Le «marxisme mathématique»
Sommaire
La baisse tendancielle du taux de profit
Quand il évoque la baisse tendancielle du taux moyen de profit, Marx se place en apparence sur le terrain même des économistes, formules mathématiques à l’appui. Pourtant, la baisse tendancielle du taux de profit n’est pas déductible de ces formules. Sur ce plan Marx ne va guère plus loin que Ricardo avec sa loi des rendements décroissants[1]. De plus, certaines des formules qui illustrent cette démonstration prêtent à contestation.
Les économistes d’inspiration marxiste ont tenté d’élucider les difficultés dans l’interprétation de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit. Ainsi Paul Sweezy ou Joan Robinson pensent que cette loi est non opérationnelle. Soit c, v et pl le capital constant, le capital variable (la valeur des forces de travail employées) et la plus-value. Paul Sweezy définit ainsi la composition organique du capital : q = v/c. Soit p’ le taux de profit : p’=pl/(v+c). Soit pl’ le taux d’exploitation. On a : pl’ = pl/v. En divisant par v les deux termes de la fraction définissant p’ on obtient : p’ = pl/(1+c/v). Le taux de profit ne dépend pas donc par uniquement de la composition organique mais aussi du taux d’exploitation. Ce sont deux variables plus ou moins indépendantes – même si l’augmentation de la composition organique peut traduire une amélioration des techniques et donc entraîner une augmentation du taux de plus-value. Si Marx a été assez prudent avec l’utilisation de ses équations, il n’a guère été imité et des auteurs ont affirmé, sans preuve, qu’à long terme le taux de profit devait nécessairement baisser, alors qu’il nous semble impossible de procéder à une déduction mathématique de la baisse du taux de profit à partir des relations fondamentales définissant la valeur d’une marchandise et la valeur de la force de travail.
Ainsi Louis Gill[2] examine-t-il les critiques de Sweezy mais se débarrasse du problème en affirmant que la composition organique du capital se définit par q = c/(v+pl). Autrement dit, Louis Gill part d’une définition de la composition organique qui est en fait une autre façon d’exprimer le taux de profit! Il suffit ensuite de postuler l’augmentation de la composition organique ainsi redéfinie pour «prouver» la baisse tendancielle du taux de profit ! Or, si on veut bien admettre que pendant la plus grande partie de l’histoire du mode de production capitaliste l’augmentation de c/v a été empiriquement vérifiée, il est plutôt aventureux d’en conclure que c/(v+pl) augmente. En fait les auteurs marxistes se sont retrouvé devant un problème qu’ils ne savent pas résoudre : l’équation du taux de profit est une équation à deux degrés de liberté qu’on ne sait pas décomposer en deux équations indépendantes. En effet, on ne connaît pas la loi qui lierait taux de plus-value et composition organique et on ne dispose d’aucune équation pour le taux de plus-value.
Donnons un exemple simple qui permet de comprendre ce qui se passe. Supposons que le taux d’exploitation reste constant. Supposons également qu’il n’existe pas d’obstacle à l’accumulation (par exemple en termes de débouchés) et que chaque année la moitié de la plus-value produite soit transformée en capital constant. La baisse du taux de profit ne sera constatée que si un seulement une faible part de la plus-value est convertie en capital variable additionnel. Marx[3] donne des exemples qui supposent constant le taux d’exploitation pl/v. Ces exemples ne peuvent convaincre que les convaincus. On y constate effectivement une baisse du taux de profit. Un même nombre d’ouvriers est capable de mettre en œuvre une plus grande quantité de capital constant, donc la productivité du travail augmente, ce qui se traduit par l’emploi d’un plus grand nombre de machines capables de traiter par une unité de temps une masse toujours plus grande d’intrants. Si on suppose une loi d’accumulation plus fine, la situation sera plus complexe. La loi fonctionne ici avec deux hypothèses que Marx considère comme des hypothèses raisonnables à long terme mais qui n’en restent pas moins des hypothèses :
(1) Le taux d’exploitation reste globalement stable.
(2) La composition organique du capital (c/v) tend à monter.
Supposer constant le taux d’exploitation, c’est admettre qu’aucun changement n’intervient dans les rapports relatifs de toutes les valeurs mises en jeu et dans l’organisation technique. Mais on peut, par la même occasion, admettre la stabilité de c/v. En fait, l’évolution sur le long terme est déterminée par de nombreux facteurs, qui concernent le procès de production lui-même ou lui sont extérieurs. On remarque que, étant donné un certain investissement initial, le taux de profit dépend de 3 variables libres, le taux d’exploitation, la fraction de la plus-value réinvestie en capital constant et la fraction de la plus-value réinvestie en capital variable. Si la plus-value est intégralement réinvestie, la part réinvestie en capital constant et celle qui est réinvestie en capital variable augmentent ou diminuent selon une loi linéaire. Mais en pratique ce n’est jamais le cas : une part de la plus-value est 1° utilisée pour la consommation directe du capitaliste, 2° consommée pour ses faux frais, 3° socialisée par l’Etat. En outre la part réinvestie en capital constant dépend des rapports entre capital fixe et capital circulant, du taux d’utilisation des machines, etc.. Le taux de profit ne peut donc baisser que dans certaines conditions déterminées mais certainement pas en vertu d’une loi ayant « la rigueur des lois de la nature ».
De plus dans ces exemples, on tient le taux de plus-value pour constant alors qu’un des effets attendus de l’investissement en capital constant additionnel sous forme de machines est une hausse du taux de plus-value. L’augmentation de la productivité du travail doit aboutir à ce que marchandises assurant l’entretien de la force de travail incorporent de moins en moins de travail social ; les machines peuvent aussi permettre une meilleure utilisation de la force de travail en chassant les temps morts ; enfin l’augmentation de la productivité du travail peut aboutir la baisse de la valeur du capital constant, si bien qu’une même masse matérielle de capital constant représentera une valeur plus faible. Si on s’en tient donc à l’analyse stricte en termes de valeurs, la loi de la baisse tendancielle du taux de profit n’est pas du tout une loi. Cependant cette loi peut se manifester si on prend compte non le modèle du capital isolé, mais celui de la concurrence de nombreux capitaux, avec la formation du taux moyen de profit. Mais c’est précisément ce que Marx ne prend pas en compte dans le livre I quand il pose comme fondement la hausse de la composition organique du capital. La formation du taux moyen de profit suppose que soient résolus deux problèmes, celui de la conversion des valeurs en prix et celui de la nature de la concurrence elle-même.
