Commentaire du Traité Politique de Spinoza (V)
Chapitre V
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Nous avons montré, au chapitre II, article 11, que l’homme s’appartient d’autant plus à lui-même qu’il est plus gouverné par la raison, et en conséquence (voyez chap. III, art. 3) que l’état le plus puissant et qui s’appartient le plus à lui-même, c’est celui qui est fondé et dirigé par la raison. Or le meilleur système de conduite pour se conserver autant que possible étant celui qui se règle sur les commandements de la raison, il s’ensuit que tout ce que fait un homme ou un État en tant qu’il s’appartient le plus possible à lui-même, tout cela est parfaitement bon. Car ce n’est pas la même chose d’agir selon son droit et d’agir parfaitement bien. Cultiver son champ selon son droit est une chose, et le cultiver parfaitement bien en est une autre. Et de même il y a de la différence entre se défendre, se conserver, porter un jugement conformément à son droit, et faire tout cela parfaitement bien. Donc le droit d’occuper le pouvoir et de prendre soin des affaires publiques ne doit pas être confondu avec le meilleur usage possible du pouvoir et le meilleur gouvernement. C’est pourquoi, ayant traité précédemment du droit de l’État en général, le moment est venu de traiter de la meilleure condition possible de chaque État en particulier.
Ce chapitre est à certains égards en rupture de tonalité avec les précédents. Il s’agissait jusqu’à présent de décrire l’État tel qu’il est, en partant de la « vérité effective de la chose », comme aurait dit Machiavel. Maintenant, il s’agit de définir ce que pourrait être le meilleur État, un État dont les lois seraient fondées sur la droite raison et qui pourtant ne serait pas une utopie ; ce sera l’objet exact des chapitres VI à XI dont précisément ce chapitre V annonce les principes généraux et la nécessité.
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La condition d’un État se détermine aisément par son rapport avec la fin générale de l’État qui est la paix et la sécurité de la vie. Par conséquent, le meilleur État, c’est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde et où leurs droits ne reçoivent aucune atteinte. Aussi bien c’est un point certain que les séditions, les guerres, le mépris ou la violation des lois doivent être imputés moins à la méchanceté des sujets qu’à la mauvaise organisation du gouvernement. Les hommes ne naissent pas propres ou impropres à la condition sociale, ils le deviennent. Remarquez d’ailleurs que les passions naturelles des hommes sont les mêmes partout. Si donc le mal a plus d’empire dans tel État, s’il s’y commet plus d’actions coupables que dans un autre, cela tient très-certainement à ce que cet État n’a pas suffisamment pourvu à la concorde, à ce qu’il n’a pas institué des lois sages, et par suite à ce qu’il n’est pas entré en pleine possession du droit absolu de l’État. En effet, la condition d’une société où les causes de sédition n’ont pas été supprimées, où la guerre est continuellement à craindre, où enfin les lois sont fréquemment violées, une telle condition diffère peu de la condition naturelle où chacun mène une vie conforme à sa fantaisie et toujours grandement menacée.
La fin de l’État est définie : paix et sécurité, ce qui implique défense des droits des citoyens. De quels droits peut-il s’agir ? Non pas du droit de l’État mais du droit naturel de chaque individu. Ce paragraphe contient un développement très important qu’on peut expliciter ainsi :
Les maux des républiques ne sont pas dus aux vices des hommes mais aux défauts de la constitution politique.
Cette thèse est défendue ainsi :
1. Le but du gouvernement est de maintenir la concorde et le respect des lois.
2. Si la constitution est viciée (faute d’institutions prudentes ou de droit civil), alors éclatent les séditions et les guerres et les lois sont violées.
3. Ces maux ne peuvent être expliqués par la « malice » des hommes. En effet :
· Les hommes ne naissent pas citoyens, mais le deviennent (c’est la cité qui fait le citoyen).
· Comme les hommes sont naturellement partout les mêmes, les différences entre cités ne peuvent donc tenir qu’aux différences entre leurs organisations politiques.
L’argument de Spinoza est double.
1. Le premier, peu développé dit que « les hommes ne naissent pas citoyens mais le deviennent. » Ce qui peut s’entendre de deux façons : (1) l’état social n’est pas un état naturel. La qualité de citoyen s’acquiert en participant au « contrat social ». Donc la qualité de citoyen dépend de la qualité du contrat social. (2) On devient citoyen par l’éducation. Un mauvais gouvernement ne peut que former de mauvais citoyens.
