Le concept de totalitarisme est-il pertinent?
Sommaire
- 1) Critique de la théorie du totalitarisme
- 2) Examen de quelques régimes prétendument totalitaires
- 3) Le totalitarisme aujourd’hui
- a) L’affaissement du politique
- b) L’effacement de la vie privée et la destruction de l’intimité
- c) La surveillance généralisée
- d) La mobilisation totale
- e) La fabrication de l’homme nouveau
- 4) Conclusion
- En 1923, Giovanni Amendola, un libéral italien définit comme « totalitaire » le régime fasciste. Il est vrai que le mot d’ordre de Mussolini était « tout dans l’État, rien en dehors de l’État, rien contre l’État », formule choc qui conduit Amendola a définir le projet mussolinien comme celui d’un « État-Léviathan », par une référence très discutable à Hobbes.
- En 1925, Mussolini revendique une « feroce volontà totalitaria » pour définir son entreprise.
- En 1931, Carl Schmitt, théoricien de la « révolution conservatrice » parle du « totale Staat », l’État total.
- En 1931-1932, Ernst Jünger (notamment dans son livre Der Arbeiter) développe le concept de « mobilisation totale ».
- En 1934, c’est Marcuse et Paul Tillich qui usent du terme « totalitarisme ».
- En 1936, le mot apparaît en France sous la plume de Jacques Maritain et Emmanuel Mounier.
- Avec les procès de Moscou, commence à circuler dans l’opposition trotskiste le terme de « totalitarisme » pour définir le système stalinien.
- En 1939, le pacte germano-soviétique précipite le débat et on essaiera de plus en plus de mettre dans la même catégorie conceptuelle l’URSS, l’Allemagne Nazie et le fascisme italien. L’Italien Bruno Rizzi développera même une théorie de la bureaucratisation du monde qui englobe le « new deal » dans ce processus général. On revient un peu plus loin sur la discussion dans le mouvement trotskiste.
- Le concept s’éclipse pendant la guerre contre le nazisme mais reprend toute sa vigueur avec la guerre froide et la publication du livre de Hannah Arendt.
Mais le concept de totalitarisme reste assez flou. L’État totalitaire est-il une des formes paroxystiques de l’État moderne, le Léviathan hobbesien, pour reprendre Amendola ? Ou, au contraire, est-il le signe de quelque chose de radicalement nouveau, une organisation fondamentalement « antipolitique » ? On retrouverait ici Hannah Arendt qui ne parle pas d’État totalitaire mais de système totalitaire. La nuance n’est pas mince et ouvre une discussion dont l’enjeu est capital : l’État totalitaire est-il un État au sens propre du terme et alors son existence pose un problème grave visant l’idée même de l’État en général ; ou, au contraire, l’État totalitaire est-il une forme pratiquement inédite de domination des hommes, une forme qui se développerait sur la décomposition interne des États ? Si on adopte la première hypothèse, alors se pose la question de la nature même de l’État. Certains auteurs, comme le juriste du régime nazi Carl Schmitt soutiennent que le pouvoir étatique est celui qui décide de la situation d’exception, et alors l’État nazi n’est qu’une forme tout à fait légitime de ce pouvoir souverain. S’appuyant sur une interprétation (« délirante » dit Léo Strauss) de Hobbes, Schmitt soutient la légitimité absolue des lois de Nuremberg de 1935. Pour les anti-étatistes libertariens ou anarchistes, l’État totalitaire apparaîtrait ainsi comme le révélateur de ce qu’est potentiellement tout État – ce qui explique sans doute la fascination exercée par Schmitt sur de nombreux auteurs classés à l’extrême-gauche (Chantal Mouffe, Étienne Balibar, etc.) : leurs jugements sur l’État sont à l’opposé de ceux de Schmitt mais ils partagent avec lui une problématique commune. Si l’on adopte la deuxième position, celle défendue par Hannah Arendt, alors le système totalitaire ne serait pas à proprement parler un État, mais au contraire une forme nouvelle de domination née sur les décombres de l’État-nation tel qu’il s’est constitué en Europe entre la Renaissance et le XXe siècle. Si cette deuxième hypothèse est la bonne, alors il faudra en tirer les conclusions, à savoir que les thèses anti-étatistes ne sont pas des remèdes contre le totalitarisme, mais bien plutôt des ingrédients de ce système.
1) Critique de la théorie du totalitarisme
L’ampleur de l’œuvre de Hannah Arendt ne saurait être sous-estimée et, avec l’acuité d’esprit qui est la sienne, elle met en évidence des traits des régimes totalitaires qui vont souvent à l’encontre des idées communes – par exemple sur les rapports d’opposition entre États-nations et systèmes totalitaires. Il faut cependant souligner les limites de ses analyses. Elle-même reconnait que le mot ne s’applique stricto sensu qu’à deux régimes, l’URSS et l’Allemagne nazie.
