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Le Moloch a faim

Ou le retour du travail au cœur de la lutte politique

La question du travail constitue l’arrière-plan des débats et des combats, sociaux, politiques et idéologiques, des dernières décennies. Mais elle a subi de singuliers chambardements : dans les années 90, on allait vers la fin du travail annoncée par le chômage de masse dans les pays les plus industrialisés, alors que les dernières années ont été marquées par le retour en force de la valeur travail. Étonnante inversion qui n’étonnera que ceux qui ne veulent pas voir que le chômage de masse n’est que le revers de l’insatiable soif capitaliste de travail vivant. Évidemment, pour comprendre cela, il faut cesser de traiter Marx en chien crevé et s’astreindre à le lire sérieusement.

Que l’actuel président de la République, ami et défenseur déclaré des principaux groupes du CAC 40 (Bouygues, Bolloré, Lagardère, Arnault, etc.), ait fait de la « valeur travail » son thème principal de campagne électorale, cela pourrait surprendre. Si, autre surprise, et cela sans exception, lesdits candidats de gauche ont évoqué la valeur travail, ce fut toujours sur le mode réactif, défensif, et toujours à retardement, sans jamais critiquer ou dépasser l’horizon théorique de Sarkozy[1].

De la valeur travail

Les mots ne sont pas innocents : ni M. Sarkozy, ni son inspirateur et porte-plume Henri Guaino ne pouvaient ignorer qu’en économie la « valeur travail » désigne une théorie déclarée obsolète depuis la fin du XIXe siècle. Issue de l’économie politique anglaise classique (Smith, Ricardo), cette théorie a été retravaillée par Marx pour en faire l’élément central de l’analyse de l’extorsion de la plus-value, c’est-à-dire de l’exploitation capitaliste. La gauche a rangé Marx dans des cartons qu’elle ne retrouve plus et a abandonné tout cet héritage.

À cette théorie, centrée sur la production, l’économie politique[2] que Marx nomme apologétique a substitué une théorie centrée sur la circulation, sur la formation des prix de marché à partir de la notion d’utilité. Alors que la théorie marxienne est une théorie du déséquilibre, la nouvelle économie politique est une théorie de l’équilibre général. La théorie de la valeur travail est celle d’un capital conquérant, assoiffé de produire toujours plus – le capitaliste est un « agent fanatique de la production pour la production », disait Marx – alors que la théorie de l’utilité, dite néoclassique, est celle d’un capital fatigué des ennuis de la production, d’un capital rentier[3].

Il n’est pas dans notre propos de reprendre complètement ici le débat théorique sur la valeur travail.[4] Contentons nous de souligner l’importance de cette théorie dans l’œuvre de Marx. Plusieurs auteurs, y compris des marxistes, ont fait le choix de dénier toute valeur à la théorie de la « valeur travail ». Ainsi John Elster, auteur d’un important livre sur Marx, considère que cette théorie est une « tentative de Marx pour appliquer la distinction hégélienne entre essence et manifestation à la vie économique, notamment aux rapports entre les valeurs et les prix. »[5] Elster commet ici une erreur, car ce n’est pas chez Hegel que Marx va chercher la « valeur travail » mais, comme on vient de dire dans l’économie politique anglaise. Marx apporte à cette théorie une seule nouveauté, qui le distingue fondamentalement de Ricardo : l’ouvrier vend au capitaliste, non son travail mais sa force de travail. Le salaire n'est que le prix de la force de travail transformée en marchandise et c’est précisément parce qu’il n'avait pas vu ce « détail » que Ricardo confond valeur et coût de production. Confusion explicable : Marx lui-même mettra assez longtemps pour formuler cette correction de l’économie politique classique.

Pourquoi les économistes, les sociologiques et les positivistes de tout poil qualifient-ils la « valeur travail » de théorie métaphysique ? Parce que cette théorie n'est pas opératoire[6], disent-ils. Elle butte en effet sur l'hétérogénéité du travail et l'impossibilité d'effectuer l'opération consistant à ramener le travail complexe au travail simple. C’est un des arguments les plus courants contre la « valeur travail » : si la valeur des marchandises est déterminée par le temps de travail social nécessaire à leur production, comment peut-on comparer le travail simple (sans qualification) et le travail complexe (celui de l’ouvrier qualifié ou du technicien). Mais cet argument repose sur l’incompréhension de ce qu’est véritablement la « valeur travail » chez Marx. Ce n’est pas une théorie intemporelle de la valeur qui vaudrait dans n’importe quelle société et qu’on pourrait appliquer au travail dans n’importe quelle condition socio-historique. C’est seulement un schéma théorique, un « idealtype » qui permet de comprendre la dynamique de fonctionnement du mode de production capitaliste. Comment le travail complexe se réduit-il au travail simple ? Pour répondre à cette question, on peut se reporter à la manière dont la division du travail opère cette réduction : les travaux complexes des artisans ou des ouvriers très qualifiés sont réduits par l’organisation de la division du travail à des travaux simples ; à la limite, ils sont réductibles à une pure dépense d’énergie (comme, par exemple, sur la chaîne fordiste[7]). Aujourd’hui encore, lorsque les managers capitalistes comparent les durées nécessaires pour produire une automobile en France et au Japon à un moment historique donné, ils réduisent d'un seul coup des quantités énormes de travaux plus ou moins complexes et tous singuliers à une pure durée de travail. Ils savent également en conclure que, puisque les prix doivent être peu ou prou proportionnels aux temps de travail incorporés dans les produits, autrement dit aux valeurs, il faudra que celui qui dépense plus de temps que le temps social moyen fasse quelques « gains de productivité ».

Un économiste peut, certes, se passer de la « valeur travail ». Il peut observer la formation des prix sur le marché grâce aux théories marginalistes et en déduire des modèles. Mais la réussite pratique, opératoire, de l’économie néoclassique (si elle était avérée…) ne dirait encore rien de sa validité théorique. Pour reprendre une comparaison faite par Marx, on pourrait aussi dire que pour expliquer le mouvement apparent du soleil autour de la terre, la cosmologie galiléenne n'est d'aucune utilité ; le système de Ptolémée amélioré par Tycho Brahé y parvient tout à fait. Pour autant, on ne peut pas en déduire que la théorie de Ptolémée est plus scientifique que celle de Galilée !

