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Faut-il éliminer l'esprit?

Du matérialisme en général et du matérialisme éliminatif en particulier

La tendance matérialiste en philosophie de l’esprit est aujourd’hui largement dominante. Que l’esprit soit une « res cogitans » clairement séparée du corps : on ne trouvera pas grand monde pour défendre cette position autrefois si commune. Le dualisme cartésien ne survit guère que sous des formes profondément modifiées. Les seules disputes qui traversent la philosophie de l’esprit concernent en vérité les diverses écoles de monisme matérialiste : les partisans du matérialisme éliminativiste contre les tenants de l’épiphénoménisme, les défenseurs de la théorie de l’identité type-type et leurs adversaires, les fonctionnalistes, les externalistes, etc. C’est un domaine dans lequel on fabrique des « ismes » en série !

Un matérialiste (moniste donc) devrait se réjouir de cette situation. Malheureusement, il me semble n’avoir aucune raison de me réjouir… Je voudrais montrer

(1)   Que la manière dont est posée la question centrale de la philosophie de l’esprit, la question du rapport corps-esprit (mind/body problem) est tributaire de la problématique cartésienne et que c’est par rapport à celle-ci que se construisent les diverses solutions monistes matérialistes ;

(2)   que les diverses versions dominantes des tentatives actuelles d’éliminer l’esprit et d’en finir avec le dualisme « mind-body » comme disent les Anglo-saxons, supposent un « matérialisme fort » qu’un de ses partisans, Yvon Quiniou, qualifie lui-même de « dogmatique » ;

(3)   que ce matérialisme n’est qu’un matérialisme n’est peut-être pas aussi matérialiste qu’il en a l’air.

(4)   que c’est la manière de poser le problème qui est irrémédiablement obscure et que, en dépit de proclamations fanfaronnes, on n’a pas fait un pas sérieux vers le connaissance scientifique de l’esprit, autrement dit que les théories en vogue n’en savent pas plus sur l’esprit que n’en savaient les philosophes classiques (Descartes ou Kant, Spinoza ou Freud pour ne citer que quelques noms célèbres).

Pour aller vite, je crois qu’on peut résumer le problème des partisans du monisme matérialiste en philosophie de l’esprit à ceci : comment se débarrasser de Descartes ? Situation paradoxale, si on y réfléchit bien : d’un côté le dualisme cartésien paraît à la fois insoutenable, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai et en même temps difficile à réfuter.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut faire une dernière remarque. Je dois traiter du matérialisme éliminatif au sens strict, dont de nombreux auteurs s’accordent pour dire qu’il est aujourd’hui une position extrêmement minoritaire. Si on avait le temps, il serait pourtant possible de montrer que c’est là que gît le fond du problème : dès lors en effet qu’on renonce au matérialisme éliminatif pur – et je montrerai qu’on a de bonnes raisons de le faire – on retombe qu’on le veuille ou non sur la question de la causalité mentale (ou plutôt de la « causation mentale ») qui constitue le schibboleth de la pensée cartésienne et du dualisme en général. 

Le problème corps/esprit

« Nous sommes corps autant qu’esprit », dit Pascal. Le problème, posé avec une très grande clarté par Descartes, est de savoir quel rapport existe entre le corps et l’esprit. On connaît la réponse que ce dernier apporte : puisque je peux clairement penser un esprit sans corps et un corps sans esprit, le corps et l’esprit sont deux genres de réalités distinctes, ils sont de « substances » différentes. Une fois ceci établi, il restera à se demander comment l’esprit peut subir les affects du corps et comment, inversement, il peut agir sur le corps, puisque corps et esprit sont étroitement « conjoints ». Mais notons que, pour Descartes cette deuxième question est finalement seconde et, du reste, il est parfaitement conscient des difficultés que recèle la solution qu’il lui apporte. L’essentiel tient en ceci : puisque l’esprit peut être conçu indépendamment du corps, il s’en déduit que l’esprit n’est pas une propriété du corps et par conséquent « nul corps ne peut penser » ainsi qu’il le dit un peu abruptement dans sa réponse aux 2e objections.

Insistons. Il ne s’agit pas pour Descartes de partir de quelque croyance que ce soit, ni d’inventer une théorie de l’âme. Il s’agit de partir de ce qui est indubitable : est vrai ce qui se conçoit clairement et distinctement. Je peux concevoir clairement et distinctement l’esprit comme pensée en acte. Je peux former un concept de l’esprit indépendamment de toute référence au corps. Il s’ensuit que l’esprit n’est pas un attribut du corps. Voilà pourquoi « nul corps ne peut penser ». Certains, dit encore Descartes, soutiennent l’opinion « que les parties du cerveau concourent avec l’esprit pour former les pensées ». À ceux-là, il répond que cette opinion « n’est point fondée sur des raisons positives, mais seulement sur ce qu’ils n’ont jamais été sans corps et qu’assez souvent ils ont été empêchés par lui dans leurs opérations. »

Nous constatons empiriquement qu’il y a une corrélation entre esprit et corps (entre pensée et cerveau si on veut s’exprimer autrement) ; nous constatons, tout aussi empiriquement que les états du corps peuvent troubler nos pensées. Mais pour Descartes il ne s’agit pas de raisons véritablement « positives », tout simplement parce qu’un constat empirique ne donne pas des raisons. Je constate que les choses se passent d’une certaine façon mais je ne sais pourquoi il en est ainsi, c’est-à-dire que je ne sais pas si je constate un fait contingent, accidentel ou si on contraire c’est un fait nécessaire. C’est seulement la raison examinant elle-même les concepts qu’elle forme qui peut en décider.

Comprenons ce qui est en cause. Si j’examine le concept de mouvement, ce concept ne peut pas être pensé indépendamment d’un corps dont il exprimerait un état. Mais je peux penser un corps qui n’est pas en mouvement. Donc le concept de mouvement ne désigne pas une réalité existant par elle-même, mais uniquement une qualité ou une propriété d’un corps. Inversement, je peux penser l’esprit sans référence au corps, par conséquent la pensée (activité de l’esprit) n’est pas un attribut du corps. Voilà pourquoi « le corps ne peut pas penser ». La comparaison entre corps et mouvement d’un côté, corps et esprit de l’autre, n’est pas arbitraire : les matérialistes devront tenter de montrer que l’esprit n’est rien d’autre qu’un certain genre de mouvement de la matière vivante.

Si on prend maintenant le dispositif conceptuel dominant en philosophie de l’esprit, on remarquera que la distinction cartésienne est reprise peu ou prou, même si, ensuite on réfute la séparation du corps et de l’esprit au profit d’une des versions du monisme matérialiste. Quand on oppose les états mentaux aux états physiques, les propriétés mentales aux propriétés physiques ou encore les phénomènes mentaux aux phénomènes physiques, d’une certaine manière on se place encore dans la problématique de Descartes, même si c’est pour la réfuter.

Je vais commencer par une remarque : la Théorie Computationnelle de l’Esprit (TCE) est souvent donnée comme un exemple de théorie matérialiste de l’esprit. Il s’agit en effet de montrer que la pensée peut être une propriété d’une machine ; c’est une nouvelle version de la vieille histoire : est-ce que les brutes peuvent penser ? On connaît les réponses faites à Descartes et en particulier L’homme-machine de La Mettrie qui reproche à Descartes de n’avoir pas été conséquent en s’en tenant prudemment à la thèse du corps-machine. Si les machines peuvent penser, alors croient les matérialistes, on en a fini avec le dualisme cartésien. Il me semble qu’à y réfléchir de plus près les choses sont beaucoup moins claires. Si une machine peut démontrer un théorème de mathématiques ou corriger la grammaire d’un texte comme le ferait un humain, alors on en peut déduire que la pensée est indépendante de son « support » matériel. On peut donc la concevoir comme séparée conceptuellement de la « res extensa » et l’on pourrait bien retomber sans y prendre garde dans une nouvelle version du dualisme cartésien.  Ce point me semble souligner la force du raisonnement de Descartes et l’extrême difficulté que rencontrent ceux qui veulent le réfuter.

Quoi qu’il en soit, la conception cartésienne a cependant rencontré très vite des objections sérieuses. Elles sont formulées très clairement dans Le rêve de d’Alembert de Diderot. La première partie, la Suite de l’entretien entre Diderot et d’Alembert dit l’essentiel – et il me semble que ce texte pourrait fournir une bonne introduction à cette question, par exemple avec des élèves de Terminale. L’objection majeure est la suivante : comment une chose physique peut-elle produire des « choses mentales » et inversement comment un état mental peut-il causer un état physique ? Résumons le problème.

1.      Les diverses parties du corps communiquent avec le cerveau par l’intermédiaire des « esprits » ou encore « esprits animaux ». Nous dirions aujourd’hui influx nerveux.

2.      Ces « esprits » sont des entités qui appartiennent au corps et donc comme toutes les autres parties du corps sont soumises aux lois de la physique, dont la plus importante, selon Descartes est la loi de la conservation de la quantité de mouvement. Par exemple deux billes qui se heurtent changent de vitesse et de direction, mais la somme de leurs quantités de mouvement après le choc est égal à celle du système avant le choc.

3.      Or, si l’esprit, qui n’est pas corporel, peut agir sur les esprits animaux, on risque fort de se trouver face à un cas flagrant de violation de la loi de conservation de la quantité de mouvement : on aurait un mouvement qui ne naîtrait pas de la transformation d’autres mouvements. D’où le dilemme 

·         Soit la loi physique est respectée et alors l’esprit ne peut pas agir sur le corps.

·         Soit la loi est violée ; or cette loi, pour Descartes, est fondamentale non seulement du point de vue physique mais aussi du point de vue métaphysique.

4.      Descartes imagine une solution astucieuse : l’esprit ne peut changer la quantité totale de mouvement mais peut, à un endroit précis du cerveau, changer la direction des esprits animaux. La quantité de mouvement est fixée par les lois de la physique mais pas leur direction. C’est ainsi que Descartes pense sortir du dilemme auquel on est plus ou conduit si on admet à la fois la séparation de l’esprit et du corps et la possibilité pour la pensée d’avoir un pouvoir causal physique.

