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Le choc des civilisations ?

Orient et Occident comme catégories idéologiques

En 1996, Samuel Huntington faisait paraître son essai intitulé Le choc des civilisations dont le titre américain un peu plus explicite indiquait la visée stratégique : The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order. Refaire l’ordre mondial : ce fut l’ambition de Bush junior lors de la guerre d’Irak de 2003, une ambition qui eut le succès que l’on sait. Après les attentats de Paris, les thèses d’Huntington ont trouvé une seconde jeunesse. Plusieurs commentateurs et essayistes – y compris Alain Finkielkraut – ont évoqué le livre d’Huntington pour tenter d’expliquer l’offensive internationale de l’État islamique. C’est devenu une musique de fond. Un ami, au lendemain du 13 novembre m’écrit : « Même si on reconnaît le principe de LUTTE DE CLASSE, on peut considérer celui de CONFLIT DE CIVILISATIONS prééminent. Nous sommes des produits de l’Histoire et elle n'a pas commencé au XVe siècle (prémices du capitalisme). Dans le cas présent, même si on peut le situer dans un monde dominé par le capitalisme, j’y vois, avant tout, un nouveau pic dans le vieux conflit entre orient musulman et occident judéo-chrétien, les mouvements islamistes étant la pointe avancée d’une religion qui a la particularité d’être la seule à conceptualiser la conquête du monde entier et l’éradication de ceux qui ne l’acceptent pas. » Cette prise de position très nette mérite d’être discutée parce qu’il s’agit d’une clé d’analyse sérieuse et qui pourrait engager les perspectives historiques des prochaines décennies. Les tenants de la mondialisation (qui devait être heureuse, comme le proclamait Alain Minc) rejettent spontanément cette thèse tellement contraire au credo du capitalisme contemporain, ce capitalisme absolu qui s’érige en modèle social unique autant qu’en religion. Les marxistes « old fashion » la rejettent également tant elle semble contraire au dogme qui veut que l’infrastructure détermine la superstructure et que la domination mondiale du capitalisme ne peut admettre que ces questions de civilisations, de cultures, de religions puissent avoir une efficace propre – au point que certains de ces marxistes, pour faire entrer le réel dans le lit de Procuste du « matérialisme historique » annexent Daesh à la catégorie « représentation déformée des luttes des opprimés » ou simple prolongement des monarchies pétrolières manipulées par les États-Unis.

 

Disons-le d’emblée, tant l’économisme néolibéral que l’économisme marxiste sont impuissants à rendre compte de la réalité. Les cultures et les religions ne sont pas de simples projections des classes dominantes et les ambitions politiques de tel groupe, de tel gouvernement ou de telle ne peuvent être simplement rabattues sur « les intérêts du capital financier ». C’est la raison pour laquelle Daesh apparaît comme une véritable énigme autour de laquelle s’affairent des escouades de spécialistes qui se perdent en conjectures. Cependant, il me semblerait erroné de faire du conflit des civilisations un facteur autonome, surdéterminant l’ensemble de la marche du monde. Il nous faut, dans ce domaine comme dans tous les autres, une approche « dialectique », c’est-à-dire articulant les différents niveaux et les différentes formes de conflits.

Le capitalisme aujourd’hui

D’abord il faut faire place nette et donc balayer les analyses et interprétations qui nous entraînent dans des impasses. Le « marxisme standard » tend à penser le mode de production capitaliste comme un système mondial par nature et à reléguer les conflits nationaux au rang de conflits entre groupes capitalistes, sur le modèle de l’analyse classique et faussement rassurante de la Première Guerre mondiale, affrontement des grandes puissances impérialistes de l’époque en vue du partage du monde. La touche nouvelle apportée à ces analyses, et surtout après la fin de la guerre froide et l’effondrement du bloc soviétique, est que nous n’aurions plus désormais qu’une seule grande puissance impérialiste (les États-Unis) contre laquelle se révolteraient ici et là les peuples opprimés. La lutte des classes, sous des formes diverses, serait une seule lutte de classes mondiale contre l’impérialisme américain et ses « laquais ». Certes, le mode de production capitaliste est « mondialisation » par nature. Le capital considère toute limite comme un obstacle à surmonter et les frontières nationales apparaissent comme des limites insupportables. C’est pourquoi il brise impitoyablement les nations et les cultures, soumettant le monde entier à un modèle unique, celui dont la religion se nomme « économie » et dont la loi est la loi de la valeur (ou plus exactement de la valorisation de la valeur). Mais le capitalisme n’est pas pour autant devenu le « super-impérialisme » dont parlait Kautsky. L’extension du mode de production capitaliste met en mouvement les peuples, les faits entrer de gré ou de force dans le carcan du capital, mais en même temps réveille les puissances endormies, incite chacun à entrer dans l’arène mondiale pour son propre compte. La théorie trotskyste de la révolution permanente prévoyait que les peuples dominés ne pourraient s’émanciper de la tutelle de l’impérialisme qu’en s’engageant dans la voie de la révolution prolétarienne, faute de quoi les faibles bourgeoisies nationales seraient incapables de se transformer en puissances capitalistes indépendantes. Les bourgeoisies des pays capitalistes à développement retardataire étaient vouées au rôle peu glorieux de « bourgeoisies comprador »… L’histoire a démenti cette vision stratégique, à laquelle manquait justement la dialectique ! Comme les trotskistes pensaient la « révolution imminente », ils ne purent comprendre jusqu’au bout ce que Trotsky donnait pourtant à comprendre avec sa formule du « développement inégal et combiné ».

