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La conscience de classe

Un commentaire de Histoire et conscience de classe de Lukacs.

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Un commentaire de Histoire et conscience de classe de Lukacs. - La conscience de classe (pp. 67-107, éditions de Minuit, trad. K Axelos et J. Bois)

À partir d’un excellent exposé de la pensée de Engels sur la contradiction entre les motifs qui font que les hommes agissent et les forces historiques qui font surgir de tels motifs, Lukacs va au-delà et construit un édifice de défenses sur un sujet qui n’a retenu l’attention ni de Marx ni d’Engels: la “conscience de classe”. Ce nouveau thème acquit de l’intérêt avec la victoire des bolchéviks en Russie et les inévitables comparaisons entre le parti russe et les partis sociaux-démocrates en Europe Occidentale. À tous ceux qui étaient pleins des promesses pour l’avenir de la révolution d’octobre, il semblait que les bolchéviks avaient atteint un “niveau de conscience” supérieur capable d’éclairer le chemin pour le socialisme. Cette espérance, frustrée par la suite, exige des hommes d’aujourd’hui qui vivent à la toute fin de la retraite de la révolution russe, un réexamen des anciens mythes sur le “niveau de conscience bolchévik”. D’une certaine manière, à l’époque de Lukacs, le nouveau débat fut mal engagé. Marx, probablement, aurait préféré discuter pour savoir quelle mesure le parti bolchévik victorieux était l’expression consciente du processus historique, plutôt que de savoir si la direction du parti bolchévik avait atteint un niveau de conscience supérieur ou inférieur à celui des autres partis ouvriers. Mais Lukacs, suivant une tendance du moment, venue de Russie, préféra centrer son attentions sur la “conscience de classe” entendue comme le degré de compréhension du processus historique par les membres du parti dirigeant de la révolution. Et, suivant ce chemin, il en tira quelques conclusions intéressantes, mais aussi téméraires.

Dans sa première partie, le texte commence avec une apparente prudence, dans une certaine mesure superficielle!

“l’essence du marxisme scientifique consiste à reconnaître l’indépendance des forces motrices réelles de l’histoire par rapport à la conscience (psychologique) que les hommes en ont.” (p. 68)

La phrase ne semble pas relever quelque chose de réellement essentiel dans la pensée de Engels, puisque Lukacs nous dit ici que les forces motrices de l’histoire n’ont rien à voir avec les idées que les hommes se font à leur sujet, ce qui est simplement le rejet de l’idéalisme.

D’un autre côté, dire que les hommes ont une conscience “psychologique”, en d’autres termes, une conscience naturellement humaine de rien moins que “des forces motrices de l’histoire” est d’une présomption intrépide. Individuellement (psychologiquement), le maximum auquel puissent arriver les hommes est une claire compréhension de leurs intérêts dans les relations sociales à l’intérieur desquelles ils sont insérés par le processus historique. Les forces motrices de ce processus, cependant, ne deviennent visibles que quand apparaît un mouvement ouvrier organisé qui met en question ces relations. Ce mouvement est la conscience du processus historique et non les idées que les individus s’en font.

Ensuite, Lukacs tente de faire un exposé des fondements et des caractéristiques de la conscience de classe. Et il commence en tentant de définir la conscience de classe en général :

“Cette conscience n’est donc ni la somme ni la moyenne de ce que les individus qui forment la classe, pris un par un, pensent, ressentent, etc. Et cependant, l’action historiquement décisive de la classe comme totalité est déterminée en dernière analyse par cette conscience et non par la pensée, etc., de l’individu: cette action ne peut être connue qu’à partir de cette conscience. (p.73)

Ici, il dit, en premier lieu, que la caractéristique fondamentale de la conscience de classe consiste n’est pas d’être la somme ou la moyenne des consciences individuelles, sans dire quelle est la caractéristique fondamentale.

En second lieu, il dit que l’action historique décisive est “déterminée” par cette conscience de classe (qui n’est ni la somme ni la moyenne des individus). Ne serait-il pas mieux d’inverser le sens de la phrase? Il serait plus en accord avec la pensée de Marx de dire que c’est l’action historique qui détermine (il serait mieux de dire “fait surgir”) la conscience de classe et non le contraire.