On peut en effet faire comme si la valeur-travail n'était d'aucune utilité : elle n'est d'aucune utilité mathématique directe puisque les quantités mesurables dans la sphère de la circulation sont les prix et qu’on ne mesure pas des valeurs – bien que Marx postule, car c’est la logique même de son analyse qui l’exige, que la somme des prix est égale à la somme des valeurs. Mais la sphère de la circulation n'est qu'un aspect, ni secondaire, ni dérivé, certes, mais partiel du mode de production capitaliste. L'objet de l'économie politique, si celle-ci veut être une science, se situe dans l'unité de la sphère de la production et de la sphère de la circulation ou encore dans l'unité de la production et de la consommation. La circulation a pour les économistes un avantage épistémologique puisque cette sphère est immédiatement identifiée dans les concepts utilisés par les individus qui échangent des marchandises ou qui croient vendre leur travail. Les individus réels n'y apparaissent que sous les espèces du consommateur tandis que le producteur (aujourd’hui rebaptisé ressource humaine) est réduit au rôle de « facteur travail » au côté du « facteur capital ». Quant à l'ouvrier en tant que producteur, il n'entre dans ce circuit que comme vendeur de travail, une sorte de prestataire de service, évacuant ainsi la double subordination (formelle et réelle) du travailleur au capitaliste qui constitue l'objet des analyses du Capital. Ainsi l’économie politique néoclassique n’est pas « fausse ». Elle est idéologique.

Il y a une deuxième question. Pour Marx, la transformation de l'argent en capital, ou encore la transformation de l’homme aux écus en capitaliste se passe et ne se passe pas dans la sphère de la circulation ! Plus exactement, elle s’y passe en cachant d’autant mieux que c’est ailleurs que se passent les choses sérieuses ; et ceci parce que cette transformation n'est possible que si l'homme aux écus trouve en face de lui un vendeur de force de travail.[8]

 Or, « en tant que valeur, la force de travail représente le quantum de travail réalisé en elle. Mais elle n'existe en fait que comme puissance ou faculté de l'individu vivant. »[9] Pour que cette puissance de l’individu vivant[10] soit transformée en puissance objective du capital (en « facteur travail »), il faut que des conditions historiques déterminées aient été réunies qui aient fait apparaître de manière indépendante cette marchandise « force de travail ». Celle-ci est une marchandise bien particulière, dans laquelle s’exprime l’aliénation de l’individu, dans tous les sens du terme. En vendant sa force de travail, l'ouvrier n'est pas dans la même situation que celui qui vend une aune de toile ou un habit. Il se vend lui-même, c’est-à-dire qu’il s’aliène et devient donc étranger à lui-même et il s’objective, c’est-à-dire devient objet, extérieur à lui-même, en transformant sa « puissance personnelle » en une force de production[11]. Les économistes peuvent faire des équations dans lesquels le salaire n'apparaît que comme une quantité d'argent correspondant en fait à une prestation de service, ces équations scotomisent cette réalité fondamentale.

Si les économistes « bourgeois » refusent la « valeur travail », c’est tout simplement parce qu’ils ne comprennent même pas de quoi elle parle ! Chez Marx, la théorie de la « valeur travail » est d’abord une théorie de l'exploitation et donc incluse dans une théorie des rapports sociaux. La formule du capital, A–M–A’, n’est rien d’autre que la formule de la domination du capital sur le travail : l’argent s’échange contre de la marchandise force de travail qui en étant consommée (mise en œuvre dans le procès de production) reproduit sa valeur augmentée de la plus-value.

L’économie néoclassique fait valoir que le profit capitaliste procède de la capacité qu’a le détenteur de capital à exploiter les « ressources » à sa disposition. Mais cette façon de procéder qui noie tous les moyens de la production sous le terme de ressources (y compris les « ressources humaines »[12]) est encore purement idéologique. Le jardinier du dimanche qui exploite les recherches de son jardin ouvrier récolte des légumes qui constituent une richesse. On peut dire qu’il profite de son jardin. Mais pour autant il n’a fait aucun profit et ni brouette, ni sa bêche ne sont du capital fixe. Marx ne cesse de le répéter, le capital n’est pas une chose mais un rapport social, un rapport social qui prend l’apparence d’un rapport entre les choses étrangères : « Les individus se trouvent en face de leurs propres échanges et de leur propre production comme devant un rapport objectif avec lequel ils n'ont aucun lien réel. »[13]

Bref, l’économie néoclassique, celle qui domine dans les universités et la recherche est bien incapable de réfuter la théorie de la valeur travail. Mais inversement, c’est en dégageant le noyau central de cette théorie telle que Marx la reformule qu’on peut comprendre l’étrange myopie de l’économie néoclassique.

L’intérêt du discours de Nicolas Sarkozy sur la valeur travail est de remettre l’accent, encore fois sans l’avoir voulu, sur le rapport fondamental dans le mode de production capitaliste, le rapport capital/travail fondé sur l’extorsion du surtravail. Pendant que les bavards aux ordres et les ignorants pontifient sur la nouvelle création de valeur, l’économie de l’immatériel et autres calembredaines de la même farine, le nouveau chef de l’État, représentant « décomplexé », c’est-à-dire avoué, de la classe dominante, répète qu’il faut travailler plus pour que le capital gagne plus. Le capital a soif de plus-value et il doit pour cela extorquer un maximum de surtravail. L’extension sans limites des heures supplémentaires défiscalisées et sans charges sociales (c’est-à-dire d’heures supplémentaires payées en réalité moins cher que les heures normales) constitue un des moyens pour relancer la bataille pour l’augmentation du temps du travail[14], c’est-à-dire l’augmentation de la plus-value.

Marx distinguait deux manières de produire de la plus-value. La manière archaïque, la production de plus-value absolue, consiste à allonger sans retenue la durée du travail et à embrigader toute la famille, femme et enfants, dans l’armée du capital. La manière plus moderne, la production de plus-value relative, consiste à augmenter la productivité du travail pour diminuer la part de la journée de travail que l’ouvrier consacre à remplacer l’équivalent de la valeur de sa force de travail (son salaire) afin d’augmenter la part du travail gratis (la plus-value).

La loi des 35 heures de Mme Aubry a été un puissant accélérateur de la production de plus-value relative. Selon la stratégie du « donnant-donnant » la réduction du temps de travail s’accompagnait d’une plus grand flexibilité[15], d’une réorganisation du travail pour améliorer la productivité et d’une cure d’austérité salariale. Les objectifs de ce plan ayant été atteints – y compris en dégoûtant une partie des ouvriers de la revendication de réduction du temps de travail, on se prépare à passer à la deuxième étape, c’est-à-dire à s’accorder aux conditions mondiales actuelles de la production capitaliste en augmentant à nouveau la durée de la journée de travail.

