Commentaire sur "Comprendre Marx"
Denis Collin est certainement le lecteur qui aujourd’hui saisit le mieux l’ensemble de l’œuvre de Marx, et ce pour plusieurs raisons, la principale étant son engagement personnel dans le mouvement social s’inscrivant dans le sillage des combats menés par Marx au XIXe siècle. Car Collin refuse de se soumettre au principe d’injustice sur lequel se fonde la société capitaliste. Une des autres qualités de son analyse est le regard critique qu’il pose sur l’interprétation orthodoxe des adeptes du courant de pensée tracé dans l’ancienne Union Soviétique, un regard que vient appuyer une vaste culture philosophique. Ce point de vue conduit Collin à opposer frontalement la pensée de Marx à ce qu’il appelle le « marxisme », dont il explore les principaux éléments au long de son ouvrage.
Il s’agit d’abord de la théorie de l’aliénation, sur laquelle tant d’encre a été versé à la seconde moitié du XXe siècle alors qu’elle n’avait pas été un sujet de grande importance pour Marx et les marxistes de la seconde moitié du XIXe siècle. Collin la replace dans le contexte des débats de Marx et des jeunes hégéliens, en remarquant qu’elle disparaît presque complètement dans le Capital. Après s’être interrogé sur tous les sens que peut revêtir la notion d’aliénation chez Hegel, Collin démontre que le Marx de la maturité préférait la traiter sous l’angle de l’exploitation. C’est une idée intéressante, même si elle contrarie une certaine persistance chez Marx à employer tout au long sa vie le vocabulaire de Hegel.
En deuxième lieu, du matérialisme dialectique, lui aussi peu présent dans les derniers travaux de Marx. Certes, le matérialisme dialectique a toujours été l’aiguille la plus pointue sous le pied des maîtres à penser de milliers de militants d’organisations politiques, des décennies durant, qui souvent ne savaient que faire de cette notion, qui ne représentait pour eux qu’une répétition du schéma tracé par Engels dans Anti-Dühring et en une diatribe rituelle contre « l’idéalisme bourgeois », car la révolution qu’ils prêchaient était grosso modo à la société capitaliste ce qu’est le Jour du Jugement Final à la vie pratique des chrétiens. Au fond, nombre de ces maîtres à penser n’étaient que de simples athées, du style suranné du XVIIIe siècle. Mais la voie qu’a suivie Collin pour en finir une fois pour toutes avec la farce pédante du « matérialisme dialectique » traditionnel a sans doute été trop radicale, car il s’évertue à faire table rase de la dialectique dont se réclamait Marx. Ce radicalisme est poussé à l’extrême lorsque Collin définit Marx en tant que matérialiste « nominaliste ». Certes, cette approche théorique à ses raisons d’être. Cependant, s’il est vrai que les fameuses « lois » du matérialisme dialectique posées par Engels, et apparemment acceptées par Marx, constituent trop un calque du modèle hégélien, cela ne veut pas dire pour autant qu’il faut tout bonnement et simplement se débarrasser de la dialectique. Un nominalisme marxiste auquel on aurait ôté le principe de la contradiction comme moyen de définir les éléments du réel ne saurait fonctionner. Car coller aux individus vivants ne conduit pas automatiquement à l’explication matérialiste de la diversité de la vie réelle. Marx devait avoir une bonne raison de ne pas s’opposer au matérialisme dialectique tel que l’exposait Engels, même s’il l’a sans doute jugé insuffisant.
Troisième point, le matérialisme historique. Collin remet en cause avec justesse une grande partie des liens que le « marxisme » établit entre forces productives, structure sociale et luttes politiques, en acceptant néanmoins certaines idées de Marx, telles que les « liens intimes » unissant les forces productives et les rapports sociaux. Ce débat a fait fureur au XXe siècle et le matérialisme historique fait toujours l’objet de critiques. Le plus gros problème de cette discussion tient peut-être au fait que Marx n’a pas jugé nécessaire de démontrer certains rapports qui semblaient alors évidents aux matérialistes. Une lacune en a résulté, qui plus tard a été comblée par la vulgate soviétique. Mais Collin préfère démolir jusqu’à la dernière pierre la version orthodoxe du matérialisme historique, sans grand souci des distinctions.
Quatrièmement, l’économie politique de Marx, que Collin juge plus juste d’appeler « philosophie de l’économie », ce qui ne manque pas de pertinence étant donné que la prétention d’ériger la critique de l’économie politique de Marx au rang de « nouvelle science économique » est certainement vaine. Ce point de vue présente toutefois des aspects discutables en raison des économistes sur lesquels s’appuie Collin. Ils s’entendent tous bien plus en économie classique qu’en pensée de Marx. L’interprétation du Capital par des économistes de métier est d’ailleurs devenue un lieu commun depuis que l’œuvre de Marx a intégré le cursus de nombreuses universités. Or la compréhension des idées exposées dans le Capital ne s’est guère améliorée depuis.
En cinquième et dernier lieu, les questions historiques. Il s’agit ici du problème majeur que présente le livre de Collin. Et ce en raison de deux aspects. Le premier, et le moins important, est la forte accentuation sur la composante nominaliste du matérialisme de Marx, au point de rendre impossible une définition claire des classes sociales et de faire disparaître sa théorie de l’État. L’autre problème qui se pose, le plus important, est le lien direct que Collin établit entre Marx et Lénine, et qui le conduit à expliquer les fourvoiements de la Révolution russe par les failles de l’œuvre de Marx. Mais ce n’est pas à Marx qu’il faut adresser ce reproche, lui qui a développé sa pensée en Occident. Lui-même restait prudent quant à la portée de ses pronostics en des sociétés qu’il connaissait peu ou prou. Et il aurait peut-être dû faire preuve d’une prudence redoublée. Collin se trompe en voyant en Lénine un fidèle interprète et exécuteur de la pensée de Marx, sans aucune réserve, afin d’en faire ressortir les « failles » par rapport à des événements ayant eu lieu postérieurement dans le monde byzantin.
Afin de bien saisir ces problématiques, il est indispensable de reprendre un à un les points développés dans l’ouvrage de Collin, à commencer par le matérialisme.
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L’excès de zèle nominaliste dans l’interprétation du matérialisme de Marx apparaît dès le début de l’ouvrage, où Collin critique une phrase de Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, d’Engels, en lui opposant une phrase de L’Idéologie allemande, de Marx.
Commentaires de chaque citation par Collin :
Engels (p. 56) : « La grande question fondamentale de toute philosophie et spécialement de la philosophie moderne est celle du rapport de la pensée à l’être. »
Collin : « Ceux qui considèrent la nature comme l’élément primordial sont des matérialistes, dit encore Engels... Mais ce matérialisme reste encore largement spéculatif... Il est spéculatif en ce qu’il procède des idées générales, des concepts, dont le mouvement propre est censé expliquer le réel... »
Marx (p. 61) : « La première présupposition de toute histoire humaine, c’est, naturellement, l’existence d’individus humains vivants. [...] Toute historiographie doit partir de ces bases naturelles et de leur modification par l’action des hommes au cours de l’histoire. »
Collin (p. 62) : « Marx ne se situe pas du point de vue de l’observateur extérieur qui étudie l’espèce humaine dans l’ensemble du monde vivant : de ce point de vue de Sirius, en effet, on peut bien distinguer les hommes des animaux “par tout ce que l’on voudra”... Autrement dit, Marx affirme, presque explicitement, la priorité logique et ontologique de l’individu sur l’espèce, du particulier sur le général. Mais il y a, dans cette réduction de l’individu quelque chose d’autre : il faut saisir l’individu “subjectivement”, c’est-à-dire à partir de sa propre activité et non comme un objet passif, un “atome” social. »
Marx semble cependant ne pas avoir vu ce dilemme entre l’accent sur l’individu ou sur l’espèce. Donner la priorité à cette dernière peut s’avérer inévitable, par exemple, lorsqu’il faut séparer les problèmes humains des questions qui intéressent les chimpanzés. Si l’on va un peu plus loin, définir l’unité humaine minime réelle « ontologiquement » n’est pas une affaire simple. Pour cerner l’individu « à partir de sa propre activité », il faut tenir compte du fait qu’il n’y a activité humaine que dans une interaction aux autres ; et, en tant qu’individu humain, il est lui-même cette interaction. Parce que, hors d’elle, l’individu est une abstraction, excepté en tant que base à des travaux d’anatomie. L’unité humaine de base, en tant qu’unité sociale réelle, est donc plus qu’un corps physique individuel et ses activités vitales. Le point de départ minimum de « l’être » humain est la cellule des parents et des proches où les individus se forment et avec laquelle ils coopèrent pour subsister. Et ceci, même si l’on fait abstraction des liens de cette subsistance avec le marché mondial, est déjà bien plus qu’un « individu vivant singulier ».
La critique à l’égard d’Engels est donc infondée, selon laquelle son matérialisme serait « largement spéculatif », car il s’agit d’idées générales (comme « l’espèce humaine ») au lieu de choses concrètes (comme « les individus vivants »). Au bout du compte, la question du « rapport de la pensée à l’être » relève du rapport entre ce que les hommes pensent d’une part et le monde réel d’autre part. Et l’élément de base de cette question est le rapport entre ce que les hommes pensent de leur origine et la modeste réalité de leur naissance historique. Bien longtemps avant que l’humanité civilisée ne commence à se répandre tel un parasite sur la surface du globe, avant même que n’apparaisse l’espèce humaine elle-même, il y avait de la terre, il y avait de la flore et de la faune, bien réelles, qui ont par la suite donné les conditions à l’apparition de cette espèce particulière de primate.
Cette espèce s’est « civilisée » en se divisant en exploiteurs et en exploités, et comme les exploiteurs ne travaillent pas, ils ont peu à peu vu la terre, la flore et la faune comme une pure extériorité à eux. Et comme tout exploiteur tend à s’attribuer des pouvoirs surnaturels, ils ont commencé à penser que cette extériorité venait d’un être supérieur, semblables à eux et à leur société, qui serait une création plus parfaite que la nature, se concrétisant en normes, en lois, en chefs et en subalternes, et ignoraient que leur société n’avait de vie réelle que grâce au travail des exploités. Admettre cela, c’est la base du matérialisme cohérent, que l’on exalte l’espèce humaine ou que l’on voie en elle le fléau qui est à l’origine de la désertification de la planète. Le matérialisme d’Engels (qui tout comme Marx exaltait l’espèce) part des évidences présentées par la science de son temps pour affirmer que l’univers naturel précède et conditionne la vie humaine. Pour Engels, ceci est important afin d’affirmer que la vie intelligente est précédée et conditionnée par la vie pratique qui transforme la nature, car c’est le travail des salariés qui fait exister la société capitaliste. Traduire cela de façon à exclure le terme « espèce humaine » n’aide pas à mieux comprendre l’idée, même si la composante nominaliste du matérialisme de Marx permet d’éviter de réduire l’espèce humaine à une idée générale désincarnée.
Ensuite Collin remet en cause le lien que Marx établit entre forces productives et rapports de production, rejoignant ainsi le courant hétérogène de critiques du matérialisme historique apparu dans la période de déclin de l’orthodoxie « marxiste ». La tendance prédominante de ce courant d’idées consistait à mettre les causes de la ruine de l’État soviétique sur le compte des erreurs commises par Marx au XIXe siècle au lieu de les chercher dans l’histoire européenne, et notamment russe, du XXe siècle. Toutefois, même s’il s’associe à cette tendance, Collin fait une interprétation relativement positive d’un célèbre passage de Misère de la philosophie.