2. « Les passions naturelles » sont les mêmes en tout pays. En tant qu’être naturels, les hommes sont à peu près tous égaux. Leurs qualités et leurs défauts, leurs passions se retrouvent à peu près également réparties. Il ne peut pas y avoir plus d’ambitieux, de lâches, de braves, de téméraires, de généreux ou d’avares, dans un pays que dans un autre puisque ces affections dépendent, au fond, de la nature humaine. Ces affections ne peuvent donc pas être les causes des maux qui affectent une nation particulière (ou alors il faudrait que les mêmes maux affectent en tous temps toutes les nations !) Par conséquent quand il se produit des séditions ou des troubles ou que la loi est violée, cela ne peut provenir que de l’organisation du gouvernement car c’est par cette organisation que les nations diffèrent les unes des autres.
Les institutions contribuent à la paix civile parce que :
1. Ce sont elles qui régissent les rapports entre les individus qui composent une nation. Comme les affections naturelles des individus sont partout les mêmes, les institutions doivent combiner les rapports entre les individus de telles manières que certaines affections soient neutralisées ou que d'autres soient canalisées vers les buts communs. De bonnes institutions doivent combiner au mieux les qualités et les défauts des individus sans jamais pouvoir se fixer comme but de supprimer ces affections elles-mêmes qui sont naturelles.
2. Les institutions sont à la fois le résultat et les garantes du droit civil. Le droit civil s’oppose au droit naturel. Il est l’expression des rapports qui se nouent entre les individus quand ils renoncent à l’état de nature pour accepter l’état civil déterminé par le contrat. Or ce droit civil fixe l’organisation du pouvoir et le pouvoir doit garantir le respect du droit. Si l’institution est trop faible pour garantir le respect du droit ou si elle permet à un groupe de méconnaître les droits d’un autre groupe, les troubles politiques s’en suivront.
3. Pour Spinoza, les institutions aptes à garantir le droit civil sont des institutions justes qui garantissent l’exercice de la liberté au sein même de l’organisation politique. Ce sont donc dans l’idéal des institutions républicaines.
La phrase de Spinoza selon laquelle les hommes ne naissent pas citoyens mais le deviennent recèle pour nous une sorte de paradoxe.
Elle renvoie, d’une part, à la problématique de la nature et de la convention – schématiquement l’opposition entre la naturalité de cité, selon la thèse défendue par Aristote, et le caractère conventionnel du « contrat social » tel que le posent Hobbes, Spinoza ou Rousseau. Selon les contractualistes, l’homme devient citoyen parce que la constitution de la cité n’est pas naturelle, l’appartenance à la cité relevant d’un acte de volonté, alors que si on considère la cité comme une chose naturelle ou comme la fin naturelle de l’homme, l’homme doit donc être considéré comme citoyen de naissance. En vérité, cette opposition est beaucoup trop schématique et la phrase de Spinoza doit être interprétée essentiellement dans son contexte et non comme une prise de position générale et absolue.
En effet, que nous naissions citoyens, cela semble découler logiquement de cet acte conventionnel par excellence qu’est la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui dit que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. En France, le simple fait d’appartenir à l’espèce humaine garantit un certain nombre de droits et le simple fait d’être né de parents français ou en France de parents étrangers fait de chaque individu un citoyen en puissance et lui donne une qualité spéciale qui ne peut jamais lui être retirée. Ainsi, on pourra être privé de ses droits civiques (droit de vote, etc.) par suite d’une condamnation mais non point perdre ses droits nationaux.
Cette citoyenneté de naissance ne s’explique cependant complètement que dans la perspective d’un devenir citoyen. Les droits, dont tout membre de l’espèce humaine est titulaire, se comprennent comme les droits accordés à tout citoyen en puissance. Mais être en puissance ce n’est pas encore être en acte. Les potentialités doivent être actualisées. C'est pourquoi l’intégralité des droits de citoyens ne s’acquiert qu’avec l’âge : Majorité à 18 ans, possibilité d’être juré d’assises à 23 ans, éligibilité au Sénat à 35 ans ! C'est pourquoi l’instruction publique est considérée par tous les philosophes depuis Platon jusqu’à Hegel et Marx comme un des devoirs fondamentaux d’un bon gouvernement.