Ainsi, ce modèle théorique n’approche la réalité qu’en des circonstances particulières. Le plus souvent, il ne fonctionne pas comme une description de la réalité empirique. Celle-ci s’explique tout autant par les causes qui contrecarrent la baisse tendancielle du taux de profit que par la baisse tendancielle du taux de profit elle-même. La loi de la baisse tendancielle du taux moyen de profit peut faire penser aux lois du mouvement des corps, dans l’analyse de Descartes. Celui-ci commence par formuler le principe d’inertie pour montrer ensuite qu’aucun corps ne peut effectivement se déplacer par un mouvement rectiligne uniforme à cause de la multiplicité des corps et de l’impossibilité du vide. Le mouvement réel est en fait un enchevêtrement de mouvements tourbillonnaires[4] et donc la réalité essentielle connue par la science apparaît sous une forme méconnaissable.
Ces difficultés ne tiennent pas seulement à la formulation mathématique de la loi ; elles découlent en partie de la définition même de la composition organique du capital comme unité de la composition technique et de la composition valeur, donc unité d’un élément (la composition valeur) qui est uniquement quantitatif et d’un élément largement qualitatif (la composition technique). L’équation marxienne ne peut fonctionner que pour autant que composition technique et composition valeur évoluent parallèlement, au moins sur une longue période. Or si la composition technique est d’ordre qualitatif ; elle ne mesure rien, elle n’est mesurée par rien car elle n’est pas elle-même une mesure. Elle ne fait que décrire l’augmentation de la puissance productive du travail humain et le poids croissant de la machine et de l’automation. Elle est, contradiction in adjecto, une mesure qualitative. Comment un rapport quantitatif comme l’est la composition valeur qui est un nombre rationnel tout ce qu’il y a de plus ordinaire, peut-il évoluer en corrélation avec un « rapport qualitatif » ? On ne peut comparer une mesure qu’à une autre mesure. Il faudrait disposer d’un moyen indirect pour lier cette grandeur qui n’en est pas une à une grandeur mesurable homogène aux autres mesures. Mais Marx ne nous donne pas ce moyen. Il résout la difficulté en parlant de composition organique comme un tout, comme l’unité du quantitatif et du qualitatif mais ce tout n’est pas une catégorie économique.
En outre, les vérifications empiriques de la loi de la baisse de tendancielle du taux de profit sont loin d’être aisées, puisque les statistiques ne nous fournissent que des prix et des salaires nominaux et non des valeurs. Mandel[5] donne une série de statistiques mais seulement pour des secteurs particuliers et pour des périodes bien définies ; Louis Gill procède de la même façon. Ces exemples peuvent nous convaincre que le taux de profit chute sur certaines périodes mais ne montrent pas qu’il s’agit véritablement d’une tendance générale du mode de production capitaliste. Ils pêchent d’ailleurs par rapport à la formulation de Marx, puisque la baisse tendancielle du taux moyen de profit n’est qu’une loi tendancielle qui peut s’observer à long terme et en moyenne et donc des exemples particuliers ne peuvent, par définition, apporter de preuve empirique de la validité de la loi.
En réalité la baisse tendancielle du taux de profit est non une loi découverte par l’expérience, ni un théorème nécessaire découlant d’un système théorique, mais la conséquence obligée du principe de substitution du travail mort au travail vivant qui lui même trouve son origine ultime dans la double nature de la marchandise. La loi de la baisse tendancielle manifeste très exactement le lien qui existe entre l’essence des phénomènes et les phénomènes eux-mêmes. Pour Marx « le taux de plus-value s’exprime dans un taux de profit général sans cesse décroissant.[6] » La loi n’est donc pas définie à partir des liens entre les phénomènes observables, qui se situent au niveau des prix, de profits, des coûts de production – car sur ce plan, comme Marx le dit lui-même, la difficulté consiste bien plutôt à expliquer pourquoi le taux de profit ne chute pas plus rapidement et plus nettement – mais à partir du rapport nécessaire entre les soubassements de l’économie (valeur, plus-value) et leur manifestation. Sur ce plan, les formulations de Marx ne sont pas dépourvues d’ambiguïtés. Ainsi il écrit : « C’est un fait que, dans le développement des forces productives du travail, les conditions matérielles de celui-ci, autrement dit le travail matérialisé, doivent croître par rapport au travail vivant. C’est là à proprement parler une tautologie, car que signifie productivité croissante du travail sinon que moins de travail immédiat est nécessaire pour créer une plus grande quantité de produits et que, par conséquent, la richesse sociale s’exprime de plus en plus dans les conditions du travail créées par le travail lui-même.[7] » Ici Marx se situe sur le plan du procès concret de travail et montre une nouvelle fois la nécessité de l’augmentation de la composition technique du capital. Mais quid de la composition valeur ? L’augmentation de la productivité conduit à produire plus de «produits» mais pas nécessairement plus de valeur, puisque le travail étant plus efficace chaque marchandise incorpore de moins en moins de travail. Et ceci est vrai également pour les marchandises qui entrent dans la composition du capital constant. Les différences de rythme d’accumulation et d’évolution technique entre les diverses branches rendent la solution encore plus difficile. Ainsi, une augmentation comparativement plus rapide de la productivité dans le secteur agricole fait baisser les prix des produits alimentaires, contribuant ainsi à diminuer la valeur de la force de travail et donc à une augmentation le taux d’exploitation, non liée aux progrès de la productivité dans telle ou telle branche de l’industrie. A cela il faut ajouter les différences des vitesses de rotation du capital puisqu’une rotation du capital plus lente augmente automatiquement la composition valeur du capital. Marx tranche en ramenant le taux de profit à ce qu’il exprime du point de vue du travail humain en général : « Ainsi la tendance croissante du taux profit général à la baisse est simplement une façon propre au mode de production capitaliste, de traduire le progrès de la productivité sociale du travail.[8] »
Les conséquences de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit ne sont pas minces. Selon Mandel « La théorie de l’effondrement est fondée en dernière analyse sur cette impossibilité pour le capital de rattraper à long terme la chute tendancielle du taux moyen de profit au moyen de l’augmentation du taux de plus-value.[9] » Concentrant toutes les contradictions du mode de production capitaliste, la loi de la baisse tendancielle du taux de profit fonderait le caractère inéluctable du renversement du capitalisme, la «nécessité de fer» dont Marx parle lui-même. Or cette loi n’est pas une loi analogue aux lois de la physique, mais une loi de probabilité qui donne des directions probables et non des traites que l’avenir devra honorer. La loi de la baisse tendancielle ne fonde pas la théorie de l’effondrement mais prouve que le mode de production capitaliste est un mode de production historique et limité : « L’important dans l’horreur qu’ils [les capitalistes] éprouvent devant le taux de profit décroissant, c’est qu’ils s’aperçoivent que le mode de production capitaliste rencontre dans le développement des forces productives une limite qui n’a rien à voir avec la production de la richesse en tant que telle.[10] » Alors que les «catastrophistes»[11], font de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit le véritable deus ex machina de l’histoire puisque c’est elle qui est censée déterminer la catastrophe d’où sortira le renversement des rapports sociaux de production, ils se méprennent sur le sens de l’analyse de Marx[12]. Car quand il écrit que cette limite «n’a rien à voir avec la production de richesse en tant que telle», c’est parce que cette limite ne se situe pas dans le champ de la science économique, mais en dehors, ou plutôt en son fondement non économique.