Marx (p. 85) : « les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives. En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel. »
Collin (p. 85) : « Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives. Soit. Mais cela signifie qu’il y a deux réalités distinctes, ‘rapports sociaux’ d’un côté, ‘forces productives’ de l’autre... »
Il ne s’agissait cependant pas pour Marx de « deux réalités intimement liées » parce qu’il voyait la nécessaire primauté temporelle des forces productives par rapport aux rapports de production, sans oublier qu’il se référait aux forces productives de l’homme. Le fait est qu’il était le témoin de l’essor impérialiste des puissances industrielles et qu’il a dû se rendre compte de l’importance de la supériorité technologique qui a autorisé aux « civilisés » des tueries sans bornes pour soumettre la Terre entière à leur exploitation. Certes, Marx ne prenait pas au sérieux l’ancien proverbe « l’homme est le loup de l’homme ». Mais peut-être a-t-il envisagé que les pouvoirs des hommes de l’âge de la pierre taillée sur la nature n’eurent pas été suffisant pour leur permettre l’exploitation du travail de leur semblable, même si ces hommes se traitaient sans doute avec beaucoup de rudesse. C’est pourquoi le rapport de production à l’âge de pierre ne pouvait aller au-delà de la coopération égalitaire dans la chasse et dans la défense contre les prédateurs.
Les forces productives de l’homme consistent dans la capacité humaine à produire en se servant de moyens de transformation de la nature. Il faut que ces moyens atteignent un certain degré de développement pour qu’un individu puisse subvenir régulièrement à ses besoins et à ceux des individus inactifs qui l’entourent. La généralisation de cette possibilité a signifié l’avènement de l’âge de la chasse à l’homme et de nouveaux rapports de production basés sur l’exploitation du travail humain. À partir de cette époque, les collectivités humaines ont commencé à se scinder en exploitants et exploités. Et ainsi, les nouvelles expériences de vie ont montré à beaucoup que les loups sont au fond de bien gentilles créatures.
Mais quelles que soient les conjectures d’où il est parti, Marx a pu assister de son vivant au développement d’un haut degré d’efficacité des moyens de transformation de la nature sous le capitalisme industriel et la lente formation postérieure d’un marché de travail régulier, au moyen d’une longue campagne de guerre sociale contre les misérables résistants à l’entrée aux usines. Par ailleurs, la forme nécessairement coopérative de la production capitaliste a conduit Marx à supposer que cela donnait à l’humanité la possibilité de fonder un système de coopération libre. Cette supposition ne pouvait cependant être validée par les fragiles coopératives ouvrières de l’époque de Marx. Collin laisse toutefois entendre qu’il accepte la supposition indémontrable de la possibilité d’un futur système de coopération libre, mais refuse l’idée que les rapports d’exploitation capitalistes aient demandé préalablement un haut degré de développement de la capacité humaine à transformer la nature.
Mais Marx semble avoir jugé superflu de démontrer longuement le fonctionnement du processus de création de la forme particulière d’exploitation de l’homme par l’homme du capitalisme industriel, lancé par le développement des moyens de transformation de la nature ayant rendu possible la prédominance de la production coopérative dans les grandes usines. D’autant plus que, si l’on y réfléchit bien, cela n’avait en somme rien d’une découverte extraordinaire au XIXe siècle, où la dissémination d’usines sombres et de quartiers ouvriers misérables choquait les esprits romantiques d’Europe.
Donnant suite à cette polémique, Collin entre sur le terrain des rapports entre structure et superstructure sociale.
Collin (p. 91) : « 1/ La ‘base’ conditionne la superstructure. Conditionne et non ‘détermine’ si on prend ‘déterminer’ au sens strict…
(p. 92) « 2/ La politique s’explique, en dernière analyse ou en dernière instance, par les luttes sociales... On connaît les analyses de Max Weber sur les rapports entre l’éthique protestante et ‘l’esprit du capitalisme’. Mais que les aspirations sociales nouvelles aient emprunté la voie du retour à la lecture augustinienne de l’enseignement chrétien, cela n’était nullement ‘déterminé’ par les rapports économiques et sociaux de l’époque... »
Cette sorte d’argumentation donne l’impression que Collin a momentanément cédé à la tendance à chercher des poux à Marx, typique des critiques des années 1970. C’est du moins ce que semble refléter l’exemple du choix doctrinaire augustinien de Luther, formulé (page 92) pour prétendre démontrer que Marx ne peut expliquer tous les détails de la vie politique par les luttes sociales. Mais pourquoi le matérialisme historique devrait-il expliquer les élucubrations de Luther ? Seule la biographie personnelle et l’analyse psychologique peuvent expliquer pourquoi une ancienne idée est ravivée par une personnalité religieuse ou politique. Marx n’a pas prétendu expliquer pourquoi Luther avait adopté la thèse augustinienne de la prédestination des âmes, mais il pouvait expliquer pourquoi les rapports de domination sociale de l’époque de Luther poussaient le mouvement des idées des peuples d’Europe du Nord à rejeter le catéchisme diffusé par le pape. Il y a tout à parier que si les idées de Saint Augustin avaient constitué la doctrine officielle de la papauté, Luther aurait cherché à se fonder sur un autre père de l’Église ou aurait échoué.
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En passant de la critique de la théorie politique à la critique de la théorie de la révolution, Collin s’aventure dans le terrain fatal des prévisions de Marx sur la révolution sociale, que ce dernier pensait voir mûrir au long de sa vie. Le processus n’a pas abouti, c’est pourquoi, après sa mort, Marx est passé pour beaucoup de critiques, dont de nombreux qui se disaient ses tenants, pour un mauvais prophète. Ce n’est pas exactement ce que dit Collin, mais plutôt que Marx n’explique pas pourquoi les révolutions ayant eu lieu après sa mort se sont déroulées dans des conditions différentes de celles qu’il avait prévues, d’une façon complètement imprévue.
Collin (p. 92-3) : « ‘L’humanité ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre’. Voilà pourquoi il est à jamais impossible de sauter par-dessus les étapes historiques... La révolution sociale a d’abord éclaté dans des pays où le MPC était loin d’avoir développé toutes les forces productives qu’il pouvait contenir – Russie, Chine etc. – et le socialisme ou la première phase du communisme y a pris un visage qui eût certainement horrifié Marx. Nous verrons que l’histoire du siècle passé a pourtant bien confirmé les grandes intuitions de Marx mais sous des formes si inattendues et souvent si contraires à ses espérances qu’il serait de la plus grande mauvaise foi d’y voir une validation expérimentale du schéma fondamental du matérialisme historique. »
Hélas, ici non plus les exemples ne sont pas bons. Affirmer que la révolution sociale dans des pays où les forces productives capitalistes n’étaient pas pleinement développées, comme la Russie ou la Chine, ne valide pas le « schéma fondamental du matérialisme historique » revient à dire que les peuples de ces pays se sont révoltés contre l’exploitation capitaliste, ce qui impliquerait l’existence préalable d’un mouvement à prédominance antibourgeoise. Or les faits sont différents. Les peuples de ces pays se sont révoltés contre l’oppression d’un État tsariste en Russie et contre l’État vassal des puissances étrangères en Chine. Et il n’est pas vrai non plus que ces pays soient arrivés au « socialisme ou la première phase du communisme », même avec un visage « qui eût certainement horrifié Marx ».
Pour appliquer le matérialisme historique aux faits, il faut éclaircir ces derniers un minimum. En laissant de côté les aspects complexes que présente la Chine pour l’Occident, il faut préciser que la Russie non seulement a été loin d’arriver au socialisme, mais surtout qu’elle a connu une régression sociale. Et les facteurs historiques de ce recul sont à chercher dans les racines tartaro-byzantines de l’Empire russe, où la révolution sociale urbaine s’est conjuguée à une révolution paysanne. En raison de facteurs externes à l’histoire de l’Occident, ignorés de Marx, la direction du prolétariat russe a, dès son ascension au pouvoir, abandonné sa théorie mal ficelée de la « révolution démocratique des ouvriers et des paysans », pour s’opposer à la révolution paysanne qui avait rendu la victoire possible. Marx a toujours pensé la révolution sociale comme un soulèvement général de la classe exploitée majoritaire. Détail qui a cependant échappé à la direction bolchevique, qui a agi comme si le prolétariat urbain minoritaire (près de 2,5% de la population) avait pu conduire d’une main de fer le peuple russe au socialisme, en s’offrant le luxe de considérer les plus de 80% de paysans opprimés depuis des siècles comme des contre-révolutionnaires, bien qu’ils aient pris part à la révolution. Un tel volontarisme, propre à l’intelligentsia russe (explicable par la rupture brutale avec ses racines byzantines sous le joug de la dynastie Romanov), a ramené le processus révolutionnaire à une guerre sociale menée par une élite de militants acharnés pour imposer au nom du prolétariat un projet mirobolant de socialisme ascétique (au diapason de la tâche héroïque de la minorité « porteuse du socialisme ») à la masse paysanne, qui s’était justement révoltée pour s’affranchir du joug de l’autocratie tsariste.
Ensuite, les difficultés croissantes du projet des bolcheviks, qui déliraient sur l’arrivée au « communisme » en 1920, ont forcé le système répressif « temporaire » (que Lénine a jugé nécessaire pendant au moins quinze ans) à fonder un nouvel État autocratique. Et c’est ce processus, et pas seulement la misère et l’isolement de la Russie, qui a interrompu le processus révolutionnaire et a plongé le pays dans un système de gestion sociale voué à l’échec, car moins libre et moins efficace que le capitaliste.
Quelle place occupe la pensée de Marx dans cet épisode tragique du XXe siècle ? Même si l’on admet que son matérialisme historique est une théorie très vague, on ne peut voir dans le « schéma » de Marx (comme le dit Collin) le fondement de la thèse léniniste de la nécessité d’un état-major de révolutionnaires professionnels pour commander la marche de l’humanité vers le socialisme et justifier son inévitable séquelle : la remise de tous les droits politiques de la masse travailleuse à un corps de gardiens des « intérêts historiques du prolétariat ».
Il y a également la question, de moindre importance, de l’apparente croyance de Collin dans les fausses difficultés de la théorie de la valeur de Marx, découvertes par une longue lignée de penseurs, partisans et sympathisants attirés par la planification économique soviétique, qui, comme on pourrait s’y attendre, ont vécu et sont morts perplexes face à l’inapplicabilité de cette théorie au « socialisme réellement existant » (inexistant) en URSS.
Collin (p. 136) : « Reste à comprendre les rapports entre valeurs et prix et à expliquer comment on passe de l’un à l’autre. Marx en donne l’esquisse dans les manuscrits du Capital qui forment les livres II et III, mais il ne s’agit que d’esquisses et non de la solution complète du problème. Paul Mattick souligne l’origine de la difficulté :
(p. 137) « Cette détermination du prix par la valeur ne peut pas être démontrée empiriquement ; on ne peut que la déduire du fait que toutes les marchandises sont les produits du travail, de quantités de travail différentes, et de la répartition nécessairement proportionnelle de l’ensemble du travail social. »
Si l’on fait abstraction des marchandises qui ont un prix mais pas de valeur (comme la terre en friche), la détermination des prix par les valeurs est donnée par le fait que toutes les marchandises ordinaires sont le produit du travail humain. Ce fait essentiel est parfaitement démontrable empiriquement : les innovations techniques entraînant la réduction du temps de travail socialement nécessaire font baisser le prix de toute marchandise, excepté si entrent en jeu d’autres facteurs, eux aussi identifiables.