Le mouvement populaire – car il serait abusif de parler de mouvement ouvrier dans nombre de ces pays retardataires – a servi de tremplin sur lequel la petite-bourgeoise étatique et les embryons de la classe capitaliste ont pu créer de nouvelles entités étatiques nationales pouvant commencer à jouer un rôle indépendant. La deuxième puissance mondiale aujourd’hui est la Chine et l’hypothèse qu’elle devienne la première puissance économique n’est plus du tout une vue de l’esprit. Elle commence à développer ses propres institutions financières mondiales, investit largement à l’étranger – en Afrique, mais pas seulement. Les BRICS tentent eux aussi de mettre sur pied des instruments financiers indépendants de la Banque Mondiale et du FMI. À une plus petite échelle, des processus du même type se développent dans les pays à dominante musulmane. Les monarchies pétrolières (Arabie Saoudite, Qatar, Émirats …) ont des ambitions internationales non dissimulées et pèsent d’un poids qui n’est plus seulement celui de la rente pétrolière. Que ce capitalisme islamique semble très étrange aux Occidentaux imbus de l’idée de leur supériorité éternelle ne change rien à la réalité. L’Iran n’est plus ni l’Iran du Shah, ni l’Iran à demi assiégé des premières années de la République islamique. C’est une puissance régionale qui veut non seulement assurer sa propre sécurité, mais aussi jouer un rôle influent dans le monde musulman. La Turquie, largement « européanisée » n’échappe pas à ce mouvement. Les traits de caractère de l’autocrate Erdogan ne peuvent se manifester que parce que le chef de l’AKP a l’appui d’un capitalisme turc dynamique … et des multinationales qui ont beaucoup investi en Turquie.

Ce développement mondial du capitalisme dans ses formes diverses n’est en rien un processus homogène. Les formes étatiques et les rapports entre la bureaucratie étatique et le capital privé sont très variables – ici je renvoie aux contributions de Jérôme Maucourant. Ce qu’il faut comprendre, c’est que cette structure sociale capitaliste est toujours étayée sur le fond culturel et religieux de chaque pays ou de chaque région. On sait le rôle qu’a joué le protestantisme dans le développement du capitalisme en Occident. Le protestantisme n’a été ni la cause ni la conséquence du développement du mode de production capitaliste, car alors l’Italie du Nord aurait dû être le foyer de la Réforme – puisque le capitalisme est d’abord né là, ainsi que l’explique fort justement Fernand Braudel. Mais il a donné au capitalisme européen ses formes politiques et idéologiques particulières. Ce qui est vrai de l’Europe occidentale et de son prolongement aux États-Unis n’a nullement vocation à être la forme nécessaire du développement historique à l’échelle du monde entier. Marx avait déjà noté ce point avec vigueur lorsqu’il s’est intéressé à la Russie en réponse aux interrogations de Vera Zassoulitch.