Encore une fois, il ne s’agit pas de prendre les conceptions physiologiques de Descartes au pied de la lettre mais de comprendre qu’il pose là une question essentielle, qu’il soulève une difficulté dont nous ne sommes pas encore véritablement sortis – quand on se plonge dans l’abondante littérature en philosophie de l’esprit, on se rend compte que, dès qu’il s’agit d’expliquer la causalité mentale, on a recours sous de nouvelles formes à des solutions qui ne sont très éloignées de celle de Descartes.

Les philosophes rationalistes ont été confrontés à cette difficulté et ont cherché à lui donner une solution. Spinoza élimine purement et simplement la question en défendant un monisme de la substance complété par un dualisme des attributs conçu de telle sorte qu’il n’existe aucun lien causal entre les états physiques et les états mentaux. J’y reviendrai éventuellement : il me semble en effet que certaines thèses de la philosophie de l’esprit contemporaine sont très proches de Spinoza, notamment les théories de la « survenance » ou le « monisme anomal » défendu par Davidson. Leibniz, lui aussi, perçoit la faille du dualisme cartésien sur le plan théorique. Ainsi il montre, à juste titre, le caractère incomplet des conceptions physiques de Descartes et il en déduit que la conception cartésienne des rapports entre le corps et l’esprit est erronée.

80.  Descartes a reconnu que les âmes ne peuvent point donner de la force aux corps parce qu'il y a toujours la même quantité de force dans la matière. Cependant il a cru que l'âme pouvait changer la direction des corps. Mais c'est parce qu'on n'a point su de son temps la loi de la nature qui porte encore la conservation de la même direction totale dans la matière. (Monadologie)

Pour parler en termes modernes, Descartes ignore le principe de la conservation de l’énergie – ce qui explique les erreurs qu’il commet dans les Principe de la philosophie quand il énonce les lois des chocs et la quantité de mouvement n’a pas encore trouvé sa véritable formulation puisque celle-ci est une grandeur vectorielle et non une grandeur arithmétique (les physiciens disent que se conserve non une abstraite quantité de mouvement mais le « vecteur impulsion »).

La critique leibnizienne de Descartes conduit à une autre solution – celle de l’harmonie préétablie qui, pour fantastique qu’elle puisse paraître, est sûrement moins éloignée de celle de Spinoza qu’on ne pourrait le croire.

Si je me suis attardé sur cette question, c’est parce qu’elle concentre les problèmes auxquels la philosophie de l’esprit est confrontée. Si nous admettons l’existence d’états mentaux distincts des états physiques (en gros si nous admettons l’expérience de que nous avons de notre conscience), nous pouvons distinguer quatre sortes de relations causales :

1)      les états physiques causent des états physiques ;

2)      les états physiques causent des états mentaux ;

3)      les états mentaux causent d’autres états mentaux ;

4)      les états mentaux causent des états physiques.

Il n’y a pas, en première approche, de véritable difficulté pour comprendre les trois premiers types de relations causales. La première est évidente aussi bien pour un dualiste que pour un moniste. La deuxième ne l’est pas moins un dualisme aussi bien que pour un matérialiste qui admet que les états mentaux sont produits par les états physiques – tant est-il que l’on puisse distinguer des états mentaux distincts des états physiques (ce que font, par exemple, les partisans de la survenance). La troisième ne pose aucun problème à un dualisme et guère à un moniste partisan de la dualité des attributs ou à un matérialisme admettant le survenance ou la thèse de l’émergence : si un état mental M1 survient sur un état physique P1 et que P1 cause P2 alors un état mental M2 surviendra sur l’état P2 et on pourra alors considérer moyennant un certain nombre de limites que M1 cause M2. On remarquera cependant que cette causalité mental/mental n’est peut-être qu’une pseudo causalité, une sorte d’épiphénomène. C’est pourquoi, comme le montre Jeagwon Kim, les théories de la survenance ont une forte tendance à tomber dans l’épiphénoménisme, lequel pourrait bien n’être qu’une variété honteuse de matérialisme éliminativiste…

La véritable difficulté commence avec la quatrième relation de causalité. Celle-ci se heurte en effet à la conception générale que nous nous faisons des lois de la nature. La conception moderne des sciences de la nature vise en effet à donner une explication complète de tous les phénomènes physiques en termes de causalité physique – on parle de « fermeture nomologique causale ». Il est donc exclu par construction que des états non physiques (mentaux) puissent entrer dans l’explication d’un phénomène physique. En gros, si je lève le bras pour saluer un ami, le neurobiologiste se contentera d’étudier les systèmes neuronaux qui conduisent au mouvement du bras. Il n’y a là-dedans aucune place pour ce que nous, philosophes, appelons intentionnalité. En suivant Michael Esfeld, on peut résumer le problème ainsi. Nous avons trois thèses que nous tenons généralement pour vraies et qui cependant sont incompatibles :

1)      les états mentaux sont distincts des états physiques ;

2)      les états mentaux causent des états physiques ;

3)      tout état physique (dans la mesure où il est soumis à des lois) a des causes physiques complètes.

Les thèses 1) et 2) prises ensemble sont incompatibles avec la thèse 3). Autrement dit, l’expérience que nous faisons de nous-mêmes est incompatible avec la croyance que nous avons dans la validité des sciences de la nature. Les diverses propositions théoriques en philosophie de l’esprit peuvent se ramener des tentatives de modifier une ou deux de ces trois thèses pour les rendre compatibles. Le dualisme cartésien en tant qu’il cherche à penser le rapport corps/esprit en les tenants pour deux types de réalités différentes accepte les trois thèses. On peut dire que Spinoza et Leibniz suppriment la thèse 2) et, bien qu’avec des nuances, Diderot dans Le rêve de d’Alembert est tenté de se contenter de la thèse 3) – je dis « tenté » parce que la position de Diderot est assez fluctuante.

L’élimination de l’esprit

Comme il ne s’agit pas de faire un panorama complet des diverses positions, des écoles et des chapelles de la philosophie de l’esprit, je ne vais pas entrer dans les querelles scolastiques qui opposent les uns aux autres, mais concentrer mon attention sur les thèses du monisme matérialiste :

1)      ce sont les thèses sinon dominantes, du moins massivement répandues dans ce domaine ; non pas parce que les philosophes les partagent largement (beaucoup sont réticents à l’idée de supprimer ce qui notre spécificité d’êtres humains pensants et sentants), mais parce que le problème fondamental de la philosophie de l’esprit contemporaine tourne autour de ça.

2)      Ces thèses s’inscrivent dans la lignée d’un courant important de la philosophie du xxe siècle, l’empirisme logique issu du cercle de Vienne ;

3)      elles visent à réintégrer la connaissance de l’esprit dans les sciences de la nature ;

4)      elles réduisent la philosophie à la discussion et à l’éclaircissement des propositions de la science.

Je vais même réduire encore mon objet d’étude au matérialisme qu’on appelle éliminatif ou éliminativiste. On peut le définir à partir des trois thèses citées plus haut :

1)      les états mentaux sont différents des états physiques car les états mentaux n’existent pas ;

2)      les états mentaux qui n’existent pas ne peuvent donc pas causer des états physiques ;

3)      seuls des états physiques causent des états physiques.

Il s’ensuit, logiquement, que la philosophie de l’esprit devrait laisser la place à la neurobiologie. Or, curieusement, en philosophie de l’esprit, la neurobiologie ne vient que comme preuve à l’appui, mais même les matérialistes éliminativistes les plus stricts se sont pas devenus neurobiologistes et sont restés des philosophes ! On se demande bien pourquoi. Les livres consacrés au sujet attribuent le matérialisme éliminativiste à Feyerabend et Rorty dans les années 60. On pourrait cependant remonter plus loin. Chez Hobbes et chez Diderot on trouverait sans peine des propositions éliminativistes – bien que chez Diderot, comme toujours, ce soit très ambigu – voir la Physiologie. Rappelons l’objection que fait Hobbes (c’est la seconde des « troisièmes objections faites par un célèbre philosophe anglais ») :

(…) une chose qui pense est quelque chose de corporel ; car les sujets de tous les actes semblent être seulement entendus sous une raison corporelle, ou sous une raison de matière comme il [Descartes] a lui-même montré un peu après par l’exemple de la cire, laquelle, quoique sa couleur, sa dureté sa figure & tous ses autres actes soient changés, est toujours conçue être la même chose, c’est-à-dire la même matière sujette à tous ces changements. Or ce n’est pas par une autre pensée qu’on infère que je pense ; car encore que quelqu’un puisse penser qu’il a pensé (laquelle pensée n’est rien d’autre qu’un souvenir), néanmoins il est tout à fait impossible de penser qu’on pense, ni se savoir qu’on sait ; car ce serait une interrogation qui ne finirait jamais : d’où savez-vous que vous savez que vous savez que vous savez, &c. ?

Et partant, puisque la connaissance de cette proposition : J’existe, dépend de la connaissance de celle-ci : Je pense ; et la connaissance de celle-ci de ce que nous ne pouvons séparer la pensée d’une matière qui pense, il semble qu’on doit plutôt inférer qu’une chose qui pense est matérielle  qu’immatérielle. (AT IX, 135)

La critique de Hobbes contre Descartes part de la critique de ce qu’on pourrait appeler l’illusion réflexive : nous considérons comme équivalents un souvenir et la pensée actuelle. L’immédiateté (c’est cela une intuition), je pense et simultanément je pense que je pense, est réfutée en son fond. Supprimons cette illusion réflexive (ce « je » qui accompagne toutes nos représentations) et nous pouvons alors que la pensée est l’acte d’une chose matérielle plutôt qu’immatérielle. Cette « élimination » du nœud de la pensée cartésienne est absolument essentielle et fonde tout matérialisme éliminativiste.

Plutôt qu’aller chercher des poux dans la tonsure des philosophes anglais ou américains, nous pouvons trouver « à la maison » une bonne et solide défense du matérialisme éliminativiste en la personne de Jean-Pierre Changeux, rendu célèbre par L’homme neuronal (1983), un titre qui fait évidence écho au fameux Homme machine de La Mettrie.