Ce que Mattick ne réussit pas à démontrer empiriquement, c’est la valeur d’une marchandise à partir de la connaissance de son prix. Il devrait savoir que le temps de travail nécessaire pour produire une marchandise ne joue que sur son prix, qui ne correspond généralement pas à sa valeur. Il se trouve que la déduction d’une valeur (rapport entre efforts humains) à partir d’un prix (rapport entre marchandise et argent) ne serait facile que si l’argent permettait des échanges entre producteurs indépendants. Dans le capitalisme industriel, cependant, les marchandises se présentent comme des produits du capital, dont les prix (les prix de production en l’occurrence) reflètent le besoin de rémunérer le capital, et non pas de rémunérer l’effort humain. C’est pourquoi, bien que la détermination des prix par les valeurs soit toujours en vigueur, elle ne se manifeste aujourd’hui que lorsque le mouvement d’une valeur force un prix à changer dans le même sens ; mais une valeur stable n’est pas automatiquement révélée par le prix qu’elle est censée déterminer, sauf la valeur du produit social, qui par définition est égale à la somme totale des prix des marchandises du même produit social.
Les difficultés auxquelles se heurte Mattick pour faire le rapport entre valeurs et prix sont partagées par de nombreux économistes spécialistes du marxisme. Ce sont des entraves que leur pose leur propre tendance à penser que la détermination des prix par les valeurs devrait se démontrer empiriquement, sans pour autant prendre en compte le fait que les prix comprennent une « productivité » attribuée au capital. Certains (Lipietz, Morishima, etc.) prétendent même résoudre le problème en remplaçant la démonstration empirique par des formules mathématiques qui seraient à même de traduire par des rapports entre les efforts humains les rapports entre « efforts » du capital inclus dans les prix du commerce.
Les préoccupations majeures de Collin concernent sans aucun doute l’utilité de la pensée de Marx dans la société actuelle. Et sa tendance est de la considérer utile à condition d’y corriger certains défauts hérités du mouvement des jeunes hégéliens. Ce type de préoccupation apparaît bien dans le commentaire d’un passage du Capital :
Marx (p. 154) : « L’appropriation capitaliste, conforme au mode de production capitaliste, constitue la première négation de cette propriété privée qui n’est que le corollaire du travail indépendant et individuel. Mais la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. C’est la négation de la négation. Elle rétablit non la propriété privée du travailleur, mais sa propriété individuelle, fondée sur les acquêts de l’ère capitaliste, sur la coopération et la possession commune de tous les moyens de production, y compris le sol. »
Collin : « Tout ce passage est remarquable à plus d’un titre, et pas seulement par cette reprise de la formule de la négation de la négation...
(p. 155) « Premier problème : si cette métamorphose de la propriété sociale s’accomplit avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature, on se demande quel rôle peut bien jouer l’action politique. Le communisme – en tant que parti politique – est l’expression consciente d’un processus qui se déroule sous nos yeux, répète Marx. Mais quel rôle peut bien jouer la conscience dans un processus naturel ? »
Les critiques de ces passages de Marx sont exagérées. Ils ne font pas de lui un fataliste, de même qu’ils n’ont pas conduit les marxistes du XIXe siècle à remettre leur vie à la destinée. Quand Marx évoque une certaine inexorabilité des changements sociaux, il présuppose un certain degré d’irrationalité dans le processus historique. On ne peut échapper à ce présupposé. Au cours de l’actuelle préhistoire de l’humanité (si l’on considère qu’une future histoire humaine est possible), les hommes agissent généralement aussi irrationnellement que les araignées (bien que Marx n’eût sans doute pas été d’accord à l’égard des araignées). Les hommes font de la politique de la même façon qu’ils subsistent, poussés par leurs besoins matériels et leurs ambitions dont la satisfaction est inévitablement conflictuelle dans la société de classes. Et ils le font la plupart du temps sans objectif final viable sur le plan collectif, et sans se rendre compte des contradictions que ne font qu’accumuler les solutions individuelles qu’ils trouvent à leurs problèmes. Si un jour les expropriateurs deviennent expropriés, ils ne le seront sûrement pas à la suite de grandes mobilisations clairement orientées vers l’instauration d’une forme supérieure de propriété des modes de production. Il est ô combien plus probable qu’ils le seront en raison de mobilisations se bornant à des objectifs immédiats, contre l’exploitation et pour plus de droits pour les travailleurs.
Et quand Marx dit que le parti du prolétariat est l’expression consciente du processus historique, il se réfère au fait qu’il exprime une volonté commune de combattre le capital ; et c’est en cela que les exploités existent en tant que classe, jouant un rôle dans l’histoire humaine. La conscience du processus historique, c’est ce type d’organisation, en ce qu’il définit la contradiction qui meut ce processus vers un au-delà du capitalisme. Voilà ce que l’on peut appeler le processus historique, tout simplement. Brandir l’objectif de la société communiste n’unifie pas les travailleurs (quelle société communiste ?) ; et ceux qui se fixent cet objectif ne sont pas pour autant plus conscients que les travailleurs ordinaires, simplement décidés à s’organiser contre le capital.
Collin conclut son analyse du Capital en le définissant, avec Michel Henry, comme ouvrage de « philosophie de l’économie ». C’est acceptable, à condition de ne pas y voir sa volonté de détacher les propositions théoriques du Capital de la perspective historique de dépassement du mode de production capitaliste.
Collin (p. 156) : « Les conclusions du Capital en termes de perspectives historiques sont des extrapolations, liées à une philosophie de l’histoire et une espérance qui ne dépendent pas logiquement des propositions théoriques qui commandent l’analyse du MPC. Si on veut à tout prix que Le Capital soit l’exposé rigoureux d’une nouvelle science, c’est assurément une faiblesse qui a contribué à jeter le doute sur l’ensemble de l’œuvre. Mais cette manière d’interpréter Le Capital, bien que fortement encouragée par Marx lui-même, n’est peut-être pas la bonne puisqu’elle revient à reconduire l’idée qu’on peut trouver une “loi de Newton” des sociétés humaines et que la dynamique des structures économiques est l’ultime raison qui conduit les affaires humaines. Si on admet au contraire, comme nous l’avons soutenu, que ce n’est pas la structure économique [qui] explique l’activité humaine, mais au contraire l’activité des individus socialement liés par des rapports déterminés qui explique la structure économique, et qu’il s’agit dans Le Capital de produire une philosophie de l’économie, pour reprendre l’expression de Michel Henry, alors l’œuvre de Marx remplit sa fonction. »
On ne peut malheureusement pas dire que l’analyse de Marx serait meilleure s’il s’était limité à l’étude de « l’activité des individus socialement liés par des rapports déterminés ». Il faudrait dire de quels rapports il s’agit et quelles sont les contradictions qui y sont à l’œuvre.
De plus, affirmer que chez Marx « la dynamique des structures économiques est l’ultime raison qui conduit les affaires humaines », que la structure économique explique l’activité humaine, c’est en faire une lecture à l’envers. Les faits économiques dont s’occupe Marx sont les activités humaines, qui s’expliquent par les contradictions qui les meuvent. Marx commence l’analyse du capital par la marchandise. Mais qu’est-ce qui fait exister la marchandise si ce n’est le rapport social (de valeur) entre les choses qui matérialisent les rapports de subsistance entre hommes opposés en tant que producteurs privés ? Et qu’est-ce que Marx définit comme « structure économique », si ce n’est essentiellement le rapport antagonique entre propriétaires des modes de production et propriétaires de la force de travail ?
S’il y a quelque chose de comparable à une « loi de Newton » des sociétés humaines complexes, c’est leur scission en des partialités antagoniques. De cette scission découlent les contradictions qui meuvent ces sociétés. Et les tendances de l’économie présentent une inexorabilité semblable à celle des lois de la nature parce que les hommes des sociétés de classes sont des animaux sociaux entretenant des rapports pour subsister tels des êtres à l’état de nature. Cette vie animale insérée dans les sociétés humaines est le fondement des rapports de production capitalistes qui constituent la matière de l’économie de Marx.
En revanche, Collin voit juste en ce qui concerne la « science économique » : il est vrai que Marx n’a pas fondé de nouvelle science, tout simplement parce qu’il ne peut y avoir de science économique dans le capitalisme. Sur la fausse base des rapports de production « libres », la bourgeoisie ne peut développer que des savoirs spécialisés, pouvant à la rigueur être utiles aux patrons et aux gestionnaires de l’État bourgeois, mais auxquels il manque les fondements théoriques suffisant pour en faire une science.
La critique de l’économie politique de Marx ne permet que de :
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comprendre pourquoi le savoir économique bourgeois n’est pas une science,
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dévoiler le mouvement social qui rend les crises capitalistes inévitables,
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comprendre en quoi le mode de production capitaliste n’est qu’un épisode de l’histoire humaine.
La bourgeoisie ne peut fonder une économie scientifique parce que la société capitaliste, comme la république imaginaire de Platon, repose sur l’occultation de la contradiction qui la meut. Le conflit entre capital et force de travail doit forcément être tenu pour un fait anormal pour que le rapport de production capitaliste puisse être vu comme un fait naturel. Et il ne peut également y avoir de « science économique marxiste » parce qu’une science sociale ne peut se développer que dans l’étude de la société réelle. Et la seule société réelle pouvant faire l’objet d’études systématiques reste, au moins depuis le XVIIIe siècle, la société capitaliste.
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Dans l’élan de sa diatribe contre l’interprétation orthodoxe du matérialisme historique, Collin oublie parfois de préciser si ses critiques sont adressées aux « marxistes » ou à Marx lui-même. Par exemple, quand il évoque la prétention « d’expliquer la superstructure par l’infrastructure socioéconomique » jusqu’aux moindres comportements individuels.
Collin (p. 157-8) : « Si nous suivons le schéma du matérialisme historique il nous faut tenter d’expliquer la ‘superstructure’ politique par ‘l’infrastructure’ socio-économique. Si ce schéma est valable, nous ne pouvons comprendre l’État qu’en partant de l’analyse des classes sociales : les formes d’État et de gouvernement peuvent être déduites causalement à partir de l’exposée du schéma de la production et des intérêts de classe. Plus : si le ‘matérialisme historique’ dans sa version épurée de 1844-5 reste vrai, alors on doit admettre que l’ensemble des comportements politiques ou culturels sont conditionnés, en dernière instance par la situation de classe des individus. En moyenne et sur le long terme, les individus sont amenés à agir en fonction de leur situation de classe et de la compréhension qu’ils ont de leurs intérêts sociaux. »
Les détails qu’il veut déduire ici du texte de Marx dépassent les limites du raisonnable. Affirmer que les idées de Marx sur la lutte des classes doivent expliquer le comportement de chaque individu particulier est un moyen sûr de « prouver » que les classes sociales n’existent pas. Le fait qu’un individu soit né dans une classe sociale donnée n’est qu’un des éléments de sa biographie. Les innombrables influences et conflits traversant une vie varient fortement d’un individu à l’autre dans une société complexe. Marx ne part que d’un fait social, qui est la division de la société en classes opposées. On ne peut échapper à cette opposition, aussi variées que soient les expériences vécues par les individus, car leur comportement ne peut pas ne pas refléter les contradictions de la société où ils vivent. De telles contradictions peuvent aussi bien les conduire à resserrer leurs liens avec leur classe qu’à se retourner contre elle. Et cette incertitude des comportements individuels ne saurait se régler au moyen de statistiques du genre : « en moyenne et à long terme, les individus sont conduits à agir en fonction de leur situation de classe ». Les individus sont conditionnés par l’environnement social de leur époque et leurs changements de comportement suivent les conflits sociaux, ou chacun prend place comme il le peut et comme il lui plaît. Le matérialisme historique de Marx ne sert pas à expliquer le comportement de chaque individu ; mais il sert à expliquer les mouvements d’ensemble qui changent l’histoire.