De la réduction du temps de travail

Des socialistes et autres bonnes âmes de gauche protestent. M. Sarkozy irait contre la « tendance séculaire » à la réduction du temps de travail. En quelque sorte naturellement, le mode de production capitaliste conduirait à une réduction inéluctable de la durée du travail – on passe sous silence les dures luttes du mouvement ouvrier pour arracher la journée de 8 heures, les congés payés, etc. Dans un excellent livre, le philosophe italien Pietro Basso remet les pendules à l’heure.[16]

Cette prétendue tendance séculaire à la baisse du temps de travail n’existe que dans l’esprit des apologistes du système capitaliste. Basso rappelle les « prophéties » de Keynes : une fois les malentendus de la lutte des classes dissipés et les capitalistes convaincus de leur véritable intérêt, « nos petits-enfants », disait Keynes, pourront se contenter de travailler trois heures par jour. Les petits-enfants de Keynes ont depuis longtemps des cheveux blancs et les trois heures par jour sont aussi loin de nous que dans les années 30. Si on prend l’exemple américain, on constate en effet que la durée quotidienne ou hebdomadaire du travail n’a pratiquement pas varié depuis l’entre-deux-guerres. Elle aurait même plutôt tendance à augmenter, notamment avec la diffusion du modèle Wal-Mart.

Basso montre d’ailleurs bien que le calcul annuel du temps de travail est typiquement le point de vue du capitaliste qui alloue sur une année ses « facteurs », alors que, du point de vue de la vie subjective de l’ouvrier, c’est la journée qui compte. Encore une bonne occasion de comprendre ce qu’il en est de la prétendue objectivité des « sciences économiques ». Mais également de comprendre la signification réelle, de classe, de la loi Aubry qui liait la réduction du temps de travail à son annualisation.

Basso met en garde contre les illusions qui pourraient naître de certaines avancées formelles dans ce domaine : les 35 heures (par la loi) en France ou les 35 heures en Allemagne par les accords de branche dans la métallurgie et l’imprimerie. C’est à la réalité qu’il faut s’attaquer : la multiplication heures supplémentaires, de plus en plus souvent non payées, le présentéisme  — les travailleurs se rendent au travail en avance et partent en retard par crainte d’être licenciés, ils vont au travail malades, finissent leur travail à la maison, etc. —, la multiplication des doubles emplois (aux États-unis et au Royaume-Uni, évidemment, mais de plus en plus courants dans les autres pays d’Europe), l’intensification du travail, toutes données auxquelles il faut ajouter la mise au travail massive et dans les pires conditions de centaines de millions de pauvres des pays émergeants. Basso analyse l’exemple édifiant de cette entreprise vietnamienne où les équipes sont de 24 heures !

Le temps de travail, c’est aussi l’intensification du travail. Les maladies professionnelles se multiplient. Les accidents du travail causent, bon an mal an, 300.000 morts ; un génocide silencieux qui n’intéresse visiblement pas les médias. Les conditions de travail sont au cœur de ce phénomène. Et Basso donne une analyse pénétrante du toyotisme, ce successeur ultramoderne du fordisme. Sur une chaîne fordiste traditionnelle, on a calculé que le temps de travail effectif était au mieux de 47 secondes par minute (Le reste du temps est lié à l’attente de l’arrivée de la pièce ou à la lenteur du processus global.) Avec son slogan du juste à temps, le toyotisme est d’abord une réorganisation du travail qui permet d’éliminer dans le détail tous ces micro-temps morts. Dans l’atelier toyotiste on peut atteindre jusqu’à 57 secondes par minute de travail effectif. Le travail comme simple dépense de la force de travail : on retrouve ici la valeur travail de Marx dans toute sa pureté et ceux qui la confirment, ce ne sont pas les économistes de profession (qui n’ont que mépris pour cette théorie métaphysique) mais les capitalistes et leurs fonctionnaires quand ils s’occupent de production.

Basso s’intéresse également aux discours sur la dématérialisation du travail et la croissance des services. Là encore ses démonstrations, dûment étayées par des rapports et des données chiffrées, emportent la conviction. Le secteur des services, c’est d’abord la croissance du travail matériel, souvent déqualifié, mal payé et précaire. Il nous invite à regarder dans l’arrière-cour des grands centres financiers (nettoyage, restauration, entretien)... Les services peuvent aussi ressembler aux pires des bagnes industriels : les plates-formes d’appels téléphoniques en sont un bon exemple. Mais surtout, les « miracles » vantés ici et là ne concernent jamais les secteurs des services. Évidemment, les pays émergeants émergent par l’industrie. Mais aussi à l’intérieur des grands pays capitalistes, c’est encore l’industrie qui, seule, peut « faire des miracles » : ainsi l’exemple de l’Italie du Nord-Est dont le développement est fondé sur l’industrie, l’exploitation forcenée du travail et l’atomisation de la classe ouvrière.

Enfin, Pietro Basso donne une analyse rigoureuse des contre-exemples allemand et français. Premier constat : dans les deux cas, c’est la lutte des travailleurs qui a imposé la réduction du temps de travail et nullement une tendance immanente à la baisse du temps de travail. Deuxième constat : là où la réduction du temps de travail a été imposée, elle est très loin d’avoir touché tous les secteurs et le temps de travail hebdomadaire moyen, en Allemagne comme en France, reste largement au-dessus des 40 heures. Troisième constat : les capitalistes ont d’ores et déjà entamé le démantèlement de cette réduction du temps de travail. En imposant des heures supplémentaires non payées avec le chantage à la délocalisation, ils ont fait que les 35 heures allemandes ne sont presque plus qu’un souvenir. Quant à la France, entre politiques d’assouplissements et de contournements, la limitation de la durée de travail s’avère n’être qu’un leurre. , comme en Allemagne, elle a été payée de l’amputation des temps de pause, de la flexibilité des horaires, du développement du travail de nuit et du travail des samedis et dimanches. Le soi-disant travail choisi n’est jamais que le travail choisi par les patrons.

Concernant la France, Basso analyse également le sens de la loi Aubry et de l’opération 35 heures du gouvernement Jospin. En pesant ses mots, il la définit comme une opération corporatiste : le donnant-donnant cher à Martine Aubry vise à monnayer une réduction nominale du temps de travail contre l’intensification de l’exploitation du travail, c’est-à-dire contre l’extraction de la plus-value relative. Le sens de cette loi est d’ailleurs fourni par les hommes politiques de la droite française eux-mêmes. Ils ont tempêté contre cette loi qui empêcherait les gens de travailler plus, mais finalement personne n’a proposé son abrogation.