Devenir citoyen, c’est donc devenir ce qu’on est. Mais le propre de l’homme est que sa nature ne se manifeste pas spontanément, mais passe les relations sociales, par ce rapport double qui non seulement met chacun en relation avec ses contemporains, mais également en relation avec le passé par l’intermédiaire des contemporains. C’est précisément dans ce double processus que les institutions politiques jouent un rôle central. De bonnes institutions favorisent le développement de la citoyenneté. De mauvaises institutions, au contraire, découragent l’ardeur civique, rendent les citoyens craintifs. La corruption des gouvernements entraîne la corruption des peuples.
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Or, de même qu’il faut imputer à l’organisation de l’État les vices des sujets, leur goût pour l’extrême licence et leur esprit de révolte, de même c’est à la vertu de l’État, c’est à son droit pleinement exercé qu’il faut attribuer les vertus des sujets et leur attachement aux lois (comme cela résulte de l’article 15 du chapitre II). C’est pourquoi on a eu raison de regarder comme la marque d’un mérite supérieur chez Annibal qu’il n’y ait jamais eu dans son armée aucune sédition.
Ce paragraphe est un simple prolongement du précédent qu’il éclaire par l’histoire (c’est-à-dire l’expérience).
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Un État où les sujets ne prennent pas les armes par ce seul motif que la crainte les paralyse, tout ce qu’on en peut dire, c’est qu’il n’a pas la guerre, mais non pas qu’il ait la paix. Car la paix, ce n’est pas l’absence de guerre ; c’est la vertu qui naît de la vigueur de l’âme, et la véritable obéissance (par l’article 19 du chapitre II) est une volonté constante d’exécuter tout ce qui doit être fait d’après la loi commune de l’État. Aussi bien une société où la paix n’a d’autre base que l’inertie des sujets, lesquels se laissent conduire comme un troupeau et ne sont exercés qu’à l’esclavage, ce n’est plus une société, c’est une solitude.
La stabilité de l’État ne peut être acquise ou conservée à n’importe quelle condition. Un État qui terrorise sa population (un État-Léviathan à la Hobbes) n’est pas un État pacifique, car la véritable paix civile demande le consentement éclairé des citoyens et donc leur puissance active. Spinoza refuse un État où le peuple se laisse mener comme un troupeau. C’est un article clairement anti-Hobbes, mais aussi, une nouvelle fois, un article « machiavélien ». Machiavel ne cesse de le redire, une république dans laquelle le peuple se laisse dominer sans protester est une république qui a perdu toute vitalité et se condamne à disparaître. C’est aussi un thème que l’on retrouve chez Rousseau. Un peuple peut être un peuple corrompu et quand il a perdu l’habitude et jusqu’au goût de la liberté, il ne peut plus redevenir libre que très difficilement, si toutefois il le peut ou s’il en a l’occasion. La liberté nécessite des institutions et des bonnes lois qui éduquent les citoyens. Ainsi : « il en est de la liberté comme de ces aliments solides et succulents, ou de ces vins généreux, propres à nourrir et fortifier les tempéraments robustes qui en ont l'habitude, mais qui accablent, ruinent et enivrent les faibles et délicats qui n'y sont point faits. Les peuples une fois accoutumés à des maîtres ne sont plus en état de s'en passer. S'ils tentent de secouer le joug, ils s'éloignent d'autant plus de la liberté que prenant pour elle une licence effrénée qui lui est opposée, leurs révolutions les livrent presque toujours à des séducteurs qui ne font qu'aggraver leurs chaînes.[1]
Pour Spinoza, un peuple d’esclaves n’est pas une société !
[1] Rousseau, Dédicace du Discours sur l’inégalité…
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Lors donc que je dis que le meilleur gouvernement est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde, j’entends par là une vie humaine, une vie qui ne se définit point par la circulation du sang et autres fonctions communes à tous les animaux, mais avant tout par la véritable vie de l’âme, par la raison et la vertu.
La vie humaine n’est donc pas la vie animale, la simple survie, c’est d’abord la vie de l’esprit et la puissance humaine (qui est aussi son droit) se définit d’abord par la puissance de l’esprit. D’où l’importance de la liberté de penser, de la liberté philosophique telle qu’est revendiquée d’ailleurs dans le Traité théologico-politique.