Collin parvient à prouver que le matérialisme historique hérité du « marxisme » se heurte à d’insurmontables difficultés à définir la classe sociale selon Marx, mais il ne voit pas dans les écrits de Marx la solution à ces entraves. Face à cela, il est inutile de continuer à discuter dans le détail les termes du débat actuel sur l’introuvable classe ouvrière dans le capitalisme contemporain. Mais Collin ne résiste pas à la tentation de fustiger les définitions les plus sophistiquées des « marxistes ».
Collin (p. 170) : « Certains marxistes tentent de se tirer d’affaire en ayant recours à un schéma hégélien – ou plutôt pseudo-hégélien – distinguant la ‘classe en soi’ et la ‘classe pour soi’. Une classe aurait une existence objective, déterminée par une certaine structure socio-économique, et deviendrait consciente d’elle-même, ‘pour soi’ en se dotant d’organisations qui expriment cette conscience collective.”
Certes, Marx a employé les expressions « classe en soi » et « classe pour soi » dans L’Idéologie allemande, puis a changé de langage, mais on ne peut pas dire qu’il soit revenu sur le sens qu’il leur avait donné. Or les « marxistes », selon Collin, disent que « classe en soi » est l’existence objective de la classe, « déterminée » par la « structure socio-économique », et que « classe pour soi » est la conscience collective exprimée par l’organisation de partis du prolétariat. Une telle interprétation se rapproche davantage du structuralisme que de Marx.
Une classe sociale, au sens voulu par Marx, naît d’une contradiction. Par exemple, les serfs du Moyen Âge en Occident étaient pour la plupart à l’origine des paysans libres qui s’étaient appropriés les terres de l’ancien Empire romain d’Occident à la suite des invasions barbares. Plus tard, quand ils ont commencé à payer en produits et en services (faute d’argent) la protection et l’administration de la justice fournies par le représentant nommé par le roi ou par un grand seigneur, ils n’ont pas pensé que cela les priverait de liberté. Mais le processus historique de constitution du féodalisme occidental a peu à peu transformé ces paiements en « obligations » par la suite imposées par la violence. De cet assujettissement de l’homme est née la classe servile, au moment où la force est devenue le moyen ordinaire permettant de remplir ces obligations. Pour ainsi dire, suivant l’expression du jeune Marx, la classe servile « en soi » est née de l’assujettissement des paysans par la force.
À la différence des rapports serviles du passé, le rapport salarial capitaliste ne repose pas sur la contrainte directe, mais sur la nécessité de vendre de la force de travail. Avant que cette nécessité ne s’impose de soi, la bourgeoisie a eu elle aussi recours à la violence pour recruter de la main-d’œuvre, en se servant d’une législation répressive et de work houses. Mais avec la stabilisation du marché de travail « libre », où les lois contre le « vagabondage » sont devenues obsolètes (contrairement aux lois contre l’organisation ouvrière indépendante et les grèves), s’est consolidé le système d’échange de force de travail contre l’accès régulier à des moyens de subsistance. Malgré cela, le sentiment que demander un emploi était l’humiliation de l’affamé a perduré longtemps. Au XIXe siècle, il orientait la classe moyenne dépourvue de capital vers des métiers dits « libéraux » (essentiellement dans les domaines du droit et de la médecine) ou vers des postes dans l’appareil d’État. Puis avec l’essor de la société salariale moderne, ce rapport humiliant est devenu presque invisible, étant donné que les propres enfants de la bourgeoisie sont fiers de leur carrière de salariés qualifiés. Mais cela a également rendu pratiquement invisible la classe ouvrière du capitalisme arrivé à l’âge mûr. Et c’est normal. Le désir de l’emploi cache aux dépourvus de capital le rapport social qui les oblige à vendre de la force de travail pour leur subsistance. Mais c’est cette contradiction (entre ceux qui doivent subvenir à leurs besoins et ceux qui accumulent du capital) qui entraîne l’existence de la classe ouvrière « en soi » du capitalisme.
À cela il faut ajouter que plus récemment, la quasi-invisibilité de la contrainte sous-jacente à la vente de la force de travail a été déformée par la nouvelle croyance, propagée au cours des Trente Glorieuses, que le capitalisme et le plein emploi étaient compatibles indéfiniment. Cette croyance a fini par devenir pratiquement une idée reçue grâce à la collaboration des appareils corporatistes qui ont remplacé les partis de la classe ouvrière existants avant 1917. Pour cette raison, un grand consensus s’est formé autour du don gratuit d’aides fiscales à la bourgeoisie afin de soutenir le plein emploi, éternisant ainsi l’exploitation des travailleurs. Il s’agit ainsi d’un renversement du sens du mouvement des travailleurs de l’époque de Marx, où la création d’un parti mobilisait les travailleurs directement contre le capital et contre ce qu’ils appelaient la « servitude industrielle ». Aujourd’hui, organiser un parti ne suffit plus. La classe ouvrière (quel que soit le sens actuel du terme) ne pourra renaître comme force sociale indépendante que lorsque ceux qui ont besoin d’un salaire pour vivre affirmeront que le capital ne doit pas forcément exister pour que l’humanité subsiste, et qu’ils reverront dans les capitalistes leurs ennemis, qui pompent la richesse sociale en leur faveur et exercent des pouvoirs abusifs. Voilà ce qui ferait réapparaître une classe ouvrière opposée à la domination bourgeoise. Nul besoin de l’appeler une « classe pour soi ». Il suffit de savoir que la seule organisation de la lutte pour l’emploi et un meilleur salaire fait exister la classe ouvrière, mais que la « conscience collective » qui en découle n’est qu’une conscience corporatiste.
Les difficultés à définir une classe sociologiquement tendent à augmenter à mesure que l’on gravit les échelons sociaux. C’est ce qui se produit quand Collin tente – après avoir tenté inutilement de dénicher la classe ouvrière – de définir la classe bourgeoise. Cette nouvelle tentative échoue vite elle aussi, bien qu’elle s’appuie sur une citation du Capital, car le passage cité ne donne que le squelette d’une classe sociale déjà définie et pas la méthode permettant de dégager une définition.
Collin (p. 175) : « Il pourrait sembler que la classe bourgeoise trouve facilement une définition objective.
(p. 176) « Prenons la définition que donne Marx en conclusion du livre III du Capital. La classe capitaliste (ou bourgeoisie) est composée de ceux qui vivent de la plus-value. Cela comprend évidemment au premier chef les capitalistes industriels, ainsi que leurs chargés de pouvoir... Mais on peut également admettre que vivent de la plus-value tous ceux dont les activités sont considérées comme les faux frais du capital : fonctionnaires, policiers, membres des sociétés de gardiennage, etc. On soutiendra pourtant difficilement qu’un gendarme de base ou un concierge font partie de la classe dominante. »
Résoudre le problème soulevé par Collin suivant la méthode de la lanterne de Diogène s’avère déjà assez difficile quand il s’agit d’identifier une classe sociale exploitée. Quant à cerner la classe dominante, cela relève de l’impossible. Les classes sociales sont par définition des partialités, qui naissent de la scission des sociétés en exploiteurs et en exploités. En ce qui concerne plus particulièrement la bourgeoisie capitaliste, la classe consiste essentiellement dans les propriétaires des terres, des modes de production et du capital monétaire, qui vivent de rentes, de profits et d’intérêts. On peut y soustraire les travailleurs les mieux payés qui reçoivent des dividendes et un salaire à condition qu’ils aient besoin de travailler en tant que salariés pour vivre décemment. Mais il y a des cas intermédiaires difficiles à saisir, outre les membres évidents de la bourgeoisie liés au mouvement ouvrier (fait pouvant être d’autant plus ordinaire en temps de conflit social aigu), statistiquement indéfinissables. Ce qui prouve uniquement que les statistiques sont insuffisantes pour définir une classe sociale selon Marx.
La scission des sociétés en exploiteurs et exploités, d’où découlent les castes, les ordres et les classes, n’est jamais pleinement reconnue par les exploiteurs puisque la classe dominante tend à présenter l’existence de l’exploitation comme un « fait naturel » et qu’elle réussit le plus souvent à diffuser largement cette idée parmi les classes subalternes. Dans la société capitaliste, l’égalité juridique bourgeoise facilite énormément cette mystification. Mais ce qui brouille le plus les frontières de la classe bourgeoise, c’est le fait qu’elle est toujours entourée d’une myriade de valets, de parasites, d’hommes de main, de déclassés et de bureaucrates, appartenant ou non à l’appareil d’État, outre les innombrables travailleurs normaux mais dévots du rapport salarial, tous autant qu’ils sont, indispensables au bon fonctionnement de la domination bourgeoise. Si l’on braque la lanterne sur un individu à la fois, on ne saura jamais où commence et où finit la classe bourgeoise. Mais si la guerre sociale, toujours latente, se déclenchait brusquement, cette nébuleuse se disperserait, la bourgeoisie découvrirait alors qu’elle est une classe sociale distincte (et plus uniquement des « hommes ordinaires », riches parce qu’ils « travaillent ») et tous sauraient qui est la classe bourgeoise.
Du difficile problème de la définition des classes sociales, Collin passe à l’insoluble mystère du passage du capitalisme à une possible société sans exploitation. À l’époque de Marx, on savait comment serait une révolution anticapitaliste parce qu’il y avait de forts mouvements sociaux allant dans ce sens. Tous les partis sociaux-démocrates importants proclamaient la nécessité de la fin du système salarial. Puis la régression de la Révolution russe a enrayé ce processus entamé en Occident. Aujourd’hui, aucun mouvement social important ne vise une forme d’organisation de la production différente du système salarial capitaliste. Cela ne veut pas dire que le capitalisme va perdurer éternellement mais que l’on ne peut plus savoir actuellement de quelle façon il prendra fin. Collin s’interroge sur ce problème en comparant des parties de l’œuvre de Marx portant sur des sujets différents.
Collin (p. 181) : « Pour le lecteur du Capital familier du marxisme – celui qui se décide à ouvrir Marx, plus ou moins frotté de marxisme – il reste une dernière énigme : on n’y trouve ni la ‘mission historique de la classe ouvrière’ ni la ‘dictature du prolétariat’, deux formules courantes du lexique marxiste révolutionnaire. Mais, à côté du travailleur apparaît une autre figure, celle du producteur et quand il s’agit de penser l’organisation du futur, c’est à eux que Marx passe la main. Or les producteurs, un des termes dont les occurrences sont les plus nombreuses dans Le Capital, sont tout sauf une classe sociale et, cependant, c’est leur association qui est la formule-clé de la révolution sociale à venir. »
Il y a ici confusion sur des moments différents du processus historique : le moment de la constitution du prolétariat comme classe opposée à la domination bourgeoise et le moment postérieur à la rupture de cette domination. Ce n’est qu’à ce second moment, après la chute du pouvoir bourgeois, où au moins quand apparaît un rapport de forces favorable au prolétariat, que peut démarrer le processus d’organisation des travailleurs en producteurs libres, rendant possible la construction d’un nouveau mode de production. Opposer ces deux moments n’a pas de sens.