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On remarquera que l’analyse de Hannah Arendt devrait conduire à distinguer clairement le nazisme des autres formes de fascisme – ce qu’elle ne fait pas et manque ainsi la dimension propre du fascisme. Le mot de « totalitarisme » vient certainement du mot d’ordre énoncé par Mussolini, « Tout dans l’État, rien en dehors de l’État, rien contre l’État ». Mais le fascisme italien se distingue nettement du nazisme. Tout d’abord le racisme n’y joue qu’un rôle annexe et il est d’abord un « produit d’importation » qui ne se développera qu’après la signature du pacte entre Hitler et Mussolini. Ensuite, aussi important qu’elle soit, la terreur n’y a jamais atteint l’ampleur de celle du nazisme, et le contrôle sur la société resta relativement lâche par comparaison à l’Allemagne. On pourrait penser qu’il n’y a qu’une différence de degré, mais ce n’est pas le cas. La dictature fasciste ne s’est jamais transformée en système totalitaire, sauf peut-être dans l’ultime refuge du fascisme qu’a été la « république de Salo », établie par les nazis entre 1943 et 1945 sur les territoires contrôlés par la Wehrmacht. En suivant les critères définis par Hannah Arendt, on peut encore moins qualifier de fascistes les régimes de Salazar au Portugal et de Franco en Espagne. Ce n’est évidemment pas que ces régimes fussent des régimes moins dangereux et finalement plus « fréquentables ». Il s’agit seulement de définir des concepts précis et de ne pas se contenter de l’indignation morale.
Concernant la place de l’État d’ailleurs, il y a presque une opposition radicale entre nazisme et fascisme. Le nazisme ne considère par l’État comme la fin mais seulement comme un moyen de la domination absolue de la « race des seigneurs », du Volk. Au contraire, pour le fascisme, c’est l’État qui est la seule incarnation adéquate de l’esprit du peuple. Sans doute, on peut y voir une trace du hégélianisme qu’on retrouve chez Gentile et qui a séduit (pas longtemps) Croce.
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Il faut cependant remarquer que tous ces régimes fascistes et nazis ont des points communs qui les distinguent clairement de l’URSS. S’ils sont interventionnistes sur le plan économique, à des degrés divers (le premier ministre de l’économie d’Hitler, Schacht, était un fervent keynésien), cependant, ils défendent tous la propriété privée capitaliste. Les grands groupes allemands ou italiens ont financé les partis nazis et fascistes et ont été payés de retour. Il me semble que ce n’est pas une question secondaire ! Au contraire le régime soviétique a été d’un certain point de vue le gardien farouche de la propriété étatique héritée de la révolution d’octobre. Il l’a même poussée bien au-delà de que les bolcheviks avaient pu imaginer en 1917 et de ce que Lénine avait imposé en 1921 avec la NEP. Cette affaire est au centre de la controverse qui oppose en 1939-1940 Burnham et Shachtman d’un côté, Trotski de l’autre. Cependant, si Trotski se refusait à caractériser l’URSS comme un capitalisme d’État, il définissait le régime politique comme « régime totalitaire » (voir Défense du marxisme, 1939). Pour lui ce caractère totalitaire du régime politique était d’autant important que les pouvoirs et privilèges de la caste bureaucratique reposaient sur l’exploitation à son propre profit des « conquêtes d’Octobre », c’est-à-dire de ce que la révolution avait imposé. Le problème n’est pas de savoir si Trotski avait raison ou s’il agissait d’une discussion sur le sexe des anges. Mais il y a bien un enjeu : peut-on définir un régime politique sans prendre en compte les formes de propriétés qu’il défend ? Ici, l’expérience historique montre que cela a une certaine importance. La décomposition du « totalitarisme stalinien » va de pair avec les revendications d’une partie de la caste bureaucratique pour en finir avec la propriété « socialiste ». Dès la mort de Staline, l’affaire est réglée. Certains hiérarques, comme Beria, cherchent une réintégration de l’URSS dans le système capitaliste mondial. Beria a été liquidé parce que la caste dirigeante ne se sentait pas prête à se sacrifier sur l’autel de la restauration immédiate du capitalisme. Mais les tendances contradictoires ont continué d’agir souterrainement jusqu’à l’entreprise de Gorbatchev avec les soubresauts qui ont conduit à la liquidation de l’URSS. Et on peut dire qu’à bien des égards Poutine et ses amis hiérarques sont bien les héritiers légitimes de la vieille caste dirigeante … bien que le régime de Poutine soit certainement l’un des moins autoritaires de ceux que la Russie a pu connaître !
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Dans Les origines du totalitarisme Hannah Arendt souligne, sans d’ailleurs en tirer les conséquences, qu’il en faudrait tirer quelques différences majeures entre le système stalinien et le nazisme. Le rôle du mensonge y est fondamentalement différent. Le nazisme ment comme presque tous les régimes politiques pour des raisons stratégiques et tactiques : le cas le plus connu étant celui du secret qui a été organisé autour de la décision de la « solution finale » mise au point en janvier 1942 à la conférence de Wannsee. Mais fondamentalement, le régime a toujours agi conformément aux principes proclamés par Hitler dès la publication de Mein Kampf. Au contraire le système soviétique stalinien vit, par essence, dans la dissimulation. De retour d’URSS, où il avait été emprisonné quelques années, le communiste Ante Ciliga avait publié en 1938 un livre intitulé Dix ans au pays du mensonge déconcertant (1938). Effectivement le régime soviétique proclame le pouvoir de la classe ouvrière mais exploite les ouvriers, il se veut le modèle de l’émancipation humaine et organise la pire des oppressions. Chacun de ses actes contredit l’idéal communiste tel qu’il avait défini avant la révolution d’Octobre et tel que les partis communistes dans le monde entier continuent de le définir après 1917. En Allemagne nazie, on exécute des communistes ou des démocrates parce qu’ils sont effectivement des opposants au régime, alors que le régime soviétique exécute des communistes en les accusant d’être des agents de la Gestapo. De cet empire du mensonge, les procès de Moscou de 1936 à 1938 donnent une image terrifiante.