En Allemagne, la situation s’est également profondément dégradée et les 35 heures ne sont plus qu’un souvenir. La proximité de pays à bas salaires et à législation sociale souple, membres de l’Union européenne, a permis d’exercer sur les ouvriers allemands un chantage éhonté, de nombreuses entreprises industrielles passant de 35 à 40, voire 41, 42 heures sans la moindre augmentation de salaire. Pour s’assurer la paix sociale, le gouvernement Schröder a mis en place le système d’indemnisation du chômage (Plan Artz IV) et le nouveau gouvernement de coalition CDU/SPD n’a eu qu’à continuer dans la même voie.

Aujourd’hui, il règne autour de cette affaire une véritable terreur intellectuelle. Pas un syndicat, pas un parti politique ne met encore dans ses priorités la réduction du temps de travail. Il suffit de rappeler que la candidate de la gauche a admis la nécessité d’assouplissements négociés de la loi Aubry, autrement dit qu’elle a admis pour l’essentiel le raisonnement de son adversaire de droite.

De la fin du travail … ou peut-on vivre sans travailler ?

Si on s’attache à penser la réalité sociale autour de rapports conflictuels entre les classes sociales, l’analyse de la question du travail est centrale et force est de constater que les deux dernières décennies ont été celles de reculs et de défaites majeures du mouvement ouvrier. À tel point qu’on peut même se poser la question de l’existence de ce mouvement lui-même. Mais laissons pour une autre fois cette question qui exigerait d’envisager quelques scénarios pour l’avenir. Tenons-nous en au présent et au passé proche.

Comme dans toutes les situations de ce genre, il ne suffit pas de décrire, il faut aussi expliquer. La première explication est assez évidente : il y a eu une défaite intellectuelle de la gauche ou des gauches. Comme le fait remarquer Jean-Marie Harribey[17], l’incurie de la pensée de gauche sur la question du travail est patente : « La gauche politique et une bonne partie des gauches intellectuelles et mouvementistes ont, depuis deux décennies, déserté tout pensée cohérente sur le travail ». Il ajoute : « Depuis longtemps, les bien-pensants avaient enterré Marx et sa théorie de la valeur-travail, fondement de la critique du capitalisme, d’autant plus pertinente que la financiarisation du système s’emballait. Et nous nous sommes retrouvés tout nus. »

L’enthousiasme qui avait accueilli dans les années 90 le très mauvais livre de Viviane Forrester, L’horreur économique et la diffusion des thèses de Dominique Méda (Le travail, une valeur en voie de disparition), d’un côté, les élucubrations sur la richesse immatérielle de l’autre constituent effectivement un fatras qui a ouvert en grand la voie à la contre-offensive de la droite. Les mirages de la net économie et le développement d’une nouvelle gauche  ancrée dans les professions intellectuelles de la communication, de la culture ont largement contribué à escamoter le rapport capital/travail.

On pourrait faire la liste de ces billevesées s’ordonnant autour du thème de la fin de la centralité du travail. En commençant par le pire, par exemple le film de Pierre Carles, Attention, danger travail, apologie réactionnaire du RMI et des indemnités chômage comme moyen de vivre sans travailler. Sur le site présentant son dernier film, Volem rien foutre al païs, on peut lire : « Dans cette guerre économique qu'on nous avait promise il y a bien des années et qui avance comme un rouleau compresseur, existe t-il encore un sursaut d'imagination pour résister ? Mis en demeure de choisir entre les miettes du salariat précaire et la maigre aumône que dispense encore le système, certains désertent la société de consommation pour se réapproprier leur vie. "Ni exploitation, ni assistanat !" clament-ils pour la plupart. Ils ont choisi une autre voie, celle de l'autonomie, de l'activité choisie et des pratiques solidaires... » La théorie de la « désertion » comme réponse au capital, exposée de manière grossière et un peu niaise dans les films de Carles a une version subtile, philosophique, chez Toni Negri qui fait de Saint-François d’Assises la nouvelle figure du révolutionnaire.[18]

Plus perverses parce que nettement mieux élaborées, voici les théories de l’allocation universelle ou du revenu universel de citoyenneté[19]. Il s’agit, disent ces auteurs, de déconnecter travail et revenu. Voyons la définition classique que donne Jean-Marc Ferry : « Définition : revenu social primaire distribué égalitairement de façon inconditionnelle à tous les citoyens majeurs de la communauté politique de référence. »[20] Ferry montre avec talent les bonnes raisons qu’on pourrait avoir d’instituer un tel revenu. Il serait conforme aux principes de justice sociale généralement admis dans le contexte sociopolitique qui est le nôtre. Il ne bouleverserait pas l’échelle des revenus qui ne serait que très faiblement resserrée par un revenu également distribué à tous, aux riches autant qu’aux pauvres. Et s’il est coûteux au premier abord (environ 15% du PIB en partant du principe d’un revenu européen), compte tenu des coûts croissants de l’indemnisation du chômage, des nombreuses allocations qui sont distribuées de manière assez tarabiscotées aux individus privés des ressources nécessaires pour se loger ou envoyer leurs enfants à l’école. Le RMI tel qu’il existe en France ne serait ainsi qu’une application mal conçue et même vicieuse de ce bon principe. En effet manque au RMI l’universalité, le niveau suffisant pour permettre de mener une vie digne et l’impossibilité de cumuler le RMI avec un autre revenu.

Dans l’absolu, dans un monde idéal, le revenu de citoyenneté est parfaitement soutenable. Mais son principal défaut est justement d’être fait pour un monde qui n’existe pas. Il ne possède même pas l’avantage d’être une utopie réaliste comme la théorie de la justice de Rawls. En effet, s’il est conçu pour la société actuelle, le revenu de citoyenneté oublie tout simplement la structure de classes et s’il est fait pour une autre société, une société non capitaliste, il devient tout simplement inutile.

Admettons que ce revenu soit mis en place selon la définition de Ferry. Distribuer un revenu, c’est distribuer de la richesse qui doit donc être produite. Si on suit l’argumentation des partisans du revenu de citoyenneté, il n’est nul besoin d’avoir préalablement bouleversé les structures de la production et de l’échange (nous restons dans une économie de marché capitaliste). Dans notre société, c’est-à-dire dans les formations sociales, la richesse est distribuée sous plusieurs formes : salaire direct, salaire différé, profit, rente et intérêt. On peut à titre provisoire laisser de côté la petite production marchande faite par des producteurs échangistes indépendants dans la mesure où elle joue un rôle de plus en plus marginal.

