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Cicéron et la communauté du genre humain

Commentaire d'un extrait du "de officiis"

Cicéron n'est sans doute pas un inventeur. Mais c'est lui qui traduit la philosophie grecque en latin et invente souvent notre vocabulaire philosophique. L'étude de ses textes, toujours clairs, peut être très profitable pour les élèves et les étudiants.

Ce texte, comme beaucoup d'autres du même auteur, me semble d'un grand intérêt pédagogique, même si Marcus Tullius Cicero ne fait pas partie des auteurs canoniques. Cela nous fera aussi mesurer combien la dégradation inquiétante de l'étude des langues anciennes peut avoir de conséquences pour l'enseignement de la philosophie.

Le texte Cicéron (extrait de "De officiis" -- III, VI)

Commentaire

On doit donc avoir en tout un seul but : identifier son intérêt particulier à l'intérêt général ; ramener tout à soi, c'est dissoudre complètement la communauté des hommes.

C'est l'énoncé de la thèse. L'intérêt particulier doit être identifié à l'intérêt général. L'intérêt particulier doit en réalité être subordonné à l'intérêt général. La condamnation de l'égoïsme est trop générale en philosophie morale pour qu'on s'en tienne à cette simple remarque. Chez Cicéron, le particulier est subordonné au général comme la partie l'est au tout. Le monde constitue dans la physique stoïcienne une totalité vivante, c'est-à-dire dont toutes les parties sont liées, différenciées mais liées par une " sympathie " générale. On ne confondra pas cet énoncé avec l'impératif catégorique : chez Kant la maxime de l'action pouvoir valoir comme loi universelle non en raison d'une quelconque physique ou métaphysique, mais parce que l'action, pour être morale, doit être exclusivement déterminée par la raison législatrice. Or une loi est par définition universelle. Donc les lois de l'action doivent avoir une valeur universelle pour être des lois morales. Les conclusions pratiques de la morale de Cicéron et de celle de Kant ne sont sans doute pas très éloignées. Mais les systèmes qui légitiment ces conclusions sont très différents.

Si la nature prescrit de prendre soin d'un homme pour cette seule raison qu'il est homme, il faut bien que, selon la nature aussi, il y ait un intérêt commun à tous ; s'il en est ainsi, nous sommes tous tenus par une seule et même loi naturelle, et, en conséquence, il est interdit par la loi naturelle d'attenter aux droits d'autrui : or le premier antécédent est vrai, donc le dernier conséquent l'est aussi ;

La démonstration de la thèse est d'abord exposée sous une forme logique. On n'oubliera pas que les Stoïciens, qui influencent fortement Cicéron (même si, stricto sensu, Cicéron n'est pas stoïcien) sont d'abord de grands logiciens. Ici nous avons affaire à trois classiques modus ponens, de la forme " Si p alors q, or p, donc q " et enchaînés. Formalisons le raisonnement :

  • p : La nature prescrit de prendre soin de chaque homme pour cette seule raison qu'il est un homme.
  • q1 : il y a un intérêt commun à tous.
  • Si p alors q1.
  • q2 : nous sommes tous tenus par une même loi naturelle
  • Si q1 alors q2.
  • r : la loi naturelle interdit d'attenter aux droits d'autrui.
  • Si q2 alors r.
  • Or p, donc q1 ; donc q2 ; donc r.

Remarquons la prémisse, non discutée, admise comme évidence : la nature nous commande de prendre soin d'autrui. C'est la sympathie universelle entre toutes les parties de la totalité qu'on doit tenir pour vraie. De cette prémisse, Cicéron conclut que mon intérêt ne doit jamais entrer en conflit avec celui de tous les autres. Le principe de justice " A chacun ce qui lui est dû " a ainsi un fondement dans la connaissance de l'ordre naturel. Le droit est donc en son fondement un droit naturel. Alors que pour les théoriciens rationalistes du Contrat (Hobbes, Spinoza ou Rousseau) le droit est la conséquence du pacte social et donc le résultat d'une convention. Il y a chez Cicéron quelque chose que Rousseau et Kant refusent énergiquement, une sorte de passage du fait au droit : c'est la réalité physique du monde, rationnellement comprise, qui commande les règles du droit.

car il est absurde de dire, comme certains, que l'on n'enlèvera rien à un père ou un frère dans son propre intérêt, mais que pour le reste des citoyens, c'est une autre affaire : les gens qui parlent ainsi décident qu'ils n'ont point de lien de droit avec leurs concitoyens, qu'ils ne forment avec eux aucune société en vue de l'utilité commune : pareille opinion rompt avec toute association civile.