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Concernant la place de la terreur, on doit aussi souligner des différences essentielles. Le nazisme terrorise ses ennemis et les peuples de « sous-hommes ». La terreur soviétique s’est exercée contre de prétendus « ennemis de classe » mais aussi et surtout contre l’appareil soviétique lui-même. Les « koulaks » victimes de la collectivisation de l’agriculture n’étaient pas ennemis du régime, mais des gens qui avaient suivi la ligne de la NEP impulsée par Lénine et s’étaient, pour certains, maigrement enrichis en mettant en œuvre les préceptes de Boukharine, éminent dirigeant du PCUS à l’époque. Quant aux grandes purges des années 36-38, elles ont visé avant tout les cadres du parti et de l’administration soviétique, et elles ont fonctionné comme un système de « mobilité sociale ». Quand on affirme que 15% des cadres sont des traitres, cela fait des centaines de milliers de postes de direction, à tous les niveaux qui vont se libérer ! Une fois les SA de Röhm éliminés lors de la « nuit des longs couteaux », le régime nazi au contraire n’a plus eu à avoir recours à des purges massives à l’intérieur de l’État et du NSAPD.
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La dimension raciste, essentielle dans le nazisme, ne joue qu’à la marge dans le système stalinien. Le prétendu « complot des médecins juifs » date de la veille de la mort de Staline et il fait partie des éléments qui ont conduit au grand virage de l’Union Soviétique après la mort de Staline. Le système stalinien n’est raciste qu’accidentellement, si j’ose dire. On connaît les remontées d’antisémitisme dans la Pologne de Gomulka… mais pour une fois le gouvernement ne faisait que suivre les humeurs du peuple en ressortant le vieux bouc émissaire pour détourner la colère des difficultés politiques et sociales. En Pologne, ce n’est pas le stalinisme qui a enfanté l’antisémitisme, c’est plutôt le vieux fond antisémite qui a « contaminé » le stalinisme. On voit bien aujourd’hui comment cet antisémitisme fait retour alors le stalinisme a été éradiqué. Pour le nazisme au contraire le racisme est l’essence du régime qui doit assurer la domination du Volk. Pour le fascisme de Mussolini, c’est un racisme d’emprunt tardif qui n’apparaît vraiment qu’après le « pacte d’acier » avec Hitler (1939) et sera renforcé dans la phase d’agonie de la république de Salò. Mais avant cela les Juifs se sentaient plutôt en sûreté dans l’Italie fasciste (voir sur le changement dû au pacte Mussolini/Hitler, Le jardin des Finzi-Contini). Notons qu’en 1921, neuf députés juifs fascistes sont élus, dont Aldo Finzi, mis en cause dans l’assassinat de Matteotti et exclu du parti fasciste seulement en 1942… Les Juifs d’Italie étaient parmi les mieux intégrés de toute l’Europe.
2) Examen de quelques régimes prétendument totalitaires
Au sens de Hannah Arendt, il n’existe aucun pays totalitaire aujourd’hui. Stricto sensu, le totalitarisme s’est délité en URSS après la mort de Staline, avec le rapport Khrouchtchev et la dénonciation des « crimes de Staline »,
La Chine a toujours été profondément différente de l’URSS et jamais une caste toute puissante n’a réussi à se stabiliser durablement. Jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping et au tournant vers l’économie de marché, l’histoire du régime chinois est celle d’une série de crises profondes qui, à chaque fois, ébranlent l’appareil d’État tout entier : les « cents fleurs » (1957), le grand en avant (1963) et surtout la révolution culturelle (1966) avec ses multiples rebondissements jusqu’à la mort de Mao, ces évènements proprement révolutionnaires ne sont pas simples purges (même s’il y a aussi des purges) mais des guerres civiles.