Si Marx montre que, par certains côtés, cette loi détermine une tendance vers l’effondrement, il ajoute immédiatement : « Ce processus ne tarderait pas à entraîner l’effondrement de la production capitaliste si des tendances contraires n’agissaient pas continuellement pour produire un effet décentralisateur parallèlement à la force centripète.[13] » Or, cet enchevêtrement de tendances et contre-tendances n’a rien d’un phénomène objectif, naturel. Le pouvoir de consommation de la société est la condition majeure de la réalisation de la valeur ; or « le pouvoir de consommation […] a pour base des conditions de répartition antagoniques qui réduisent la consommation de la grande masse à un minimum variable dans des limites plus ou moins étroites. Il est en outre restreint par le désir d’accumuler …[14] » On retrouve ici, à la racine des contradictions, non un processus objectif, se déroulant indépendamment et même à l’insu des acteurs, mais un processus éminemment « subjectif », la lutte des classes, qui s’exprime dans la répartition antagonique – du côté de la consommation – et la séparation des producteurs d’avec les moyens de production – du côté de la production. Marx invoque le «désir d’accumuler» comme un facteur essentiel. Il précise : « les interrelations et les conditions qui les règlent [les tendances du mode de production capitaliste] prennent de plus en plus la forme d’une loi naturelle indépendante des producteurs et deviennent de plus en plus incontrôlables.[15] » La loi «prend la forme» d’une loi naturelle ; ce qui veut clairement dire qu’elle n’est pas une loi naturelle mais qu’elle apparaît comme une loi naturelle, non parce qu’elle serait due à autre chose que l’activité humaine mais parce qu’elle résulte des interactions incontrôlables de multiples individus. Mais, en droit, ce n’est parce que le résultat de l’enchevêtrement de ces actions est incontrôlable qu’il est gouverné par une loi naturelle, qu’il échappe à la liberté humaine. La physique connaît de nombreux systèmes dont l’évolution est plus ou moins incontrôlable, mais elle est capable de définir des lois statistiques concernant ces systèmes qu’elle peut à bon droit nommer lois de la nature. Le système des rapports sociaux liés au mode de production capitaliste est tout aussi incontrôlable, il est également susceptible sous certaines conditions – beaucoup plus restreintes et beaucoup moins stables – d’être décrit par des formules statistiques mais il ne fait que prendre la forme d’un système obéissant à des lois naturelles et ici « prendre la forme » doit être entendu dans son sens le plus commun, dans le sens d’un déguisement ou d’une métamorphose analogue à celle des contes de fées où les rats prennent la forme des chevaux. Dans la loi de la baisse tendancielle du taux de profit s’exprime d’une manière condensée tout le travestissement économique des rapports sociaux et c’est cela qui explique l’importance décisive de cette loi.
La conversion des valeurs en prix
La conversion des valeurs en prix joue un rôle non moins décisif que la baisse tendancielle du taux de profit puisqu’elle assure la cohérence, le couplage entre le modèle théorique et le modèle empirique, entre l’essence et l’apparence. Marx veut donner «la loi du phénomène» : il doit donc expliquer de quelle manière ce qui est (valeur) apparaît (sous forme de prix). C’est la différence entre valeur et prix (entre l’essence et l’apparence) qui va servir de matrice explicative. Dans l’ordre logique, cette loi de la conversion des valeurs en prix est même antérieure à celle de la baisse tendancielle du taux de profit, puisqu’elle est présupposée dans la formation d’un taux de profit moyen. En effet la baisse tendancielle du taux de profit suppose que soit élucidé le mécanisme de la transformation de la plus-value en profit.
Voyons d’abord comment Marx pose le problème. La transformation de la plus-value en profit et la transformation des valeurs en prix de production ne forment qu’un seul et même processus. Le raisonnement est assez particulier pour qu’il soit détaillé. Marx commence en effet par poser l’existence d’un taux moyen de profit qui permet de déterminer le coût de production. En supposant 5 capitaux à composition organique différente, il imagine le tableau suivant qui tient compte de l’usure du capital :
C |
V |
Usure de C |
Pl |
Valeur |
Coût production |
Prix |
Taux de profit |
D prix/ valeur |
|
I |
80 |
20 |
50 |
20 |
90 |
70 |
92 |
22% |
+ 2 |
II |
70 |
30 |
51 |
30 |
111 |
81 |
103 |
22% |
- 8 |
III |
60 |
40 |
51 |
40 |
131 |
91 |
113 |
22% |
- 18 |
IV |
85 |
15 |
40 |
15 |
70 |
55 |
77 |
22% |
+ 7 |
V |
95 |
5 |
10 |
5 |
20 |
15 |
37 |
22% |
+ 17 |
Total |
202 |
422 |
312 |
422 |
22% |
-26 |
L’exemple semble prouver que les capitaux les plus performants (ceux qui ont la plus forte composition organique) possèdent un avantage comparatif puisqu’ils s’accaparent une part de la plus-value globale supérieure à la part qui leur reviendrait. Or c’est seulement un exemple de ce qui peut se passer et de ce qui se passe en pratique dans la majeure partie des cas, mais nullement une preuve que les choses se passent nécessairement ainsi en vertu d’une déduction théorique. Si Engels, dans ses derniers travaux condamnait le goût des Anglais pour l’induction, Marx n’hésite pas à chercher les formulations théoriques par la méthode inductive, sans se soucier de savoir si les modèles utilisés sont parfaitement déduits des principes théoriques.
