruire l’idée d’un bien commun sans avoir recours à des notions métaphysiques comme la nature humaine telle que les Stoïciens affirment qu’elle est. En réalité ces auteurs tentent de trouver une synthèse entre la démocratie libérale et l’idée républicaine.

Pour Habermas, c’est la politique délibérative, fondée sur l’éthique de la discussion qui doit permettre de  dépasser cette opposition. « Nos réflexions sur la théorie du droit nous ont appris que la procédure mise en œuvre par la politique délibérative constitue le cœur même du processus démocratique. Une telle lecture de la démocratie a des conséquences pour la pour la conception d’une société centrée sur l’État d’où partent, en règle générale, les modèles traditionnels de la démocratie. On perçoit alors les différences qui séparent ce modèle à la fois de la conception libérale de l’État, gardien d’une société fondée sur l’économie et la conception républicaine d’une éthique institutionnalisée par l’État. » (Droit et démocratie, page 320) Quelles sont les deux conceptions en cause ?

·                     Le modèle républicain est celui d’une «  éthique ». « Selon la conception républicaine, la formation de l’opinion et de la volonté politiques des citoyens sont le medium à travers lequel se constitue la société en tant que totalité politiquement structurée. La société est par nature politique, societas civilis ; en effet, par la pratique d’autodétermination politique des citoyens, la prend pour ainsi dire conscience d’elle-même et, au moyen de la volonté collective des citoyens, agit sur elle-même. La démocratie est ainsi le synonyme d’une auto-organisation politique de la société dans son ensemble. » (ibid. page 322)

·                     Le modèle libéral est ainsi défini : « Le pivot du modèle libéral n’est pas l’autodétermination démocratique des citoyens rassemblés pour délibérer, mais l’imposition des normes de l’État de droit à une société fondée sur l’économie, censée assurer l’intérêt commun conçu comme étant essentiellement apolitique, en satisfaisant les attentes de bonheur des particuliers qui participent activement à la production. » (ibid. page 322)

On voudrait bien pouvoir faire la synthèse de ces deux modèles, comme le voudrait Habermas. Mais la question qui bloque, c’est que ces deux conceptions sont opposées sur ce qui en constitue le pivot. En effet, en république, il existe véritablement quelque chose qui est commun, quelque chose qui n’appartient à personne et appartient à tous en même temps. Au contraire, la conception libérale au sens français ou au sens défini par Habermas ne définit rien qui véritablement commun ; les intérêts sont semblables et mutuellement compatibles, mais ils ne forment pas à proprement parler un intérêt commun.

1)      On pourrait discuter ces questions en se plaçant sur un terrain économique. L’existence de biens publics accessibles à tous donne certes réalité et consistance à l’idée de bien commun. De ce point de vue la question de la place des investissements publics, de la propriété nationale, des services publics, ce n’est nullement une question de technique pour savoir ce qui serait le plus profitable pour la croissance et les intérêts privés. C’est au contraire, à l’évidence, une discussion sur ce qu’on entend par République.

2)      Les libéraux politiques comme Rawls montrent que la reconstruction des principes d’une société bien ordonnée suppose l’existence de biens publics Rawls écarte aussi bien le capitalisme libéral que le socialisme bureaucratique. Il part de la notion de « bien public » qui contient les biens communs et ouverts à tous (défense, santé, etc.). Contre les maux publics (comme la pollution), il y a nécessité d’opposer d’autres biens publics (protection de l’environnement).

3)      Mais le bien commun, c’est peut-être autre chose de plus fondamental et qu’on comprend de plus en plus mal aujourd’hui. Ce que crée la vie politique, ce résultat le plus important de l’action, c’est un monde commun, un espace partagé dans lequel les hommes se reconnaissent mutuellement. La destruction des richesses matérielles publiques – en un mouvement qui rappelle irrésistiblement les vastes privatisation par lesquelles naissent le capitalisme anglais – va de pair avec le mouvement de la destruction de ce bien commun plus important au fond que le précédent. S’il ne s’agissait que d’un problème d’organisation économique et de répartition des richesses entre les divers composantes de la société, il n’y aurait vraiment rien de nouveau sous le soleil. On resterait dans un cadre bien connu, celui qui a défini la vie politique, avec ses affrontements droite-gauche. Or, aujourd’hui, on en est au point au point où l’espace même de la confrontation qui fait défaut ! La déconstruction méthodique de l’espace politique par la technocratie, c’est cela : la destruction de ce qui fait tenir debout la société, de ce qui fait qu’elle « une société » et pas un agglomérat.

4)      Il y a quelque chose qui exprime au paroxysme ce que nous disons ici. On parle de plus en plus du remplacement de la démocratie politique par la démocratie de l’actionnaire (la « corporate gouvernance »). Évidemment on remarquera que la soi-disant démocratie des actionnaires est l’enterrement du principe d’égalité : on vote si on a une action au moins et plus on est riche, plus on a de voix. Ce n’est donc pas de démocratie qu’il s’agit mais d’oligarchie et c’est quelque chose qui est ouvertement revendiqué par les intellectuels aux ordres du capitalisme néolibéral. Mais il y a peut-être pire encore : les actionnaires n’ont aucun lien avec l’entreprise dont ils sont les propriétaires nominaux. L’entreprise pour chaque actionnaire n’est qu’un lieu temporaire de placement en vue d’obtenir des dividendes et surtout une hausse du cours de l’action. Autrement dit 1/ L’actionnaire n’investit dans une entreprise que pour se débarrasser de cet investissement quand il aura réalisé une plus-value suffisante. 2/ Les actionnaires ne forment jamais une . On ne peut même pas dire qu’ils forment une association de co-propriétaires, car cette propriété ils ne l’exercent pas en commun et elle n’est même pas une propriété du tout ! c’est cela modèle qui nous est proposé, le modèle de la décomposition sociale la plus complète. Y a-t-il un bien commun entre les gens qui passent autour d’une table de jeux dans un casino ? C’est cela pourtant la société de demain, la « cyber-société » organisée autour de la soi-disant nouvelle économie.

 

 



[1] Les politiques, I,2, 1253a.

[2] Les politiques, III, 9, 1280a.

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Ecrit par dcollin le Vendredi 17 Mars 2000, 09:08 dans "Morale et politique" Lu 14422 fois. Version imprimable

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