Le développement inégal et combiné

C’est donc dans l’articulation entre le mode de production capitaliste et l’héritage historique propre à chaque pays que peuvent s’expliquer les contradictions et les conflits entre les diverses parties du système capitaliste mondial, et non dans l’ajout comme quelque chose d’extérieur d’un facteur « civilisationnel », culturel ou religieux. Ce qui rend difficile cette approche, notamment pour les marxistes, c’est la séparation entre « l’infrastructure économique » et la « superstructure » idéologique, religieuse, juridique, etc. Mais si on lit bien Marx, cette séparation est inopérante. Les idées, la conscience que les individus ont d’eux-mêmes et du monde sont les formes des relations sociales. Ainsi l’idéologie, la religion, la culture, ne sont pas des épiphénomènes, mais la manière dont les individus spontanément pensent leur propre vie. Si la religion est le reflet du monde réel, du monde dans lequel l’homme est aliéné, devenu en quelque sorte étranger à lui-même et soumis aux créations de sa propre activité, on comprend dès lors que les religions soient des facteurs actifs de l’histoire. Les historiens de l’école des Annales n’ont jamais pensé qu’on pouvait couper l’histoire humaine de la « civilisation matérielle » (la façon dont les hommes assurent leur vie immédiate) et de l’économie, mais ils ont, à juste titre, accordé une grande importance aux mentalités, à la fois expressions et facteurs d’explication causale des phénomènes socio-historiques. Que l’économie soit devenue dominante dans la vie sociale, ce n’est pas un fait transhistorique, mais quelque chose qui se développe avec le mode de production capitaliste dans le monde occidental, l’économie devenant en quelque sorte la véritable religion des pays capitalistes développés. « In God we trust » : cette formule inscrite sur le billet américain résume la situation !

Ces considérations générales étant faites, venons-en au cœur du sujet. Les civilisations les plus étrangères à la « civilisation chrétienne occidentale » sont les civilisations asiatiques, principalement chinoise et japonaise, toutes deux entrées de plain-pied dans le grand maelström du capitalisme mondial. Mais en Chine comme au Japon les principes du management ont été remaniés, bricolés, selon les traditions de ces pays. Rituels et cérémonials continuent d’être le soubassement de la vie sociale, continuent de lui donner son sens et de structurer les rapports des individus entre eux et avec l’au-delà – songeons à la persistance du culte des ancêtres dans les foyers japonais ou au rôle que continue de jouer dans la Chine postmaoïste la pensée de Confucius. Ni les Chinois ni les Japonais ne sont devenus « des Américains comme les autres » ! Dans son livre fameux Huntington avait pointé dans cette différence les germes d’un des conflits majeurs des décennies à venir. Nous ne nous en préoccupons guère parce qu’il s’agit de pays lointains – malgré internet, le « village global » reste une fable – et parce que leur insertion dans le système national-mondial se fait par des méthodes en gros pacifiques.

Orient/Occident : une vision idéologique

Les feux sont braqués sur le conflit entre l’Occident chrétien et l’Orient musulman comme l’indique mon correspondant. Mais ces grandes catégories qui peuvent être frappantes quand il s’agit de polémiques journalistiques ou de géopolitique à la petite semaine sont des universaux vides.

Tout d’abord Orient et Occident ne sont pas des réalités, mais des catégories idéologiques qui se présentent comme des catégories géopolitiques ou historiques. Partons de la définition : là où le soleil se lève, c’est l’Orient et là où il se couche, c’est l’Occident. Mais évidemment, transposé dans le contexte géopolitique, c’est une vue ethnocentrée, car orient et occident sont toujours définis par une position cosmologique relative. La Chine n’est pas en Orient puisqu’elle se pense comme « l’empire du Milieu » ! Orient et Occident sont des catégories, inséparables : l’une ne se pense que relativement à l’autre et sont liées à un sens historique déterminé, « ethnocentré », celui de la culture occidentale.

  • La première séparation orient/occident est la scission intervenue dans la chrétienté entre les différentes parties de l’Empire romain ; après Constantin, qui fait de Constantinople la capitale de l’Empire romain d’Orient, on va établir à l’Ouest un « exarque ». Ce n’est pas l’Occident, mais du point de vue byzantin, c’est l’extérieur.

  • Le schisme chrétien, consommé définitivement en l’an 1054 entérine cette scission. Des Églises d’Orient se dressent contre une Église d’Occident qui se veut « universelle » (c’est le sens du katholikos grec). Du reste, négliger cette différence entre orthodoxie grecque et russe d’un côté, catholicisme et protestantisme de l’autre, c’est se condamner à ne rien comprendre au destin actuel du continent européen.

  • Cette ligne de fracture connaît un déplacement avec les conquêtes arabes – il y a un occident arabe, le Maghreb – puis l’Empire ottoman dont la géographie ressemble en tous points à l’empire d’Alexandre le Grand ! Mais ça n’empêche pas de parler d’Orient musulman... À partir du XVIIIe siècle, on va assister à des tentatives d’occidentalisation de l’Empire ottoman, fasciné par le modèle occidental, mais échouant à se mettre à l’école capitaliste moderne. La chute de l’Empire ottoman va conduire à l’« occidentalisation » de la Turquie.