Marx présuppose la formation du taux moyen de profit pour pouvoir ensuite montrer que les capitaux à plus forte composition organique accaparent un surprofit, et que, ce faisant, ils vont conduire les autres capitaux, attirés par ces surprofits dans ces secteurs à plus forte composition organique, ce qui aboutira à une égalisation à la baisse du taux moyen de profit. C’est la dernière colonne du tableau (écart valeur/prix) qui explique la formation d’un taux moyen de profit (tendanciellement en baisse) alors que les valeurs de cette dernière colonne ne peuvent être calculées que si on suppose que le taux moyen de profit est déjà formé. Ce raisonnement est circulaire : les présuppositions sont démontrées à la fin. En fait, Marx met sur le même plan des valeurs et des prix de production. Ainsi les capitalistes n’achètent pas leur capital constant – ni leur capital variable d’ailleurs – à sa valeur mais à son prix. Or le modèle considère qu’ils les achètent à leur valeur et que le taux moyen de profit est calculé à partir de là. Pour un capitaliste normalement constitué, le tableau de Marx n’a pas de sens puisqu’il met en oeuvre des mesures qui ne correspondent à rien de connu de lui, car il calcule ses prix de production à partir des prix des capitaux constants et variables. Cependant, pour Lipietz, « on peut considérer la transformation de Marx comme une assez bonne approximation théorique, en ce sens que même si les prix de production ne sont pas rigoureusement calculés, les propriétés utiles pour la suite s’avèrent correctement établies.[16] » Il faut donc simplement «corriger la négligence de Marx». Ce à quoi se sont attelés de nombreux auteurs, marxistes ou non.
De fait, le modèle marxien était loin d’être achevé. Marx se contente de son modèle parce qu’il lui suffit d’établir que « la somme des prix de production de toutes les marchandises produites dans la société – la totalité des branches de la production – est égale à la somme de leurs valeurs.[17] » Ce qui permet de parvenir à la conclusion qu’il n’y a « pas de différence entre profit et plus-value»[18]. Certes, plus-value et profit ne sont pas deux grandeurs équivalentes ; bien au contraire : non seulement la plus-value est rapportée au capital variable alors que le profit est rapporté au capital total mais encore alors que la plus-value est « calculée »[19] dans la sphère des valeurs et le profit dans la sphère des prix. Le profit, dit encore Marx, est de la plus-value métamorphosée, mais au-delà de cette métamorphose, se manifeste cette identité essentielle puisque les prix ne sont que les résultats d’une «métamorphose» des valeurs. C’est bien cette identité essentielle qui constitue pour Marx le point fondamental au-delà de la précision des calculs. Ainsi Marx se rend-il lui-même compte de sa propre «négligence». « Primitivement, nous avons supposé que le coût d’une marchandise était égal à la valeur des marchandises consommées dans sa production. Mais pour l’acheteur, le prix de production d’une marchandise, le prix de production d’une marchandise en est le coût de production et c’est comme tel qu’il peut donc entrer dans les prix d’autres marchandises.[20] » Marx sait très bien qu’il ne peut pas identifier prix et valeur, parce qu’il ne peut pas identifier le procès de production immédiat (celui qui est analysé dans le livre I du Capital) et le procès de production capitaliste en général (qui est celui qui est analysé dans le livre III). Mais au déjà de ces différences conceptuelles, il doit toujours ramener le deuxième au premier, le fonctionnement apparent des prix au fonctionnement des valeurs. C’est pourquoi, constatant les fluctuations des prix du marché, Marx ajoute : « Abstraction faite des fluctuations des prix du marché, dans toutes les périodes de courte durée, une modification dans les prix de production s’explique toujours de prime abord par des changements réels dans la valeur des marchandises.[21] » Le prix de production apparaît ainsi non comme un prix en général mais comme un intermédiaire dans le processus qui métamorphose les valeurs en prix de marché. Marx ne développe pas plus cette métamorphose dont finalement il propose de faire abstraction car elle ne lui semble pas essentielle. L’économiste ne peut pas faire abstraction de ces fluctuations – par exemple quand il veut expliquer l’inflation ou la déflation ou les perturbations du système monétaire. C’est pourquoi il est apparu nécessaire de corriger Marx, la correction de Lipietz étant sans doute la plus proche des intentions de Marx lui-même[22]. Mais ces corrections, le plus souvent, comme le note Lipietz, conduisent à remettre en cause la loi de la valeur elle-même. Mais nous sommes alors confrontés à une grave difficulté théorique. Car cette remise en cause ne peut s’arrêter là. Transformer l’analyse marxienne dans le sens indiqué par Morishima, Sweezy etc., est peut-être opératoire sur le plan de la science économique, mais c’est renoncer à l’analyse fondamentale de Marx, à la signification philosophique radicale de la valeur. Bref c’est ne pas comprendre pourquoi Marx commet une «énorme bourde»[23] en «oubliant» que les valeurs sont des grandeurs dissimulées au capitaliste, s’aperçoit par la suite de son erreur et la laisse pourtant telle quelle.