L’homme neuronal

Le point de départ de la conception de J.P. Changeux est l’éradication du terme « pensée » qui renvoie à une entité immatérielle ou à une substance non corporelle (comme chez Descartes). J.P. Changeux met en œuvre « une démarche analytique qui consiste décomposer le substrat anatomique ou fonction en éléments simples. »[1] Il s’agit ensuite de « relier faits d’anatomie et faits de comportements » et enfin, en suivant les « tentatives physicalistes » de « rechercher les bases physico-chimiques des fonctions cérébrales. » La méthode analytique doit donc être complétée par la recherche d’un déterminisme dans le sens « micro/macro » et enfin d’un « réductionnisme » physicaliste. (Je reviens plus loin sur cette question du réductionnisme)

Il faut donc commencer par mettre « le cerveau en pièces détachées ». Changeux critique le matérialisme mécaniste de La Mettrie (ou ses versions contemporaines avec la cybernétique de Wiener) parce qu’il ne permet pas de comprendre précisément « l’objet cerveau » en le ramenant à autre chose (une machine) qui ne possède pas les capacités causales d’un cerveau.  De ce point de vue, Changeux n’est pas un fonctionnaliste : les fonctionnalistes sont ceux qui (comme dans la TCE ou chez Putnam) considèrent qu’un état mental est une fonction qui peut-être effectuée (implémentée) par des dispositifs matériels différents).

Selon Changeux, l’analogie entre les « circuits neuronaux » et les circuits électroniques des ordinateurs et à la fois artificielles et pas toujours productive du point de vue du gain de connaissance. L’étude du « plan de câblage » neuronal met en évidence deux faits également importants :

(1)   l’extraordinaire complexité du système nerveux humain (environ 30 milliards de neurones se combinant en 1014 ou 1015 synapses.)[2]

(2)   La continuité entre le cerveau humain et celui des animaux. Le passage de l’animal à l’humain apparaît moins comme une transformation qualitative que comme une augmentation quantitative, notamment par le développement de la zone corticale.

Permettons-nous une analogie pour essayer de comprendre ce que Changeux veut dire. La théorie darwinienne de l’évolution met en évidence la continuité du vivant et le passage graduel de l’animal à l’humain. La condition de possibilité pour penser cette continuité évolutive fut de comprendre l’étendue des temps géologiques – ce qui fut particulièrement l’œuvre de Lyell. Une Terre vieille de cent mille ans comme le pensait encore Buffon était une Terre où l’évolution était inexplicable sans l’intervention de très nombreux miracles. De la même façon, une théorie matérialiste explicative des extraordinaires capacités du cerveau humain suppose qu’on prenne la mesure de l’évolution quantitative.

Mais on ne peut se contenter de mettre le cerveau en « pièces détachées ». Il faut remonter la machine et étudier comment elle fonctionne concrètement, comment les diverses pièces communiquent entre elles ; c’est le rôle fondamental des neurotransmetteurs qui assurent la conversion de l’énergie chimique en signal électrique. Cependant si l’étude en reste à ce niveau, on peut valider la théorie cartésienne des animaux-machines mais non comprendre la spécificité des processus mentaux proprement humains. En effet « au niveau des mécanismes élémentaires de la communication nerveuse, rien ne distingue l’homme des animaux, aucun récepteur ou canal ionique n’est propre à l’homme. »[3]

Les états mentaux ou les comportements ne peuvent être connectés à des dispositifs physiques précis, à une chaîne de neurones bien déterminée et bien individualisée.

On peut seulement dire que le graphe de neurones mobilisés par tel comportement ou par telle sensation comprend un ou plusieurs chaînon(s) critique(s) qui emploie(nt) de manière privilégiée un neurotransmetteur particulier.[4]

C’est donc une machine d’une « redoutable complexité » qu’analyse Changeux. Cependant les spécialisations fonctionnelles permettent de décomposer cette machine en « rouages-neurones » dont on peut saisir les « mouvements–pulsions », ce qui « justifie l’engagement téméraire des mécanistes du xviiie siècle. »[5] Néanmoins, ce mécanisme revendiqué n’implique pas l’analogie cerveau/ordinateur. Et ce pour deux raisons.

Un des traits caractéristiques de la machine cérébrale est d’abord que le codage interne fait intervenir à la fois [...] un codage topologique de connexions décrit par un graphe neuronique et un codage d’impulsions électriques ou de signaux chimiques. Ici la distinction classique « hardware/software » ne tient pas.

Remarque intéressante : en effet, la distinction software/hardware renvoie encore, sous une forme affaiblie au dualisme. Changeux poursuit :

D’autre part, il est évident que le cerveau de l’homme est capable de développer des stratégies de manière autonome. Anticipant les événements, il construit ses propres programmes. Cette faculté d’auto-organisation constitue l’un des traits les plus saillants de la machine cérébrale humaine, dont le produit suprême est la pensée.[6]

Encore faut-il expliquer ce qu’est cette faculté. Changeux montre d’abord la matérialité des images mentales. Dans une optique proche des épicuriens, il affirme qu’il existe une « parenté neurale, une congruence matérielle entre le percept et l’image de mémoire. »[7] De là est construite l’hypothèse des « objets mentaux » comme états divers d’unités matérielles de représentation mentale. Il faut donc ensuite faire l’analyse biologique des interactions entre ces objets mentaux, des opérations effectuées sur ces objets par le « système de surveillance ». On a bien dans l’analyse de Changeux un passage de niveaux, d’un niveau élémentaire ayant ses propres régulations à un niveau supérieur ayant des modes de fonctionnement qui ont une certaine autonomie par rapport aux règles du niveau inférieur. Cependant, Changeux refuse la thèse de l’émergence — très courante dans la réflexion contemporaine sur les sciences et qui fonctionne bien souvent comme la vertu dormitive de l’opium des médecins de Molière — et affirme que si la conscience « émerge », il faut prendre la comparaison au sens propre, à la manière dont un iceberg émerge. On doit considérer le fonctionnement de la machine cérébrale comme un tout, comme un emboîtement de « toiles d’araignées » ayant un système de régulation global (l’analogie des toiles d’araignée est déjà chez Diderot). D’où la conclusion qui nous importe ici :

la conscience est ce système de régulations en fonctionnement. L’homme n’a dès lors plus rien à faire de l’«Esprit», il lui suffit d’être un Homme Neuronal.[8]

Conclusion extrêmement radicale qui a ouvert des polémiques qui ne sont pas sans rappeler les polémiques classiques contre La Mettrie et plus généralement contre toutes les explications matérialistes de l’esprit depuis le xviiie siècle. Mais conclusion qui sera très largement validée dans les années suivantes par la plupart des chercheurs qui travaillent dans le même domaine. Ainsi Élisabeth Pacherie écrit-elle :

Dans le débat classique sur l’âme et le corps, les phénomènes physiques et les phénomènes mentaux sont supposés distincts ; au contraire, le point de vue contemporain est que les phénomènes mentaux constituent une classe particulière de phénomènes naturels. Les sciences cognitives récusent une dualité irréductible entre le physique et le mental et considèrent l’esprit comme un objet abordable par les méthodes des sciences de la nature.[9]

Mais à supposer qu’on accepte l’explication de Changeux, il n’est pas certain que nous soyons parvenus au bout de nos peines. L’expérience humaine n’est pas simplement l’expérience du monde extérieur, elle est aussi l’expérience de notre propre expérience, l’expérience de notre propre subjectivité qui apparaît chronologiquement seconde mais est alors posée comme la présupposition de toute expérience sensible et de toute parole. Est donc soulevé le problème de la modélisation de l’autoréflexion ou encore de l’autoréférence. Comment un système peut-il avoir une représentation de son propre état ? Changeux évoque la capacité d’auto-organisation de la machine cérébrale humaine ; cette explication est-elle suffisante ? N’est-ce pas une solution purement verbale ? Si un système possède une représentation de son propre état, cette représentation fait également partie de l’état du système : il faudrait donc imaginer une représentation de l’état du système et de la représentation de l’état du système et ainsi de suite à l’infini. C’est, en termes informatiques, une fonction récursive sans condition d’arrêt : un ordinateur confronté à ce genre de programme s’arrête assez vite : débordement de la pile (out of stack) affiche-t-il !

L’éliminativisme radical

Paul et Patricia Churchland défendent un matérialisme radical plus éliminativiste que celui de Changeux, puisque ce dernier ramène l’esprit à son substrat biologique, alors que les Churchand pensent que ceux qui veulent admettre que la matière vivante peut penser mais refusent ce privilège aux machines font preuve de « chauvinisme carboné ».

Le cerveau est une sorte d'ordinateur dont les propriétés restent à explorer et cette exploration n'est ni facile ni inutile. Le cerveau calcule des fonctions très complexes, bien que d'une façon très différente de celle de l'intelligence artificielle classique. Les cerveaux peuvent être des ordinateurs sans être nécessairement séquentiels ni numériques, sans que le matériel doit dissocié des programmes et sans qu'ils ne manipulent que des symboles. Ce sont des ordinateurs d'un type très différent de ceux que nous utilisons aujourd'hui.

Nous ignorons comment le cerveau traite la sémantique, mais celle-ci dépasse le langage de l'homme. Un petit tas d'excréments déposés possède une signification pour un humain comme pour un chien  : un petit rongeur dans les parages. Un écho particulier perçu par une chauve-souris lui indique qu'un papillon de nuit vole à proximité. Une théorie du sens n'apparaîtra que lorsque les chercheurs auront découvert comment les neurones codent et transforment les signaux sensoriels, comment les circuits de l'apprentissage et de la mémoire fonctionnent, comment ces capacités cognitives interagissent avec le système moteur de l'organisme.[10]

Les deux thèses centrales exposées ici sont conformes aux dogmes du physicalisme le plus strict :

1.      Le cerveau est une variété d’ordinateur. Pour se débarrasser des objections, P. & P. Churchland précisent qu’il ne s’agit pas nécessairement d’un ordinateur numérique et encore moins d’une machine de type Von Neumann. On peut remarquer que cette manière d’écarter les objections n’est pas très convaincante puisque (1) un signal analogique peut toujours être converti en signal numérique — les calculateurs analogiques ont même eu leur heure de gloire dans le domaine de l’aviation ; et (2) un traitement non séquentiel peut aussi être simulé sur un ordinateur séquentiel. Autrement dit, toutes les fonctions d’un ordinateur qui ne serait de type Von Neumann pourraient théoriquement être implémentées sur un ordinateur de type Von Neumann.