Si le revenu de citoyenneté est prélevé sur le salaire, il est donc une des formes du salaire différé, comme le sont les prestations sociales (chômage, maladie, retraite) qui proviennent des charges salariales, c’est-à-dire de la part du salaire que le salarié ne touche pas directement. Mais ce n’est pas du salaire différé, puisqu’il est perçu immédiatement et sans condition. Actuellement, les droits sociaux sont acquis par cotisation. C’est le travail qui ouvre des droits. Le revenu de citoyenneté au contraire est un droit inconditionnel. S’il est prélevé comme une part du salaire, c’est-à-dire s’il est alimenté par un fonds basé sur les charges salariales, il crée une situation où certains individus pourraient choisir de passer leur vie sans travailler grâce au travail des autres. Autrement dit, les salariés qui choisiraient de travailler seraient les contributeurs forcés. Ils seraient tout simplement exploités par ceux qui ont choisi de vivre de la rente qu’est alors le revenu de citoyenneté.

Il n’en va pas mieux si le fonds est prélevé sur les profits capitalistes. D’une part ces profits ont eux-mêmes comme origine ultime (quelle que soit la forme qu’ils prennent dans le circuit financier) le travail productif. Les capitalistes n’accepteraient de verser une part importante de leur profit qu’à la condition d’une exploitation accrue des travailleurs. Il est évident que les capitalistes, considérant que le salarié non qualifié a déjà de quoi vivre avec le revenu de citoyenneté, paieraient ce travailleur à un salaire dérisoire. S’ils devaient augmenter les salaires pour trouver des salariés qui autrement seraient peu motivés pour gagner en travaillant 15 ou 20 % de plus que ce qu’ils gagnent en restant chez eux à vivre du revenu de citoyenneté, les capitalistes se tourneraient tout naturellement vers les pays où on trouve de la main-d’œuvre plus malléable, ceux où le revenu de citoyenneté n’existe pas.

Enfin, et Ferry insiste sur ce point, le droit au revenu de citoyenneté est lié à une appartenance politique. Pour Ferry, c’est le cadre européen qui est le bon cadre, plutôt que le cadre national (ce serait même pour lui une bonne façon de donner un contenu à l’Union européenne). Cela signifie alors que le revenu de citoyenneté n’est de droit que pour les ressortissants d’un des pays de l’UE. Donc les travailleurs immigrés en seraient exclus. Sauf à les assimiler de forces à des Européens. Pour des raisons évidentes, l’obtention du statut d’Européen deviendrait un objet de bataille féroce et tant les gouvernements que la masse des citoyens tendraient naturellement à limiter autant que possible la reconnaissance de ce statut à ceux qui viennent d’autres pays. Et donc, sauf à renvoyer dans leur pays tous les immigrés non européens, on aurait donc en Europe une race d’ilotes qui travailleraient et ne vivraient que de leur salaire laissant aux Européens la jouissance du farniente.

Admettons maintenant, ce que ne fait pas Ferry et ce que ne font pas en général les défenseurs du revenu de citoyenneté, que ce revenu s’inscrive dans le cadre d’une transformation radicale des rapports sociaux de propriété. Nous pourrions alors envisager une distribution beaucoup plus égalitaire des revenus. Pour autant serait-il possible de donner inconditionnellement à chacun selon ses besoins et admettre qu’une partie de la société puisse renoncer à travailler ? Marx, dans un passage assez connu de la Critique du programme de Gotha[21], affirme que le « droit égal » fondé sur la maxime « à travail égal, salaire égal », reste le droit bourgeois, propre à la première phase de la société communiste et que c’est seulement dans une deuxième phase rendue possible par l’abondance née du développement illimité des forces productives que l’on pourra enfin passer à la formule du communisme proprement dit, « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins »[22].

Supposons tout d’abord que cette formule ne soit pas la dernière trace du socialisme utopique dans la pensée de Marx[23]. L’organisation sociale garantit non seulement à chacun de vivre mais encore de satisfaire tous ses besoins – qui ne doivent d’ailleurs pas être restreints puisque l’homme civilisé est, pour Marx, l’homme « riche en besoins ». Mais en contre partie, chacun doit donner selon ses capacités. Ce qui ne devrait pas poser de problème puisque dans la société communiste version 1875, le travail deviendrait le premier besoin de l’homme !

La perspective développée dans la Critique du programme du parti ouvrier allemand est cependant fort problématique et semble comme un écho des Manuscrits parisiens de 1844 (par exemple cette idée que le travail devient, pour l’homme non aliéné, le premier besoin !). Mais Marx développe presque au même moment dans Le Capital des propos incompatibles avec cette Critique. Il y a ainsi chez Marx deux communismes. Le premier est un communisme utopique dont nous venons de voir un aspect. Le second est un socialisme ou un communisme possible, c’est-à-dire celui d’une société qu’on puisse penser à un horizon humain raisonnable, en partant des hommes tels qu’ils sont et sans vouloir fabriquer un « homme nouveau ». Cette société socialiste ou communiste est celle que l’on trouve, par exemple, dans le texte que Maximilien Rubel place en conclusion du livre III du Capital.[24] Une fois réalisée « l’expropriation des expropriateurs », une fois la production organisée par « les producteurs associés »[25], on reste cependant dans une société où les ressources restent rares et doivent donc être réparties selon des critères de justice (selon « le droit bourgeois » dirait la Critique du programme de Gotha).

Si les ressources sont rares, le travail fait nécessairement partie de ces ressources rares. Le travail dicté par les besoins est en quelque sorte une nécessité éternelle puisque, précisément, le cercle des besoins ne cesse de s’élargir au fur et mesure que se développent les moyens de satisfaire les besoins. Pour avoir une société d’abondance (réquisit du communisme utopique), il faut pouvoir limiter les besoins – on aura alors une abondance du genre étudié par Marshall Sahlins[26]. Mais évidemment une telle abondance est opposée à la perspective individualiste du déploiement de toutes les potentialités humaines que soutient Marx. Donc le travail ne disparaîtra pas et il ne pourra jamais être un pur plaisir que les hommes accompliront dans la joie… Il peut seulement être organisé de manière plus économique, plus conforme à la nature humaine (à sa dignité, dit Marx dans le passage cité du Capital). Mais, en même temps, la véritable liberté ne commence qu’au-delà de ce temps de travail nécessaire, dans les activités qui sont à elles-mêmes leur propre fin alors que le travail est précisément ce qui est dicté par les nécessités extérieures et, de ce point de vue, ce qui n’est pas facultatif. Précisément pour cette raison, personne en état de travailler ne pourrait en être dispensé dans une société d’où l’exploitation a été bannie (sauf évidemment les enfants, les malades et les personnes âgées). Pour que le loisir, le temps consacré aux activités qui permettent à l’individu de se réaliser soit un loisir pour tous, il faut aussi que le travail soit le devoir de tous. Comme disent les paroles de l’Internationale, « l’oisif ira loger ailleurs ».