Marx face à la « loi d’airain » des salaires
Rien ne peut mieux illustrer le sens qu’a pour Marx l’expression « loi économique » que la manière dont il s’attaque à la « loi d’airain » des salaires que défendaient les partisans de Lassalle (et que de nombreux marxistes ont soutenue, sous une forme modifiée, dans la discussion sur la « paupérisation absolue »). Résumons la question. Lassalle croyait – comme Ricardo d’ailleurs – que les salaires ne pouvaient pas s’élever au-dessus du minimum vital. Pour Lassalle en effet, « Le salaire moyen se réduit toujours aux subsistances nécessaires à la vie, telles qu’elles sont habituellement exigées pour un peuple, pour qu’il conserve son existence et se perpétue. C’est là le point autour duquel gravite et oscille le salaire quotidien réel, sans pouvoir longtemps soit s’élever au-dessus ou tomber au-dessous de ce niveau.[24] » Rubel écrit que cette définition du salaire par Lassalle n’est pas très éloignée de celle de Marx. Cependant Marx tombe à bras raccourcis sur la « loi d’airain » en voyant son fondement dans la théorie de la population de Malthus (pour Marx, une des plus grandes injures possibles). Que lui reproche Marx ? De rejoindre les théories des économistes, lesquels « ont démontré depuis cinquante ans et davantage que le socialisme ne peut abolir la misère, qui est enracinée dans la nature, au contraire il ne peut que la généraliser, la répartir simultanément sur toute la surface de la société ! »[25] Le premier reproche adressé à la « loi d’airain » est donc de naturaliser les relations sociales. En effet réduire le salaire à des subsistances, c’est le réduire à un ensemble déterminé de valeurs d’usage. Autrement dit, assimiler les lois des phénomènes économiques aux lois de la nature est une faute majeure. Ce qui questionne les affirmations de Marx selon lesquelles les lois du mode de production capitaliste sont aussi « inflexibles » que les lois de la nature, puisque Marx semble affirmer, ici et en de nombreux passages, que les lois de la société humaine sont essentiellement différentes des lois de la nature.
Mais, ajoute Marx, « le principal n’est pas là ». La « loi d’airain » constitue un recul par rapport à la « vérité scientifique » en ce sens qu’elle confond l’apparence et l’essence, le prix du travail avec le prix de la force de travail. Or, comme le dit Marx, dans toutes les sciences, l’économie politique mise à part, « on sait […] qu’il faut distinguer entre les apparences des choses et leur réalité. »[26] Le prix du travail n’est en effet qu’une « expression irrationnelle » qui a sa source dans les rapports de production eux-mêmes dont elle réfléchit la « forme phénoménale ». Or, sans le formuler expressément, l’économie politique elle-même avait déjà changé de terrain, était déjà passée du terrain de l’apparence à celui de la réalité, car elle « détermina cette valeur [du travail] par la valeur des subsistances nécessaires pour l’entretien et la reproduction des travailleurs. »[27] Autrement dit, en cherchant à déterminer la valeur du travail, les classiques ont déterminé toute autre chose, la valeur de la force de travail, mais sans jamais se rendre compte de ce quiproquo. Le reproche essentiel qui est fait à Lassalle, c’est qu’il en est resté au quiproquo de l’économie politique. Il ne pourrait s’agir que d’une question de mots, d’une querelle sémantique sans grande importance pratique. Mais il n’en est rien. Car l’analyse marxienne de la valeur de la force de travail n’en reste pas à l’équivalence de cette valeur avec celle de la valeur de l’ensemble des moyens de subsistance. Bien au contraire, il fait exploser immédiatement ce cadre, dont, pourtant, il dit qu’il représente l’avancée la plus nette de l’économie politique vers le véritable objet de l’analyse scientifique. « L’économie politique classique touche de près le véritable état de choses sans jamais le formuler consciemment. Et cela lui sera impossible tant qu’elle n’aura pas dépouillé sa vieille forme bourgeoise.[28] » Faute en effet de comprendre la différence essentielle entre le substrat, objet de la science, et les formes phénoménales qui se réfléchissent spontanément dans l’entendement, l’économie politique classique, tout comme Lassalle avec « sa loi d’airain », ne peut parvenir à la véritable détermination de la valeur de la force de travail. Or, tout en acceptant l’idée que celle-ci est la somme des moyens de subsistance, Marx montre que cette idée est trop limitée, et ne correspond pas à la réalité. Il dénonce d’abord la réduction des moyens de subsistance aux moyens de subsistance physiologique. Ce qui est égal à la valeur totale des moyens de subsistance physiologiquement indispensable, c’est non la valeur de la force de travail, mais son prix minimum. Car, ajoute Marx « Quand il tombe à ce minimum, le prix est descendu au-dessous de la valeur de la force de travail qui alors ne fait plus que végéter. Or la valeur de toute marchandise est déterminée par le temps de travail nécessaire pour qu’elle puisse être livrée en qualité normale.[29] » Cette « qualité normale » suppose un travailleur apte à effectuer un travail qui requiert une certaine qualification. La valeur de la force de travail doit donc inclure la valeur des moyens dépensés pour la formation du travailleur. Mais ces déterminations objectives, mesurables, n’épuisent pas la question. Dans Salaire, prix et plus-value, Marx montre en détail que la valeur de la force de travail inclut un élément social et historique, « le standard de vie traditionnel », très variable d’un pays à l’autre, d’une époque à l’autre. Et cet élément social et historique est précisément ce qui distingue la valeur de la force de travail des valeurs de toutes les autres marchandises. Quand cet élément est réduit à néant, la valeur de la force de travail est alors ramenée au plus près du minimum physiologique. Mais ce n’est pas le cas général. D’où la conclusion : « En comparant l’étalon des salaires et de la valeur du travail dans différents pays, à différentes époques de l’histoire d’un même pays, vous verrez que la valeur du travail est une grandeur variable et non point fixe, en supposant même que la valeur de toutes les autres marchandises demeure constante.[30] » Marx montre alors que cette grandeur variable est susceptible de grandes variations. Or ces variations ne sauraient être ramenées aux oscillations du prix de la force de travail autour de sa valeur. Ce sont, si on suit le raisonnement de Marx, des variations de la valeur même autour de laquelle oscillent les salaires. Ces variations se font en sens inverse du taux maximal de profit. Ce qui va déterminer, à un moment donné et en un pays donné, le « degré réel » où se situe cette « grandeur variable », c’est « la lutte continuelle du capital et du travail » et donc la question de la valeur de la force de travail se résout « en celle de la puissance de l’un et de l’autre combattant. »[31]
On ne peut donc pas comprendre la critique marxienne de la « loi d’airain » sans revenir à cette détermination ultime de la valeur de la force de travail. Il n’y a pas de « loi d’airain » parce que la détermination de la valeur de la force de travail, si elle apparaît comme une détermination objective, la somme des valeurs des moyens de subsistance, est cependant déterminée « en dernière analyse » par la « lutte des classes », c’est-à-dire par l’activité subjective des individus, non pas des individus libres du « libre marché », mais des individus, réels, des individus sociaux, se déterminant librement dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies. D’où nous pouvons en conclure que, strictement parlant, à l’intérieur de certaines limites très élastiques, il n’est aucune « loi objective » qui puisse déterminer non seulement les salaires mais encore la valeur de la force de travail et par conséquent la plus-value ! Conclusion extrêmement paradoxale, car elle semble ruiner tout l’édifice « scientifique » du Capital, si on s’en tient à la définition classique d’une science. Nous avons en effet une science dont les lois fondamentales ne sont pas vraiment des lois et par conséquent une science dont aucune hypothèse ne peut être testée et vérifiée.