Et il ne faut pas y mêler les méprises sur l’expression « mission historique de la classe ouvrière ». Cette expression a pris un sens tragique en 1917, où une minorité d’intellectuels et d’anciens prolétaires, après s’être installée au pouvoir, a constitué une corporation autocratique et s’est donné la mission de mettre la population entière dans le lit de Procuste auquel elle a donné le nom de « communisme ». Mais cette tragédie n’invalide pas le fait incontestable que, dans le processus de renversement du capitalisme, seul le prolétariat peut tenir le rôle qui lui est propre, tout simplement parce que le renversement d’un système de domination ne pourra jamais être le fait des dominateurs eux-mêmes. Seuls les dominés peuvent s’en charger. Cela tombe sous le sens. Et cela signifie seulement que la mise en marche des exploités sera un facteur nécessaire au processus de renversement de la domination capitaliste. Cette évidence a d’abord ouvert la brèche aux discours de foire, voire à des discours sérieux sur un certain rôle historique du prolétariat. Après 1917 cependant, le terme « mission historique » s’est chargé d’une connotation idéaliste de « devoir à accomplir » sur ordre de « l’Histoire ». Mieux vaut l’abandonner pour ne pas mettre Marx en mauvaise compagnie.
En 1856, lors de la grande révolte chinoise des Taiping, Marx a écrit que la Grande Muraille serait vite couverte de l’inscription « liberté, égalité, fraternité ». Il est à noter que Marx, malgré le peu d’informations dont il disposait sur la Chine, savait au moins qu’on ne pouvait y attendre des transformations sociales qui aillent plus loin que la Révolution française. Après 1917 cependant, des « marxistes » sont apparus qui avaient d’autres idées. Ils se fixèrent la mission en Chine de mettre en place un communisme de caserne, et en Europe de garder le parlementarisme bourgeois, en réduisant ainsi les partis ouvriers à des organisations corporatistes, légitimées par certains acquis sociaux. Mais Collin pense que c’est dans la « pensée historique » de Marx qu’il faut chercher l’explication à ces faits étranges.
Collin (p. 189) : « Certes, l’histoire du XXe siècle pose à la pensée historique de Marx des questions redoutables : après 1917, toutes les révolutions victorieuses durablement ne laissent à la classe ouvrière aucun rôle réel. »
Si les révolutions ayant suivi celle de 1917 n’ont laissé aucun rôle réel à la classe ouvrière, le mystère est dévoilé à l’analyse de l’évolution des partis ouvriers d’Occident, en fonction des séquelles de la régression entraînée par la Révolution russe.
Marx a peu examiné les rapports entre classe et parti. Mais quand bien même il aurait consacré sa vie à ce sujet, pour appliquer ses conclusions à la Russie tsariste, il lui aurait manqué l’étude du monde byzantin et asiatique, qu’il n’a pas examiné, bien qu’il ait appris le russe. Pour cette raison, sa théorie n’explique pas l’évolution du parti ouvrier né dans cet État d’origine tartaro-byzantine ayant connu une expansion au cours de l’empire byzantin-asiatique sans jamais avoir été une nation. La section russe de la IIe Internationale exprimait l’influence du marxisme européen occidental sur une classe ouvrière extrêmement minoritaire, entourée d’une vaste population paysanne encore soumise en grande partie à des rapports serviles. Autant de différences par rapport aux conditions vécues par les partis ouvriers contemporains d’Europe occidentale qui ne permettent pas que l’on retrouve dans l’œuvre de Marx toutes les explications de l’évolution du parti dirigeant de la Révolution russe.
En Europe de l’Ouest, la victoire bolchevique a eu un grand impact sur les partis ouvriers, qui ont connu un essor soudain lors de la ruine économique de la Grande Guerre et que ce triomphe révolutionnaire a enthousiasmés. Tous se sont mis à théoriser sur les événements de 1918-21, voyant dans la régression russe une épopée, et dans les pas suivants de la descente vers l’abîme de la « nuit du siècle », de « grandes conquêtes sociales ». Mais avec le temps et la fin de la ruine économique dans l’Europe d’après-guerre, on a assisté à un rejet naturel des réalités peu attrayantes de la nouvelle autocratie « communiste », un rejet qui a fini par s’enraciner chez les hommes de bon sens d’Europe de l’Ouest, où la vie présentait une plus grande liberté et de meilleures conditions qu’à l’Est.
Ainsi est né le mystère d’une classe ouvrière qui n’est jamais parvenue à mener un ample mouvement social contre le capitalisme. Il ne s’agit pas ici de faire l’examen détaillé des luttes sociales du bref XXe siècle, mais le fait est qu’à partir des années 1920, tous les plus grands partis ouvriers d’Occident se sont bornés à mener une lutte dite « de classe », en réalité corporatiste, qui a enfermé le mouvement ouvrier occidental pendant soixante-dix ans dans un faux dilemme : soit limiter ses aspirations à l’amélioration du rapport salarial capitaliste, soit risquer de tomber dans le peu fiable communisme oriental. Finalement, à la fin du siècle, la chute de l’URSS a fait découvrir à tous le fond commun sous-jacent au « communisme » et au socialisme bourgeois : la vie sociale et politique inexorablement encadré dans le marché de travail et dans le marché politique de la « démocratie » électorale impuissante contre le capital. Ainsi, tandis qu’en Occident tout fonctionnait comme s’il n’y avait pas de vie intelligente au-delà de l’horizon du capital, les peuples de Russie et d’Europe de l’Est, dans leur adhésion enthousiaste au capitalisme, faisaient le bilan historique définitif des « acquis de la Révolution d’octobre ».
Il ne suffit pas de chercher des erreurs et des lacunes – qui existent – dans les écrits de Marx pour dévoiler le mystère de la faible participation du prolétariat industriel, en particulier dans les pays capitalistes centraux, lors des révolutions suivant celle de 1917. Il faut se rappeler que la méthode de Marx exige également une analyse concrète du processus historique.
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Collin remet presque entièrement en cause la théorie de l’État de Marx, une théorie que lui et de nombreux autres depuis Poulantzas jugent pratiquement inexistante. Il conteste point par point un passage célèbre de L’Idéologie allemande.
Marx (p. 200) : « Il s’ensuit que toutes les luttes au sein de l’État, la lutte entre la démocratie, l’aristocratie et la monarchie, la lutte pour le suffrage etc., ne sont que les formes illusoires – le général étant toujours la forme illusoire du communautaire – dans lesquelles les luttes des différentes classes sont menées entre elles [...] ; et il s’ensuit en outre que toute classe qui aspire à la domination – même si cette domination a pour condition, comme c’est le cas pour le prolétariat, l’abolition de toute l’ancienne forme de la société et de la domination en général – doit d’abord s’emparer du pouvoir politique afin de présenter à son tour son intérêt comme l’intérêt général, ce à quoi elle est contrainte dès le début. »
Collin (p. 200-201) : « Le politique est le royaume de l’illusion, un théâtre d’ombre où les intérêts des classes en lutte s’expriment déguisés sous des faux universels. La réalité, ce sont les intérêts individuels dont les individus partent toujours. Cette dernière formulation n’est pas sans poser des questions difficiles. S’il n’y a que des intérêts particuliers, il n’y a donc pas d’intérêt de classe au sens strict. Par exemple – pour revenir à une question que nous avons abordée au chapitre précédent –, il n’y a pas d’intérêt de classe ouvrière qui puisse exister indépendamment de l’intérêt de chaque ouvrier pris individuellement. Bref, l’intérêt de classe, si on suit cette logique, n’est pas un intérêt collectif, mais rien d’autre qu’un intérêt particulier individuel et qui prend la forme (illusoire) d’un intérêt universel. L’intérêt de classe n’est rien d’autre que la logique des rapports dans lesquels chaque individu est engagé. »
Collin remet en question l’affirmation que la communauté incarnée par l’État est illusoire. Mais comment la société scindée en classes opposées peut-elle être une communauté réelle ? Toute société divisée en exploiteurs et en exploités ne peut perdurer que sous la forme d’un État à la fois garant de ces rapports d’exploitation et représentation légitime de l’ensemble de la société. Mais la communauté maintenue de cette façon est inévitablement illusoire en ce qu’elle abrite des intérêts inconciliables. Ce qui n’empêche pas qu’éventuellement se manifestent de forts sentiments de communauté (nation), en cas d’agression extérieure ou de catastrophe naturelle.
De l’idée de communauté illusoire, Collin déduit que selon Marx la politique est le « royaume de l’illusion ». Comme si les illusions politiques rendaient la propre politique illusoire. Le fait que de nombreux travailleurs vivent dans l’illusion que leurs intérêts coïncident avec ceux de l’État bourgeois n’empêche pas que les débats politiques, même sur le terrain électoral, peuvent avoir une importance réelle, puisque selon le moment et les circonstances, ils peuvent entraîner des changements dans le rapport de forces entre les classes.
Ensuite, Collin cite Engels pour contester le rapport entre le dépérissement de l’État et la fin de la division de la société en classes antagoniques.
Engels (p. 205) : « Mais avec les différences dans la répartition apparaissent aussi les différences de classes. La société se divise en classes privilégiées et en classes désavantagées, exploiteuses et exploitées, dominantes et dominées, et l’État auquel les groupes naturels de communautés d’une même tribu avaient abouti dans leur évolution, simplement, au début, afin de veiller à leur intérêt commun (par exemple l’irrigation en Orient) et pour assurer leur défense contre l’extérieur, a désormais tout autant pour fin de maintenir par la violence les conditions de vie et de domination de la classe dominante contre la classe dominée. »
Collin (p. 206) : « Essayons d’expliciter ce qu’Engels veut dire ici :
- L’État apparaît avant la division de la société en classes antagonistes. Il naît avec les premières formes de division du travail et remplit alors des fonctions utiles à toute la société, une société dans laquelle il est encore possible de parler ‘d’intérêts communs’. Remarquons tout de suite que si c’est là la bonne interprétation de la pensée d’Engels – et peut-être aussi de celle de Marx puisque celui-ci a approuvé le livre d’Engels – alors la thèse du dépérissement de l’État concomitant au dépérissement de la division de la société en classes antagonistes bat de l’aile... En tout cas, l’État en général n’est pas nécessairement l’instrument de la domination d’une classe sur un autre.
- Avec le développement des antagonismes de classes, l’État devient de plus en plus l’organe de domination d’une classe. Et c’est pourquoi l’État capitaliste est, lui, un pur instrument de domination de classe. Cet État ne peut rien faire d’autre que de défendre les intérêts de la classe capitaliste. »
L’hypothèse d’Engels sur le processus évolutif de l’État, allant des « groupes naturels », où il veille à « l’intérêt commun », à l’État des sociétés divisées en « classes privilégiées et en classes désavantagées », où il « a désormais tout autant pour fin de maintenir par la violence les conditions de vie et de domination de la classe dominante », n’a pas à être tout à fait juste pour que la théorie fonctionne. Mais il est important de souligner que dans le texte d’Engels, il est écrit que l’État des sociétés de classes a tout autant pour fin de maintenir la domination des classes privilégiées. L’expression « tout autant » indique implicitement que l’État qui maintient la domination est également garant de l’intérêt commun. Tout État, le plus despotique fût-il, veille également aux intérêts communs de la majeure partie de la société, sinon il ne perdure pas. Qu’Engels ait imaginé un type d’État primitif veillant uniquement aux intérêts communs n’a pas d’importance. Il faut juste remarquer que ce serait tout au plus une espèce de pré-État, non contraignant, parce que ne se fondant pas encore sur l’opposition des classes.
