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La société au-delà de l’échange

« Entre amis tout est commun » répète Aristote. Si c’est le cas, une société formée d’amis ne repose pas sur l’échange mais sur le partage. La comptabilité minutieuse de la justice distributive et de la justice commutative n’a pas cours ici. Mais si la cité repose sur une certaine forme de « philia », ne peut-on pas généraliser le propos du Stagirite[1] ? Les Modernes ont voulu voir dans les processus de l’échange marchand la structure de base d’une société stable, pacifique, garantissant à chacun la liberté personnelle. Deux questions se posent : ce modèle n’est-il pas une utopie, sans rapport avec la réalité de sociétés ? la volonté de faire triompher partout ce modèle ne conduit-elle pas à l’implosion pure et simple de toute vie sociale et au retour à un état de nature très hobbesien. L’homme n’est peut-être pas fait pour vivre dans les « eaux glacées du calcul égoïste », contrairement à ce qu’une certaine misanthropie tente de faire accroire.

L’équité

Dans le livre v de L’éthique à Nicomaque, Aristote distingue justice et équité. La justice est définie par des principes généraux – égalité arithmétique dans l’échange et égalité proportionnelle au mérite dans la justice distributive – des principes qui garantissent que chacun recevra son dû. Si chacun respecte les lois, la justice est garantie. Or la conception commune de la justice et des lois, c’est ce qui définit la cité. Pourtant, Aristote semble estimer que cela ne suffit pas. Celui qui se contente de respecter strictement la loi n’est pas encore véritablement vertueux. Et par conséquent, il n’est pas encore pleinement citoyen. Il doit être capable d’aller au-delà de la stricte justice. L’équité et la justice sont à la fois semblables et différentes, mais l’équité vaut mieux, puisqu’elle est un correctif à la justice. Mais si elle va plus loin que la justice, c’est que l’un a plus que son dû pendant que l’autre a moins. Donc l’équité semble contredire le principe d’égalité. L’équité pourrait ainsi paraître injuste.

Aristote réfute cette objection. Si je renonce à une partie de ce à quoi j’ai droit en faveur de quelqu’un d’autre, je ne commets qu’une injustice envers moi-même, puisque ce n’est pas le bénéficiaire de l’injustice qui est injuste mais seulement celui qui décide de la distribution. Mais personne ne peut être injuste envers soi-même. Par conséquent, l’équité, en allant plus loin que la simple justice ne saurait la contredire. C’est au contraire la justice sans équité qui pourrait être injuste. Supposons que le principe de justice distributive soit « à chacun selon son travail » – qui est une des formes possibles de la justice selon le mérite. Celui qui travaille moins reçoit moins. Mais si celui-là travaille moins parce qu’il est de constitution plus faible ou parce qu’il est handicapé par la maladie, le travailleur en bonté santé peut alors corriger le principe de justice en se dessaisissant d’une partie de son revenu en faveur de celui qui est privé de revenu pour des raisons indépendantes de sa volonté. Autrement dit, les lois de la distribution selon la valeur produite ou les lois de l’échange doivent être rectifiées en tenant compte des situations particulières.

L’échange contre l’amitié

Allons plus loin. Entre amis, on ne compte pas. Si je tiens un registre des dons effectués et des dons reçus dans mes rapports amicaux, si règne la loi de l’échange, la justice formelle, la justice chicanière, y trouvera peut-être son compte, mais l’amitié dépérira immédiatement. Or la cité repose sur la « philia », c'est-à-dire sur l’attachement mutuel des citoyens et par conséquent elle ne peut reposer sur les règles de l’échange. Platon se plaint des effets délétères de l’échange qui défait l’amitié. Ainsi un pays situé au bord de la mer est en fait dans un « voisinage saumâtre », car la mer « le remplit de trafic et, par la revente des produits, d’affaires commerciales, engendre ainsi dans les âmes une disposition à se dédire sans cesse et à être de mauvaise foi, bref fait que tout le monde dans l’État manque de bonne foi et d’amitiés mutuelles, et qu’il en est pareillement à l’égard d’autres hommes ».[2]

Alors que le don lie, l’échange marchand délie. Entre amis, on échange des cadeaux et la chaîne est sans fin. Quand je reçois un cadeau de celui à qui j’ai fait un cadeau, nous ne sommes pas quittes. Je devrai à mon tour faire un cadeau pour compenser le cadeau reçu. Il en va de même des invitations. Inversement, dans l’échange, quand j’ai payé mon dû, je suis libéré de ma dette. C’est même l’intérêt majeur de l’argent : nous libérer des liens personnels, puisque l’argent intervient comme un tiers. L’échange constitue les individus comme autant « d’atomes sociaux », menant des existences séparées ainsi que l’affirme Robert Nozick[3]. Au contraire, le don établit soude des alliances, fait de chacun le membre d’une totalité.