Le cas cubain est non moins clair. Que Cuba soit une tyrannie, c’est l’évidence, mais ce n’est pas un système totalitaire. Le castrisme n’a jamais pu embrigader totalement la population : les méthodes importées d’URSS se sont sérieusement diluées sous le soleil des tropiques ! Il y a bien eu des tentatives de mobilisation totale de la population, tentatives puissamment aidées par la menace toute proche des États-Unis (la bataille du sucre), mais ces tentatives ont surtout désorganisé le pays. Le castrisme, s’il était devenu idéologiquement proche de l’URSS, est en fait une variante du « populisme » latino-américain. La répression contre l’opposition et le contrôle des populations, si abjects qu’ils aient été, sont resté dans une norme hélas courante sur ce continent : la dictature militaire brésilienne qui a duré 20 ans a été particulièrement sanguinaire, pour ne rien de la dictature militaire au Chili ou en Argentine, tous régimes que personne n’a jamais proposé de qualifier comme des régimes totalitaires. Mais les régimes populistes, le régime cubain s’est appuyé sur une rhétorique anti-impérialiste qui était celle du péronisme, de l’APRA, etc. Le castrisme est apparu comme le seul anti-impérialisme conséquent en Amérique Latine, d’où le prestige dont il a longtemps bénéficié dans le reste du continent. À certains égards, l’homme politique cubain dont les ambitions se rapprochaient le plus de la construction d’un système totalitaire était Che Guevara qui voulait que la révolution produise un « homme nouveau ». Régis Debray dans Loués soient nos seigneurs a dressé de Guevara un portrait à la fois admiratif et impitoyable de cet homme qui aimait les masses (abstraites) mais détestait les individus. Mais Guevara a choisi la voie du sacrifice en allant à la mort en Bolivie dans une improbable de guérilla méprisée par les paysans locaux.
La seule notable exception est le Cambodge des Khmers Rouges qui semble une expérience de laboratoire souvent très ressemblante avec les pires dystopies du siècle dernier. Bien qu’appuyé par les États-Unis et la Chine, ce régime n’a duré que quelques années.
3) Le totalitarisme aujourd’hui
Donc, si on peut bien appeler totalitaires ces deux régimes, le nazisme et le système stalinien (et ceux qui leur ressemblent), les différences sont substantielles et on se demande bien quelle est l’utilité d’une catégorie qui ne regroupe que deux exemples profondément différents. Ces différences substantielles ont des conséquences historiques, politiques et morales non négligeables. Du reste l’antagonisme entre les deux régimes était irréductible et la Seconde Guerre Mondiale après l’invasion de l’URSS par l’Allemagne l’a montré tragiquement. Il est, en outre, assez facile de montrer que ce n’était pas la même chose, au point de vue moral, d’adhérer au nazisme en 1942 et d’adhérer à un parti communiste ! De tout cela on pourrait déduire que le concept de totalitarisme est peu opératoire en l’état actuel. Il peut être dissout dans des catégories plus restrictives ou au contraire élargi.
On pourrait très bien concevoir des régimes proprement totalitaires sans terreur, sans racisme, sans système de parti unique, mais néanmoins capables de soumettre toute la population à un contrôle presque total, de coloniser les consciences par des moyens insidieux d’une propagande omniprésente au point de n’être plus visible, et de mettre véritablement en œuvre le programme des régimes dits totalitaires du XXe siècle, à savoir la fabrication d’un homme nouveau. Il ne serait besoin ni de rééduquer massivement la population dans des « camps de rééducation » par le travail (façon soviétique ou chinoise de l’époque de la « révolution culturelle »), ni de pratiquer un eugénisme brutal en massacrant tous les individus non-conformes. L’ingénierie génétique suffirait amplement. Redéfini ainsi, le totalitarisme n’appartiendrait plus spécifiquement à un XXe siècle dominé par des « idéologies meurtrières » pour reprendre un lieu commun paresseux ; il serait plutôt cet avenir radieux, de « bonheur insoutenable » peint par les grandes dystopies du siècle passé.
Voyons cela dans le détail quelles sont les tendances fortes à l’œuvre dans nos sociétés qui conduiraient à un totalitarisme d’un genre nouveau, un totalitarisme presque séduisant.
a) L’affaissement du politique
Hannah Arendt a raison de pointer le caractère antipolitique des systèmes totalitaires du XXe siècle et je retiens volontiers comme une des premières caractéristiques du totalitarisme qui vient. La tendance vient de loin. Dans les années 30, le groupe X-Crises qui a donné des armes intellectuelles à toutes sortes de courants aussi bien socialistes que fascistes militait pour un gouvernement technoscientifique remplaçant avantageusement le système parlementaire usé jusqu’à la moelle. Les thèses de Bruno Rizzi sur la bureaucratisation du monde vont dans le même sens, bien que Rizzi n’appelle pas de ses vœux cette bureaucratisation du monde : remplacement de la lutte des partis par l’organisation bureaucratique rationnelle de l’État, selon là encore une tendance que Max Weber avait décelées au cœur même de la société capitaliste libérale : la formation d’une « cage d’acier » bureaucratique pour encadrer toute la société.
Les grandes tendances politiques de l’après-guerre se sont moulées dans ce chemin ouvert par les technocrates d’avant-guerre. Le gouvernement technocratique, c’est-à-dire le gouvernement de la « compétence technique » tend à s’imposer partout et à remplacer le vieux parlementarisme. C’est l’ancien trotskiste Burnham qui publie Managerial Revolution où il va jusqu’au bout des idées qu’il avait défendues dans la discussion de 1940 avec Trotski.