Pour comprendre ce paradoxe, et tenter de le dénouer, il faut saisir dans son mouvement la pensée de Marx. En opposant les formes phénoménales à leur substrat, il ne s’agit pas de substituer une théorie économique à une autre mais de ruiner les catégories essentielles de l’économie politique qui ne sont que des masques de la réalité. Car cette réalité démasquée, celle qui est le véritable objet de la science n’est pas une réalité économique. La « valeur », la « valeur de la force de travail » ne sont que l’expression théorique d’une réalité qui, en elle-même, est non économique. C’est bien pourquoi, comme il est impossible de remonter directement du taux de profit à la mesure du taux de plus-value, il est impossible de remonter du salaire à la valeur de la force de travail, bien qu’à titre transitoire, comme un moment de l’analyse, Marx puisse identifier la valeur de la force de travail au salaire moyen. La conclusion du chapitre VI dans son style même nous ramène à la réalité fondamentale, à cette réalité qui échappe à toutes les mesures. Marx est passé de la sphère de la circulation simple, « qui fournit au libre-échangiste vulgaire ses notions, ses idées, ses manières de voir », à la sphère de la réalité du mode de production capitaliste et « nous voyons, à ce qu’il semble, s’opérer une certaine transformation dans la physionomie des personnages de notre drame. Notre ancien homme aux écus prend les devants et, en qualité de capitaliste, marche le premier ; le possesseur de la force de travail le suit par-derrière, comme son travailleur à lui ; celui-là le regard narquois, l’air important et affairé ; celui-ci timide, hésitant, rétif, comme quelqu’un qui a porté sa propre peau au marché, et ne peut plus s’attendre qu’à une chose : à être tanné.[32] » Ce n’est pas une image, c’est la réalité elle-même dont les catégories économiques ne sont que l’expression théorique. Dans la production capitaliste, le travailleur vend « sa peau », dont le pseudonyme théorique est « force de travail » mais il ne peut pas faire autrement parce que pour vivre il doit se dessaisir de sa propre vie et qu’en même temps il ne pourra continuer à se dessaisir de cette vie qu’en la protégeant, en essayant de vendre sa peau le plus cher possible[33].
Le sens des lois
Les difficultés que recèlent ces « lois du mode de production capitaliste » sont révélatrices des difficultés générales de la théorie de Marx, si on la considère simplement comme une théorie économique. Même certains économistes marxistes rejettent la théorie de la valeur-travail comme «métaphysique» parce qu’il est en effet extrêmement difficile de la faire rentrer dans le schéma formel de la science économique, en particulier telle qu’elle s’est développée au cours du 20e siècle. Il faut donc admettre que la théorie marxienne est comme un «en deçà» de l’économie, ou une « méta-économie » ; elle ne se contente pas de résumer l’expérience ; elle est en même temps une « thèse ontologique », une thèse sur l’être de ce qui apparaît dans les phénomènes économiques.
Il ne s’agit pas de nier l’intérêt des recherches du marxisme mathématique. Localement, les rationalités ainsi montrées peuvent avoir des conséquences pratiques ; mais elles n’invalident pas notre analyse. Les «lois» ne rendent pas compte de l’expérience économique empirique, ou seulement de manière indirecte car elles ne sont que des lois tendancielles. Les lois marxiennes ne sont donc pas des lois au sens où on l’entend généralement, quand on parle de lois scientifiques mais des principes explicatifs matériels qui permettent de comprendre le mouvement apparent tel qu’il s’exprime dans la sphère économique à partir d’un autre plan d’une autre réalité, d’un autre ordre. Or les sciences modernes refusent précisément les explications par un autre ordre de réalité que celui qui forme l’objet de la science. Pour Duhem[34], la théorie physique n’est pas dépendante d’un choix métaphysique, elle n’est qu’un moyen conventionnel économique pour classer les expériences sous une forme déductive. Duhem souligne particulièrement que la finalité d’une théorie physique n’est pas l’explication du monde. Pour Marx, il s’agit, non de classifier ce qui est observable, mais d’expliquer ce qui se trouve impliqué dans un principe qui ne ressortit pas à la science expérimentale.
Ainsi, les lois marxiennes diffèrent des lois des sciences, qu’il s’agisse de lois déterministes au sens strict ou de lois statistiques. Thom reproche à la science contemporaine de formuler des lois qui permettent de prévoir mais ne permettent pas de comprendre.[35] On pourrait dire des lois marxiennes qu’elles fonctionnent à l’inverse de la science contemporaine : elles permettent de comprendre mais non de prévoir ! Les lois de Newton permettent de prévoir les positions respectives des planètes, mais au fond elles ne disent pas pourquoi il en est ainsi – sinon parce que c’est la loi. Les lois marxiennes ne permettent pas de prévoir la date de la prochaine crise ni la fin du mode de production capitaliste mais d’expliquer pourquoi cette absurdité qui veut que les gens meurent de faim parce que la société est trop riche.
La loi de la baisse tendancielle éclaire et illustre les mécanismes généraux de la production dans les rapports capitalistes, mais elle ne permet pas de prédire l’évolution réelle du taux de profit. Les lois explicitent ce qui est en puissance dans les rapports sociaux mais ne décrivent pas ce qui est en acte. Bien au contraire ce qui est en acte, ce sont les tendances qui contrecarrent la baisse tendancielle du taux de profit. Ainsi l’explication de la crise de 1974 a-t-elle fréquemment souligné la baisse à long terme des taux de profits dans le «régime de régulation fordiste» mais les années 80 ont vu au contraire une remontée nette des taux de profits, dont une large part est entrée dans la poche du capital financier, mais dont le capital industriel lui-même a profité avec la reconstitution spectaculaire des capacités d’autofinancement des entreprises. Or ces deux mouvements en sens contraire ne peuvent pas être expliqués en se contentant d’une lecture du livre III du Capital. De nombreux facteurs apparemment exogènes pourraient l’expliquer. Ainsi Alain Lipietz et Denis Clerc montrent l’importance des luttes sociales, particulièrement celles des OS à la fin des années 60 dans ce qui va conduire à une grave crise de rentabilité du capital. Inversement, il semble bien que la remontée des profits au cours des années 1980 ne puisse pas être imputée à une grappe d’innovations au sens de Schumpeter mais plutôt à une offensive sociale des capitalistes contre les salariés conduisant d’une part à la formation d’une «armée industrielle de réserve» et d’autre part à la mise en cause des conventions collectives et de tous les acquis ouvriers, se traduisant dans un pays comme les Etats-Unis par une forte baisse des salaires au cours des années 75-95.