Parce que c’est l’action des capitalistes, en tant qu’acheteurs de la force de travail, qui conditionne leur conscience bourgeoise, même si celle-ci se présente rarement comme conscience de classe bourgeoise. Également, c’est l’action des travailleurs, dans leur résistance à la pression du capital, assoiffé de profit, qui fait surgir la conscience de classe prolétarienne. Et cette dernière conscience est, nécessairement, de classe parce que c’est seulement collectivement que les ouvriers atteignent la capacité de résister à la pression du capital.

 “La vocation d’une classe à la domination signifie qu’il est possible, à partir de ses intérêts de classe, à partir de sa conscience de classe, d’organiser l’ensemble de la société conformément à ses intérêts.” (p. 75)

Les matérialistes devraient éviter l’habitude – héritée de l’idéalisme – d’attribuer des vocations à des entités collectives comme, par exemple, la classe ouvrière. Les bourgeois ne dominent jamais la société capitaliste par vocation. Ils ont besoin d’un État qui domine les classes subalternes, pour exercer la coercition indispensable au bon fonctionnement des rapports de production capitalistes. Chaque bougeois, et même une majorité de bourgeois, pourrait avoir une vocation pour la vie monacale, mais ceux qui veulent mettre en valeur le capital ont besoin de dominer et de contraindre directement ou en mettant à leur service un État coercitif.

Les travailleurs, parce qu’ils forment une classe dominée, sont déjà conduits de force à une vie ascétique et ils sont obligés de lutter constamment contre l’augmentation de leurs privations. Dans le même temps, selon Marx, la production coopérative moderne, parce qu’elle a atteint un niveau de productivité qui la rend peu pénible, pourrait fonctionner sans exploitation de l’homme par l’homme. Il y a aussi sa conviction que les travailleurs, au cas où ils se débarrasseraient du pouvoir du capital, n’auraient pas besoin de s’ériger en classe dominante qui ferait fonctionner l’économie sous son contrôle. Cela signifie que les travailleurs parvenus au pouvoir par une révolution victorieuse

- n’auraient pas besoin d'un État coercitif pour défendre leurs intérêts collectifs, seule serait nécessaire une coercition restreinte à la défense de la révolution ;
- ce qui explique que, dans la société capitaliste, même quand ils obtiennent un avantage dans le combat social, ils ne se donnent pas l’objectif d'organiser une nouvelle domination de classe.
Tout cela signifie, en utilisant le langage de Lukacs, que la vocation à la domination n’a aucun motif matériel dans la classe ouvrière. Et, dans le cas de la bourgeoisie, bien que nous pouvons dire, avec Lukacs , qu’elle cherche à organiser l'ensemble de la société selon ses intérêts, on ne peut pas dire qu’elle le fasse à partir de sa “prise de conscience de classe”. Parce que l'inverse est vrai : c'est à partir de son mouvement pour imposer et défendre les rapports de production capitalistes que la bourgeoisie développe une vocation pour imposer un système de domination de classe.

“Quand la crise économique finale du capitalisme a commencé, le destin de la révolution et avec lui celui de l’humanité) dépend de la maturité idéologique du prolétariat et de sa conscience de classe.” (p. 95 – les italiques sont de Lukacs)

En 1918, la conscience de classe des bolchéviks, de laquelle dépendait, selon Lukacs, “le destin de l’humanité”, eut comme principale utilité de les lancer dans une guerre suicidaire contre une révolution paysanne russe. En 1920, Lukacs n’a pas pu voir les conséquences de cette orientation. Cependant, le matérialisme, tel que Marx l’a pensé, permet de voir la révolution comme un processus nécessaire, et non comme la réalisation d’une destinée. On doit admettre que c’est vraiment très difficile de voir, durant la tourmente révolutionnaire de 1917-1920, la réalisation de ce que pensait d’une révolution qui procède par avancées et par reculs partiels, accompagnant l’apparentissage politique des masses – beaucoup plus que par le renforcement idéologique – tendant pour cela à une forme permanente, par des vagues successives jusqu’à ce que les derniers exploités et opprimés prennent la parole et montent au premier plan de la scène politique.