À tous égards, donc, le revenu de citoyenneté est une très mauvaise idée. Elle a son origine dans une transformation idéologique des sociétés capitalistes développées qui progressivement ont rendu la production comme invisible. L’idée est que la machine à produire fonctionne presque de manière autonome et que la production est comme une manne qu’il n’y aurait plus qu’à répartir. Pour justifier cette façon de voir, des auteurs de gauche et même des marxistes s’appuient sur un passage des Grundrisse de Marx. Le passage clé est le suivant : « Le travailleur ne s’interpose plus comme un chaînon entre l’objet naturel modifié et lui-même ; c’est un acte spontané — transformé en processus industriel — qu’il interpose entre lui-même et la nature non organique dont il se rend maître. Il se place à côté du processus de la production au lieu d’en être l’agent principal. Ce qui apparaît là, dans cette transformation, comme le maître pilier de la production et de la richesse, ce n’est ni le travail immédiat ni le temps de travail, c’est l’appropriation par l’homme de sa propre force productive universelle, c’est l’intelligence et la maîtrise de la nature par l’ensemble de la société — bref, l’épanouissement de l’individu social. »[27]

De ce passage, certains auteurs déduisent que le travail disparaît en tant que créateur de la richesse au profit d’un processus qui prend la forme d’un acte spontané « transformé en processus industriel » et qui aboutit à ce que le travailleur finalement est à côté du procès de production. Dans la suite de ces affirmations, en effet, Marx envisage que le temps de travail puisse n’être plus la mesure du travail, tout comme la valeur d’échange ne serait plus la mesure de la valeur d’usage. Sur ces deux pages dont nous ne citons ici qu’une partie, Negri et ses disciples, en tordant les citations, ont bâti une théorie extravagante qui fut même vendue sous le titre alléchant (?) de « Nouveau manifeste communiste »[28]. Mais si on va un peu plus loin que les morceaux choisis de la nouvelle gauche radicale, Marx rappelle que « Le capital est une contradiction en acte : il tend à réduire au minimum le temps de travail, tout en en faisant l’unique source et la mesure de la richesse. Aussi le diminue-t-il dans sa forme nécessaire pour l’augmenter dans sa forme inutile, faisant du temps de travail superflu la condition – question de vie ou de mort – du travail nécessaire. »[29] Quant à ceux qui pensent que le procès de production pourrait maintenant être conçu de manière semblable aux processus naturels, Marx rappelle « la nature ne construit ni locomotives ni chemins de fers, ni télégraphes électriques, ni machines automatiques, etc. Ce sont des produits de l’industrie humaine »[30].

Quoi qu’il en soit, l’ensemble de ce manuscrit est fort discutable et s’insère très mal dans le schéma théorique du Capital. Par exemple, Marx affirme que la science devient « une force productive directe »[31] mais cette affirmation qui est l’une des bases des théorisations de Negri n’est jamais reprise dans le texte du Capital ; elle peut même être considérée comme contradictoire avec les thèses que Marx soutient ailleurs ; et surtout, on a de bonnes raisons de la tenir pour fausse.[32]

Bref, de quelque façon qu’on prenne la question, il n’est aucune façon raisonnable de soutenir de manière marxienne une sorte de « droit à la paresse » dont la société devrait couvrir les frais.

Tout d’abord, si à un horizon humain prévisible le communisme marxien reste utopique, on doit admettre que le travail reste un bon critère de répartition des revenus. On remarquera d’ailleurs que dans la société actuelle, ce n’est pas ce critère qui domine mais celui de la propriété. Quand M. Sarkozy dit vouloir fonder la société sur le mérite, il tient incontestablement la propriété pour un mérite essentiel… ainsi que l’attestent les premières mesures de son gouvernement. Inversement, la maxime paulinienne « Qui ne travaille pas ne mange pas. » peut judicieusement être appliquée à une société où la couche parasitaire dominante, celle du capital financier, vit grassement en laissant son argent travailler à sa place.

Certes, de manière limitée et dans certains secteurs, le principe « À chacun selon ses besoins. » peut trouver un champ d’application. Il n’est pas besoin d’imaginer une société idéale pour cela. Il suffit de considérer ce que nos sociétés ont déjà accompli qui est, en partie, contradictoire avec le mode de production capitaliste et qui, pour cette raison, est remis en cause. Ainsi la protection sociale fonctionne-t-elle (au moins théoriquement) sur le principe communiste, « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. ». Mais c’est possible précisément en raison de la nature des besoins visés (Personne ne peut vouloir subir une opération dont il n’a aucun besoin.).

En second lieu, l’idée qu’une partie de la société pourrait selon son gré être dispensée de travailler en vue de gagner sa vie est insoutenable. Le travail est une ressource rare tout simplement parce que le travail fatigue ! Seuls peuvent considérer le travail comme une ressource si abondante qu’on peut en geler une part considérable ceux qui ne sont pas contraints d’user leur corps pour produire les conditions de la vie. Ne pas comptabiliser le temps de travail, ne pas le répartir judicieusement et ne pas l’économiser, c’est typiquement la mentalité esclavagiste… ou l’expression de la mentalité de ceux qui ne voient plus le travail parce qu’ils vivent dans leur bulle et consomment en croyant que ce sont les cartes bancaires qui permettent de se procurer des biens.

Du travail et de l’emploi

C’est parce que « L’oisif ira loger ailleurs » que le droit au travail est le seul droit sérieux que puisse revendiquer ceux qui pour vivre ne disposent que de leur force de travail. Pris en lui-même le droit au travail peut sembler une revendication obsolète. Après tout, aucun individu n’est empêché de travailler dès lors qu’il trouve du travail. Pourtant, c’est sous le drapeau du droit au travail que la classe ouvrière a fait pour la première fois irruption sur la scène politique, lors des terribles journées de juin 1848. Quelle en est la signification ? Le mode de production capitaliste repose sur la séparation du travailleur et des moyens du travail si bien que le travailleur ne peut produire et donc vivre qu’en tombant sous la domination du possesseur de capital. Réclamer le droit au travail, c’est d’abord et avant tout une protestation contre cette séparation du travailleur et des moyens du travail, c’est une protestation contre l’expropriation du travailleur sur laquelle repose le mode de production capitaliste. Revendiquer le droit au travail, ce n’est donc pas revendiquer le droit d’être exploité par un capitaliste ! C’est revendiquer une réorganisation de la société sur des bases nouvelles de telle sorte que chacun puisse vivre de son travail.