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Mais il faut remarquer qu’en parlant du gouvernement institué pour une telle fin, j’entends celui qu’une multitude libre a établi, et non celui qui a été imposé à une multitude par le droit de la guerre. Une multitude libre, en effet, est conduite par l’espérance plus que par la crainte ; une multitude subjuguée, au contraire, est conduite par la crainte plus que par l’espérance. Celle-là s’efforce de cultiver la vie, celle-ci ne cherche qu’à éviter la mort ; la première veut vivre pour elle-même, la seconde est contrainte de vivre pour le vainqueur ; c’est pourquoi nous disons de l’une qu’elle est libre et de l’autre qu’elle est esclave. Ainsi donc la fin du gouvernement, quand il tombe aux mains du vainqueur par le droit de la guerre, c’est de dominer et d’avoir des esclaves plutôt que des sujets. Et bien qu’il n’y ait entre le gouvernement institué par une multitude libre et celui qui est acquis par le droit de la guerre aucune différence essentielle, à considérer le droit de chacun d’une manière générale, cependant la fin que chacun d’eux se propose, comme nous l’avons déjà montré, et leurs moyens de conservation sont fort différents.
Comme Machiavel, Spinoza prend en compte la manière dont le gouvernement a été établi. Un gouvernement imposé par le droit de guerre ne peut être véritablement un bon gouvernement, il porte en lui toutes les marques de la servitude. On pourrait ajouter qu’il en va nécessairement ainsi quelles que soient les intentions des vainqueurs : on n’exporte pas la liberté à la pointe de la baïonnette, ainsi que l’expérience l’atteste largement (guerres contre-révolutionnaires en France, contre les Jacobins qui voulaient s’en tenir strictement aux guerres défensives, invasion bolchévik de la Pologne en 1919, etc.).
Si l’État vraiment libre est celui qui est institué par la multitude elle-même, il en découle que l’essence même de tout état est la démocratie. C’est ce que disait le Traité théologico-politique et qui paraît avoir disparu dans le Traité politique où la démocratie n’apparaît que dans le XIe chapitre inachevé alors que des développements substantiels sont consacrés à la monarchie et à l’aristocratie.
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Quels sont, pour un prince animé de la seule passion de dominer, les moyens de conserver et d’affermir son gouvernement ? c’est ce qu’a montré fort au long le très-pénétrant Machiavel ; mais à quelle fin a-t-il écrit son livre ? voilà ce qui ne se montre pas assez clairement ; s’il a eu un but honnête, comme on doit le croire d’un homme sage, il a voulu apparemment faire voir quelle est l’imprudence de ceux qui s’efforcent de supprimer un tyran, alors qu’il est impossible de supprimer les causes qui ont fait le tyran, ces causes elles-mêmes devenant d’autant plus puissantes qu’on donne au tyran de plus grands motifs d’avoir peur. C’est là ce qui arrive quand une multitude prétend faire un exemple et se réjouit d’un régicide comme d’une bonne action. Machiavel a peut-être voulu montrer combien une multitude libre doit se donner de garde de confier exclusivement son salut à un seul homme, lequel, à moins d’être plein de vanité et de se croire capable de plaire à tout le monde, doit redouter chaque jour des embûches, ce qui l’oblige de veiller sans cesse à sa propre sécurité et d’être plus occupé à tendre des pièges à la multitude qu’à prendre soin de ses intérêts. J’incline d’autant plus à interpréter ainsi la pensée de cet habile homme qu’il a toujours été pour la liberté et a donné sur les moyens de la défendre des conseils très-salutaires.
Ce dernier paragraphe est consacré à la défense de Machiavel, le très pénétrant florentin. Il s’agit ici de défendre Le Prince, ouvrage qui a valu à Machiavel sa mauvaise réputation. Comme le fera plus tard Rousseau, Spinoza défend en Machiavel le républicain dont Le Prince montre combien il est dangereux de donner tout pouvoir à un seul homme (ce que confirme l’ouvrage qui fait pendant à cet opuscule célèbre, les Discours sur la première décade de Tite-Live, dont le républicanisme est absolument indiscutable.
Le rapport, la rencontre Spinoza/Machiavel est aujourd’hui bien documentée, notamment dans la philosophie italienne. Le Traité politique qui représente bien ce qu’on pourrait appeler le « moment machiavélien » de Spinoza.