La caractérisation exacte de ces nouvelles formes étatiques a été l’objet de discussions assez byzantines dans les différentes sphères du marxisme. En s’appuyant sur les analyses du 18 brumaire de Louis Bonaparte de Marx, on a vu du bonapartisme partout et effectivement un peu partout l’exécutif tend à s’élever au-dessus de la société et de sa représentation politique. Mais c’est encore essayer de penser le neuf avec les catégories anciennes. Laissons les morts enterrer leurs morts ! Il n’est plus question de mettre la société sous le règne du sabre et du goupillon mais de supprimer la politique comme enjeu possible de luttes. A la place du gouvernement, la gouvernance, c’est-à-dire le pilotage technique neutre et incontestable doit être instauré. On passe du gouvernement des hommes à l’administration des choses pour reprendre la formule de Saint-Simon. Si le bonapartisme ou les diverses formes de fascisme sont plutôt repliés sur les frontières nationales, la nouvelle gouvernance est libérale et complètement intégrée au processus de mondialisation. Fondamentalement, si la structure classique de la totalité organique de la Sittlichkeit et de l’État s’articule dans des sphères autonomes (la famille, la société civile bourgeoise et l’État), avec les formes modernes de l’organisation politique, cette articulation tend à disparaître. La fusion entre gouvernement et administration est une tendance lourde déjà ancienne (notamment en France avec le rôle de l’ENA comme vivier pour les partis politiques). La fusion entre l’organisation politique et les sommets de la finance et de l’industrie est également en bonne voie. Elle est également en train d’absorber tout ce qui pouvait rester d’esprit indépendant dans les universités et le monde de la recherche en voie de privatisation accélérée. L’idéal que l’État corporatisme avait dessiné est en train de s’accomplir à l’abri de l’idéologie que l’on continue d’appeler, on ne sait trop pourquoi, « néolibérale » alors qu’elle n’a plus que de très lointains rapports avec ce que fut jadis le libéralisme.
Cette fusion entreprises/État se traduit dans la transformation profonde des partis politiques qui deviennent des « partis-entreprises ». Le premier exemple d’un tel parti est Forza Italia fondé par Berlusconi mais mis sur pied en réalité par un consortium d’entreprises spécialisées dans la publicité, les médias et le marketing. Mauro Calise dans son livre Il partito personale. I due corpi del leader, (Editori Laterza, 2000, 2010) analyse avec justesse ce processus que l’on retrouve aussi dans le Labour party britannique à l’époque de Blair (le départ de Blair a sensiblement changé la donne). Le point de départ de la réflexion de Calise est le phénomène Berlusconi : en quelques mois, en l’an 1994, Silvio Berlusconi, entrepreneur richissime, à la tête du groupe Fininvest, omniprésent dans les médias et l’édition en Italie, mais aussi dans bien d’autres secteurs, crée presque de toutes pièces un parti politique, Forza Italia qui remporte les élections. Une armée de professionnels, œuvrant avec la discipline entrepreneuriale bouleverse l’échiquier politique italien, signant l’arrêt de mort des « partis dinosaures », la DC, le PSI et le PCI. « Le succès du parti personnel est lié à la parabole, longue et tenace, de Silvio Berlusconi. C’est avec lui que, dans le jargon courant, le terme a été identifié ». Mais si l’exemple italien semble le plus net, Calise montre qu’il s’agit d’un processus général, commun à presque toutes les démocraties. Il rappelle le cas du parti créé par le milliardaire américain Ross Perot et analyse assez longuement la transformation du vieux Labour en « New Labour ».
Par-delà les spécificités italiennes, c’est en effet un phénomène général. Dans une première étape, la démocratie ne connaissait en matière de partis que des rassemblements plus ou moins informels derrière des notables. L’apparition des partis de masse, intermédiaires entre le peuple et les instances étatiques est un phénomène plus récent. Le prototype de ces partis, que Calise mentionne à peine d’ailleurs, est le SPD d’avant la Première Guerre mondiale, une organisation considérable numériquement et par ses ramifications dans le monde ouvrier et qui a été le terrain d’étude privilégié de Robert Michels. C’est à propos du SPD qu’il a formulé la « loi d’airain » de l’oligarchie, c’est-à-dire la tendance au conservatisme des appareils des organisations, indépendamment de l’idéologie professée (voir sur sujet on pourra consulter notre article sur La théorie des élites). Les grands partis démocrates et républicains sont une autre forme de ces partis de masse et la première République italienne a été dominée par la Démocratie chrétienne, exerçant le pouvoir central et souvent alliée au PSI, et, dans l’opposition le PCI qui revendiquait jusqu’à 2 millions d’adhérents et un tiers des électeurs, au plus haut niveau de l’ère Berlinguer. Calise expose le processus et les causes de ce déclin de ces dinosaures, avec pour conséquence la montée des leaders, des chefs charismatiques, une ascension qui ne concerne pas seulement les leaders nationaux, mais aussi les leaders locaux, pas seulement les grands partis, mais aussi les petits.
On trouve des analyses convergentes dans Post-Démocracy de Colin Crouch, publié en 2004 (Polity Press Ltd), un petit livre dont on ne peut que déplorer qu’il n’ait pas été traduit en français tant les questions qu’il aborde se trouvent au cœur des interrogations de ceux qui s’intéressent à la chose politique.