C’est précisément cela qui permet de comprendre les événements de 1848. La commission spéciale, sous la responsabilité de Louis Blanc et de l’ouvrier Albert, qui siège au Palais du Luxembourg, avait pour but d’étudier les moyens de réduire la misère ouvrière. Sous son égide, furent organisés les « ateliers nationaux », une institution destinée à donner du travail aux chômeurs. Une institution inoffensive qui est l’ancêtre du fameux « traitement social du chômage ». Pourtant ces ateliers nationaux devinrent très vite la cible des attaques des classes dominantes qui y voyaient le spectre du communisme et des partageux. En juin 1848, quand les ateliers nationaux furent fermés, les ouvriers parisiens s’insurgèrent et manifestèrent pendant plusieurs jours. Il fallut la répression sanglante menée par Cavaignac et des milliers de morts pour écraser cette véritable révolution ouvrière.

Or, les programmes politiques des partis de gauche, y compris les partis de la gauche dite radicale ou alternative, ont complètement oublié le droit au travail et significativement l’ont remplacé par le droit à l’emploi. Ce n’est évidemment pas du tout la même chose ! Revendiquer le droit à l’emploi, c’est revendiquer d’être employé par un patron, c’est-à-dire revendiquer le salariat comme l’objectif de la lutte des travailleurs[33]. Il est très curieux que des gens qui défilent depuis des années sous le slogan Le monde n’est pas une marchandise fassent de la réduction du travailleur au rang de vendeur de la marchandise force de travail le nec plus ultra des revendications radicales.

Cette gauche oublie même sa propre histoire. Quand, il y a plus de trente ans, les ouvriers de Lip occupent l’usine, saisissent le stock de montres et relancent la production au profit du comité de grève, ils expriment sans en être clairement conscients la contradiction fondamentale de toutes les luttes sociales de la période : la défense du droit au travail exige que la hache soit portée dans les rapports capitalistes de propriété. Évidemment, il ne pouvait y avoir de socialisme dans une seule usine et, isolée, réduite à une technique de sauvetage des entreprises, l’expérience Lip était vouée à l’échec. Mais ce qu’elle a signifié portait bien plus loin que ce mot d’ordre absurde d’interdiction des licenciements – qu’on réduit souvent à l’interdiction des licenciements boursiers[34] !

Conclusion

La confusion théorique entretenue autour du travail et de la distribution des revenus s’est inscrite dans l’idéologie d’une gauche pour qui les ouvriers n’étaient que des témoins d’un passé révolus dont il fallait simplement organiser l’euthanasie, la mort heureuse. À la place d’un socialisme fondé sur l’émancipation sociale des travailleurs, on a eu droit à un socialisme de dames patronnesses, penchées sur la misère des pauvres. Le droit à la dignité de celui qui veut vivre de ce qu’il peut faire par lui-même était délaissé en même temps qu’étaient délaissées toutes les luttes contre l’exploitation capitaliste. En pleine campagne électorale, on apprend que trois salariés du centre d’étude Renault se sont suicidé, victimes des nouvelles méthodes de management sacrifiées sur l’autel du profit. La violence du capital venait ainsi crûment en pleine lumière. Les confédérations ouvrières rappelaient qu’on pouvait dénombrer en 300 et 400 cas du même type chaque année. Cette affaire qui sonnait comme un véritable rappel au réel n’a occupé aucune place dans la campagne électorale, ni de la droite, ce qui est bien naturel, ni de la gauche ! Comme n’ont occupé aucune place les 2000 accidents du travail quotidiens. On avait là le véritable concentré des relations sociales, la réalité brutale de la lutte des classes, c’est-à-dire de la contradiction capital/travail.

Le capital détruit les deux sources de toute richesse, la terre et le travail, disait Marx. Rien n’est plus évident aujourd’hui. Rien n’est plus facile à observer même en lisant la presse bourgeoise. Le bavardage social-libéral, le bavardage écologiste remastérisé par les vedettes de TF1 comme le bavardage alternatif de la nouvelle petite-bourgeoisie sont à l’évidence incapables de donner une réponse à ce constat devenu une question de vie ou de mort.

Bibliographie

BASSO, Pietro, Temps modernes, horaires antiques, éditions Page Deux, Lausanne, 2005.

BOUKHARINE, Nicolas, L’économie politique du rentier. Critique de l’économie marginaliste, EDI, Paris, 1972, avec une préface de Pierre Naville.

COLLIN, Denis, La théorie de la connaissance chez Marx, L’Harmattan, 1996.

COLLIN, Denis, La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale. L’Harmattan, 1997.

COLLIN, Denis, Revive la République, Armand Colin, 2005.

COLLIN, Denis, Comprendre Marx, Armand Colin, 2006, collection « Cursus ».

ELSTER, John, Marx, une interprétation analytique (Titre original : Making sense of Marx), traduit de l’anglais, PUF, Paris, 1989.

MARCUSE, Herbert, L’homme unidimensionnel, traduit de l’anglais, Éditions de Minuit, 1968.

MARX, Karl, Le Capital, cité ici dans la traduction de Joseph Roy, reprise par l’édition Rubel in La Pléiade et également disponible sur le site MIA, http://www.marxists.org/francais/marx/works/

MARX, Karl, Grundrisse, cité ici dans l’édition Rubel sous le titre Principes de la critique de l’économie politique, in Œuvres II, La Pléiade.



[1] Sur la question de la valeur travail, Sarkozy a toujours eu la main. Cela est si vrai, si dramatiquement vrai, qu’il a pu passer pour le seul véritable candidat défenseur des intérêts des travailleurs !

[2] Une mauvaise habitude, typique du novlangue, a remplacé l’économie politique d’antan par la science économique. Si l’économie était une science, cela se saurait ! Par contre elle reste éminemment politique, mais ses thuriféraires font tout pour masquer cette caractéristique désagréable qui rendrait un vain peuple soupçonneux quand à l’objectivité et à la neutralité de la prétendue science pour laquelle on a même inventé un faux prix Nobel… Persuader les citoyens qu’ils ne peuvent comprendre ces affaires trop complexes et qu’il faut laisser la direction de ce qui les concerne au premier plan à des « experts », c’est cela l’objectif de l’apparat soi-disant scientifique. En vérité, le citoyen sait très bien de quoi il retourne quand il est confronté aux délocalisations, aux propriétaires invisibles et au capitalisme mafieux qui prend une place de plus en plus grande dans le fonctionnement « normal » de l’économie.

[3] Nicolas Boukharine caractérise ainsi l’économie politique marginaliste de l’école autrichienne. Voir Boukharine, 1972.

[4] Plusieurs développements concernent ce sujet dans Collin, 1996 et Collin, 2006.