La loi de la baisse tendancielle du taux de profit doit servir à expliquer la hausse des profits puis à nouveau la baisse ou inversement. La même loi doit donc nous dire pourquoi les mêmes causes produisent des effets différents. Si elle y parvient, elle aura ensuite des difficultés à passer le test de Popper. Pour comprendre ce qui est en cause dans la formulation des lois, il faut les ramener à leur fondement, faire leur généalogie. Ainsi que l’écrit Michel Henry, « Pour saisir l’essence du capital, sa nature propre et sa possibilité, il convient de tirer un trait sur tout ce qui est objectif dans le procès de production et de n’en retenir que l’élément subjectif réduit à lui-même.[36] » Michel Henry souligne que, nulle part dans la philosophie occidentale, on ne retrouve une telle signification si constamment radicale de la subjectivité. Marx dépouille toute l’économie politique, il élimine tout ce qui est objectif et scientifique, tout ce qui peut être mis sous une forme mathématique, pour parvenir au savoir qui est le savoir de la chose la plus simple. Ainsi pour comprendre la signification du taux de plus-value faut-il faire abstraction de tout ce qui est objectif dans le procès de production. « L’analyse pure exige donc qu’il soit fait abstraction de cette partie de la valeur du produit, où ne réapparaît que la valeur du capital constant et que l’on pose ce dernier = 0. C’est l’application d’une loi mathématique employée toutes les fois qu’on opère avec des quantités variables et des quantités constantes et que la quantité constante n’est liée à la variable que par addition ou par soustraction.[37] » On ne doit pas se laisser abuser ici par la loi mathématique. La mise sous forme mathématique n’est encore qu’un procédé de simplification qui vise à faire apparaître la réalité fondamentale, l’exploitation capitaliste. D’ailleurs Marx sait bien qu’on ne peut pas en général réduire toute la production à du travail, puisque le travail passé est devenu du «travail mort» et que c’est justement le poids croissant du travail mort (du travail passé) face au travail vivant, celui qui produit actuellement de la plus-value, qui est à la base de loi de la baisse tendancielle du taux de profit. En posant c = 0, Marx n’analyse donc pas le fonctionnement phénoménal du mode de production capitaliste, puisque celui-ci présuppose la séparation du travail et des moyens de production et donc l’irréductibilité du capital constant au capital variable ; au contraire il procède à une expérience de pensée qui change le plan de la démonstration et passe de l’analyse du fonctionnement et des lois du mode de production capitaliste – de l’objet de l’économie politique classique – à la réalité subjective qui fonde l’économie. Il se place donc, pour parler comme Michel Henry, sur un plan véritablement ontologique. C’est pourquoi les économistes se posent comme premier problème le problème du taux de profit, alors que Marx articule toute son analyse à partir du concept bien peu «opératoire» de taux de plus-value : le taux de profit concerne le fonctionnement objectif de l’économie, comme système ayant des lois «incontournables» ; le taux de plus-value concerne directement, dans sa chair, l’ouvrier en tant que personne. Comprendre l’analyse marxienne, c’est comprendre que Marx commence par «mettre entre parenthèses» l’économie ! Ainsi, Marx dégage le sens profond de la loi économique de l’augmentation de la composition organique du capital : « Au point de vue du capital, ce fait [que la richesse sociale s’exprime de plus en plus dans les conditions du travail] apparaît non de façon qu’un moment de l’activité sociale – le travail concret – se change en une substance sans cesse grandissante de l’autre moment, celui du travail vivant, subjectif, mais (et ceci est important pour le travail salarié) de façon que les conditions objectives du travail reçoivent, en opposition au travail vivant, une autonomie de plus en plus démesurée, manifeste dans son extension même, et que la richesse sociale se présente, dans des proportions sans cesse croissante, comme une puissance étrangère et dominante en face du travail.[38] »
Il est vain de chercher dans les bilans des entreprises la confirmation de la baisse tendancielle du taux de profit. La confirmation de cette loi se trouve chaque jour dans la vie des individus, dans l’assujettissement croissant à la machine, dans le remplacement systématique du travail vivant par le travail mort et la montée irrésistible de «l’armée industrielle de réserve». Marx écrit : « la possibilité d’un excédent relatif de population ouvrière grandit à mesure que se développe la production capitaliste, non parce que la productivité du travail social diminue mais au contraire parce qu’elle augmente. La cause n’en est donc pas une disproportion absolue entre le travail et les moyens d’existence (ou les moyens pour les produire), mais la disproportion, issue de l’exploitation capitaliste du travail, entre la croissance progressive du capital et son besoin relativement moindre d’une population croissante.[39] » Cette disproportion peut être constatée empiriquement chaque jour sans apparaître dans les équations de l’économétrie néoclassique. La richesse nationale des pays les plus avancés a pratiquement augmenté de 50% entre 1980 et 1995 alors que dans le même temps le chômage progressait de façon fulgurante et que la pauvreté atteignait des niveaux oubliés depuis longtemps. Alors que pendant toute l’histoire de l’humanité, les grands fléaux étaient les fléaux naturels (épidémies et famines) face auxquels la trop faible productivité du travail social était impuissante, c’est aujourd’hui la technique qui devient l’ennemi du travailleur et la productivité croissante du travail social produit toujours plus de misère. Même pour le travailleur qui garde son emploi, la machine est non seulement son maître mais aussi son surveillant, le plus impitoyable des contremaîtres, les machines automatiques incluant des dispositifs de traitement de l’information qui permettent de connaître, en «temps réel», les faits et gestes des travailleurs. Si le sabotage – des briseurs de machines « luddites » aussi bien que le petit sabotage ordinaire – fait partie depuis toujours de l’arsenal de résistance des ouvriers, les machines automatiques modernes en sont beaucoup plus protégées et il ne reste plus au travailleur qu’à tenter de dominer la machine en essayant de la pousser à ses extrêmes limites, sans même que le contremaître ait besoin de surveiller et de pousser les cadences.
