Philosophie et politique

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Pour une théorie critique de la valeur

à propos du livre d'Anselm Jappe, «Les aventures de la marchandise»

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Anselm Jappe : Les aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur. (Denoël, 2003). L’auteur appartient à ce que l’on peut appeler l’école de la critique de la valeur qui regroupe des penseurs rassemblés initialement autour de la revue allemande Krisis ou encore du groupe, issu de Krisis qui publie la revue Exit!. Outre Jappe, on retrouve dans ce courant des auteurs comme Robert Kurz, Norbert Trenkle, Moishe Postone, actuellement professeur à Chicago, ou encore Gérard Briche pour les Français. Le blog Palim-psao se fait le relai régulier de leurs publications.

Les aventures de la marchandise est écrit dans un contexte précis: le début des années 2000 quand les altermondialistes, sous le slogan « Le monde n’est pas une marchandise » semblaient détenir les clés d’une alternative politique sérieuse, après l’effondrement du communisme historique et les triomphes du néolibéralisme initié par Thatcher et Reagan. Ni l’altermondialisme, ni le marxisme traditionnel, tel que les défendent encore, plus ou moins, les trotskystes, ne sont, pour l’auteur, des pensées suffisamment robustes pour comprendre ce qui est en jeu dans l’évolution du mode de production capitaliste à l’échelle internationale. AJ soutient qu’il faut retourner à Marx mais à condition 1° d’historiciser la pensée de Marx et 2° de séparer un Marx exotérique, théoricien bien connu de la modernisation (celui qui fait l’apologie du capitalisme dans les premières pages du Manifeste communiste) et un Marx ésotérique dont il faut tenter de comprendre les catégories fondamentales. L’enjeu de ce travail théorique est clairement identifié:

Il n’y a jamais eu de période dans l’histoire où la volonté consciente des hommes ait eu une telle importance comme elle l’aura pendant la longue agonie de la société marchande. (279)

Et il s’agit de tout repenser :

Beaucoup d’attaques au « nouvel ordre mondial », surtout hors des pays occidentaux, ne rentrent plus dans les schémas classiques de gauche et de droite et servent finalement à tout autre chose qu’à une humanité libérée. (ibid.)

C’est le cas non seulement de toutes sortes d’anti-impérialistes qui s’accomodent au fond très bien du capitalisme mais aussi de mouvements comme ATTAC :

Malgré une certaine rhétorique anticapitaliste occasionnelle, on comprend aisément que la perspective de ce mouvement est totalement réformiste. Sa seule promesse – d’ailleurs irréalisable – est que tout continuera comme avant et qu’on évitera le pire. (264)

C’est également vrai de tous les mouvements qui se prétendent la vraie gauche, 100% à gauche, etc., qui restent tous sans exception enfermés dans la nostalgie de l’âge d’or des « trente glorieuses » et d’un capitalisme régulé dont les conditions tant politiques qu’économiques ont disparu à la fin du siècle dernier. Par conséquent :

Ce n’est pas par un parti pris en faveur du radicalisme ou de l’« utopie », mais par réalisme qu’il faut maintenant envisager des issues radicalement anticapitalistes. Il faut abandonner l’illusion que les problèmes posés par le marché puissent encore trouver des solutions sur le terrain de l’économie de marché elle-même. (255)

C’est parce qu’il a cet objectif proprement politique que l’auteur consacre son dernier chapitre aux « faux amis », parmi lesquels figurent, aux côtés des altermondialistes les amis de Toni Negri et les sectateurs de Empire, dont j’ai eu suffisamment l’occasion de parler...

Voyons donc commener s’organise la démarche théorique de l’auteur. Où donc trouver ce Marx ésotérique ? La réponse proposée tient en peu de mots: l’analyse de la marchandise et la théorie de la valeur. En montrant ce que recèle la première section du livre I du Capital, AJ redécouvrira l’importance cruciale de l’analyse du fétichisme comme concept central des sciences sociales. Je ne peux qu’être d’accord avec Jappe sur tous ces points de départ qui sont ceux-là même que j’avais eu l’occasion de remettre en évidence dans mon livre sur La théorie de la connaissance chez Marx (L’Harmattan, 1996). Cette analyse de la marchandise est sous-estimée voire purement et simplement éliminée dans la tradition marxiste. Soit elle n’est qu’un préliminaire avant d’arriver aux choses sérieuses, c’est-à-dire la transformation de l’argent capital, soit elle est purement et simplement éliminée – Althusser conseillait de lire le Capital en sautant la première section. Or cette analyse de la première section est bien évidemment essentielle puisque la marchandise, cette chose pleine de subtilités métaphysiques, est, selon Marx, la « cellule de la société bourgeoise » qui contient, en germes, tous les développements du mode de production capitaliste.

La double nature de la marchandise (valeur d’usage/valeur d’échange, qualité qui en détermine l’usage et simple quantité) est une contradiction. Elle opère l’abstraction réelle des rapports sociaux. Les individus n’ont plus de rapports que par le médiation de l’échange marchand dont l’argent devient l’expression la plus élevée, la plus raffinée en quelque sorte.

La société marchande est la première société où le lien social devient abstrait, séparée du reste, et où cette abstraction, en tant qu’abstraction devient une réalité. (64)

Si la richesse s’annonce comme une « immense accumulation de marchandises », cette richesse s’exprime en argent et l’auteur souligne que:

L’argent, en tant que forme sociale de la richesse, est incompatible avec toute réelle qui règle elle-même ses affaires.(60)

Mais cette transformation n’est pas neutre. Elle n’est pas non plus comme le soutient Simmel (cf. Philosophie de l’argent), le procès de civilisation et d’augmentation de la liberté individuelle.