[5] Elster, 1989, page 171

[6] Il y a trente ans déjà, Herbert Marcuse faisait une critique en règle de la transformation de toute pensée en « pensée opératoire ». Voir Marcuse, 1968

[7] Une fois de plus on peut vérifier que les catégories de l’économie politique ne prennent leur sens que dans le développement complet du mode de production capitaliste. « L’anatomie de l’homme est la clé de l’anatomie du singe ».

[8] Sur ce point, voir Capital, I, ii, 6

[9]Capital Livre I,i,4

[10] La puissance de l’individu vivant : c’est, selon nous, l’expression clé qui permet de comprendre l’ensemble de l’analyse du Capital. Voir Collin, 1996.

[11] Marx utilise indifféremment les deux termes allemands Entfremdung et Entaüsserung qu’on traduit par « aliénation » et qui ont, chez Hegel des sens bien différents.

[12] Une expression répugnante pour quiconque garde un tant soit peu le sens du respect dû à la personne humaine.

[13]Principes d'une critique de l'économie politique in Œuvres 2, Gallimard, « La Pléiade » p. 214

[14] En même temps, et ce n’est pas un de ses moindres « mérites », il fait passer d’une façon presque convaincante un droit du travail acquis de haute lutte - notamment celui de la limitation de la journée de travail -, non seulement pour obsolète, mais comment allant contre la liberté individuelle des travailleurs.

[15] Notamment en faisant disparaître le concept juridique de journée de travail.

[16] Voir Basso, 2005

[17] Jean-Harribey, « Un regard positif sur le travail », Politis, 31 mai 2007.

[18] Voir T. Negri et M. Hardt, Empire et la critique de ces thèses dans Collin, 2005, chapitre III.

[19] Il s’agit d’un ensemble de propositions défendues par des gens comme André Gorz, Philippe Van Parijs ou encore Jean-Marc Ferry.

[20] Jean-Marc Ferry, « Revenu de citoyenneté, droit au travail, intégration sociale » dans « Vers un revenu minimum inconditionnel ? », in Revue du Mauss, 1996, n°7, p. 115-134.

[21] Voir Critique du programme du parti ouvrier allemand in Œuvres I, La Pléiade. Le statut de ce texte si souvent cité ne manque cependant pas de poser problème. À bien des égards il est aberrant relativement au cours de la pensée de Marx à ce moment-là. Voir Collin, 2006.

[22] La question des besoins, à elle seule, débouche sur des difficultés inextricables.

[23] Ce qu’on a de bonnes raisons de croire, cependant (cf. infra). Le communisme tel que Marx le présente à ce moment précis est un mixte de Saint-Simon et Fourier.

[24] Voir Œuvres II, « La Pléiade », pp. 1485-1486.

[25] Voir Capital, Livre I, chap. XXXII. Ce chapitre est placé en conclusion dans l’édition Rubel (voir Œuvres I, « La Pléiade »).

[26] Voir M. Sahlins,  Âge de pierre, âge d'abondance. Economie des sociétés primitives, 1972, Gallimard, NRF, 1976 pour la traduction française.

[27] Voir Principes d’une critique de l’économie politique, Œuvres II, « La Pléiade », p.305-306.

[28] Empire fut vendu avec ce bandeau…

[29] Op. cit., p. 306

[30] Op. cit., p. 307

[31] Ibid.

[32] Sur ce point, voir D. Collin, 2006. La science comme « force productive directe » n’apparaît que dans ce manuscrit et ni l’expression, ni l’idée ne sont reprises dans le Capital alors qu’elle aurait dû avoir sa place dans le long chapitre consacré au machinisme (Livre I, chap. XV). Si la machine est de la « science matérialisée », Marx montre dans ce chapitre que le machinisme n’a pas de productivité propre. Ce qui, seul, donne sa valeur au machinisme, c’est la transformation des rapports sociaux de production (la division du travail) que, tout à la fois, il rend possible et exige (voir Collin, 2006, pages 86-91). Donc seul le travail vivant est productif, d’où la contradiction du capital qui ne peut vivre qu’en exploitant le travail vivant et doit en même temps toujours plus l’expulser du procès de production. Il faut ajouter que le concept de « forces productives » reste toujours assez vague chez Marx, qui va même jusqu’à parler de la transformation des forces productives en « forces destructrices » (voir Idéologie Allemande, in Œuvres III, « La Pléiade », page 1106).

[33] Une vieille chanson du Nord dit : « Tu s’ras toudis qu’un employé, un train’misère, un salarié… » Voilà au fond l’hymne commun de Besancenot, Buffet et Bové. L’Internationale disait : « Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes ! »

[34] L’interdiction des licenciements, ou l’interdiction des licenciements dans les entreprises qui font des profits. sont des propositions soit inapplicables, soit inefficaces, soit dépourvues de sens. Inapplicables si dominent les rapports capitalistes de production, inefficaces si on se contente de vœux pieux sans moyens de coercition, dépourvues de sens dès lors qu’une transformation sociale décisive aurait été engagée. Si la propriété capitaliste reste inviolable, personne ne pourra jamais obliger un patron à embaucher et garder quelqu’un. Car les patrons ne licencient pas par sadisme, mais parce que cela fait partie des moyens nécessaires pour empêcher le taux de profit de baisser et pour rester concurrentiel face aux autres capitalistes. Quand un grand groupe automobile supprime 4000 postes parce que ses ventes sont en baisse et que, face à la concurrence, il délocalise sa sous-traitance dans les pays à bas salaires, il fait qu’appliquer ce que demandent les propriétaires légaux de l’entreprise. Et s’il ne le fait pas, l’entreprise disparaîtra purement et simplement. Une entreprise automobile a pour but de produire non des automobiles mais du profit. L’interdiction des licenciements est impossible sans porter la hache dans les rapports de propriétés. L’interdiction des licenciements « boursiers » ne vaut pas mieux. Que serait un capitalisme « non boursier » un capitalisme dont le profit ne serait plus le moteur ? On peut résumer l’affaire ainsi : soit le mouvement ouvrier n’a pas la force d’imposer l’interdiction des licenciements et alors c’est une pure pétition de principe. Soit il en a la force, et alors cette mesure devient inutile puisque la domination du capital est en train d’être renversée. Le mot d’ordre en apparence radical appartient au registre du pire réformisme, celui qui agite des formules creuses pour éviter que soient posées les questions cruciales, celles de la structure sociale de base.

 



Cet article a d'abord été publié dans la revue Mortibus dans son numéro 4/5 (2007) intitulé "Faim du travail".


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Ecrit par dcollin le Samedi 8 Mars 2008, 11:43 dans "Morale et politique" Lu 5808 fois. Version imprimable

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