2.      La question de la sémantique est réduite, de manière très béhavioriste, à celle des comportements. La sémantique « dépasse le langage de l’homme » parce qu’elle concerne également les comportements animaux, affirment P. & P. Churchland. Je veux bien qu’on dise, en allant vite, qu’un petit tas d’excréments a la même signification pour les hommes et pour les chiens : petit rongeur dans les parages. Mais pour le chien, la « signification » s’exprimera dans un comportement déterminé (le fox se met immédiat en chasse du petit rongeur). Pour l’homme, la signification s’exprimera par des signes verbaux (émis ou simplement pensés). Ce que P. & P. Churchland éliminent, c’est tout simplement le langage humain, réduit de fait à une réaction comportementale, plus complexe que celle du chien, certes, mais qu’on peut tout de même réduire à une combinaison de réactions comportementales simples du même type.

En réalité, si on suit les Churchland, le langage humain doit être simplement compris non pas comme système de signes mais comme code de signaux. Que la marmotte lance son cri pour signaler le passage de randonneurs ou que le muezzin appelle à la prière, c’est la même chose. Ce qui distingue un signe d’un simple signal, c’est que le signe a une signification indépendante des effets que déclenche son émission, alors que le signal n’a pas d’autre signification que l’action qu’il vise à déclencher. L’éliminativisme des Churchland ne parle plus que de codage et transformation des signaux sensoriels. Par conséquent, la partie la plus importante et la plus difficile des processus mentaux, la conscience n’existe tout simplement plus. Donc il n’y a plus aucune raison de chercher à expliquer quelque chose qui n’est qu’un fantôme. La philosophie de l’esprit, les sciences cognitives, la psychologie sont vouées à se dissoudre dans la mécanique.

Autres formes d’éliminativisme

Je laisse de côté la TCE (Théorie computationnelle de l’Esprit) qui peut être conçue comme une autre forme de matérialisme éliminativiste : si une machine, en l’occurrence, un ordinateur peut réaliser des opérations qui sont considérées par un observateur extérieur comme des opérations intelligentes, alors cette machine pense (voir le test de Turing). Cette théorie a pris du plomb dans l’aile à la fois parce que l’Intelligence Artificielle n’a pas tenu ses promesses et parce que ses pères fondateurs l’ont reniée (voir Putnam et Fodor). La TCE est généralement classée dans les théories fonctionnalistes de l’esprit : il suffit de construire un système physique capable de réaliser les fonctions accomplies ordinairement par l’esprit humain pour savoir ce qu’il y a à savoir.

Une dernière forme, quoique plus indirecte, d’éliminativisme est développée par Daniel Dennett. Il part de ce qui pose problème au matérialisme éliminativiste, à savoir la question de l’intentionnalité. Dennett redéfinit l’intentionnalité de telle sorte qu’on peut l’éliminer.

En gros, pour Dennett, on a une attitude intentionnelle si on peut traiter ce système comme un agent rationnel, c’est-à-dire si on peut faire des prédictions quant à son comportement en lui prêtant des croyances et des désirs et quand ce genre de prédictions est supérieur à celles qui pourraient découler d’autres attitudes. Ces autres attitudes sont l’attitude physique (je prédis le comportement d’un système par la connaissance que j’ai de sa composition physique et des lois naturelles qui s’appliquent) et l’attitude de dessein (je prédis le comportement par le savoir que j’ai de sa fonction).

Par exemple, à l’égard d’un ordinateur équipé d’un programme pour jouer aux échecs, je peux avoir une attitude intentionnelle puisque l’explication des lois physiques appliquées au système ne suffit pas pour savoir s’il va déplacer la tour ou le cavalier et que l’explication fonctionnelle (il est fait pour jouer aux échecs et gagner !) ne permet pas non plus une prédiction du comportement précis. Je dois donc prêter à mon ordinateur une attitude intentionnelle, c’est-à-dire supposer qu’il « veut » gagner  et « agit » rationnellement dans ce but. Autrement dit, quelque chose est un système intentionnel seulement pour en relation avec la stratégie de quelqu’un qui cherche à en prédire les comportements. Cette conception qualifiée d’instrumentalisme. Elle ne suppose pas par elle-même l’inexistence d’états mentaux, mais elle laisse entendre que l’intentionnalité n’existe pas vraiment et que la science pourrait nous permettre de fournir de meilleures explications que les explications intentionnelles.

Pourquoi on ne peut pas soutenir le matérialisme éliminativiste ?

Le matérialisme éliminativiste présente le gros avantage de la simplicité et il offre à tous les amateurs la promesse de sortir du terrain miné des discussions philosophiques pour entrer sur la « route sûre de la science ». Il paraît également en accord avec une vieille tradition matérialiste philosophique qui a ses lettres de noblesse : de l’atomisme antique à Diderot. Malgré ma dilection toute particulière pour ces auteurs vénérables, je ne peux pourtant admettre le matérialisme éliminativiste. La raison la plus fondamentale est en même temps la plus simple : être matérialiste éliminativiste, c’est tout simplement considérer que l’expérience que nous faisons de nous-mêmes comme des êtres pensants et sentants ne serait au fond qu’une illusion – une « illusion réflexive ». Nous ne sommes pas des êtres conscients, c’est seulement le fonctionnement de la machine qui « nous » fait croire qu’il en est ainsi. J’ai d’ailleurs des difficultés à en dire plus long car si je ne suis qu’un « homme neuronal », je me demande bien par quel miracle je peux encore dire « je ». Tout au plus devrais-je dire : « les groupements de neurones A, B, C, etc. qui sont en connexion dans ce corps dénommé DC produisent un état interne du genre « je suis un homme neuronal ».

Le matérialisme éliminativiste demande en effet que l’on commence par éradiquer la psychologie populaire, c’est-à-dire l’idée que nos comportements obéissent à des raisons, des désirs, des sentiments et des croyances, c’est-à-dire toutes sortes d’états mentaux. En tant que physicalisme, l’éliminativisme demande que nos pensées soient considérées comme des phénomènes physiques. La psychologie populaire doit alors être considérée comme une théorie empirique du mental et, de plus, une théorie radicalement fausse. De ce point de vue, l’éliminativisme n’est pas un réductionnisme. Le réductionnisme considère que les états mentaux sont en dernière analyse des états physiques, de la même manière qu’un être vivant peut se ramener à des combinaisons chimiques, mais pour le réductionniste il n’est pas plus absurde de parler d’états mentaux que pour le biologiste réductionniste de parler de cellule ou de souris blanche. Pour l’éliminativisme radical du type Churchland, il n’y a aucun rapport possible entre la psychologie populaire et les neurosciences. Les éliminativistes soutiennent que la psychologie populaire a un statut du même genre que la démonologie médiévale : les états mentaux qu’elle postule n’ont pas plus d’existence que les sorcières.

Il y a plusieurs arguments classiques contre le matérialisme éliminativiste. Sans prétendre à l’exhaustivité, je voudrais en citer quelques-uns.

Le « matérialisme éliminatif » est une théorie qui se détruit elle-même par auto-contradiction : si le matérialisme éliminatif est vrai, alors la théorie des Churchland est un produit matériel d’un processus matériel, et donc lui appliquer le qualificatif de « vrai » n’a aucun sens. Cette position serait donc une contradiction performative, comme le fait de dire « je ne pense pas ».

Le matérialisme éliminatif échoue également à rendre compte de l’intentionnalité au sens technique de Brentano a donné à ce terme. L’intentionnalité est le fait qu’une pensée est toujours une pensée de quelque chose, qu’elle vise quelque chose. Quand je prononce la phrase « le chat est sur le tapis », cette phrase a un contenu sémantique. L’énonciation est bien une activité cérébrale (qui mobilise l’aire du langage), mais c’est une activité qui porte sur un état du monde (le fait que le chat est ou n’est pas sur le tapis). Si la pensée n’est qu’un état physique du cerveau, comment un état physique pourrait-il être « à propos » d’un autre état physique ? Un état physique peut être causé par un autre état physique, mais il n’a en lui-même aucun contenu sémantique : les phénomènes physiques « ne veulent pas dire quelque chose », sauf à retomber sans une conception purement animiste qui ferait des processus physiques des signes envoyés aux humains par on ne sait qui ou quoi ! La relation de causalité physique n’est pas une relation sémantique. Si je vois de la fumée, je pense qu’il doit y avoir un feu, mais la fumée n’est pas un état physique « à propos » du feu. C’est seulement un sujet humain qui, utilisant ses connaissances acquises par expérience, peut penser : « il y a de la fumée, ça veut dire qu’il doit y avoir un feu quelque part ».

La théorie des Churchland  n’est pas seule à mettre en cause. Cette auto-contradiction vise en fait toutes les tentatives de « naturaliser » la conscience, c'est-à-dire de dissoudre la philosophie de l’esprit dans les sciences naturelles. On peut réfuter de la même façon les conceptions fonctionnalistes (liées à la TCE par exemple). Ainsi Hilary Putnam[11], un autre des premiers défenseurs de la théorie computationnelle, en est venu à la rejeter en montrant qu’elle suppose une conception fonctionnaliste de l’esprit : elle considère une machine construite en vue d’accomplir des tâches bien définies[12]. Putnam montre d’abord que tous les organismes physiques possibles sont susceptibles d’une infinité de « descriptions fonctionnelles » et que, donc, le fonctionnalisme n’explique rien – le fonctionnalisme nous ramène, en fait, aux causes finales de l’aristotélisme classique.