  • Une nouvelle fracture Orient/Occident apparaît avec la révolution russe. L’Orient, ce sont maintenant les bolcheviks ou les « cosaques » :« Les communistes ne sont ni à droite ni à gauche, mais à l’Est » disait Guy Mollet. Mitterrand le reprend en 1982 devant le Bundestag : « les pacifistes sont à l’Ouest, les missiles sont à l’Est ».

On doit s’interroger sur la permanence de cette fracture comme opérateur idéologique. L’Orient, ce seraitt l’ennemi – qu’on se souvienne du « péril jaune », ressorti un jour par une ministre socialiste, Mme Cresson. L’Orient serait encore barbare puisqu’il n’est vu simplement que comme le commencement, face à l’Occident, le lieu où la civilisation et la raison se seraient développées. Vision typiquement eurocentrée – malheureusement mise en musique « philosophique » par les grandes philosophies de l’histoire du XVIIIe et du XIXe siècles.

Il arrive que cet imaginaire s’inverse. L’Orient, c’est là où le soleil se lève, où se lève donc l’aube d’un temps nouveau, par opposition à l’Occident, pays du crépuscule. Le « tramonto », le coucher du soleil en italien, c’est aussi le déclin – c’est ce qu’on trouve au fond de l’imaginaire communiste du XXe siècle ou dans l’imaginaire des « maos ».

On notera le maintien de cet imaginaire. On parle des Occidentaux, comme s’ils formaient une unité historique et civilisationnelle. Il y a un orientalisme occidental, un courant littéraire puisant ses racines dans le passé, de Marco Polo aux « turqueries » prisées en Europe aux XVIIIe et XIXe siècle. La critique de cet imaginaire est indispensable si on veut sortir de ces visions idéologiques : on est toujours à l’Est de quelqu’un. L’Allemagne hier, avant 1945, était bien une nouvelle figure de ces barbares qui sont à l’Est. Le traitement infligé à la Grèce aujourd’hui n’est pas sans rapport avec cette idée que la Grèce, Chypre, la Roumanie ou la Bulgarie sont l’Orient de l’Europe !

La fracture Orient/Occident exprime idéologiquement, en premier lieu, que cette fracture vient comme le représentant des limites à l’expansion du mode de production capitaliste et pour ce système toute limite est un obstacle à renverser. Le « rêve occidental », ce n’est pas la démocratie, les droits de l’homme, etc., mais le dominium mundi : un Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais – c’était déjà la prétention de l’Empire de Charles Quint. L’utopie de la mondialisation exprime cette eschatologie capitaliste. Il y a un deuxième trait : tout empire à vocation universelle a besoin d’un ennemi contre lequel dresser toutes les forces pour assurer la cohésion de l’organisation impériale.

Sortir de cette vision idéologique, et cesser de mettre les musulmans en Orient et les chrétiens en Occident dans deux grands sacs, vides de contenu rationel, cela exige de rappeler que le christianisme fut d’abord une religion orientale ! L’Arabie de Mahomet est un pays largement christianisé, avec également d’importantes communautés juives. Les conquêtes arabes au Levant ou en Afrique du Nord se font dans des pays christianisés. Pour les « Croisés », il semblait très légitime de reconquérir le berceau du christianisme. Il reste aujourd’hui encore des minorités chrétiennes, particulièrement persécutées en Syrie, en Irak ou en Turquie. Avant la Première Guerre mondiale, les chrétiens, Arméniens ou Grecs, formaient une part importante de la population de l’Empire Ottoman. On n’oubliera pas non plus le Liban, barycentre de tous les conflits de la région.

En second lieu, il faudrait cesser de parler de monde arabe et de monde arabo-musulman comme entité unique opposé à l’Occident. On vient de le rappeler tous les Arabes ne sont pas musulmans. Et tous les musulmans sont loin d’être arabes. Le premier pays musulman est l’Indonésie qui n’est pas vraiment arabe et où l’islam, pratiqué par 83 % de la population n’est que l’une des six religions officielles. Ni l’Afghanistan, ni le Pakistan ne sont arabes. Et non plus l’Iran pour ne rien dire des diverses nations turcophones, Turquie en tête. Quant aux pays arabes, ils ne sont pas tous arabes ! Les pays du Maghreb sont d’abord « Berbères » ou composés de populations que les Arabes d’Arabie ne considèrent pas comme des Arabes véritables, mais seulement comme des « arabisés ». Le « monde arabe » de même que la «  arabe » de Nasser ou Saddam Hussein, ce n’est qu’un slogan, un mot creux utilisé pour détourner les peuples de la lutte politique pour leur propre souveraineté. Il y a une égyptienne et une marocaine, toutes deux fort différentes des monarchies pétrolières du Golfe. Il n’y a pas plus d’unité du monde musulman qu’il n’y a d’unité arabe. Les conflits entre chiites et sunnites, dont le premier de grande envergure fut la guerre Irak/Iran où les puissances de l’OTAN apportèrent leur soutien à Saddam Hussein (y compris par la livraison d’armes chimiques) contre le « Satan » de l’époque, l’Iran de Khomeiny. C’est aussi une banalité de répéter qu’il n’y a pas un islam, mais des islams, chacun des deux grands courants étant lui-même subdivisé en chapelles très différentes dans leur interprétation de la loi coranique et dans leur pratique sociale.