Ainsi, nous assistons à un retournement étonnant : prises dans le détail, les lois de Marx sont des abstractions souvent éloignées de la réalité empirique analysée par les économistes, mais dans le mouvement d’ensemble de la société, sur un terme assez long, ces mêmes lois sont vérifiées à une échelle de plus en plus large. Pendant le même temps, la «science économique» officielle révèle chaque jour un peu plus son impuissance radicale à dire quoi que soit de sérieux sur la marche de la vie des hommes, les prévisions produites à coup de modèles de plus en plus sophistiqués sont démenties par la réalité et les traitements de choc et médecines miraculeuses préconisés par les spécialistes conduisent invariablement à plus de souffrances pour des millions d’hommes.
[1]Marx, dans ses études concernant la rente différentielle critique le «postulat erroné» de Ricardo selon lequel «la rente différentielle présuppose nécessairement un mouvement vers des terres toujours plus mauvaises, un rendement sans cesse décroissant de l’agriculture.» (Capital III,VI,21 - PL 2 page 1326)
[2]Louis Gill : Economie capitaliste: une analyse marxiste
[3]voir Capital III,III,9 PL 3 page 1000 et sq.
[4]Voir Descartes : Principes de la philosophie (Deuxième partie)
[5]Ernest Mandel : Traité d’économie marxiste Tome 1
[6]Capital III, Troisième section, Chap. IX - PL2 page 1002
[7]Principes d’une critique de l’économie politique - PL 2 page 284
[8]Capital III,III,9 PL 2 page 1002
[9]Ernest Mandel : Traité d’économie marxiste tome 1 page 213
[10]Capital III, iii, Conclusion, PL2 page 1025
[11]Rosa Luxemburg devint à la suite de sa polémique contre Bernstein, le porte-parole de ce courant catastrophiste dans le mouvement socialiste puis communiste. Sur le « catastrophisme » de Rosa Luxemburg, voir Capitalisme et Catastrophe de Stephen Rousseas.
[12]Dans Le marxisme et les crises, publié en 1933, Jean Duret estime que « la baisse du taux de profit est la grande cause des crises. » Mais il ajoute que « Cette baisse n’est pas due uniquement à la fameuse ‘loi tendancielle’ analysée par Marx. » L’analyse de Duret prend ainsi en compte d’une part les moyens spécifiques par lesquels est provisoirement enrayée la baisse du taux de profit, par exemple intervention de l’État, dépenses d’armement, ainsi que les raisons particulières qui font qu’à un moment donné ce dispositif anti-crise ne fonctionne plus.
[13]Capital III, iii, Conclusion, PL2 page 1028
[14]Capital III, iii, Conclusion, PL2 page 1026-27
[15]Capital III, iii, Conclusion, PL2 page 1027
[16]Alain Lipietz : Le monde enchanté page 64
[17]Capital III,ii,6 PL 2 page 952
[18]Capital III,ii,6 PL 2 page 953
[19]Il ne s’agit bien sûr que d’un calcul théorique, d’un calcul virtuel et non d’un calcul effectif qui supposerait que nous puissions en pratique connaître les valeurs.
[20]Capital III,ii,6 PL 2 page 957
[21]Capital III,ii,6 PL 2 page 958
[22]Outre l’ouvrage de Alain Lipietz, on pourra consulter sur le même sujet L’inflation capitaliste de Jean-Luc Dallemagne (Maspéro -1972) qui consacre un chapitre au problème de la conversion.
[23]Jon Elster : Marx, une interprétation analytique op.cit. page 189
[24]Lassalle, Offenes Antwortschreiben, cité par Maximilien Rubel - PL1 page 1721
[25]Gloses marginales … PL 1 page 1425
[26]Capital,I,VI,19 PL1 page 1032
[27]Capital,I,VI,19 PL1 page 1033
[28]Capital,I,VI,19 PL1 page 1038
[29]Capital,I,II,6 PL1 page 722
[30]Salaire, prix et plus-value PL1 page 529. Souligné par nous. Dans ce texte de 1865, Marx emploie encore presque de manière indifférente les expressions « valeur du travail » et « valeur de la force de travail » mais il précise bien que la seule expression correcte est « valeur de la force de travail ». L’ambiguïté terminologique tient à ce qu’il s’agit d’un texte polémique où Marx critique la détermination par John Weston de la « valeur du travail ». Marx reprend donc cette expression, en précisant qu’elle est dépourvue de sens puisque, au sens strict, le travail n’a pas de valeur, étant lui-même la mesure de la valeur.
[31]ibid.
[32]Capital I,II, 6 PL 1 page 726
[33]L’analyse de la détermination du salaire a des déterminations politiques. Marx a combattu sur deux fronts. Contre ceux qui réduisaient la lutte de classes à la lutte pour l’augmentation des salaires, il rappelle qu’on ne peut supprimer les conséquences de l’esclavage sur la base de l’esclavage. Il dénonce le mot d’ordre d’égalité des salaires comme un mot d’ordre réactionnaire. En même temps, il attaque ceux qui refusent la lutte économique pour les salaires soit au profit de la lutte politique, soit au nom du mot d’ordre général d’abolition du salariat. Encore fois, cette attitude qui unit les revendications immédiates aux revendications générales tient à la manière dont Marx conçoit la « conscience de classe », comme pratique émergeant de la vie même. Lutter pour l’augmentation des salaires, c’est lutter sur le terrain même qui est imposé par la défense immédiate de la vie, mais c’est aussi mettre en cause la « loi d’airain » sous laquelle le mode de production capitaliste affirme sa propre nécessité.
[34]Pierre Duhem : La théorie physique - Sa structure - Son objet
[35]René Thom : Prédire n’est pas expliquer .
[36]Michel Henry : op. cit. tome 2 page 295
[37]Capital I,IX,1 - PL1 pages 766/767
[38]Principes d’une critique de l’économie politique PL 2 page 284-285
[39]Capital Livre III, III,9 PL 2 page 1007-1008
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Ecrit par dcollin le Mercredi 6 Août 2008, 16:29 dans "Marx, Marxisme" Lu 9762 fois.
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