Plus fondamentalement, Putnam s’attaque au fond de la théorie computationnelle, mais aussi aux thèses de Searle. Ce dernier, bien que rejetant le modèle de l’ordinateur, ne renonce pas à « naturaliser » la conscience ; il rejette le réductionnisme qui réduit la conscience à des états physiques mais proposent de considérer la conscience comme un ensemble de propriétés émergentes à partir de l’évolution biologique, ce qui l’amène à rejoindre les thèses sur le modèle connexionniste de l’esprit. Pour Putnam, c’est le problème qui est, à la racine, mal posé. Quand nous parlons ou pensons, nos paroles ou pensées ont une référence – quand je dis « le chat est sur le tapis », cette phrase a pour référence le fait que le chat est (ou non) sur le tapis. Tous les partisans de la naturalisation de l’esprit doivent parvenir à expliquer que cette référence est une relation physique comme une autre. Mais s’il en est ainsi, dit Putnam, alors nous devons renoncer à la notion même de vérité … à laquelle on ne peut guère renoncer si on veut proposer une compréhension correcte de l’esprit humain. On peut, certes, redéfinir la vérité comme la propriété d’un état neurologique dans lequel nous disposons d’indications fiables quant à notre environnement. On est alors conduit au relativisme sceptique, mais une telle position philosophique s’oppose radicalement à l’attitude de réalisme scientifique caractéristique des théories computationnelles et fonctionnalistes de l’esprit. En effet, si la vérité n’est rien d’autre qu’un certain état neurologique, le matérialisme fort en théorie de l’esprit est, lui aussi, un certain état neurologique donnant des indications plus ou moins fiables quant à notre environnement. Mais les indications données par le matérialisme fort ne sont pas spécialement plus fiables que celles données par les théories concurrentes.

Putnam rappelle que ces questions ont déjà été posées philosophiquement, notamment par Kant quand il aborde le problème du schématisme, c’est-à-dire le mécanisme par lequel l’entendement peut se rapporter aux phénomènes. « Le schématisme de notre entendement, relativement aux phénomènes et à leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine et dont il sera toujours difficile d’arracher le vrai mécanisme à la nature »[13], dit Kant. Le paradigme de l’esprit-machine est sans doute une idée utile du point de vue de la technologie (Fodor rappelle que l’IA à ses débuts se voulait ingénierie et non science). C’est encore une idée utile dans la mesure où les simulations que peut effectuer les machines nous obligent à développer la logique et la réflexion sur la connaissance. Mais on est loin d’en avoir démontré la validité scientifique.

Ultime tentative de sauvetage : Jaegwon Kim et la réduction fonctionnelle

Face aux difficultés du matérialisme éliminatif, Jaegwon Kim présente (voir son ouvrage L'esprit dans un monde physique : Essai sur le problème corps-esprit et la causalité mentale) une solution originale. Après avoir montré l’incohérence des conceptions non réductionnistes en philosophie de l’esprit, et tout en rejetant le matérialisme éliminatif qui supprime purement et simplement l’esprit et donc l’idée même d’états mentaux ont nous avons pourtant une expérience directe indiscutable (notamment l’intentionnalité et les qualia – c’est-à-dire ), Kim défend une théorie qu’il appelle « réduction fonctionnelle ». Pour en arriver là, il s’appuie sur les philosophies de l’émergence, nées au début du xixe dans la philosophie britannique, et qui se trouvent avoir plutôt mauvaise presse chez les matérialistes purs et durs et chez les physicalistes.

L’émergence est une idée simple : il y a plus dans le tout que dans les parties. L’émergentisme soutient une ontologie qui décrit le monde comme composé de niveaux de complexité : soit une certaine organisation d’entités du monde de niveau N, cette organisation de niveau N+1 possède des propriétés émergentes, c’est-à-dire des propriétés qui ne peuvent pas être déduites des propriétés de niveau N. Par exemple, les organismes vivants sont des « assemblages » de molécules chimiques ; cependant les propriétés de ces organismes sont complètement différentes des propriétés chimiques de leurs composants. L’émergentisme promet d’éviter deux écueils : ceux du réductionnisme et ceux qui naissent de l’introduction de mystérieux principes propres à un certain niveau, comme par exemple le « principe vital » qui caractériserait les organismes vivants. Cependant, de nombreux philosophes et scientifiques sont très méfiants vis-à-vis de l’émergentisme. En effet, il y a deux hypothèses. Soit les propriétés émergentes peuvent s’expliquer par une compréhension plus fine des processus entre les composants – par exemple Claude Bernard maintenant qu’on devrait pouvoir un jour comprendre les propriétés des organismes vivants à partir des propriétés physico-chimiques de leurs composants. Mais dans ce cas l’émergence n’est que provisoire : elle n’est qu’un mot pour désigner notre ignorance, autant que possible temporaire, et, finalement on reviendra au bon vieux réductionnisme. Soit les propriétés émergentes sont vraiment émergentes et alors elles sont en droit irréductibles aux propriétés des composants de niveau inférieur et alors il faudrait admettre une création « ex nihilo ». Mais laissons là les discussions concernant l’émergentisme.

On voit le profit qu’on peut tirer de l’émergentisme pour la philosophie de l’esprit. Les propriétés mentales seraient des propriétés émergentes à un certain niveau de complexité neurale – c’est visiblement à quelque chose de ce genre que pense Jean-Pierre Changeux. Mais le travail de Changeux manque de la clarté philosophique nécessaire – on le voit bien dans le livre de dialogue avec Paul Ricoeur. Kim, lui, n’est pas à proprement parler un émergentiste. Il considère, à juste titre, que beaucoup de propriétés que les émergentistes anglais considéraient comme des propriétés irréductibles ont de fait été réduites : on sait en gros comment les propriétés atomiques des éléments naturels expliquent leurs propriétés chimiques. Les propriétés émergentes, pour lui, ne sont pas des propriétés intrinsèques mais des propriétés fonctionnelles qui peuvent être « réduites ». Par exemple, un organisme vivant (le foie, etc.) présente des propriétés particulières différentes de celles de ses composants mais 1) ces propriétés définissent les fonctions de l’organisme et son pouvoir causal et 2) ces propriétés de niveau supérieur s’expliquent par les propriétés de niveau inférieur. Kim affirme qu’on peut appliquer ce procédé aux phénomènes mentaux (ce sont des propriétés fonctionnelles de certains états neuraux – physiques donc) et par conséquent on peut montrer que les états mentaux et les états physiques sont la même chose. Et au fond Kim, par le détour du fonctionnalisme et d’une réhabilitation du réductionnisme, trouve une nouvelle manière de « réduire » le mental au physique, c’est-à-dire de l’éliminer.

Kim ne prétend cependant pas détenir la solution définitive. Pour lui, sa « réduction fonctionnelle » devrait très facilement permettre d’expliquer l’intentionnalité. Mais il reconnaît qu’il y a un problème sérieux avec les qualia, c’est-à-dire les perceptions internes. Quel effet cela vous fait-il de voir une rose rouge ? Est-ce que le rouge de la rose est pour vous la même chose que pour moi ? Ce problème des qualia a toujours été une épine plantée  dans le pied des éliminatives. Et Kim n’est guère plus avancés. On voit mal cependant qu’on puisse « réduire » l’intentionnalité sans réduire les qualia, car sauf à reprendre la conception semi behavioriste de l’intentionnalité qu’on trouve chez Dennett, il se pourrait bien que les deux questions soient plus étroitement liées que ne semble le croire Kim. Quoi qu’il en soit, Kim retombe sur une position éliminativiste, bien qu’elle ne soit jamais énoncée comme telle. Mais il doit en même temps avouer qu’il n’est pas capable de la tenir jusqu’au bout. En effet, deux options s’ouvrent : soit poursuivre jusqu’au bout la réduction du mental au physique et alors le problème de la causalité mentale est réglé …  tout simplement par dissolution du problème. Kim montre d’ailleurs que toutes les solutions envisagées en philosophie de l’esprit convergent vers l’irréalité du mental, ce qui est bien conforme au physicalisme.

Conclusion: Physicalisme et matérialisme

L’avantage du travail de Kim, c’est qu’il ne laisse pas pierre sur pierre des diverses doctrines courantes en philosophie de l’esprit qui prétendent toutes apporter des solutions non éliminativistes au « mind-body problem » sans revenir au bon vieux dualisme cartésien. Kim a l’air de leur dire qu’ils se cachent derrière leur petit doigt et son fondamentalement incohérents. Mais, en même temps, tout le monde sait que le matérialisme éliminativiste sous ses diverses formes est finalement une doctrine difficile à soutenir sérieusement jusqu’au bout parce que, comme le remarque Kim, « les propriétés phénoménales des expériences » semblent résister à la fonctionnalisation, » c’est-à-dire au processus qui permet d’éliminer le caractère intrinsèque des propriétés mentales. 

La neurobiologie nous apprend des choses nouvelles concernant le cerveau mais à peu près rien concernant l’esprit. Et la philosophie de l’esprit nous en apprend encore moins puisqu’il ne fait que dire : « la solution de tous nos problèmes est dans la neurobiologie », mais sans trop se lancer dans cette matière compliquée. C’est qu’au fond on sent bien que la neurobiologie peut avoir des applications médicales mais ne nous apprend pas grand-chose sur la pensée. Par exemple, que vous sachiez que la dépression est toujours liée à la re-capture de la sérotonine ne vous apprend pas rien sur les causes de l’état dépressif du sujet ! Son malheur (choc affectif, etc.) n’a rien à voir avec la sérotonine !

Il n’est cependant pas nécessaire de revenir au dualisme cartésien des deux substances qui présente, lui aussi, de nombreuses obscurités. Le matérialisme est une prise de position métaphysique, pas une science, pas quelque chose qui pourrait être scientifiquement démontré. Il existe un matérialisme dogmatique, scientiste qui prétend que les sciences, la biologie d’abord, et ensuite ses prolongements en philosophie de l’esprit auraient prouvé la vérité du matérialisme.