En troisième lieu, il n’y a pas plus d’Occident chrétien que d’Orient musulman. Non seulement des courants chrétiens il y en a autant de différents qu’un bon Dieu peut en bénir, mais encore de nombreux pays dits chrétiens sont profondément déchristianisés. Il serait bon de rappeler que les plus gigantesques et les plus meurtriers des conflits que l’histoire humaine ait connus ont commencé en Europe dans la lutte entre des nations chrétiennes extrêmement proches sur le plan de la culture. Ce simple fait devrait retenir la plume de ceux qui décrivent les menaces actuelles en termes de conflit de civilisations.

Enfin si on veut à tout prix garder l’approche globalisante en termes de civilisation et de religion, on ne doit pas oublier les liens anciens et profonds entre le « monde arabe » et les « chrétiens ». Cela a joué par le passé un certain rôle. La « translatio studiorum » qui voit les commentaires arabes des philosophes grecs regagner l’Europe est un des moments importants de l’histoire de la pensée « occidentale » – même si on admet que les textes de Platon et Aristote furent d’abord traduits en arabe par des chrétiens d’Orient, intégrés dans les royaumes arabes du Haut Moyen Âge. Rappelons encore les liens entre Al Ghazali et les grands mystiques comme Maître Eckart. On pourrait dire que l’Orient et l’Occident sont divisés par les mêmes préoccupations métaphysiques et la croyance en un seul et même Dieu ! Christianisme et Islam se veulent également universalistes, catholiques au sens étymologique, et de ce point de vue c’est leur proximité et leur ressemblance qui peut apparaître comme la cause de leurs conflits.

Une quatrième guerre mondiale ?

Laissons donc ces explications par des sortes d’essences culturelles ou religieuses, qui ressemblent fort aux explications par les causes occultes de la scolastique néo-aristotélicienne. On peut résumer la conjoncture présente en montrant qu’elle est la combinaison de deux éléments étroitement imbriqués : d’une part le chaos – baptisé jadis « nouvel ordre mondial » – qui résulte de la tentative de l’impérialisme dominant (les États-Unis) de remodeler l’ensemble des relations internationales avec la fin de la guerre froide et la dislocation du bloc soviétique ; d’autre part la montée du fondamentalisme islamiste qui apparaît comme porteur d’une alternative face à ce chaos dont il est pourtant lui-même un des éléments actifs.

L’ambition des puissances impérialistes est assez connue : la mondialisation du capital se heurte aux frontières nationales et au système du droit international « westphalien » dont l’ONU est très largement une reconduction : souveraineté des nations ou des États sur leur propre territoire, recherche d’accords basés sur l’équilibre de forces. L’effondrement de l’Union Soviétique donnait aux États-Unis l’opportunité de chercher à mettre en place ce « nouvel ordre mondial » qui fut pendant une dizaine d’années le slogan des principaux dirigeants. Les conditions obscures du déclenchement de la guerre du Golfe de 1991 restent dans tous les esprits ... qui n’ont pas perdu la mémoire. Comment l’invasion du Koweït par l’Irak de Saddam Hussein a-t-elle été possible ? On se perd encore en conjectures. Y a-t-il eu une provocation dans laquelle Saddam est tombé tête baissée ? On le saura peut-être dans un demi-siècle s’il y a encore des historiens curieux et si les archives du gouvernement des États-Unis s’ouvrent... Une fois le coup parti, le gouvernement de Washington, chef de la coalition – dont fait partie la France « socialiste » – en fait la première phase de son projet de remodelage du Moyen-Orient. C’est aussi dans les années 90 que le GIA, branche armée du Front Islamique du Salut algérien commence une campagne de terreur qui fera au total 100 000 morts sur la décennie. Or le FIS est ouvertement soutenu par l’Arabie Saoudite qui est son principal bailleur de fonds et par les États-Unis qui trouvent dans la venue au pouvoir des islamistes en Algérie un moyen d’évincer la France comme partenaire privilégié d’Alger. La première guerre du Golfe et la guerre civile en Algérie font suite à l’émergence dans les madrassas pakistanaises des groupes radicaux et à la lutte armée engagée en Afghanistan par les Talibans et par Al Qaïda, fondamentalistes islamistes soutenus, financés et entraînés par les services américains. On sait que toute cette affaire se terminera pas la défaite militaire soviétique et contribuera puissamment à l’effondrement de l’URSS.