Le renversement entre concret et abstrait que nous avons d’abord observé dans le rapport abstrait entre deux marchandises, se montre maintenant comme loi fondamentale de toute une société, la nôtre, où le concret sert seulement à alimenter l’abstraction dématérialisée, l’argent. (69)

C’est pourquoi la dynamique même d’une société fondée sur ce genre renversement est l’accumulation illimitée d’argent pouvant fonctionner comme capital, c’est-à-dire capable d’auto-valoriser. L’auteur fait remarquer qu’une telle société, pour Marx, n’est pas « injuste » (elle l’est mais comme toutes les autres formations sociales ayant existé auparavant), elle est surtout « folle ».

L’analyse de cette folie conduit AJ à la critique du travail. Il s’en prend à la « vulgate marxiste » pour qui l’essentiel est, « derrière la valeur », l’exploitation du travail par le capital » dont la valeur ne serait qu’un masque. S’appuyant sur les Grundrisse, Jappe soutient que le fond de l’affaire n’est pas « la lutte des classes » mais l’auto-mouvement de la valeur.

Leur propre socialité, leur subjectivité, apparaissent aux hommes comme soumises à l’auto-mouvement automatique d’une chose. Marx exprime ce fait dans la formule que la valeur est un « sujet automate » … (98)

Cette analyse conduit à penser les classes très différemment du marxisme traditionnel :

les classes ne constituent pas un antagonisme absolu : elles sont des formes à l’aide desquelles se réalise le sujet automate. Le travail salarié et le capital n’existent que dans leur opposition réciproque. Elles ne peuvent donc disparaître qu’ensemble. (101)

La vulgate considère au contraire que l’automatisme de la valeur n’est qu’une excuse, une idéologie qui permet à la classe dominante de mieux dominer en manipulant les consciences des dominants. Mais :

En vérité, supposer ces manipulations est, malgré le geste « démystifiant » et « défétichisant », une démarche consolatrice et lénifiante, parce qu’on suppose alors que la société se dirige elle-même et que seuls les dirigeants seraient mal choisis. (100)

Mais ce n’est pas le cas ! Et c’est pour cette raison d’ailleurs que l’utopie d’une société dirigée par la classe subalterne des salariés s’est toujours si mal terminée. Et c’est aussi pourquoi les « partis ouvriers » n’ont jamais poursuivis d’autres buts réels qu’une meilleure intégration de la classe ouvrière à la société capitaliste AJ tire de cela une conclusion radicale :

la critique de la plus-value n’a de sens qu’en tant que critique de la valeur. Il en résulte qu’une abolition de la production de plus-value sans abolition de la production de valeur n’est pas possible. (103)

 

Il est impossible ici de résumer toutes les analyses fort riches de Jappe, celles concernant la crise inéluctable que produira d’effondrement du mode de production capitaliste, crise qui sera d’autant plus terrible que, depuis un siècle, l’extension de la production de valeur, la transformation de toute richesse sociale en marchandise a fait des progrès considérables – si évidemment on peut ici parler de progrès... Il montre que la crise écologique ne peut se comprendre que dans ce cadre – c’est pourquoi tous les écologistes qui réfutent Marx et refusent de partir de l’analyse de la valeur au mieux ne peuvent que mettre un cautère sur une jambe de bois et, le plus souvent, sont transformés en agents supplétifs pour la recherche de nouveaux terrains de mise en valeur du capital. Mais surtout Jappe ramène les questions à l’essentiel 

Au fond toutes les crises du capitalisme sont causées par l’absence d’une , d’une unité sociale. (143)

Et c’est pourquoi « la politique n’est pas une solution », la politique étant entendue comme l’action de l’État pour réorganiser l’économie. Jappe refuse également la conception progressiste de l’histoire et revalorise les mouvements paysans contre la modernité – il s’appuie d’ailleurs sur l’évolution de Marx dans ses dernières années lorsqu’il a été conduit à considérer que la paysanne russe pouvait une base sérieuse pour passer au socialisme.

On pourrait reprocher à Jappe, comme celui lui a été reproché par Jacques Bidet dans la recension qu’il avait consacrée à ce livre dans Actuel Marx, d’avoir construit une espèce de Marx sur mesure, son « Marx ésotérique » s’appuyant beaucoup sur ces passages hégélianisants des Grundrisse dont on ne retrouve plus trace dans l’édition définitive du livre I du Capital. Tous les marxistes, marxiens et marxisants pensent posséder le vrai morceau de la sainte croix. Malheureusement, avec Marx encore plus qu’avec les philosophes classiques, en raison même du caractère inachevé et très largement chaotique de son œuvre, il est bien difficile de prétendre être le détenteur de la juste interprétation du « vrai Marx ». On peut sans trop de mal se débarrasser du Marx marxiste que lui-même avait déjà réfuté (« moi, je suis pas marxiste ») et ensuite chacun peut librement puiser dans Marx de quoi éclairer notre présent. L’utilisation de Marx par Jappe, si elle n’est pas fidèle aux canons du marxisme universitaire, est féconde et redonne tout son tranchant à la critique de l’économie politique – alors que les économistes se sont évertués à limer dents et griffes du vieux lion à la crinière blanche. Mais Jappe a bien conscience du caractère assez purement théorique de ses analyses. Il nous met en garde contre les faux amis et les vrais ennemis mais quels pas pratiques peuvent être faits pour renverser la production de la valeur et reconstituer une humaine qui se serait débarrassée du fétichisme de la marchandise, la question nous reste posée.

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Ecrit par dcollin le Lundi 28 Juin 2010, 15:41 dans "Marx, Marxisme" Lu 7127 fois. Version imprimable

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