Dans le chapitre I, l’opposition entre les « chimères » ou « l’île d’Utopie » d’un côté, et, de l’autre côté, la science qui part de la connaissance de la véritable nature humaine ne peut pas ne pas nous faire penser au chapitre XV du Prince quand Machiavel exige qu’on laisse les choses imaginées pour aller à la vérité effective.
Spinoza poursuit en opposant les « politiques » aux fabricants d’utopies (I, §2). On ne peut pas montrer plus clairement que Spinoza s’inscrit bien dans le « moment machiavélien » dont les révolutions anglaises et américaines constituent les puissants prolongements historiques. Mais le « machiavélisme » de Spinoza doit être éclairé. Il y a deux aspects différents à discuter :
- L’influence directe ou indirecte que Machiavel a eue sur Spinoza ;
- Les rapports entre ces deux philosophies indépendamment du fait que premier ait ou non influencé le second.
Bref, il est nécessaire de distinguer les convergences objectives et les influences subjectives.
Il y a un aspect explicite du rapport Machiavel/Spinoza, celui que l’on peut trouver dans le Traité politique. Le chapitre I, comme on l’a vu, contient de nombreuses formules qui « sonnent » à la manière de Machiavel. Critique de l’utopie des philosophes et des théoriciens et leur inaptitude à gouverner mais aussi et surtout exaltation de la sagesse des politiques qui se basent sur l’expérience à l’opposé des discours moralisateurs. Il ne faut cependant pas surestimer cette référence dont Alexandre Matheron a montré qu’elle renvoyait plus aux « machiavéliens ordinaires » qu’à Machiavel lui-même. On pourrait même faire de Francis Bacon le véritable inspirateur de cet appel à une politique expérimentale. Mais la suite du Traité politique montre clairement que Spinoza ne s’en tient pas aux « machiavéliens ordinaires » mais fait des références précises à l’œuvre de Machiavel, ainsi qu’on a eu l’occasion de le souligner au cours de cette lecture.
Paolo Cristofolini, dans l’étude qu’il consacre au « très pénétrant Florentin » s’intéresse plus précisément aux deux passages du Traité politique ou Machiavel est cité explicitement : « le très pénétrant Machiavel » (TP,V,§7) et « le très perspicace Florentin » (TP,X,§1), deux passages dont l’importance pour la compréhension de la pensée politique de Spinoza est soulignée par le fait qu’ils ont été coupés dans l’édition hollandaise des œuvres posthumes 1677 ! Selon Cristofolini, le plus important est le premier de ces deux extraits, explicitement consacré aux enseignements du Prince : « Spinoza ne se limite pas aux conseils de Machiavel contre le tyrannicide et contre la tyrannie : plus fondamentalement, à l’intérieur de cet ensemble de problèmes, il élabore une véritable philosophie de la peur. Les souverains sont à craindre s’ils sont apeurés. Un peuple qui fait peur à qui le gouverne le conduit à des comportements féroces ; et, par la converse, un tyran féroce a tout à craindre non seulement du peuple, mais aussi de qui l’approche de près. La peur est un monstre qui se reproduit et qui, étant puissant, est conduit à avoir peur, fait peur. Des exemples à pleines mains, puisés dans l’historiographie de la Rome Impériale, conduisent Machiavel, et avec lui Spinoza, à mettre en lumière le thème de la peur, non dans l’acception en fin de compte positive qu’elle finit par assumer chez Hobbes – chez qui de la peur de la mort violente sort le renoncement à la guerre de tous contre tous, donc le contrat, donc la civilité et l’État – mais dans celle toute négative de qui (à la différence de Hobbes) a à cœur avant tout la liberté et voit dans le peur le principal obstacle pour celle-ci.