Quand on essaie de tracer un tableau d’ensemble, on voit se dessiner ce qui pourrait bien être une « quatrième guerre mondiale » – pour rependre les analyses de Costanzo Preve – succédant à cette drôle de troisième guerre mondiale que fut la guerre froide. Dans cette « quatrième guerre mondiale », le fondamentalisme islamiste sunnite a été largement instrumentalisé par la puissance américaine en vue de réaliser le projet d’une domination sans opposition du capital financier sur le monde entier. On sait que Bill Clinton avait parlé de la américaine comme de « la indispensable » et les Bush ont mené leurs guerres au nom de la « destinée manifeste » des États-Unis, théorisée par les néoconservateurs. Notons d’ailleurs que, dans cette affaire, il ne s’agit pas de l’Occident en général, mais bien d’un système hiérarchisé dont les États-Unis assurent la direction, l’Europe étant vassalisée par l’intermédiaire de la structure de l’Union Européenne.

La destruction de toutes les communautés humaines pour fabriquer des individus consommateurs interchangeables, la destruction des États-nations comme cadre de la politique, la soumission intégrale de tous aux besoins de la « valorisation de la valeur », tel est le but de guerre de cette « quatrième guerre mondiale ». Mais la constitution d’un imperium unique est impossible, pour les raisons que nous avons indiquées plus haut. Les peuples résistent. Et pour juguler toute opposition intérieure, ou pour détruire les anciennes oppositions politiques, rien n’est plus pratique qu’un ennemi, un « empire du mal » à combattre. Leurs notions de politique internationale, les dirigeants des grandes nations impériales l’ont puisée dans Star Wars.

Les racines de l’islamisme

La montée de l’islamisme fondamentaliste s’inscrit pleinement dans ce contexte géopolitique. Le point de départ de cet islamisme est connu : c’est le wahhabisme qui au XVIIIe siècle, en alliance avec la famille Saoud va construire le Royaume d’Arabie saoudite. Le wahhabisme trouve son prolongement dans le mouvement des Frères musulmans et se transformera en force militaire révolutionnaire avec les Talibans, le GIA, Al Qaïda et maintenant l’organisation État Islamique (EI). Ce courant fortement structuré sur la base d’une idéologie totalitaire présentant de nombreux aspects propres aux sectes – on ne peut éviter d’évoquer la secte des Assassins – aurait pu rester marginal. Mais il a pu se développer en profitant de plusieurs facteurs.

La décomposition de l’Empire ottoman au cours du XIXe siècle est accélérée par les mouvements arabes nationalistes. Le réveil arabe, la nahda, que l’historiographie fait durer jusqu’aux années 1950, est un mouvement politique, culturel et religion, souvent ambigu, combinant des aspirations libérales et un retour à un passé arabe idéalisé. Il va tout de même se traduire par des changements législatifs importants et le développement de l’idée de et d’un modèle étatique constitutionnel. L’esclave est aboli à Tunis en 1840 – un quart de siècle avant les États-Unis et huit ans avant la France ! Le statut légal de soumission des Juifs et Chrétiens disparaît pour faire place à une égalité de droit. Tout cela ne va pas sans crise ni convulsions. Mais cela suffit pour chasser l’idée que les arabo-musulmans sont en quelque sorte par nature voués à la répétition mortifère. Cependant ce mouvement va être incapable de trouver la force de créer des États-nations modernes, en raison, notamment, de la mainmise des grandes puissances coloniales sur les territoires autrefois sous la coupe ottomane – c’est le cas de toute l’Afrique du Nord, de l’Égypte puis du Levant, contrôlés par les Anglais et les Français. On devrait aussi rappeler comment dans les années 50 et 60 du siècle passé, les puissances coloniales ont oeuvrés pour garantir leur mainmise sur les ressources du Moyen Orient et pour le maintien des gouvernements les plus tyranniques. C’est ainsi que les fondamentalistes islamistes vont pouvoir apparaître comme les seuls à même de garantir l’intégrité arabe contre les puissances étrangères.