Le physicalisme n’est pas autre chose que ce genre de matérialisme dogmatique déguisé en doctrine épistémologique. Le physicalisme est abusivement assimilé au matérialisme. Le physicalisme soutient qu’il n’existe rien en dehors des entités physiques. C’est une thèse radicale. Le matérialisme se contente d’affirmer le primat de la matière sur l’esprit. Si on lit les auteurs matérialistes, ils vont dire que « l’existence détermine la conscience » ou que « la pensée dépend du cerveau », mais rare sont ceux qui iront jusqu’à affirmer que la pensée n’existe pas ou qu’elle n’est que phénomène physique. Cabanis et quelques autres vont jusqu’à dire que le cerveau secrète la pensée comme le foie secrète la bile, mais ce type de position est relativement rare et même souvent brocardé par d’autres matérialistes – ainsi Engels.

Pour un matérialiste, il n’y a pas d’autre monde que notre monde et pas de vie de l’âme après la mort, mais un matérialiste peut admettre sans difficulté l’existence d’états mentaux distincts des états physiques sous réserve qu’il ne s’agisse pas d’états mentaux d’âmes dépourvues de corps. Plus, pour un matérialiste, ce que nous appelons pensée n’est pas nécessairement un prédicat du corps ou de cette partie du corps qu’on appelle cerveau. En tant que matérialiste, je n’ai aucun mal à admettre que j’ai accès à la pensée de Platon, bien que le cerveau de Platon n’existe plus depuis un certain temps ! Plus généralement quand je communique avec un autre individu, je n’ai aucun accès à son cerveau (je n’ai pas de « cérébroscope » pour lire l’état de son cerveau), mais j’ai accès à ses pensées ou du moins à la partie de ses pensées qu’il communique ! D’où vient donc que les matérialistes ont un si fort penchant pour le matérialisme éliminativiste ? Il me semble que c’est tout simplement parce qu’ils restent entièrement dépendants de la problématique cartésienne du corps et de l’âme et qu’ils cherchent à donner une solution matérialiste aux questions posées par Descartes. Comme les cartésiens, les matérialistes éliminativistes croient que l’esprit est « à l’intérieur », dans les replis du cerveau si ce n’est pas dans l’âme. Mais c’est justement à sortir de cette problématique qu’il faudrait travailler.

Pour terminer, je reprendrai volontiers à mon compte cette prise de position de Paul Ricoeur dans ses échanges avec Changeux :

… je professe en tant que philosophe [j’ajouterais « matérialiste » pour ce qui me concerne] un agnosticisme appuyé concernant la possibilité de constituer un discours de surplomb d’où je verrais l’unité profonde de ce qui m’apparaît tantôt comme système neuronal, tantôt comme vécu mental. En dernière analyse, il s’agit de deux discours du corps.[14]

Et tout comme Ricoeur, je ne vois pas en quoi cet agnosticisme quant à la possibilité d’un discours « tiers » serait une forme de « préjugé idéaliste ». J’ai plutôt l’impression que ce sont ceux qui croient en ce discours tiers qui font preuve d’un préjugé idéaliste : ils se prennent pour Dieu !

 

© Denis COLLIN. Décembre 2005



[1] J.P. Changeux, op. cit. p.49.

[2] Ce sont les chiffres de Changeux en 1983. Aujourd’hui on parle plus couramment de 100 milliards de neurones pour 1015 connexions. Chaque neurone est relié à ses voisins par 10.000 connexions environ. « Mathématiquement, la possibilité d’agencement de 10.000 neurones parmi cent milliards en utilisant 1015 connexions est au-delà de tout ce que les machines et les hommes peuvent concevoir. » (Wolf Singer : « Synchronisation neuronale et représentations mentales », Pour la Science, n° 302, décembre 2002).

[3] J.P. Changeux, op. cit. p.124

[4] J.P. Changeux, op. cit. p. 146

[5] op. cit. p. 160

[6] op. cit. p. 161

[7] J.P. Changeux, op. cit. p. 166. Dans son entretien avec Ricœur (Qu’est-ce qui nous fait penser ?) Changeux rappelle son inspiration atomiste, déjà affirmée au début de L’Homme neuronal : « Démocrite se trouve proche de bien de nos préoccupations » (p.15) et, montrant les progrès faits par les matérialistes du xixe siècle, « Il aura fallu presque trois millénaires pour retrouver la pensée des atomistes grecs dans sa simplicité originelle et pour que celle-ci s’exprime enfin en toute liberté. » (p.24) Et, de fait, sa conception des images mentales semble venir tout droit de la théorie des simulacres dont Lucrèce dont un exposé détaillé.

[8] op. cit. p. 211

[9] E.Pacherie, « Les consciences », Pour la Science, n°302, décembre 2002.

[10] Paul et Patricia CHURCHLAND : Les machines peuvent-elles penser ? » (Revue « Pour la Science » mars 1990)

[11] voir H.Putnam, Représentation et réalité.

[12] Ce fonctionnalisme est indissociable de la TCE, ainsi que l’explique Fodor (op. cit.).

[13] Kant : Critique de la Raison Pure, III, 136

[14] Changeux, Ricoeur : Ce qui nous fait penser. La nature et la règle. Odile Jacob Poche, p.37

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Ecrit par dcollin le Lundi 18 Décembre 2006, 22:09 dans "Théorie de la connaissance" Lu 16568 fois. Version imprimable

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Commentaires

remarque d'un non philosophe

LEMOINE Michel - le 20-12-06 à 14:47 - #

Juste une remarque d'un néophyte qui a quitté l'école depuis  plus de trente ans :

Il me semble que Kant a éliminé cette question définitivement depuis des siècles (même s'il la réintroduit  ensuite pour des raisons idéologiques).
Pour Kant je ne peux pas penser "clairement" un esprit sans corps. Je ne peux pas penser "l'esprit" parce qu'il s'agit, comme il l'écrit "de quelque chose en idée dont aucun concept ne nous permet de dire ce qu'il est en soi".
Je cite Kant : "Car de demander seulement si l'âme n'est pas en soi de nature spirituelle, ce serait une question qui n'aurait pas de sens. En effet, par un concept de ce genre je n'écarte pas simplement la nature corporelle, mais en général toute nature, c'est-à-dire les prédicats de quelque expérience possible, par conséquent toutes les conditions qui pourraient servir à concevoir un objet à un tel concept, en un mot tout ce qui permet de dire que ce concept a un sens."
De même le terme "connaissance" est impropre pour parler du "cogito". Il s'agit plutôt d'une proposition irréfutable mais dont on ne pas dire qu'elle est "vraie" puisque, pour la poser, Descartes fait abstraction (par le doute) de toute expérience réelle et donc de ce qui fonde la véracité.
Enfin, l'idée de "relations causales"n'a de sens qu'en relation à une vision mécaniste de la science. Là où se déroule simultanément une multitude de processus complexes, dans un système ouvert, et qui inter agissent les uns sur les autres, l'idée de "relations causales" devrait être abandonnée.
Il ne reste donc que la question de savoir comment le cerveau pense mais cette question, à l'évidence, ne peut être résolue que si on admet qu'aucun cerveau ne pense sans le concours d'autres cerveaux (comme la fourmi n'est fourmi que par la fourmilière).


correction

LEMOINE Michel - le 22-12-06 à 16:14 - #

Je me rends compte, en me relisant, que l'idée que la pensée implique le concours "d'autres cerveaux" n'est peut-être évidente que pour moi.

Cependant, l'idée est simple : je définis la pensée comme la part de mon activité mentale qui est communicable. Ainsi, mon émotion peut être perceptible mais elle ne s'accompagne d'une "pensée" que si j'ai les moyens de la communiquer (par la parole, le geste etc.).

La pensée est donc une forme d'activité mentale que j'ai acquise au contact d'autrui. L'enfant complétement délaissé n'acquiert pas la parole, il ne pense pas (n'a pas d'esprit) comme le montre le livre "l'enfant sauvage" (très lu quand je fréquentais le lycée). De même un adulte totalement séparé de ses semblables régresse rapidement. Sa pensée s'étiole, s'il ne s'efforce pas de garder intactes ses facultés de communication.

On peut donc bien étudier les activité mentales d'un cerveau du point de vue de la neurologie, des sciences cognitives, de l'imagerie cérébrale mais pour comprendre la pensée, il faut prendre en compte la communication et le lien social.

La communication et le lien social sont bien réels et n'ont rien d'immatériel mais ne se trouvent pas dans le cerveau. Les prendre en compte n'est pas revenir à un dualisme.

 


Le problème causal

François Loth - le 28-12-06 à 08:08 - #



En écrivant,  « …Comme les cartésiens, les matérialistes éliminativistes croient que l’esprit est « à l’intérieur », dans les replis du cerveau si ce n’est pas dans l’âme. Mais c’est justement à sortir de cette problématique qu’il faudrait travailler… », vous semblez esquisser une solution externaliste pour l’esprit. Cependant, en plus du réquisit de la clôture causale, la relation causale entre des événements mentaux et des événements physiques doit satisfaire à un second réquisit qui est celui des pouvoirs causaux que seules les propriétés intrinsèques confèrent à leurs instances. Autrement dit, les propriétés causales d’un événement mental ne peuvent être que des propriétés locales du sujet agissant dans le domaine physique.

Si l’esprit n’est plus situé dans les replis du cerveau, il sera alors difficile d’admettre qu’il puisse exercer une pression causale quelconque dans le domaine physique. Et si quelque chose ne se manifeste pas par son travail causal, comment fait cette chose pour exister ?

A moins que la question consistant à se demander si un événement mental est susceptible de causer un événement physique n’a au fond pas de sens, (on peut en effet, se satisfaire d’explications pratiques pour l’esprit) il apparaît bien difficile de pouvoir se séparer d’une proposition du genre : la propriété mentale est une propriété physique (cérébrale).


poisson

LEMOINE Michel - le 28-12-06 à 13:42 - #

Je vais continuer à jouer le rôle du naïf, car ce qui m'intéresse c'est moins la solution à votre "problème " que  de comprendre comment vous l'abordez.

Si je dis que le poisson nage, qu'il a besoin d'eau pour nager :

Il n'y a pas de sens à me demander si la nage est dans le poisson où ailleurs ni non plus ce qui nage dans le poisson. Si on sort le poisson de l'eau, il ne nage plus, il meurt et si on le dissèque on trouve de la chair et des arêtes, il n'y a pas de sens à vouloir trouver la nage ou même les traces de la nage. Cela ne fait pas de la nage, une entité supra sensible. La nage est l'activité du poisson et il n'y a pas de sens à vouloir trouver une "relation causale" entre l'un et l'autre.