Cristofolini fait également remarquer que Spinoza accepte l’un des maximes les plus controversées du Prince, celle qui concerne le droit et même le devoir pour le prince de ne pas tenir sa parole : « Un engagement par lequel on a promis de façon purement verbale de faire telle ou telle chose dont on pouvait s’abstenir de par son droit ou inversement, ne demeure valable qu’aussi longtemps que la volonté de celui qui s’est engagé ne varie pas. Celui, en effet, qui a le pouvoir de se délier d’un engagement, n’a pas en réalité cédé de son droit ; il n’a donné que des mots. »
Cristofolini montre ensuite les convergences qui existent quant à la conception d’une république populaire libre, objectif commun de Machiavel, « homme très sage » et Spinoza. Il est utile de citer ici l’explication que, dans le V,§7, Spinoza donne des apparents paradoxes de Machiavel, républicain qui expose les moyens pour un prince de gouverner la multitude. L’expression de « multitude libre » est frappante. Pour Spinoza, la multitude, ce sont les hommes soumis à leurs passions et la liberté est au contraire l’action guidée par la raison. Mais précisément, dans l’État bien organisé, la multitude peut agir ou être obligée d’agir comme si elle était guidée par la raison. Cristofolini explique ainsi ce paradoxe apparent de la liberté d’une multitude soumise aux passions, selon Spinoza, ou généralement cupide et changeante, selon Machiavel : « La seule explication réside dans le cercle vertueux que le Traité Théologico-politique a institué entre la liberté des institutions et la liberté des citoyens. Comme les Hébreux pendant l’esclavage en Égypte ne pouvaient pas être libres d’esprit et étaient soumis aux fantasmes de l’imagination, à cause, précisément, de leur état d’esclaves, de même pour Spinoza, celui qui vit dans une République libre et en goûte les avantages est naturellement induit, bien que demeurant sujet aux passions, à la défendre. La vertu contre la fureur de la citation de Pétrarque qui clôt le Prince trouve sa correspondance dans la vie libre des citoyens d’Amsterdam, évoquée à la conclusion du Traité théologico-politique. »
Il est donc assez clair que la convergence des pensées de Machiavel et Spinoza n’est nullement contingente et ne peut pas être mise au compte de stratégies interprétatives intéressées mais découle bien d’une influence du premier sur le deuxième ou plutôt d’une intégration de la réflexion machiavélienne dans l’entreprise philosophique de Spinoza et ce sur la base d’une lecture assez systématique du « très perspicace Florentin ».
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Ecrit par dcollin le Lundi 3 Juin 2013, 11:16 dans "Spinoza, spinozisme" Lu 14038 fois.
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Commentaires
Commentaire de René Merle
dcollin - le 09-07-13 à 08:37 - #
Il est très positif, me semble-t-il, qu’un quotidien d’opinion se fasse l’écho d’une réflexion philosophique, alors que le débat philosophique n’est sans doute pas la première préoccupation de ses lecteurs, pour la plupart militants communistes : non que ce débat leur soit indifférent, mais il leur paraît sans doute, si j’en juge par ceux que je connais et que je côtoie, en quelque sorte déjà réglé. Ils « entendent penser à neuf dans le sillage de Marx », comme le dit Yvon Quiniou. Sa sympathique recension en témoigne, qui, sous couvert d’une fidélité « matérialiste » proclamée, évacue un peu vite ce qui me paraît être le cœur vivant de l’ouvrage de Denis Collin. Il me semble pourtant que la très nécessaire « exigence morale (ou éthique) afin de résister à la barbarie capitaliste actuelle » procède, pour quiconque y accède, de ce que Yvon Quiniou pointe avec quelque suspicion comme « philosophie spéculative ». « Quiconque y accède » ? Mais, me dira-t-on, les exploités, les humiliés, les laissés pour compte n’y accèdent-ils pas immédiatement par leur expérience quotidienne ? Voire. L’Histoire passée et présente nous montre, me semble-t-il, que subir l’exploitation, et lutter contre elle dans la prise de conscience de ce que sont les rapports capitalistes de propriété, n’a jamais, hélas, résolu, et en particulier au niveau des dirigeants de cette lutte, satisfait totalement à cette « exigence morale (ou éthique) ». Et ce, faute de prendre en compte ce « fondement absolu pour toute pensée digne de ce nom », cette « subjectivité vivante » que Yvon Quiniou recase, et châtre en quelque sorte de sa vertu, en la ramenant à la vieille opposition de l’idéalisme et du matérialisme. Pour aller vite, et sans doute en étant brutal, il me semble que tout individu conscient de la fragilité de sa présence en ce monde, et du peu de temps qui lui est imparti, n’essaie pas de comprendre et de régler sa vie en se situant dans ce jeu d’étiquettes. L’exigence de vérité se situe ailleurs.
Bon, arrêtons d’enfoncer des portes sans doute bien ouvertes déjà. En tout cas, à cet égard, la lecture de ces Incursion philosophiques m’a aidé, dans ce dernier versant de la vie, à mieux préciser les enjeux.
René Merle