C’est pourquoi il est erroné de faire du don et de l’échange deux manifestations « économiques », se succédant dans le temps ou coexistant, comme s’il y avait une économie du don qui a précédé l’économie de l’échange. Que le don ne soit pas économique et ne soit pas une forme d’échange primitive, le prouve le fait que souvent les dons soit sont sans valeur économique – les échanges de colliers de coquillages chez les Maoris – soit résident dans la destruction de valeurs dans le cas du rite du potlatch. Ce qui est vrai du don cérémoniel dans les sociétés traditionnelles le reste largement de toutes les formes de don qui rythment encore la vie sociale de nos sociétés : qu’on songe à la cérémonie de l’échange des cadeaux à Noël et au Nouvel An.

Le don et l’économique

La nécessité du don s’impose aussi au cœur de même de l’économique. Les citoyens riches, athéniens ou romains, se devaient d’édifier des monuments publics ou de donner des spectacles pour le peuple. La tradition américaine des fondations s’inscrit au fond dans la même perspective. La réussite économique, selon les lois de l’échange, doit être compensée par un don, c'est-à-dire ici par un acte public qui vient en quelque sorte compenser et contredire en son principe la règle économique.

S’il en est ainsi, c’est parce que, fondamentalement, aucune société ne repose et ne peut reposer sur l’échange des biens selon la mesure de leur valeur. Une partie essentielle de la reproduction des conditions de la vie échappe à tout échange, ce qui ne veut pas dire qu’elle s’affranchit du principe de réciprocité. À l’intérieur de la famille, les liens affectifs interdisent précisément l’échange. Les parents ne tiennent pas un livre comptable des heures de nuit passées à donner le biberon, ni des dépenses engagées pour assurer une vie heureuse à leurs enfants. Les époux ne tiennent pas un registre des tâches ménagères accomplies pour savoir si deux lavages de vaisselle valent un repassage ou le ravaudage des chaussettes ! Chacun donne sans compter, en sachant qu’il pourra compter sur l’autre, en cas de besoin. Le don est alors, très souvent, un don sans contre-don. Si je consacre mes efforts à assister un parent malade, je m’attends, certes, à qu’un proche en fasse autant pour moi si je suis à mon tour cloué au lit, mais, en premier lieu, je souhaite n’être pas malade et donc n’avoir pas à recevoir la contrepartie de mon don gracieux.

Ce type de rapport va bien au-delà du cercle de famille. Il s’étend aux amis, aux camarades de travail, etc. La solidarité des syndicalistes ne se monnaye pas. On offre des cadeaux au collègue qui part en retraite. Le mutualisme, lui-même, consiste à verser dans la caisse commune une somme d’argent dont on n’espère n’avoir pas besoin d’en recevoir la contrepartie. Et, dans ce geste, n’entre pas seulement un calcul de risque.

Les économistes qui veulent évaluer la richesse d’une société savent bien que les mesures habituelles (PIB, PNB) ne prennent en compte que ce qui entre dans la sphère de la marchandise ; ils veulent évaluer cette « économie » qui échappe au calcul. De nombreuses propositions sont faites en ce sens. Elles affirment que la monnaie est, finalement, la mesure de la vie sociale. Mais le mari peut-il évaluer au prix du marché le repas que la lui mitonné une épouse aimante ? C’est la signification de ce non économique au cœur même de l’économique qui échappe radicalement au calcul économique.

Les biens communs

Le don cérémoniel des sociétés traditionnelles reste essentiellement un rapport bilatéral entre partenaires. Il entretient des liens de solidarité entre individus ou entre clans, mais ne constitue pas en lui-même la société comme telle. Dans la Grèce ancienne, les cadeaux (ou le butin de guerre) sont placés au « centre » et deviennent la propriété commune. À des rapports interindividuels réciproques est ainsi substitué un rapport unilatéral de l’individu vis-à-vis de la communauté. La théorie aristotélicienne de la justice distributive est incompréhensible si on oublie qu’elle vise d’abord à définir les règles justes d’accès de chacun à ces biens communs qui apparaissent comme un don de la société à ses membres.

La vie sociale serait, en général, impossible si les membres de la société ne partageaient pas de très nombreux biens qui échappent aux lois de l’échange. Ces biens communs concernent soit la possession commune soit la jouissance commune. La possession commune du sol est souvent considérée comme le point de départ de tout ordre social : Locke, Kant ou Marx, par exemple, s’accordent sur ce point. À Rome, la terre était d’abord la possession commune des gentes avant d’être partagée en exploitations individuelles. Demeura l’ager publicus qui regroupait les terres et les biens de la République dont l’usufruit pouvait être concédé à des particuliers mais qui restaient formellement propriété de la cité. La communauté paysanne russe était profondément enracinée et le reste sans doute encore, ainsi que pourrait le faire penser la difficulté rencontrée par les gouvernements post-soviétiques dans la dissolution des kolkhozes. Aujourd’hui encore, nos divers systèmes juridiques en portent la trace. Généralement, on n’est propriétaire que du sol et non du sous-sol. Le droit de propriété est limité : l’agriculteur jouit des fruits de son travail et bénéficie de la protection de ses cultures, mais ne peut empêcher le passage des chasseurs après la moisson, ni même le glanage. Enfin, l’expropriation est possible quand l’intérêt public le commande.