De même, si je dis que le cerveau pense et qu'il a besoin pour cela de communiquer :

Il n'y a pas de sens à me demander si la pensée est dans le cerveau ou ailleurs. Si on ôte la communication, on détruit la pensée et si on analyse le cerveau, on trouve les neurones et différentes structures mais pas la pensée, ni même sa trace. Cela ne fait pas de la pensée, une entité supra sensible. La pensée est l'une des activités de l'homme dans un environnement humain. Où pourrait-il y avoir une "relation causale" dans cette affaire?

Est-ce que vous ne devriez pas vous interroger sur la pertinence des concepts que vous utilisez à commencer par ceux de corps et d'esprit et celui de relation causale?

 


Pourquoi éviter la relation causale au sujet de l'esprit

François Loth - le 29-12-06 à 07:42 - #



Si on se pose la question de la réalité de l’esprit, la question causale est inévitable. D’ailleurs pourquoi l’éviter ?

Vous parler de la pensée comme d’un mode de description de l’activité du cerveau. On peut aussi avoir de l’esprit une approche ontologique. C’est souvent le cas dans notre psychologie du quotidien qui cherche à expliquer nos comportements.  On isole alors les pensées comme, par exemple, la pensée qu’il pleut. Même plus, en les isolant, on les interprète comme exerçant une pression causale dans le monde physique. On dira que c’est parce que l’individu x possède la croyance qu’il pleut qu’il a ouvert son parapluie. C’est un exemple de relation causale du mental au physique. A partir du moment où l’on affirme que des entités mentales, ici la pensée qu’a x qu’il pleut cause un comportement, que cette cause possède un rôle explicatif indéniable, il est légitime de se demander pourquoi une telle relation est rendue possible.

C’est la question que la pose la princesse Elisabeth dans sa correspondance avec Descartes le 16 mai 1643. La question est-elle illégitime ?


mon chien

LEMOINE Michel - le 29-12-06 à 12:48 - #

Je vous remercie d'avoir bien voulu me répondre.

Je suis tout à fait d'accord avec vous qu'aucune question n'est illégitime et votre question est d'autant plus légitime que c'est vous le spécialiste et que je ne suis q'un simple quidam qui intervient sur la base de son simple bon sens.

Seulement, je suis persuadé qu'il y a des modes de pensée qui égarent. En économie, vous trouverez quantité d'auteurs qui traitent de la monnaie en elle-même, en dehors des circuits de compensation interbancaires et du Trésor. Ils isolent la monnaie qui sert à un règlement de celle qui se crée et qui s'échange. Ils en font un objet figé, inerte et sans histoire et ils la tournent et la retournent sans trouver nulle part le secret de sa valeur. Je dirais qu'ils ont sorti le poisson de l'eau!

Vous prenez l'exemple de "la pensée qu'il pleut". J'ai un autre exemple sous les yeux : je vois mon chien qui se place près de la porte et me regarde avec insistance. Il a la pensée d'aller fureter dans le jardin et demande ma collaboration. Son comportement est également complexe puisqu'il inclut un désir, une attitude adaptée qui implique la communication de sa demande et anticipe ma collaboration. Je ne lui suppose cependant ni esprit, ni âme et je ne le tiens pas non plus pour une machine comme l'aurait fait Descartes. J'accepte tout à fait l'idée que son désir est la cause de son comportement pourvu qu'on ne donne pas à cette expression plus de sens qu'elle ne peut en avoir. Elle désigne seulement une succession cohérente d'événements qui accomplissent quelque chose.

Certes, je ne réponds pas à la question de savoir comment une telle suite d'événements cohérents est possible mais j'imagine que si un jour une réponse est donnée à une telle question, elle viendra après qu'ait été expliqué comment le vivant est apparu, comment il s'est diversifié et complexifié au point de permettre des comportements complexes et faire ainsi que cette question puisse être posée.

 


l'argent, la science, la philosophie de l'esprit

François Loth - le 29-12-06 à 19:19 - #



C’est effectivement la banque centrale européenne qui permet à un simple morceau de papier de posséder cette valeur particulière permettant d’effectuer un achat. La propriété de posséder une certaine valeur monétaire est en effet purement relationnelle et les propriétés physiques du papier ne sont pas vraiment du même type. Ici la différence entre les types de propriétés est cruciale et paraît irréductible.

On peut en effet penser qu’un état mental, comme la valeur monétaire d’un billet de 10 euros, possède certaines propriétés irréductibles aux propriétés physiques (neurobiologiques). Néanmoins, les propriétés monétaires et les propriétés physiques du papier monnaie sont des propriétés d’un exemplaire unique, ce billet de 10 euros. En philosophie de l’esprit on parle d’identité des occurrences. Bref, la philosophie, pour tenter de comprendre l’esprit, s’occupe des concepts. Il s’agit de penser la relation de l’esprit avec le monde physique qui est le notre. Comment ce que vous qualifiez de "désir" de votre chien, qui est un état mental, cause t-il ce comportement fait d'un esemble de mouvements physiques ? Est-ce que l'esprit dont vous dotez votre chien est seulement une interprétation ? N'est-ce que cela ? Répondre à cette question est un choix philosophique.

Comprendre l’esprit n’est donc pas seulement du ressort de la science. Le travail de la philosophie de l’esprit ne doit pas pour autant opérer indépendamment du travail du neurobiologiste par exemple. Cependant, décider si l’esprit est une chose, un processus ou une fonction est une décision entièrement philosophique.


Re: l'argent, la science, la philosophie de l'esprit

LEMOINE Michel - le 30-12-06 à 11:22 - #

Il y a, il me semble, dans cette affaire plus qu'un choix philosophique, c'est notre façon d'aborder les choses qui est différente. Nous ne voyons tout simplement pas de la même façon.

Ainsi, je considère que pour comprendre la valeur de la monnaie (qu'elle soit fiduciaire ou scripturale et quelque soit le mode de paiement utilisé), il faut la voir vivre. Si on prend la monnaie uniquement comme moyen de règlement (dans son concept, indépendamment des supports matériels) on laisse échapper l'essentiel.

Chaque banque a un pouvoir de création monétaire (je crois d'ailleurs qu'en Ecosse, chaque banque émet une monnaie différente). Elle accorde des crédits et reçoit des dépôts d'où résulte sa position d'intervenant sur le marché monétaire. C'est ce mécanisme d'ajustement et son coût, ainsi que les règles et les ratios imposés par l'autorité centrale, qui limitent le pouvoir de création monétaire de chaque banque (je passe sur le rôle du circuit du Trésor et la dette publique). A cela s'ajoutent  l'état de l'économie et donc la capacité des emprunteurs à rembourser et le marché des changes (donc les échanges internationaux) et c'est l'ensemble de ce processus, qu'on pourrait qualifier de vivant, qui assure la valeur (à chaque instant recréée) de la monnaie.

On est naïvement réductionniste quand on ramène la monnaie à sa forme apparente de papier, de compte en banque ou de pièces, on l'est subtilement quand on la fige dans l'une de ses fonctions.

J'ai le sentiment qu'il en est de même dans cette question de l'esprit. On est naïvement réductionniste quand on soutient que les états mentaux n'existent pas, mais il me semble qu'on l'est subtilement quand on veut les voir comme "quelque chose qui se manifeste par son travail causal". Les réflexions sur ce "quelque chose" (ou cet état comme vous l'appelez ailleurs) seront indéfinies.

(On redevient complétement réductionniste quand, comme Descartes, pour limiter le domaine de l'esprit, on le refuse aux animaux et qu'on en fait des machines) (encore faut-il bien, quand on a admit le concept, lui poser une limite).

 


pour en revenir à mon chien

LEMOINE Michel - le 30-12-06 à 14:43 - #

Pour en revenir à mon chien, c'est un croisé labrit. Cela signifie qu'il est issu d'une lignée de chiens domestiques longuement et patiemment sélectionnée par des hommes pour assurer la garde des troupeaux (on trouve dans cette lignée le berger des Pyrénées). Il a toujours vécu dans ma famille. Il est capable de se faire de se faire comprendre par ses attitudes et il parvient à comprendre certaines des nôtres. Il a toujours vécu dans un environnement humain et a appris, grâce à la sélection dont il est issu, à communiquer et à collaborer avec l'homme.

La forme que prend son désir de sortir et la façon qu'il a de le mettre en oeuvre sont l'expression de ce qu'il est. Si c'était un loup que j'avais eu en ma compagnie, son désir de sortir aurait été tout autre. Il aurait voulu rejoindre sa meute et aurait agi très différemment. Clairement, j'aurais été en danger en sa compagnie.

La forme que prend le désir de sortir, le comportement qui l'accompagne sont donc l'expression l'expression de l'être du chien tout entier avec son histoire et celle de son espèce.

Le lien que l'on peut établir entre le désir et le comportement, ainsi que leur forme, ne peuvent donc être compris qu'en prenant l'être tout entier et son environnement. Pris en soi, ce lien (que vous appelez "relation causale") devient un profond mystère et la notion d'esprit par lequel il est conceptualisé en fait un problème insondable.

Pour l'homme, les choses sont encore plus complexes. Si on peut imaginer que l'éthologie peut épuiser son objet, pour l'homme l'épuisement du travail de compréhension devient impossible.

 


patrick hubert - le 13-02-07 à 16:21 - #

l'esprit résulte de la fonction du corps (organisation adéquate).


Dualisme cartésien

Stéphan BERNARD - le 24-03-07 à 19:57 - #

 
           A PROPOS DU DUALISME CARTESIEN



1.1  La métaphysique est une réflexion sur le mystère de la condition humaine.

1.2  Ce mystère a été clairement formulé par Blaise Pascal : « Qui croirait, à nous voir composer toutes choses d’esprit et de corps, que ce mélange-là serait très compréhensible ? C’est néanmoins la chose qu’on comprend le moins. L’homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature ; car il ne peut concevoir ce que c’est que le corps , et encore moins ce que c’est que l’esprit, et moins qu’aucune autre chose comme un corps peut être uni avec un esprit. »

1.3 Comme ce mystère n’est pas contestable, ceux qui professent que la métaphysique n’a pas d’objet et que ses problèmes sont de faux problèmes ne savent pas de quoi ils parlent.
 