Le deuxième facteur est que le fondamentalisme va trouver des alliés et des soutiens chez les puissances impérialistes. L’accord de 1943 entre Roosevelt et la monarchie saoudienne – accord pétrole contre Coran – va permettre au wahhabisme de mener tranquillement sa propagande dans tout le monde musulman (et pas seulement arabe). Wahhabites et impérialistes ont des ennemis communs. En premier lieu les communistes – quelles que soient les obédiences. C’est cet ennemi commun qui est la cible dans la création d’Al Qaïda, une véritable « joint venture » américano-saoudienne – la famille Ben Laden est une des principales et des plus riches familles saoudiennes et le rôle des services américains dans la création et l’entraînement de ce groupe n’est plus à démontrer.

Le troisième facteur est le bilan de faillite du nationalisme arabe « anti-impérialiste » des années 50 et 60. Les mouvements du type Baas syrien et irakien, le nassérisme, le FLN algérien ou le régime de Bourguiba en Tunisie sont très vite devenus des bureaucraties capitalistes, largement corrompues et qui ne devaient leur stabilité qu’à une police toute-puissante. La laïcité s’est identifiée à ces mouvements, ce dont les Frères Musulmans ont largement profité pour recruter parmi les déshérités.

Le quatrième facteur réside dans la faillite du mouvement ouvrier à l’échelle internationale. L’Irak, l’Égypte, l’Iran étaient des pays avec des partis communistes forts. Il existait une tradition syndicale combative. Tout cela a été progressivement détruit. D’abord par la compromission des PC avec les régimes amis de Moscou qui ont eu l’occasion de se discréditer en couvrant les politiques anti-ouvrières des dirigeants qui servaient les intérêts diplomatiques de Moscou. Pendant que Saddam était reçu avec tous les honneurs au Kremlin, ses séides pendaient les communistes à Bagdad. La social-démocratie liée à l’impérialisme ne pouvait en aucun cas offrir une alternative démocratique et les partis révolutionnaires anti-staliniens n’ont guère dépassé le stade de groupuscules.

Le cinquième facteur est à chercher dans la cohésion et la protection qu’offre la foi. Comprendre l’importance des idées religieuses comme facteur historique, ce n’est pas tomber dans l’idéologie. C’est saisir ce fait évident : la religion exprime la condition humaine et peut avoir un puissant pouvoir d’action. De Spinoza à Freud, nombreux sont ceux qui ont montré que la religion était une « illusion délirante » – dans l’Appendice de la partie I de l’Éthique, Spinoza ironise : les hommes croient que les dieux délirent autant qu’eux. Mais l’illusion délirante s’enracine dans la subjectivité et c’est pourquoi quand elle s’empare des esprits elle devient une force matérielle. Par leur caractère totalisant, les religions ont vocation à gouverner la vie de chacun dans tous ses aspects. Les fondamentalismes, quels qu’ils soient, s’appuient sur les angoisses et les phantasmes des individus plongés dans le désarroi et incapables d’avoir prise sur les événements. Comme toujours, la psychanalyse nous aide à y voir clair : il y a dans tous les fondamentalismes un noyau sexuel évident. Le fondamentalisme hindouiste fait de la domination de la femme son point de fixation. Il en va de même du fondamentalisme islamiste. La volonté de revenir au VIIe siècle, à « l’islam des origines », est l’expression la plus claire de ce que la religion est la psychose infantile de l’humanité, pour parler comme Freud. Son évident caractère régressif manifeste la volonté de retourner à l’état inorganique, ce que Freud qualifiera de « pulsion de mort ». Mais cette pulsion de mort sous la forme du fondamentalisme religieux fait écho à cette tendance profonde et dévastatrice de notre monde et c’est pourquoi elle peut devenir si forte et si dévastatrice. La pulsion de mort en acte, à l’échelle du monde entier, c’est le mode de production capitaliste. C’était d’ailleurs le fond de la critique que Marx adresse à ce système. D’un certain point de vue, les « fous de Dieu » ne font que montrer au capitalisme sa propre image dans le miroir déformant de leur idéologie. Sur ce dernier point, il faudrait d’ailleurs exposer en détail – mais quelques analystes s’y sont déjà essayés – comment le fondamentalisme islamiste a assimilé les méthodes et les codes du capitalisme mondialisé. Après tout, une vidéo de l’EI, ça peut ressembler à un passage de Call of Duty...