La grande différence entre le fait qu’une société soit divisée ou non en classes antagoniques est la nécessité absolue d’un appareil de coercition aux fonctions restreintes. Si Engels l’avait signalé, on envisagerait plus clairement la possibilité d’une future espèce de post-État non contraignant, ou du moins ne constituant pas un appareil contraignant autonome par rapport à la société, au cas où l’humanité parvienne à une société non scindée en classes antagoniques.
Contre Engels et Marx, Collin prône la permanence de l’État dans toutes les formes de sociétés, passées et futures, qu’il y ait ou non une division en classes antagoniques. Il serait plus aisé de le suivre s’il distinguait différentes formes d’État dans les sociétés où il y aurait ou non des classes antagoniques. Malheureusement, Collin n’insiste que sur la nécessité de l’État dans tous les cas en essayant de le démontrer par la présentation de coïncidences d’intérêts entre les classes sociales.
Collin (p. 215) : « L’État reste un enjeu d’affrontements sociaux et politiques, une cristallisation des rapports de force, mais aussi, sous certains aspects, le défenseur des intérêts communs de toutes les classes de la société, car de tels intérêts communs existent que cela plaise ou non – par exemple, les pauvres comme les riches ont un intérêt à ne pas être soumis à l’arbitraire de celui qui possède provisoirement la force, par exemple l’arbitraire d’un gangster qui vous dévalise. En vérité, ce constat d’évidence n’échappe pas à Marx, bien qu’il ait beaucoup de mal à le reconnaître. Par exemple, quand le gouvernement britannique finit par instituer une loi limitant la journée de travail, réglemente le travail des enfants et, plus généralement, met en place toute une série de dispositions protectrices pour la classe ouvrière, Marx a tendance à considérer que, dans ce cas, l’État protège les intérêts à long terme de la classe capitaliste, contre la cupidité des capitalistes du moment qui ruinait physiquement la classe ouvrière. Mais alors on doit considérer que les intérêts à long terme de la classe capitaliste et les intérêts immédiats de la classe ouvrière peuvent coïncider. »
L’argument que l’État sera toujours nécessaire pour réprimer les violences contre les plus faibles ne tient pas. Une force armée garante de la sécurité et des libertés individuelles ne doit pas forcément être une institution superposée à la société – elle peut consister en une garde commandée par des juges de paix.
En outre, des coïncidences d’intérêts entre classes différentes peuvent se présenter à des occasions fort diverses, même entre classes antagoniques, comme cela se produit lors de catastrophes naturelles ou d’agressions extérieures. Mais les lois réglementant le travail ne servent pas d’exemple à ces convergences. Ces lois révèlent très clairement les rapports de forces parce que la doctrine défendue jusqu’à aujourd’hui par la théorie économique bourgeoise est celle du contrat « libre » du salaire et des conditions de travail. Si cette doctrine n’est pas pleinement en vigueur dans tous les pays, cela est dû uniquement à de fortes résistances sociales. Et l’on constate aujourd’hui qu’il a suffit qu’apparaisse un rapport de forces sociales défavorable aux salariés pour que le temps de travail et les salaires redeviennent élastiques, même dans les pays où les lois de travail semblaient solides. Un autre point est le recours des travailleurs à l’État bourgeois pour faire respecter la législation acquise. Il s’agit toujours du seul recours disponible pour les individus ou les groupes de travailleurs isolés afin d’essayer de faire respecter leurs droits, tant que le rapport de forces sociales permet de les faire respecter.
Tout ceci ne signifie pas que l’État bourgeois soit un espace de pouvoir librement disputable par la classe dominante et la dominée. Toutes les disputes sociales et politiques sont strictement encadrées par le mode bourgeois d’appropriation du sol, de la richesse et de la force de travail, c’est-à-dire par les droits du capital (mode de contrôle nécessaire des trois « facteurs de production » que sont la terre, le capital et le travail). Ce cadre, quelle que soit la forme qu’il revêt dans chaque pays, ne peut être remis en cause par la classe dominée, qui l’est pour cette raison même, et non pas parce qu’on lui interdit le recours aux lois de l’État bourgeois. Il n’est que la révolution sociale qui permette de remettre en cause les rapports de propriété et les droits qui maintiennent le pouvoir du capital sur les hommes.
Comme on pourrait s’y attendre, Collin condamne véhément l’idée de la « dictature du prolétariat ». Cette condamnation fait pratiquement l’objet d’un consensus depuis la chute du mur de Berlin. Cependant, il serait intéressant de préciser ce que l’on condamne, car la majorité condamne l’interprétation léniniste de cette formule (pour ne pas parler de la version néotsariste de Staline) en croyant condamner une idée de Marx. Et Collin, dans se soucier des détails, se met à démolir les passages cités ci-après des polémiques de Marx et Engels avec les lasalliens et les anarchistes.
Marx (p. 224) : « Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, par suite, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail corporel ; quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre mais encore le premier besoin de la vie ; quand avec l’épanouissement universel des individus, les forces productives se seront accrues et que toutes les sources de la richesse jailliront avec abondance – alors seulement on pourra s’évader une bonne fois de l’étroit horizon du droit bourgeois, et la société pourra écrire sur ses bannières : ‘De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins’. »
Engels (p. 224-5) : « Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des processus de production. L’État n’est pas ‘aboli’, il s’éteint. Voilà qui permet de juger la phrase creuse sur ‘l’État populaire libre’, tant du point de vue de sa justification temporaire comme moyen d’agitation que du point de vue de son insuffisance définitive comme idée scientifique ; de juger également la revendication de ceux qu’on appelle les anarchistes, d’après laquelle l’État doit être aboli du jour au lendemain. »
Collin (p. 225) : « Ces deux extraits se complètent et sur cette question il ne fait aucun doute qu’Engels interprète correctement la pensée de Marx. Le problème est que cette position est aberrante, au sens strict du terme, car elle l’éloigne sérieusement du cours suivi par la pensée de Marx (mais aussi celle d’Engels) et qu’elle consiste en un mélange d’utopie et de radicalisme verbal très étrange. »
On pourra admettre que la prévision d’un État dépérissant est une idée aberrante comparée à d’autres éléments de la production intellectuelle de Marx, mais dans un sens différent de celui indiqué par Collin. En fin de compte, la discussion de cette idée, qui porte sur un processus à vérifier lors de la seconde phase du communisme, contredit la résistance habituelle de Marx à décrire de manière précise l’hypothétique organisation de l’humanité une fois qu’elle sera libérée de toute tutelle. Il serait sans doute plus cohérent de signaler que, lorsque l’âge de la société scindée en exploiteurs et exploités sera achevé, disparaîtront également les conditions qui ont donné origine au type d’État propre aux sociétés de classes, et que celui-ci aura un autre contenu, qui, n’étant plus la contradiction entre les classes, pourra être à nouveau la contradiction entre l’homme et la nature, c’est-à-dire une institution organisatrice, pour la première fois véritablement neutre, de l’activité collective de subsistance matérielle.
On peut aussi admettre qu’il est peut-être incorrect d’appeler ce processus « l’extinction de l’État », mais de toute manière, cette nouvelle institution étatique au contenu nouveau n’aurait plus la fonction d’assurer les rapports d’exploitation et d’oppression.
De telles précisions cependant n’intéressaient guère Marx et Engels, qui ne souhaitaient pas s’empêtrer dans des discussions sur l’avenir de l’humanité. En discutant avec les lasalliens et les anarchistes, tous deux souhaitaient, d’une part, rejeter un programme de lutte sociale limité par des espoirs de collaboration ou de « neutralité » de l’État bourgeois et, de l’autre, réfuter la possibilité d’abolir l’État « du jour au lendemain ». En opposition à ces alternatives, Marx a lancé la formule de la « dictature révolutionnaire du prolétariat » en la présentant comme une nouvelle forme d’État qui succéderait à l’État bourgeois immédiatement après sa chute. Jusqu’en 1871, l’hypothèse anarchiste paraissait utopique. Mais quand les communards lui ont donné une forme précise, Marx l’a acclamée sans réserve. Puis quand le mouvement ouvrier européen a fondé des partis puissants, dont les représentants parlementaires ont gagné une forte influence politique, Marx et Engels ont mis le modèle de 1871 au second plan pour garder la possibilité de création d’une nouvelle forme d’État révolutionnaire par le prolétariat industriel le plus développé de la fin du siècle. On voit très bien ici la cohérence avec la pratique de leur vie, plus que dans les prévisions retentissantes qu’ils avaient lancées dans leurs polémiques.
Une autre idée aberrante de Marx, selon Collin, est que le travail deviendrait dans la société communiste (phase II) la première nécessité de l’homme. Collin réfute cette idée en citant des passages du livre III du Capital.
Marx (p. 225-6) : « À la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite.
(p. 226) « C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté, qui cependant ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. »
Collin (p. 226) : « Conclusion prosaïque, loin de l’utopie de la Critique du Programme de Gotha. Le travail n’est pas le premier besoin, il est une réalité contradictoire : il n’y a pas d’émancipation sans travail et en même temps il n’y a de véritable émancipation qu’en dehors du temps de travail. »
Marx lui-même est sans aucun doute le coupable de la confusion qu’il crée en ne faisant pas clairement la distinction entre le travail en tant qu’activité humaine vitale et le travail en tant qu’activité pénible de l’homme exploité. Ce que l’on peut dire en faveur de Marx, c’est qu’en parlant du travail comme première nécessité de l’homme, il ne prévoyait pas le futur, mais exposait le sens premier du travail humain en tant qu’activité créatrice de l’homme, avant de ne devenir qu’un moyen de survie des prolétaires humainement relégués des sociétés de classes.
Si l’homme a deux bras et non pas quatre pattes, c’est parce que ses rapports à la nature ne se sont pas limités à se déplacer et à mordre les aliments ; s’il a des mains capables de réaliser des opérations complexes, c’est parce qu’il a développé une activité mentale de plus en plus complexe, plus tard désignée sous le nom de « travail ». C’est en ce sens que le travail coopératif est la première nécessité qui a fait – et qui jusqu’à aujourd’hui continue à faire – exister l’homme comme animal social ; raison pour laquelle l’inactivité (absence d’activité productive réelle) défait la solidarité humaine de la classe oisive vivant de l’exploitation du travail d’autrui.
La question de la liberté est autre. Elle concerne les rapports que l’homme établit en tant qu’animal politique. Les hommes n’ont pas besoin de se libérer de leurs rapports à la nature. Mais il faut qu’ils se libèrent des exploiteurs du travail. Car la liberté n’est exercée que lorsque les hommes établissent des rapports avec les autres en tant qu’égaux, et non pas dans les rapports à la nature, où ils ne peuvent qu’exercer leur pouvoir sur elle. Par ailleurs, lorsqu’il affirme que la réduction de la journée de travail est la condition fondamentale pour parvenir au « véritable règne de la liberté », Marx se réfère au fait qu’il n’est pas possible de parvenir au règne de la liberté en revenant au communisme primitif mais en « se fondant sur ce règne de la nécessité », autrement dit en se fondant sur le pouvoir de transformation de la nature atteint sous le capitalisme, condition indispensable pour que l’homme puisse étendre l’exercice de sa liberté. D’où le corollaire évident de l’impossibilité d’y parvenir par le biais de la simple réduction de la journée de travail dans le capitalisme.