On peut encore aborder ce problème sous un autre angle. Bien que partisan de l’économe de marché, John Rawls, définit, comme condition d’une structure de base juste, l’existence de « biens sociaux primaires » au nombre desquels comptent l’éducation, les possibilités ouvertes à chacun « selon une juste égalité des chances », la possibilité de partager la culture de sa  ; il ajoute que ces biens sociaux primaires sont l’objet d’une répartition égalitaire et nécessitent des mesures économiques et politiques adéquates. La doctrine française des services publics telle qu’a été élaborée à la fin xixe et du xxe siècle s’inscrit dans cette perspective, qui lie appartenance à la communauté politique à la jouissance commune de biens accessibles à tous gratuitement.

Enfin, le corps politique se fonde sur l’existence d’un espace public, d’un ensemble de lieux qui matérialisent l’appartenance commune à la cité. La place publique est tout à la fois le lieu où les hommes peuvent se rencontrer, se voir, s’appeler par leur nom, se reconnaître dans leur pluralité. Selon Hannah Arendt, cet espace est la condition de « l’appartenance au monde », par opposition au domaine privé dans lequel les hommes sont d’abord préoccupés de la survie. Cet espace peut avoir un caractère sacré. Romulus fonde la ville en traçant le pomoerium, zone sacrée où les activités de commerce et le port des armes était interdit. Cela indique clairement que le plus important, le plus élevé dans la hiérarchie des valeurs sociales partagées, c’est ce qui échappe à la loi de la valeur.

Ce qui n’a pas de prix

Nos intuitions morales communes privilégient toujours ce qui est désintéressé par rapport à ce qui est intéressé. Ce que je fais par pur devoir vaut mieux que ce que je fais en exigeant mes droits. En une formule saisissante, Jankélévitch définit ainsi la morale : l’autre a tous les droits, je n’ai que des devoirs. On sait aussi que l’amour vaut mieux que l’argent, qu’une union amoureuse et « anti-économique » vaut bien mieux qu’un mariage arrangé en vue de l’intérêt mutuel. Et le dévouement absolu, sans espoir de retour, est sublime.

Le corps humain et le savoir font partie de ces choses qui n’ont pas de prix. En France, la collecte de sang est fondée sur le don et personne ne peut vendre ses organes. La polémique de Platon contre les sophistes revient sans cesse sur ce thème : les sophistes vendent leur savoir (ou leur prétendu savoir). Le philosophe peut être rétribué : il faut bien qu’il vive pendant qu’il passe son temps à enseigner ses disciples, mais il ne peut vendre son savoir, d’autant que le premier savoir socratique est de savoir qu’on ne sait pas. La société (ou le prince éclairé) donne au savant les moyens de faire ses recherches, mais le résultat appartient à l’humanité tout entière. Galilée n’a pas breveté ses lois de la physique et l’agence spatiale ne verse pas de royalties à Newton à chaque fois qu’elle lance un satellite. Les discussions actuelles sur la brevetabilité du vivant soulèvent à nouveaux frais ces questions les plus anciennes. On les dilue habituellement dans le conflit entre technique et éthique. En réalité, c’est l’essence même de cette chose fragile qu’est une société qui est en cause.

Conclusion : pour une critique de l’homo oeconomicus

Les économistes néoclassiques fondent sur leurs modèles sur une présupposition anthropologique : l’homme est « homo œconomicus », c'est-à-dire qu’il est un individu rationnel – même si on admet que sa rationalité est souvent limitée – dont les comportements sont dictés par la recherche de la maximisation de son utilité propre. Ce modèle présente une certaine pertinence quand on s’en tient à la sphère du marché où les hommes échangent des biens en vue de la satisfaction de leurs besoins. Mais à l’évidence il est impossible d’en faire une théorie générale de la vie sociale, sous peine de transformer la société en un état de nature hobbesien.



[1] Aristote est originaire de Stagire en Macédoine.

[2] Platon : Les lois, 705-a – Traduction Robin

[3] cf. Anarchie, État et Utopie (PUF, 1988)

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Ecrit par dcollin le Dimanche 10 Février 2008, 19:27 dans "Morale et politique" Lu 8149 fois. Version imprimable

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