2 Le mystère de la condition humaine s’enracine dans le problème de l’interaction de la conscience et du corps, et plus spécialement du cerveau.

3.1  Cette interaction est le thème central du dualisme cartésien, lequel oppose la res extensa (la matière) à la res cogitans (la conscience) , la première étant solidaire de l’espace tandis que la seconde est essentiellement de nature non spatiale.

3.2 L’erreur a été trop souvent de réduire le dualisme cartésien  au clivage matière-conscience, alors que ce clivage n‘est qu’un de ses deux aspects..

Le dualisme cartésien se constitue en réalité sur la contradiction qui oppose deux constations qui sont intuitivement irréfutables.

3.3 A savoir, d’une part que l’interaction matière conscience est un fait empiriquement établi (il suffit de prendre une aspirine pour s’en convaincre) et, d’autre part, que tout se passe comme si cette interaction était impossible, par le fait même que ce qui se manifeste dans l’espace ne peut pas être perçu comme interagissant avec ce qui ne  se manifeste pas dans l’espace.

3.4 Comme ces deux constatations ne peuvent pas être simultanément vraies, puisque la première, qui est incontestable, réfute la seconde, qui n’est donc incontestable qu’en apparence, il ne reste qu’à reformuler la seconde pour la rendre compatible avec la première.

3.5 En réalté, Descartes ne nous dit pas que l’interaction matière-conscience est impossible, mais seulement que tout se passe comme si elle était impossible en ce sens que l’esprit humain est incapable de se la représenter.

4. Le caractère contradictoire des deux constations en question disparaît dès que l’on s’avise que la matière (res extensa) n’est pas une substance au sens cartésien du terme, mais une image mentale d’un substrat intrinsèque qui échappe à l’intuition humaine.

4.1 En d’autres termes, le cerveau vu est une image visuelle fabriquée par le cerveau intrinsèque, lequel échappe à toute représentation en raison même de son caractère intrinsèque.

4.2 Ce cerveau image ne peut pas plus interagir avec le mental que la photographie agraphée sur un passeport ne peut interagir avec la conscience de celui qu’elle représente.

4.3. Si l’on admet cette manière de voir, et il faut l’admettre, le clivage matière conscience ne disparaît pas, mais il perd toute signification ontologique. Il n’oppose plus deux substances, ontologiquement  étrangères l’une à l’autre. Il oppose simplement deux modalités de la chose pensante : une image visuelle relevant du sens externe, et des états de conscience relevant du sens interne.

4.4. Il y a bien clivage, mais ce clivage n’est pas plus inquiétant que celui qui sépare l’image perçue d’une friandise de la saveur qui s’associe à cette image lorsqu’elle est consommée (c’est-à-dire une vision d’une saveur) . 

5. Ce n’est donc pas la matière qui engendre la conscience, mais au contraire la conscience qui engendre ce que nous appelons « matière », puisque ce que nous percevons comme matière n’est qu’une image mentale hallucinée et faussement perçue comme existant out there, dans l’espace même lorsque elle n’est regardée ou pensée par personne.

6. Cette résorption du dualisme cartésien dans un monisme ne saurait être le dernier mot, car ce monisme renvoie à un nouveau dualisme : celui qui oppose le cerveau appréhendé comme phénomène au cerveau intrinsèque, qui relève de la  chose en-soi.

7. Cette prise en considération, du cerveau intrinsèque (celui qui pense et perçoit sans pouvoir s’appréhender lui même (puisqu’il n’est pas innervé et qu’il ne peut pas l’être ) appelle un développement dramatique et décisif.

7.1 A savoir qu’    au niveau intrinsèque où la conscience et la matière interagissent, il ne peut exister entre les deux termes de différence ontologique, ce qui revient à dire que les deux termes ne peuvent plus être que deux aspects, d’une même entité dont la matière et l’esprit ne sont plus que des modalités.

7.2 Le dualisme cartésien ne s’est finalement résorbé dans un premier monisme (celui qui fait rentrer la matière dans le psychisme) que pour faire place au dualisme du phénomène et de « la chose-soi », lequel se résorbe à son tour dans un monisme définitif, celui du pour soi enté sur l’en-soi.

8. Telle est bien la position  adoptée par Jean-Paul Sartre dans les conclusions de l’Être et le Néant : « Mais après description de l’En-soi et du Pour-soi, il nous a paru difficile d’établir un lien entre eux et nous avons craint de tomber dans un dualisme insurmontable. » Vient alors et ce texte est capital, la formulation moniste de l’unicité de l’être, que Sartre avait tout d’abord tenue pour inaccessible, et à laquelle il ne parvient, en fin d’analyse, qu’après avoir changé son fusil d’épaule : « L’Etre total, celui dont le concept ne serait pas scindé par un hiatus…celui dont l’existence serait synthèse unitaire de l’En-soi et de la conscience, cet être idéal serait l’En-soi fondé par le Pour-soi et identique au Pour-soi qui le fonde, c’est-à-dire l’ens causa sui (que les théologiens appellent Dieu). »

8.1.Telle est aussi celle adoptée par David Bohm dans son interprétation de la physique quantique : « L’idée directrice de cette nouvelle conception oppose deux ordres de réalité: l’ordre déployé du monde physique, seul accessible au physicien, et l’ordre impliqué de ce même monde, au niveau duquel l’espace et le temps ordinaire n’auraient plus cours. ». « Selon Bohm, la réalité profonde n’est ni l’esprit ni la matière, mais une réalité d’une dimension supérieure  qui est leur base commune et dans laquelle prévaut l’ordre impliqué. »

9. Ces deux manières de voir les choses et particulièrement la seconde ne sont pas adoptées pour des raisons scientifiques ou simplement psychologiques, mais pour des raisons strictement métaphysiques qui découlent de la contradiction sur laquelle le dualisme cartésien est construit.

9.1 En effet, si la conscience et la matière sont les deux indissociables dimensions d’un donné intrinsèque, leur séparation ne peut être l’œuvre que d’un entendement humain qui, incapable de se représenter le réel intrinsèque, en est réduit à lui substituer le réel phénoménal. 

10. C’est bien ce qu’impliquent l’En-soi/Pour-soi de J. P. Sartre, et la
primauté de l’ordre impliqué  sur l’ordre déployé de David Bohm.

11. L’idée que l’ordre impliqué est d’une dimension supérieure à celle de l’ordre déployé est fondamentale. Pour autant qu’il soit entendu qu’il s’agit de dimensions psychiques et non de dimensions spatiales. 

11.2. Un Dieu  qui pourrait s’éprouver conjointement comme penseur de ses pensées et comme créateur de ce qu’il  pense serait surdimensionné par rapport à l’homme. C’est bien ce qu’implique l’ens causa sui de Sartre, et le Dieu « pensée de pensée » d’Aristote.

12. On tient là un bel exemple de réapparition d’un paradygme physico-mathématique en métaphysique. « En physique, écrit Michio Kaku,  la dernière décennie a été dominée par une idée fondamentale, à savoir que les lois de la nature deviennent plus simples quand elles sont exprimées à l’aide de dimensions supplémentaires. » La situation est semblable en métaphysique dans le cas du dualisme cartésien.

12.2. En effet, les complications de ce dualisme s’évanouissent dès que l’on a compris que la dissonance qui le caractérise (l’interaction cerveau conscience à la fois vérifiée et intuitivement impossible) ne peut être résolue au niveau de l’entendement humain.

12.3.Pour réunifier ce que l’entendement humain a dissocié, il faut en appeler à un au-delà surdimensionné de l’entendement humain , que l’on peut indifféremment appeler l’ordre impliqué, l’être cause de soi, voire le Deus abscondus cher aux théologiens théologiens.

En résumé :

Dès que l’on a compris que l’interaction matière-conscience est empiriquement vérifiée, la réduction du dualisme cartésien à un monisme surdimensionné devient l’aboutissement nécessaire de l’analyse.

On peut justifier métaphoriquement et schématiquement la même idée comme suit :
-    la matière ne peut interagir qu’avec la matière, de même que la conscience ne peut interagir qu’avec la conscience.
-    toute interaction de la matière avec une pensée ou d’une pensée avec la matière est donc impensable.
-    or cette interaction intuitivement impossible est empiriquement vérifiable à tout moment.
-    elle n’est dès lors concevable que si, au niveau ou elle se produit, les deux termes se fondent l’un dans l’autre au sein d’une entité ontologiquement homogène et surdimensionnée.
 
En d’autres termes, elle n’est concevable que si elle se produit dans un ailleurs du monde phénoménal.




 


L'Esprit chez Aristote et les médievaux.

Guillaume Pujos - le 08-01-09 à 21:07 - #

Bonjour,
je me permets d'intervenir au sujet de votre article, pour manifester ma surprise, et surtout signaler qu'il existe encore, à mes yeux, de très justes raisons d'être spiritualiste. Bien entendu, cette pensée n'est pas dominante dans la presse universitaire aujourd'hui, comme vous le rappelez dans votre introduction. Cependant, il me semble que si le paradigme aristotélicien s'est vu malmené par les modernes, et les débuts de la science expérimentale (vous faites d'ailleurs allusion ici à la cause finale), il n'en reste pas moins brillant, et à la lumière de Kuhn, on peut affirmer que personne n'a tué, ni la physique, ni la métaphysique, ni la théorie de la connaissance d'Aristote, qui ne sont attaquable en tant que tel, que sous le même rapport, ce que seuls les médiévaux, pour ainsi dire, ont réellement fait.
C'est pourquoi, je me permets de vous demander pourquoi a-t-on oublié la magnifique démonstation du traité de l'âme, qui représente, à mon avis, Le sommet du spiritualisme en antropologie philosophique.
Respectueusement,

Guillaume.