De la critique des phrases « aberrantes » de Marx, Collin passe à la critique des phrases « utopiques ». Ici l’origine du problème ne se trouve pas dans les confusions terminologiques de Marx mais dans une interprétation trop littérale de ses écrits.
Collin (p. 227) : « Utopique, la perspective tracée par Marx et Engels, l’est clairement, ne serait-ce que par la reprise de la formule de Saint-Simon, passer de l’administration des hommes à l’administration des choses.
« Elle l’est tout autant par les perspectives concernant l’organisation du travail. Que peut vouloir dire l’idée que les individus ne seront plus asservis à la division du travail ? Marx a montré (à la suite de Smith) que la division du travail et la coopération dont elle est l’autre face sont les principales des forces productives. Comment peut-on espérer faire jaillir l’abondance de la forme coopérative en renonçant à la division du travail ? On peut, comme Marx le disait ironiquement dans L’Idéologie allemande, être chasseur le matin, pêcheur l’après-midi et ‘critique critique’ le soir ! Mais cette faible division du travail est encore pensable dans une société de chasseurs-cueilleurs, mais certainement pas dans une société développée... »
La preuve la plus nette que Marx refuse de s’ériger en architecte de la société communiste est le célèbre passage de L’Idéologie allemande sur l’homme de cette société qui chasserait le matin et pêcherait l’après-midi. Hélas, d’aucuns insistent à prendre ce passage au pied de la lettre. Mais l’image fantastique même d’une société supposée ultra-avancée s’occupant de chasse et de pêche devrait au contraire éveiller le soupçon que Marx l’a justement choisie pour ne pas qu’on la prenne pour un projet réel. Sinon, quelle autre lecture ? Marx prévoyait-il l’arrivée de domestiques extraterrestres prêts à résoudre tous les problèmes pratiques des communistes chanceux s’adonnant aux loisirs de la chasse et de la pêche ? Il y a fort à parier que non. La véritable difficulté de certaines phrases de Marx ne réside pas en elles mais dans la tendance qu’ont certains lecteurs à y chercher un projet de société communiste. Mais Marx, qui n’a jamais fait preuve d’indulgence envers les rêveurs d’utopies, n’allait jamais plus loin que la création de quelques images vagues de la société sans classes. Le sens le plus plausible de ce passage célèbre, qui évoque l’homme libéré de sa condition de « serf », est d’exalter l’esprit humain universel, affranchi de la mesquinerie de ceux qui ne savent voir le monde que du fond de leur spécialité professionnelle. Marx supposait à l’évidence que la simple complexification des services et des activités collectifs, aussi bien en fonction de l’étendue des connaissances scientifiques nécessaires que de la diversification de leurs applications pratiques, n’empêcherait à personne d’être « critique critique » le soir.
Non seulement Collin prend au sérieux toutes les phrases de Marx sur le futur de l’humanité, mais il prétend également distinguer deux projets de société, un pour chaque « phase » du communisme, des projets qui n’étaient en fait pour Marx que des conjectures sur un processus de transition du capitalisme vers la société sans classes qui, on l’espérait, serait appelée à lui succéder.
Collin (p. 228) : « Au total donc, la pensée politique de Marx souffre d’incontestables faiblesses et contradictions. On peut admettre le communisme ‘phase I’ parce qu’il se situe encore dans la lignée d’une pensée démocratique radicale qui n’est finalement pas très éloignée de Jean-Jacques Rousseau et des penseurs les plus avancés des Lumières. En revanche, le communisme ‘phase II’, loin d’en être le prolongement logique en apparaît comme la négation... »
Le problème principal de ce commentaire est d’exiger le même degré de précision tant des mentions aventurées de Marx à une hypothétique « phase communiste II » que des conjectures les plus prudentes sur la société transitoire post-bourgeoise. Il est vain de vouloir que Marx donne au XIXe siècle des précisions sur la forme d’organisation de l’humanité dans la « phase supérieure du communisme », si aujourd’hui encore la phase qui la précède n’est pas même en vue à l’horizon.
Formuler un projet de société communiste « phase II » imaginaire est un objectif diamétralement opposé à la méthode de Marx. Un tel objectif orientait les socialistes utopiques, pas Marx. Mais nombreux ont été les détracteurs de l’œuvre de Marx qui ont profité de ses phrases sur la société du futur pour y déceler « des faiblesses et des contradictions », ainsi qu’ils l’ont fait à l’égard d’Alec Nove et de certains réformateurs de l’économie soviétique. Il semble que Collin soit tombé dans la même tentation même s’il n’est pas détracteur de Marx puisqu’il est prêt à admettre le « communisme phase I ». La seule difficulté est que cette phase succédant immédiatement la chute du pouvoir bourgeois n’a elle non plus pas fait l’objet du moindre projet chez Marx !
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L’injustice la plus grave que commet Collin est sans doute sa condamnation des leçons de la Commune de Paris de 1871 défendues par Marx. Non pas parce que ses arguments ne sont pas bons en soi, mais parce qu’ils se fondent sur l’hypothèse que Lénine, Trotski et d’autres dirigeants bolcheviks ont méticuleusement appliqué les leçons tirées de la Commune par Marx, ce qui est une présomption extrêmement éloignée de la réalité, même si Lénine, avant de prendre le pouvoir, a pratiquement paraphrasé Marx et Engels dans son célèbre ouvrage L’État et la Révolution. Pour discuter ce problème, il faut commencer par une longue citation du livre.
Collin (p. 228) : « Bien qu’elle ne constitue en elle-même un argument irréfutable, l’expérience historique, principalement celle des débuts de la révolution russe, permet de mieux appréhender quelques-unes des conséquences des impasses de la pensée de Marx sur la question de l’État. L’expérience russe puis soviétique est d’autant plus intéressante que la révolution bolchévique, dans l’esprit de ses principaux dirigeants, doit mettre en pratique les principes théoriques que Lénine a reconstruits dans L’État et la Révolution. Pour Lénine et Trotski, la révolution russe constitue ainsi une mise à l’épreuve des leçons que Marx tire de la Commune de Paris. Cette mise à l’épreuve se révèle catastrophique pour ce pan de la pensée de Marx et pour le marxisme révolutionnaire traditionnel...
(p. 229) « La première grande leçon de la Commune est que la classe ouvrière ne peut pas seulement s’emparer du pouvoir d’État bourgeois mais doit en briser la machine. Or l’expérience devait conduire les dirigeants révolutionnaires à réviser drastiquement cette leçon de Marx et du Lénine de L’État et la Révolution. La guerre civile devait conduire à la reconstruction d’une armée des plus classiques – au lieu du ‘peuple en armes’ – avec la restauration des grades et d’une discipline qui reprenaient purement et simplement l’ancienne armée tsariste... L’appareil d’État tsariste, à peine repeint en rouge : c’est ainsi que Lénine qualifiera l’État de la Russie soviétique encore prise dans la tourmente révolutionnaire. Vision lucide qui oblige à réviser la thèse selon laquelle l’État n’est que l’appareil d’oppression d’une classe sur une autre...
« L’antiparlementarisme de La Guerre civile en France est récupéré par Lénine qui insiste sur la nécessaire ‘suppression du parlementarisme’... Il s’agit purement et simplement de supprimer toute forme constitutionnelle du pouvoir politique (notamment toute forme reposant sur la séparation des pouvoirs) au profit d’une organisation ultra-démocratique dans laquelle ceux qui décident exécutent. En pratique, ces assemblées agissantes (les soviets en Russie) deviennent très vite la couverture des spécialistes de l’action, c’est-à-dire des minorités agissantes et leur caractère ultra-démocratique se renverse en son contraire. Et, comme l’avaient bien vu les penseurs classiques, l’absence de séparation des pouvoirs transforme la démocratie en tyrannie, et même pas en ‘tyrannie de la majorité’ car la pyramide élective des conseils de base jusqu’au soviet suprême aboutit de fait à [un] système encore plus sélectif, encore moins représentatif que les systèmes censitaires traditionnels.
(p. 230) « L’abolition de la séparation entre l’État et le peuple – la fin de la vieille distinction entre État et ‘société civile’ – constitue la dernière grande leçon marxienne de la Commune. Elle est longuement développée par Lénine. On peut la lire de manière ironique, lorsque Lénine écrit : ‘Du moment que c’est la majorité du peuple qui mate elle-même ses oppresseurs il n’est plus besoin d’un pouvoir spécial de répression !’ Comment expliquer que les mêmes hommes qui soutenaient cette thèse ‘démocratique’ ont construit un appareil d’État dans lequel le ‘pouvoir spécial de répression’ a atteint un développement presque illimité ? Une réponse en peut être trouvée dans la volonté de ne plus considérer l’État et la société comme deux sphères séparées. Lénine disait que le gouvernement ouvrier, c’est la cuisinière au gouvernement, mais il se réalisera en mettant la police politique dans la cuisine des appartements communautaires...
« Ne développons plus. La question de l’État est le véritable point aveugle de la pensée marxienne. »
Pour commencer, les grandes leçons de la Commune de 1871 ont été données par le peuple en révolte. Marx n’a fait que soutenir avec enthousiasme les innovations politiques des révolutionnaires parisiens. Peut-être avec trop d’enthousiasme, mais Marx ne s’est jamais érigé en docteur ès droit constitutionnel face au communards.
La première grande leçon des communards – la nécessité de briser la machine de l’État bourgeois – est un fait inévitable dans toute révolte sociale profonde. Une fois la tempête passée, il est vain de se demander ce qu’aurait dû faire le peuple. Et le cas russe n’a pas été différent sur ce point. L’État tsariste a été entièrement démoli au cours de la double révolution de 1917 et il ne faut pas juger le peuple russe pour ses actes. Puis les bolcheviks ont jugé nécessaire de reconstruire une armée de type bourgeois. Collin conclut qu’ils en ont fait ainsi parce que la leçon de la Commune était inapplicable. On notera qu’ils n’ont pas exactement reconstruit une armée de type bourgeois mais tsariste, au-dessus des institutions de l’État soviétique, avec le comité central bolchevique à la place du tsar. L’Armée rouge a été depuis sa naissance un État bolchevique dans l’État révolutionnaire russe. Plus tard, Trotski a écrit que seule une armée de type bourgeois pourrait remporter la guerre civile de 1918-20. S’il se peut que cela soit vrai, cela reste impossible à prouver a posteriori. Et rien ne prouve que seule une armée de type bourgeois totalement réfractaire aux organes de pouvoir créés par la révolution puisse remporter la guerre civile. Finalement, l’histoire n’a que trop prouvé que les bolcheviks n’avaient pas été aussi sages que le voulait Trotski. Mais quelle est la leçon que l’on tire de la Commune dans cette sombre histoire ?