La thèse de Colin Crouch est que nous vivons un changement fondamental de période historique, puisque nous entrons maintenant dans la « post-démocratie ». Alors que les secteurs de la gauche traditionnelle ont tendance à penser les transformations récentes sur le monde de la régression (nous aurions accompli un cercle qui nous ramène à notre point de départ, c’est-à-dire au 19e siècle), Crouch prend l’image de la parabole :après une phase de mobilisation et de conquêtes dès la fin du 19e et au cours du 20e siècle, le mouvement ouvrier et la démocratie égalitaire sont maintenant entrés dans une phase de déclin, qui n’est pas un retour en arrière mais l’entrée dans une nouvelle période historique. Les traits de cette période : remise en cause du compromis keynésien, perte d’influence des organisations ouvrières, régression de la démocratie et de la citoyenneté, pouvoir croissant des firmes et des possesseurs de capitaux, manipulation des médias, etc. Se plaçant clairement du point de vue d’une démocratie égalitaire, opposée à la « démocratie libérale », Crouch analyse de façon très lucide la transformation de la vieille gauche socialiste et social-démocrate en un nouveau « centre-gauche » qui a abandonné les valeurs et les revendications démocratiques égalitaires au profit d’une intégration, pas toujours porteuse de succès, dans l’âge de la post-démocratie.
Il faudrait ajouter une autre dimension : la constitution d’une nouvelle classe dominante « hors sol », car ce n’est plus à l’échelle nationale que les choses se jouent, mais à l’échelle de la transnational capitalist class qu’a très bien étudiée Leslie Sklair dans le livre éponyme.
On peut dire que la politique « à l’ancienne », comme art de gouverner les hommes exercé dans un contexte agonistique est morte. Et avec elle, l’État-nation. On retrouve ici quelques-unes des intuitions de Hannah Arendt qui montre justement le lien entre la montée du totalitarisme et la subversion de l’État-Nation.
b) L’effacement de la vie privée et la destruction de l’intimité
On ne peut penser l’État sans passer par Hegel. Je viens de le rappeler à propos de l’articulation famille/société civile/État. Si la fin de l’État est la liberté, celle-ci suppose aussi la possibilité pour l’individu de choisir la vie qu’il veut mener et de disposer d’un lieu à lui où il peut se mettre à l’abri du monde. Je me contente ici de dire quelques mots que l’on tirer des analyses de Marcuse concernant la « désublimation répressive » (voir mon livre consacré à Marcuse). Celle-ci caractérise un affaiblissement de la répression libidinale donc une diminution du besoin de sublimation corrélative à une orientation de la libido vers les besoins du système capitaliste. Et donc, avec cette désublimation, le contrôle des valeurs sociales dominantes est accru. Le « sexy » est une valeur sociale, comme le savent puis longtemps les publicitaires et les DRH. L’exposition permanente aux regards – particulièrement exprimée dans l’architecture de verre et d’acier, dans les organisations du travail en open space, etc. – participe de cette prégnance absolue du contrôle social sur les individus, au point que, comme le note encore Marcuse, la solitude, refuge de l’individu contre la société, est devenue impossible. Ainsi, « la barrière qui séparait autrefois la vie privée de la vie publique s’est brisée. » L’internet nous donne aujourd’hui un concentré des analyses de Marcuse. La désublimation y prend toutes sortes de formes, dont la forme de la pornographie à la portée de tous et de l’abolition de l’idée même d’intimité, puisque cette pornographie vise à abolir la frontière entre le réel et l’imaginaire fantasmatique – le « porno amateur » occupant une part grandissante du marché. La question n’est pas de dénoncer la pornographie en tant que telle – nous laissons cela aux puritains – mais de comprendre ce que produit la technologie et en quoi elle est la cause de la désublimation. « Cette mobilisation et cette manipulation de la libido expliquent en grande partie la soumission volontaire des individus, l’absence de terreur, l’harmonie préétablie entre les besoins individuels et les désirs, les buts et les aspirations exigés par la société. » On pourrait même aller un peu plus loin que Marcuse. Cette sphère de non-conformisme privé était absolument nécessaire et faisait partie intégrante de la structure de la domination du mode de production capitaliste à l’époque de ce que Diego Fusaro appelle « capitalisme dialectique ». C’est l’existence même de cette sphère qui se manifeste dans la critique que les grands penseurs issus organiquement de la classe bourgeoise adressent au mode de production capitaliste – Rousseau, Kant, Fichte, Hegel et Marx en sont quelques très beaux exemples. À l’âge du « capitalisme absolu », cette sphère disparaît et la révolte est tout simplement en train de devenir impensable… sauf s’il s’agit d’une révolte pour la servitude comme dans le cas du djihadisme.
À « l’âge de la colonisation des consciences », à l’âge de « l’industrie culturelle » (une des cibles de Horkheimer et Adorno), à l’âge du développement rationnel des techniques de manipulation, « la domination se pétrifie en un système d’administration objective ».
