Quatre questions sur Marx
Dans cette situation et à une échelle gigantesque nous retrouvons encore les analyses de Marx sur le rôle de la dette publique dans la formation de ce capital fictif. Que l'État se réduise au "conseil d'administration des affaires communes de la bourgeoisie" , c'est certainement, sous cette forme générale une conception très réductrice. Pendant les "trente glorieuses" (pour parler de la France) l'État a été un terrain et un enjeu des luttes sociales et pour assurer un développement à peu près stable du mode de production capitaliste, il a dû protéger et parfois organiser lui-même des acquis sociaux correspondants aux revendications des salariés. Mais ce qu'on a appelé d'un terme mal choisi la révolution néolibérale a été une vaste opération politique ramenant l'État à sa définition "marxiste" classique. La prise en charge de la faillite du système financier afin d'en reporter les coûts sur les citoyens a bien repositionné les gouvernements comme de simples fondés de pouvoirs du capital financier.
PP 2 / La lutte des classes demeure-t-elle un concept opérant?
[DC>] C'est un point qu'il faudrait développer longuement. Pour parler précisément de "lutte des classes", il serait bon de savoir ce que sont les classes. Or la théorie des classes sociales, prévues pourtant dans le plan du "Capital" est cruellement absente. Le capital, en tant que rapport social, est une sorte d'opérateur qui distribue les individus relativement à ce rapport. Et comme le capital est un rapport contradictoire, il porte en lui-même le conflit entre les classes. Mais, si on prend Marx au sérieux et si on ne se contente pas des schémas du marxisme orthodoxe, on sait bien que l'opposition entre une classe de capitalistes à chapeaux haut de forme et gros cigares, et une classe prolétaire en bleu de chauffe est une image d'Épinal. Plus que jamais, nous savons que les "capitalistes" ne sont plus, comme le disait déjà Marx, que des "fonctionnaires du capital" et des agents fanatiques de la production pour la production. Quand on sait que les grandes fortunes de France ne détiennent qu'une part minime de la capitalisation du CAC 40, et que les investisseurs institutionnels, fonds de pension ou fonds souverains (comme celui de l'État norvégien) s'y taillent la part du lion, on voit bien combien il est devenu difficile d'identifier une classe capitaliste aux contours précis. La critique du mode de production capitaliste et la lutte pour son renversement ne s'identifient pas à la lutte contre une classe particulière d'individus spécialement méchants - les capitalistes ne font que leur travail de capitalistes! Il s'agit de la mise en cause d'un système qui pourrait continuer même si la plupart des milliardaires aux frasques bien connues s'étaient retirés dans un monastère après avoir vendu tous leurs biens et donné leur argent aux pauvres.
Le deuxième aspect est que la classe ouvrière, dans le marxisme orthodoxe, était conçue à travers sa représentation politique propre, le parti ouvrier, de la social-démocratie aux partis communistes. Il y a bien toujours une classe ouvrière (à quoi on peut ajouter la grande masse des employés), une classe qui a des réflexes de classe et une conscience de classe, mais plus aucune représentation politique apte à l'exprimer. Et il faudrait s'interroger sur cette importante transformation qu'on ne peut pas toujours mettre, comme le fait la gauche radicale et le gauchisme sur le compte de la "trahison" des dirigeants des vieux partis ouvriers.
Un troisième aspect, souvent méconnu du marxisme traditionnel, à l'exception peut-être de Gramsci, est que l'opposition entre prolétaires et capitalistes recoupent largement une opposition plus large entre les "grands" et le "peuple" pour parler comme Machiavel et que cette opposition se cristallise souvent sur la question de la nation pensée, à tort ou à raison, comme point de résistance à un capitalisme "globalisé". Or cette question est le point aveugle de la gauche, passée de l'internationalisme - qui suppose des nations - à un mondialisme branché parfaitement adapté à la nouvelle "classe capitaliste transnationale" (pour reprendre l'expression de Leslie Sklair).
Au total, le concept de lutte des classes peut rester opératoire à condition d'être profondément repensé et de sortir des schémas "ouvriéristes" qui ont servi de catéchisme à la plupart des organisations se réclamant de Marx.
PP 3 / Que retenez vous essentiellement de Marx?
[DC>] Marx propose une théorie de l'émancipation fondée sur la compréhension des mécanismes mêmes du mode de production capitaliste. Et, qui plus est, une théorie de l'émancipation des individus et non un "collectivisme". IL ne s'agit pas du communisme grossier qui ne vise qu'à l'égalisation des portefeuilles, mais de la liberté des individus, une liberté qui ne peut commencer qu'au-delà du travail dicté par la nécessité, une liberté qui soit le plein développement des potentialités de chacun, une vie où l'homme est à lui-même sa propre fin. C'est peut-être très ambitieux et même trop ambitieux. Mais cette théorie de l'émancipation présuppose une critique radicale des relations sociales imposées par une société où les rapports entre les humains apparaissent sous le forme de rapport entre les choses, ce qu'expose la section I du "Capital" (celle qu'Althusser conseillait de "sauter") avec l'analyse du fétichisme. En lisant le "Capital" de ce point de vue, on verra clairement qu'il ne s'agit pas d'une "économie marxiste" mais d'un grand livre de philosophie, car ce sont précisément ces analyses de la section I, si souvent qualifiées de "métaphysiques", qui commandent l'ensemble de cette œuvre inachevée.
PP 4 / Faites vous une différence entre Marx et le marxisme?
[DC>] Le marxisme est l'ensemble des contresens faits sur Marx, disait Michel Henry, dont la lecture, voilà plus de vingt ans, a déterminé mon retour à Marx et à la philosophie. Le marxisme est une "doctrine" inventée pour l'essentiel après la mort de Marx et qui a servi de religion à l'usage des classes opprimées. Le collectivisme, propagé dans la social-démocratie du début du XXe siècle et mis en œuvre en URSS s'est avéré n'être qu'une idéologie de la soumission des travailleurs à la nouvelle bureaucratie née de leurs rangs (voir le livre de Robert Michels, "Les partis politiques" qui, en 1907 avait déjà l'essentiel)."Je ne suis pas marxiste" a dit un jour Marx. Et il avait bien raison. Il est vain de chercher dans Marx une philosophie de tout, ce fameux matérialisme dialectique de triste mémoire. Il est tout aussi vain d'y rechercher une science de l'histoire, comme le voulait Althusser. Même le fameux "matérialisme" de Marx est si étrange qu'il n'a plus guère de "matérialiste" que le nom. Si on veut lire Marx, en faire son miel et en tirer une pensée critique radicale, il faut oublier définitivement le marxisme. Ce "il faut" est peut-être de trop. Il faut laisser les morts enterrer leurs morts et pour le marxisme la chose est déjà bien avancée.
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Ecrit par dcollin le Samedi 25 Février 2012, 09:01 dans "Marx, Marxisme" Lu 6381 fois.
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