La deuxième grande leçon de la Commune de Paris – son « antiparlementarisme » – est fausse. Ce que la Commune de 1871 a fait, c’est essentiellement d’avoir recréé la Commune insurrectionnelle parisienne de 1792 en y ajoutant quelques innovations dictées par les nouvelles circonstances. Il est impensable que Marx défende le parlementarisme de Versailles contre la démocratie radicale de la Révolution française réinventée dans le Paris de 1871. Et c’est une fausse accusation de dire que la victoire de la Commune a signifié la fin des institutions républicaines. Celles-ci ont changé, mais toutes les libertés civiles et individuelles ont été maintenues. En outre, la prétendue « erreur » de la Commune de Paris – la fusion des pouvoirs législatif et exécutif – n’a pas été copiée par Lénine, et n’a donc pas joué sur le processus révolutionnaire russe. Les bolcheviks ont gouverné seuls, au moyen du Conseil des Commissaires du Peuple (auto-investi de pouvoirs extraordinaires), en ignorant pratiquement le Comité exécutif central de Russie, qui était l’organe suprême permanent, législatif-exécutif (suivant la Constitution de 1918), élu par le Congrès panrusse des soviets. Bien au contraire de ce que dit la légende, les révérences des bolcheviks à la Commune de Paris n’ont pas correspondu à leur pratique. Et la grande marque de cette pratique, qui a été l’institution du Parti bolchevique comme pouvoir suprême de facto, au-dessus des organes de pouvoir créés par la révolution, n’a absolument rien à voir avec les leçons de la Commune.
La troisième grande leçon de 1871 – l’abolition de la séparation entre l’État et le peuple – est très mal expliquée par Lénine. Il suggère qu’il est possible de maintenir l’État et le peuple côte à côte, en coexistence harmonieuse. Si l’État est un organisme engendré par le conflit social, son rôle répressif est par définition incontournable. Cela n’empêche pas la majeure partie du peuple de souhaiter que l’État continue à tenir ce rôle, mais empêche absolument l’État de se confondre avec le peuple. On ne peut parler d’union du peuple avec l’État que si celui-ci périt ; mais on parlera alors d’un peuple sans État. Et s’il y a une chose qui ne s’est jamais produite en Russie, c’est justement le dépérissement de l’État. Lénine est d’ailleurs fort ironique lorsqu’il dit que « du moment que c’est la majorité du peuple qui mate ses oppresseurs, il n’est plus besoin d’un pouvoir spécial de répression », si l’on considère que le pouvoir spécial de répression n’a cessé de croître tout au long de son gouvernement.
Marx ne se demanderait jamais abstraitement si la meilleure forme de représentation populaire est le suffrage universel ou une pyramide de soviets ; il accepterait ce que crierait le peuple en révolte. Mais accepterait-il la dissolution de l’Assemblée constituante de Russie de janvier 1918 ? Rosa Luxemburg, elle, ne l’a pas acceptée. Doit-on pour autant la juger moins marxiste que Lénine, uniquement parce que la révolution a échoué en Allemagne ? Quoi qu’il en soit, il faut au moins accorder à Marx qu’il ne confondrait pas soviets étroitement chapeautés et représentation populaire.
Dans ses conclusions, Collin dresse un bilan négatif de ce qu’il appelle le « communisme historique » (« réellement existant »), bilan évident de nos jours, mais il établit un lien direct fort discutable entre ce faux communisme et la pensée de Marx.
Collin (p. 235) : « Marx a tenté de penser le communisme d’une manière radicalement nouvelle en le posant comme le corollaire nécessaire du développement du MPC... Le communisme précapitaliste était pensé comme la fin de l’histoire ou même comme l’anti-histoire, celui de Marx est le commencement de la véritable histoire, celle où les hommes ne seront plus soumis à la puissance des produits de l’activité mais pourront conduire librement cette activité.
« De ce point de vue le communisme historique du XXe siècle, le marxisme réellement existant, pourrait-on dire, constitue bien, comme le dit Costanzo Preve, un “retour refoulé”. Retour du religieux d’abord : l’histoire tient la place des dieux providentiels.
(p. 236) « Retour également de la conception platonicienne du philosophe-roi : pour que la cité soit parfaite, il ne faut évidemment en laisser l’organisation et la direction au hasard des élections démocratiques. Seuls sont propres à la tâche de diriger ceux qui possèdent le vrai savoir du bien et du mal et des fins suprêmes du processus historique. C’est pourquoi les textes de Marx sont transformés en éléments d’une doctrine intangible. Il est cependant difficile de ne pas lier le communisme de Marx et ce communisme historique. »
Certes, le communisme historique peut être considéré comme un retour à la religiosité, la politique y étant placée sous le commandement des missionnaires de la foi dans le « prolétariat » ; ou peut-être un retour au platonisme de la doctrine intangible, que seuls les « parfaits » peuvent connaître entièrement. Mais si de tels retours constituent bien le portrait de la version byzantine de la pensée de Marx, forgée en Russie de 1918 à 1922, il ne s’agit aucunement des idées de Marx, dont les racines s’enfoncent en Occident, où bouillonnaient les idées de la Révolution française, et en particulier dans sa terre natale, la Rhénanie, qui avait fait partie de la France napoléonienne.
Quant au lien entre le communisme de Marx et le communisme historique, il est hélas tout à fait vrai. Il est impossible de séparer la Russie « communiste » de la pensée de Marx, tout simplement parce que c’est une idée populaire toute faite par des millions de communistes, socialistes, partisans, sympathisants et « défenseurs critiques » de l’URSS. Mais cette idée reçue, comme toute autre, n’est pas éternelle, et se trouve aujourd’hui dépouillée de la charge émotionnelle qui avait fait des bolcheviks les champions de l’interprétation de la pensée de Marx. Une telle équivoque était naturelle tant que l’avenir de l’URSS restait incertain. Après l’étonnante reconversion instantanée du peuple russe au capitalisme sauvage, pourtant, impossible de garder Lénine et Trotski sur ce trône, tandis que l’on peut sans aucun doute laisser Staline sur le trône de l’État néotsariste qu’il a créé et sous lequel ont été exterminés les bolcheviks idéalistes.
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En ce XXIe siècle, la fin de l’hégémonie du « marxisme-léninisme » sur le legs de Marx permettra peut-être de sortir de l’amnésie générale et de reconnaître le rôle essentiel qu’ont joué Marx et Engels dans la formation et les trajectoires du mouvement ouvrier occidental. C’est là, et non pas en Russie, que Marx a laissé la marque de sa vie militante. C’est à partir du développement extraordinaire de la social-démocratie allemande que de nouveaux partis associés à la IIe Internationale ouvrière ont gagné de l’influence sur toute la vie spirituelle européenne, en particulier dans la zone franco-germanique, en constituant nettement des cellules de contre-pouvoir au sein des États bourgeois occidentaux. Il s’agissait de partis de classe, chacun étant la partie antibourgeoise organisée de ces pays, disputant la représentation des intérêts de la société européenne toute entière. S’ils ont échoué en 1914, c’est parce que certaines failles les ont fait s’étendre de façon disparate, confondant en un même corps les tendances aussi bien révolutionnaires que nationalistes « progressistes ». Et dans cette distorsion, la responsabilité de Marx et d’Engels est énorme, la social-démocratie d’Occident étant la réalisation pratique de leur pensée triomphante.
Cette responsabilité n’est pas à mettre sur le compte des premiers écrits du jeune Marx, inconnus ou peu lus avant 1917. Elle se doit au regard favorable de Marx et d’Engels à l’égard de l’expansion impérialiste européenne du XIXe siècle. Marx a affirmé que la domination anglaise jouait un rôle progressiste en Inde. Ils ont tous deux soutenu l’agression anglaise contre l’Égypte en 1882, y compris contre l’opinion de sociaux-démocrates allemands outrés. Leur justification est bien connue : l’imposition de rapports capitalistes en Orient permettrait d’en finir avec ses siècles de retard. Ce retard aurait pourtant pu être rattrapé par le seul biais du commerce, sans domination directe, comme ce fut le cas au Japon. À l’époque, on ne pouvait encore savoir que l’impérialisme serait un facteur de perpétuation du retard en Orient. Et le pire n’était pas l’effet de l’impérialisme en Orient, mais bien plus l’effet sur la société européenne, où la glorification des « victoires » coloniales barbares ne s’est heurtée à aucune résistance de poids. Marx et Engels peuvent être responsabilisés de l’impuissance du mouvement antimilitariste qui est apparu à la jeunesse de la social-démocratie allemande. Par conséquent, en 1914, où toute la violence qui avait décimé des centaines de milliers de personnes en Asie et en Afrique s’est retournée contre les propres peuples des gouvernements meurtriers, le prolétariat européen s’est retrouvé politiquement démuni. Si les conquêtes européennes en Orient et en Afrique étaient valables, comment le combat pour un lopin « bien mérité » de ces conquêtes ne l’était-il pas lui aussi ?
La social-démocratie d’Europe de l’Ouest était condamnée à l’impuissance en 1914 ; et la social-démocratie russe s’est condamnée elle-même à l’échec en 1917, pour des raisons qui ne concernent Marx et Engels. Cela veut dire que Lénine n’a pas été le sauveur des révolutionnaires européens ; mais cela signifie également que la « faillite » de la IIe Internationale décrétée par Lénine n’aurait pas nécessairement été irréversible si Lénine avait échoué en Russie. Mais, soutenu par l’autorité de sa victoire, il a eu le pouvoir de lancer des ultimatums acceptés par des millions de travailleurs, barrant ainsi la route à la reconstruction unitaire du mouvement ouvrier en Europe de l’Ouest.
Depuis lors, on n’a plus jamais revu la classe ouvrière existante à l’époque de Marx et d’Engels. Elle est devenue un groupe social défini statistiquement et auquel les « marxistes » ont attribué des propriétés miraculeuses. Et c’est là le mal le plus grave des failles de l’action de Marx en Europe de l’Ouest. En réalité, le mouvement ouvrier de l’époque de Marx avait lui aussi des limites définies par la société ; mais c’était un mouvement de classe antibourgeois, qui portait la bannière des grandes aspirations de la société : le rejet des rapports de production bourgeois régis par des « lois naturelles » et la mise à terre des pouvoirs politiques aristocratiques et autoritaires préservés par la bourgeoisie après 1848. Ce rapport du mouvement ouvrier avec la société a cessé d’exister après 1917. Et avec la suprématie généralisée de la petite éthique justifiant le crime au nom de « l’Histoire », les nouveaux partis ouvriers en ont été réduits à l’état d’appareils en guerre intestine permanente pour le contrôle de la « classe » : d’un côté, une troupe disciplinée en défense de l’insoutenable communisme oriental ; de l’autre, un appareil mesquin en défense de l’emploi et du salaire du capital. Pendant ce temps-là, la définition de la classe ouvrière que se disputaient les « marxistes » s’évanouissait en des constructions théoriques bâties sur la lie de Marx.
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Pour conclure de manière équilibrée, il faut préciser que tous les commentaires formulés ici ne diminuent en rien l’importance du livre de Collin, au contraire peut-être. Il s’agit en tout cas d’une lecture indispensable pour ceux qui souhaitent prendre part au débat actuel sur la pensée de Marx. Collin reprend avec justesse tous les enjeux importants de ce débat et, malgré ses divergences avec Marx, il lui donne un rôle-clé dans les discussions actuelles sur l’avenir de la société capitaliste. Au bout du compte, c’est dans ce futur que les idées réellement impérissables de Marx seront reconnues, au long des batailles pour l’humanité.
Vito Letizia, 30.03.2010
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Ecrit par dcollin le Lundi 28 Juin 2010, 08:17 dans "Marx, Marxisme" Lu 6551 fois.
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