Ainsi, la technique a atteint un point tel que la protection de l’intimité exige globalement qu’on soit débranché (« no plug »). Sur internet, prétendre avoir une vie privée, prétendre conserver une certaine intimité est quelque chose d’aussi dépassé que les réverbères à gaz et les calèches tirées par des chevaux. Le trafic commercial des données personnelles est aujourd’hui le moteur principal du système et c’est sur lui que se sont constituées de gigantesques entreprises capitalistes. Google est la première entreprise mondiale avec une capitalisation de 800 milliards de dollars pour 57150 employés. À titre de comparaison, Wal-Mart, la plus grande chaîne de magasins au monde a une capitalisation de 310 milliards pour 2,2 millions d’employés. Et que vend Google ? Nous.
c) La surveillance généralisée
On sait bien que la surveillance des citoyens, y compris et surtout dans leur vie privée est essentielle à tout régime simplement autoritaire. Mais, par la force des choses, les régimes autoritaires d’antan ne pouvaient surveiller qu’un petit nombre de citoyens (leurs ennemis ou leurs amis proches, ce qui était parfois la même chose). Dans l’excellent film allemand La vie des autres donne un aperçu du travail de la STASI. Mais ce n’est une spécialité réservée à l’ex-RDA. Les grandes oreilles de la NSA écoutent le monde entier et en premier lieu les amis des États-Unis (on a appris que les téléphones portables de la chancelière allemande ou du président français étaient espionnés sans que cela suscite vraiment d’émoi. Les régimes tyranniques modernes et même les « démocratiques » reposent sur la surveillance généralisée. Le big brother d’Orwell est une réalité quotidienne, particulière en Oceana (c’est le nom qu’Orwell donne à la Grande-Bretagne dans 1984) qui est le pays qui compte le plus de caméras de surveillance au monde.
Les caméras ne sont que le moyen le frustre de la surveillance généralisée. Le développement des fichiers d’empreintes génétiques permet de pister les traces que les individus laissent partout. Dans les séries policières, on identifie le coupable en « moins de deux » grâce à ses traces génétiques et le spectateur est tout heureux que le méchant se soit fait prendre. Mais le spectateur devrait plutôt être inquiet ! Dans Un bonheur insoutenable de Ira Levin, les individus sont repérés parce qu’ils doivent toujours se déplacer avec un bracelet qui permet de les localiser. Nous nous sommes nous-mêmes mis le bracelet et il a nom « téléphone portable ». Notons que la surveillance est à la portée de tout le monde puisqu’on peut géo-localiser le téléphone portable de ses enfants (par exemple). Chez Amazon, les employés portent un bracelet de localisation et de guidage… Il faut ajouter tout ce que permet le croisement des données, rendu possible par l’informatisation totale de la vie sociale : le premier contact avec quelque organisme ou quelque entreprise que ce soit commence par la saisie de données sur un terminal informatique. Pour achever le maillage, on prévoit la fin du « cash » et la généralisation du porte-monnaie électronique dans les années qui viennent.
d) La mobilisation totale
Hannah Arendt faisait de la mobilisation totale une des caractéristiques du système totalitaire. Ce qui permet à Marcuse de qualifier la société moderne de société totalitaire, c’est qu’elle repose sur la « mobilisation totale ». C’est une société qui, dans ses secteurs les plus avancés, est à la fois une société de bien-être et une société de guerre. Voyons les grandes lignes qui permettent de la décrire :
« Les éléments de perturbation traditionnels ont été ou supprimés ou isolés, les éléments menaçants ont été pris en main. Ses caractères principaux sont bien connus : les intérêts généraux du grand capital concentrent l’économie nationale, le gouvernement joue le rôle de stimulant, de soutien et quelquefois de force de contrôle ; cette économie s’imbrique dans un système mondial d’alliances militaires, d’accords monétaires, d’assistance technique et de plans de développement ; les « cols bleus » s’assimilent aux « cols blancs », les syndicalistes s’assimilent aux dirigeants des usines ; les loisirs et les aspirations des diverses classes deviennent uniformes ; il existe une harmonie préétablie entre les recherches scientifiques et les objectifs nationaux ; enfin, la maison est envahie par l’opinion publique et la chambre à coucher est ouverte aux communications de masse. »
En un demi-siècle la situation n’a pas beaucoup changé, sinon en pire. L’économie capitaliste a triomphé à l’échelle de la planète entière et elle est beaucoup plus fortement intégrée ; la disparition de la classe ouvrière, comme classe, dans les pays les plus riches est en bonne voie. Le mot « ouvrier » est en train d’être rayé du vocabulaire usuel après avoir été rayé du vocabulaire politique et l’invasion de l’intimité par les techniques de communication de masse est désormais un fait patent avec le développement des nouveaux moyens de communication comme l’internet. Les marges dans lesquelles pouvait exister une forme différente d’organisation sociale et politique se sont singulièrement rétrécies. La démocratie n’existe plus dans la mesure où le système bipartisan l’emporte un peu partout. La « convergence des opposés » dont parle Marcuse est pratiquement achevée aujourd’hui. Non seulement le clivage droite-gauche appartient au passé, mais l’idée même d’un « mouvement ouvrier » opposé au capitalisme ou du moins défendant les intérêts de la classe ouvrière à l’intérieur même du capitalisme n’est plus portée que par quelques petits groupes nostalgiques.