Les buts et la fonction politique de l’islamisme

La visée de l’islamiste est totalitaire en ce qu’elle vise un contrôle total des individus et une société fondée sur la soumission absolue de ses membres à l’ordre théologico-politique incarné par le « calife ». Ce projet doit être pris au sérieux, si délirant puisse-t-il paraître aux esprits forts occidentaux. Exactement comme on aurait dû prendre au sérieux Mein Kampf. L’islamisme, même s’il a été instrumentalisé par l’impérialisme (notamment américain) et s’il est encore instrumenté pour justifier toutes sortes de mesures d’exception et le développement de la surveillance des citoyens, n’est pas une pure création du capital ! On peut utiliser un chien molossoïde pour se protéger des voleurs, mais de là à laisser ce chien devenu enragé monter sur la table et dévorer les maîtres de maison et leurs enfants, il y a une large marge. Les Américains l’ont éprouvé le 9 septembre 2001. Leur chien de garde dresser à la chasse aux Soviétiques s’est retourné contre eux, faisant 3000 morts. Bien que les choses n’aient jamais été complètement éclaircies, il semble bien que les services secrets pakistanais et des groupes financiers arabo-américains (comme Carlyle) ne soient pas totalement étrangers à la destruction des Twin Towers. La vision purement fonctionnaliste des marxistes orthodoxes, celle qui explique tout phénomène politique par son utilité pour le capitalisme, leur interdit de comprendre l’autonomie de mouvements de ce genre, où l’idéologie joue un rôle majeur, de même qu’ils avaient été, pour la plupart, incapables de comprendre la spécificité irréductible du nazisme, réduit à l’un des moyens de gouvernement du grand capital au même titre que la démocratie « bourgeoise ».

L’islamisme, qu’on s’entende bien, n’est ni le porte-parole des opprimés, ni un mouvement anti-impérialiste. Comme l’impérialisme dominant, il est favorable au capitalisme – il y a d’ailleurs un grand nombre d’opérations venues de toutes parts et visant à créer un « capital islamique », un capital « hallal » contre le capital « haram » judéo-chrétien ! Comme l’impérialisme dominant, il refuse de reconnaître les nations au profit d’une soumise à une pensée unique et à un gouvernement unique. C’est pourquoi il a une vocation universelle et ne reconnaît aucune frontière. De ce point de vue, nous devrions noter ici la différence entre l’islamisme chiite de l’Iran et l’islamisme sunnite wahhabite. En dépit de leurs points communs, ils diffèrent sur ce plan : les dirigeants iraniens sont d’abord préoccupés de la puissance de la iranienne et si détestable que soit le régime de Téhéran, il ne peut être assimilé à ses ennemis impitoyables que sont les islamistes sunnites.

L’universalisme des « fous de Dieu » trouve ainsi des échos dans tous les pays où existent des populations musulmanes et recrute même dans une petite fraction de la jeunesse, quelle que soit sa confession ou sa non-confession d’origine. La politique de la terreur dont la France a été la victime en janvier et novembre 2015 doit bien sûr être entendue comme une partie de la stratégie mondiale des islamistes.

Conclusion

Par toutes ses caractéristiques, le fondamentalisme islamiste est un ennemi mortel pour la démocratie, le mouvement ouvrier et l’émancipation de l’humanité. Et c’est comme tel qu’il devrait être traité par tous les défenseurs du socialisme, du communisme ou même simplement de l’idéal républicain. Aucune concession, si minime soit-elle ne devrait être tolérée. L’islamophilie et l’islamogauchisme, les complaisances envers Tariq Ramadan et ses semblables, la « tolérance » envers les manifestations de l’islamisme au nom du « multiculturalisme », les acoquinements avec des groupes comme le Parti des Indigènes de la République (PIR), tout cela devrait être dénoncé comme il se doit.

Il y a bien une bataille spécifique à mener contre l’islamisme. Je reviendrai sur ce point ultérieurement. Il suffit pour l’heure de comprendre la nécessité de cerner avec précision ce dont il s’agit et de refuser de rabattre la conjoncture actuelle sur un éternel conflit entre l’Occident chrétien et l’Orient musulman, une prétendue vision historique qui nous aveuglerait sur les enjeux réels. En Irak, en Iran et ailleurs, la lutte de classes continue. Les Kurdes – musulmans, rappelons-le – ouvrent peut-être une voie nouvelle qui n’a aucun rapport avec le fondamentalisme islamiste. Des nations souveraines, dotées d’une constitution républicaine, cela reste la voie de la paix pour tous.

Le 7 décembre 2015

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Ecrit par dcollin le Mardi 8 Décembre 2015, 10:44 dans "Actualités" Lu 5251 fois. Version imprimable

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