Ici Cicéron dit ce que Montesquieu redira : " Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l'oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l'Europe, ou bien qui fût utile à l'Europe et préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime. " (Mes pensées) Et Montesquieu donne la raison de cette position : " je suis homme avant d'être Français, je suis nécessairement homme et je ne suis Français que par hasard. " La conséquence directe de la théorie stoïcienne reprise par Cicéron est que l'homme est d'abord " citoyen du monde ". Ce cosmopolitisme se distingue de la conception aristotélicienne de la Cité, bien que la conception aristotélicienne du droit soit aussi une conception fondée sur le droit naturel. La Cité d'Aristote est nécessairement close, et limitée puisqu'elle doit être autarcique pour être libre. Les philosophes rationalistes ne prendront pas non plus en compte de point de vue cosmopolitique : le droit civil établit la paix au sein de la mais entre les États, c'est le droit de nature, c'est-à-dire la simple loi du plus fort qui s'applique – même si Spinoza ou Rousseau indiquent très nettement qu'un État bien gouverné devra s'abstenir de toute guerre de conquête. Seul Kant, sur la base d'une problématique entièrement différente, revient à ce point de vue du citoyen du monde, à la fois théoriquement (cf. Théorie et pratique, 3e partie) et avec des propositions concrètes (Projet de traité de paix perpétuelle).

Mais dire qu'il faut bien tenir compte de ses concitoyens, mais non des étrangers, c'est détruire la société du genre humain, et avec elle supprimer la bienfaisance, la libéralité, la bonté, la justice ;

La démarche de Cicéron est parfaitement rigoureuse : de même que les intérêts de la famille sont subordonnés aux intérêts de l'ensemble de la communauté nationale (ou de la République), de même les intérêts de la communauté nationale sont subordonnés aux intérêts généraux de l'humanité. L'étranger est donc ainsi un sujet de droit puisque nous avons nécessairement des devoirs envers lui.

Cette prise de position théorique a d'abord été développée par les Stoïciens grecs qui viennent quand la liberté antique des Cités indépendantes vole en éclats avec d'abord la conquête macédonienne puis avec la conquête romaine. Cette conception universaliste trouve un terrain favorable dans l'empire romain qui se veut non pas une Cité mais une Cité à la tête d'un monde. La manière dont l'empire donnera la citoyenneté aux peuples conquis montre que les thèses de Cicéron ne sont pas seulement des utopies de philosophe.

et pareille négation doit être jugée comme une impiété envers les dieux immortels ; car c'est eux qui ont institué entre les hommes cette société que l'on renverse ;

L'appel aux dieux pour justifier la loi naturelle est une des caractéristiques des théories du droit naturel. Si la nature est modèle, c'est parce qu'elle est l'expression directe de la loi divine. Pour un athée ou un agnostique, il n'y a en revanche aucune raison que la nature fournisse a priori le modèle de lois humaines. La société étant instituée entre tous les hommes par les dieux est sacrée. Cette identité entre loi divine et loi de nature, fondatrice de l'universalité de la communauté humaine se retrouve dans le christianisme, première religion qui se donne le monde comme arène (catholikos veut dire universel). Naturel et divin : c'est encore le même double qualificatif qu'on trouve chez Locke dans sa définition de l'état de nature.

car le lien le plus étroit de cette association, c'est la pensée qu'il est plus contraire à la nature, étant homme, de dérober le bien d'un homme pour son avantage personnel que de s'exposer à tous les contretemps qui peuvent atteindre notre corps, nos biens extérieurs et même notre âme, sans injustice de notre part : car cette seule vertu est la reine et la maîtresse de toutes les vertus.

Dernière partie de l'argumentation : c'est la justice qui est la reine et la maîtresse de toutes les vertus. Platon et Aristote ne disent pas autre chose. Et ici Cicéron se fait le traducteur fidèle de leur pensée. Comme chez les deux grands maîtres, la justice a une double définition : celle qui est implicite au début du texte, " à chacun son dû " et celle qui est affirmée maintenant : il vaut mieux souffrir et subir l'injustice que la commettre. Donc la véritable justice ne peut se limiter à réclamer son dû, à appliquer formellement le principe d'égalité. La véritable justice s'accomplit dans l'amour du prochain, cet amour qui nous conduit à souffrir nous-mêmes plutôt qu'à voir l'autre souffrir. La justice n'est donc pas une symétrie des égoïsmes, un égoïsme compensé et bien pesé. Il ne suffit pas d'avoir le droit pour soi pour être juste. Être juste c'est d'abord prendre soin du droit des autres, quitte à ce que mon propre droit soit négligé. Le cosmopolitisme de Cicéron apparaît maintenant comme une simple conséquence de cette morale sublime qui nous vient de Platon, d'Aristote et des autres grands maîtres de la philosophie ancienne.

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Ecrit par dcollin le Dimanche 27 Mars 2005, 15:28 dans "Enseigner la philosophie" Lu 14022 fois. Version imprimable

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