Comme Marx l’avait déjà analysé, le mode de production capitaliste soumet de plus en plus la production à la « rationalité technique » (même si l’emploi de cette technique est finalement irrationnel). Le travail lui-même doit s’adapter à cette rationalité technique. L’exploitation du travailleur est désormais conduite scientifiquement. Il devient de plus en plus difficile d’imaginer un « univers de discours et d’action qualitativement différent ».
Un trait souligné par Marcuse est bien connu : c’est la perte du métier. Tous les métiers se ressemblent et « les travailleurs sont en train de perdre leur autonomie professionnelle, ce qui faisait d’eux une classe à part. Tout cela aboutit à des transformations profondes de la conscience de classe et donc « l’attitude négative de la classe ouvrière s’affaiblit ». Pour autant, l’asservissement des travailleurs au capital ne diminue pas. « Les esclaves de la civilisation industrielle avancée sont des esclaves sublimés, mais ils demeurent des esclaves. »
En troisième lieu, les changements dans l’organisation du travail et dans le mode de production transforment profondément la conscience des travailleurs. Il y a bien une « intégration sociale et culturelle » de la classe ouvrière dans la société capitaliste. Mais ce changement de conscience exprime une transformation des relations sociales elles-mêmes. L’interdépendance croissante que produit le développement technologique produit un attachement des travailleurs à l’entreprise. Marcuse cite des études qui montrent l’ardeur des travailleurs « pour participer à la solution des problèmes de la production ». C’est ce qui va se développer sous le nom de « toyotisme ». Une intensification des cadences rendues possibles en partie grâce à la participation des travailleurs à des groupes de recherche de solutions, une participation qui contribue puissamment à l’expropriation du savoir ouvrier.
La grande firme capitaliste n’est pas une organisation « purement économique » ; elle n’est pas seulement une machine à produire des choses, en l’occurrence des marchandises. Elle est une forme d’intégration totale, un système totalitaire à elle seule.
e) La fabrication de l’homme nouveau
L’objectif de la société capitaliste à notre époque est maintenant clairement celui d’une transformation radicale de l’homme. « L’homme nouveau » était un slogan du communisme historique du XXe siècle. Il est l’objectif concret, en voie de réalisation du mode de production capitaliste d’aujourd’hui, celui qui a été libéré de la menace communiste. Ce dernier point à lui seul mériterait un très long développement. Contentons-nous de quelques remarques.
1) Le mode de production capitaliste en lui-même doit façonner l’homme, celui que l’on appelle maintenant « ressources humaines ». Le concept de « réification », développé par Lukács, prolonge la réflexion de Marx sur le travail aliéné et ouvre la possibilité d’un véritable « devenir machine » pour l’être humain.
2) La mécanisation sous toutes ses formes domine entièrement le monde de la vie. La procédure est le maître-mot. Elle induit progressivement une transformation de nos réflexes, de notre rapport au monde.
3) La prise de contrôle des corps est déjà une histoire ancienne (voir Foucault et ses travaux sur le biopouvoir et la biopolitique). Parmi les institutions organisant le contrôle des corps, il faut faire un place particulière au sport (qui n’est pas une activité ni une distraction mais bien une institution des plus importantes).
4) La biologie est la science moderne par excellence. Elle permet d’envisager pratiquement une transformation radicale de l’humain, un HGM (ou humain génétiquement modifié). On envisage aussi une mutation fondamentale des conditions de production des humains, car le mot naissance ne conviendrait plus dès lors que l’exo-genèse deviendrait une réalité.
5) Il faut prendre tout à fait au sérieux ce qui se trame autour du « post-humanisme » ou du « transhumanisme », c’est-à-dire de l’unification du génie génétique, de la biologie des greffes et de l’informatique, surtout pour ce qui concerne l’Intelligence Artificielle. Certains pensent qu’il ne s’agit que d’un délire d’ingénieurs (souvent piètres biologistes). Sans aucun doute, il y a une part de vrai dans tout cela. Mais seulement une part. Que les rêveries ou les cauchemars transhumanistes puissent se réaliser n’est le problème. Il s’agit de créer une situation nouvelle dans laquelle l’idée même de liberté humaine aurait perdu toute signification.
4) Conclusion
Redéfini ainsi, le concept de totalitarisme ne désignerait plus ni un passé enterré, ni futur très hypothétique, mais « le mouvement réel » qui se déroule sous nos yeux. Certains des traits que je propose prolongent la réflexion de Hannah Arendt. D’autres en diffèrent sérieusement. Et surtout j’ai éliminé la terreur, les purges, les bruits de bottes et la torture. Le totalitarisme sanglant est à la fois coûteux et instable. Le totalitarisme « doux » qui s’installe tranquillement par la colonisation des consciences (le fameux « softpower ») et par le bouleversement du monde de la vie pourrait très bien emporter la partie. Mais rien n’est joué. La crise du capitalisme peut fort bien secouer même les plus endormis, même les mieux anesthésiés.
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Ecrit par dcollin le Jeudi 22 Février 2018, 17:23 dans "Morale et politique" Lu 16734 fois.
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