Dans cette époque convulsive, il devait même être très difficile de voir que les paysans, en lutte pour s’arracher à leur servitude séculaire étaient certainement parmi les derniers exploités de la société russe. Étant donné que le Parti bolchévik, en tant que représentant indirect du prolétariat industriel russe, était en mauvaise position pour appréhender ce que signifiait sa “conscience de classe prolétarienne” spécifiquement russe, cela n’a pas aidé à sauver les deux révolutions concommittantes, la révolution sociale urbaine et la révolution paysanne. Et dans la chaleur des évènements, il doit avoir été impossible de voir que sauver seulement la révolution “socialiste” des prolétaires était impossible, du moment qu’il est impossible d’arrêter une révolution à un point quelconque, choisi par une direction quelconque, même la plus avancée. Le processus révolutionnaire ira nécessairement jusqu’à son terme ou régressera. Parce que ceux qui sont satisfaits par les conquêtes déjà réalisées ne représenteront jamais les opprimés.

“Cette même structure de la conscience, sur laquelle repose la mission historique du prolétariat, le fait qu’il renvoie au-delà de la société existance, produit en lui la dualité dialectique. Ce qui, chez les autres classes, apparaissait comme opposition entre l’intérêt de classe et l’intérêt de la société, entre l’action individuelle et ses conséquences sociales, etc., comme limite externe de la conscience, est transféré maintenant, comme opposition entre l’intérêt momentané et le but final, à l’intérieur de la conscience de classe prolétarienne.” (p.98)

Même en acceptant, par commodité, l’expression « mission historique du prolétariat », on ne peut pas dire que cette mission « repose sur sa conscience de classe ». Elle repose sur sa situation centrale dans le processus historique, mu par les contradictions croissantes que la défense de la rentabilité du capital va accumuler jusqu’à atteindre l’explosion sociale. Ce sont les consciences de toutes les classes sociales qui se forment et reposent sur ce processus. À partir de là, le problème majeur de ce passage de Lukacs est la thèse selon laquelle à « l’intérieur de la conscience de classe prolétarienne » se développerait une « opposition entre intérêts momentanés et objectif final ». Si cela veut dire quelque chose d’intelligible, ce ne peut être que ceci : en un moment surgira une opposition entre la perspective à long terme (vue comme socialiste par un noyau dirigeant) et les intérêts momentanés des travailleurs dans le processus révolutionnaire. Partant, on doit comprendre que le processus révolutionnaire initiera, « à l’intérieur » de la conscience de classe des travailleurs, une opposition entre « finalistes » et « immédiatistes », ces derniers devant être corrigés par ceux qui sont plus intéressés au futur qu’au présent de la révolution. Malheureusement, l’histoire l’a montré, le futur désiré par tous les « finalistes » connus jusqu’à aujourd’hui, n’est pas ce que la classe ouvrière ou l’humanité désirent ardemment. La longue expérience humaine, postérieure à l’époque révolutionnaire de Lukacs indique probablement qu’il existe une opposition très importante, à l’extérieur de la conscience de classe, entre l’objectif final des appareils politiques des travailleurs et le processus historique poussé par le mouvement de la classe prolétarienne.

Cette scission (Zwiespalt) précisément offre pourtant un moyen de comprendre que la conscience de classe n’est pas la conscience psychologique des prolétaires individuals ou la conscience psychologique (de masse) dans leur ensemble […] mais le sens devenu conscient de la situation historique de classe. (pp.98-99)

Enfin, la solution au dilemme entre intérêt momentané et intérêt final : la conscience de classe, selon Lukacs, serait, ni dans la conscience individuelle, ni dans la conscience de la masse, mais dans la conscience du sens (souligné par lui) de la situation historique, ou de la route prise par le mouvement historique. On peut dire que la lutte des travailleurs contre le capital donne un sens au processus historique, dans ce cas, le sens d’un dépassement du mode de production capitaliste. La lutte des travailleurs, toutefois, acquiert seulement une dimension historique quand elle est de masse et il n’est pas raisonnable de prétendre que la masse rendue furieuse par les abus de l’exploitation capitaliste perçoit la fin ultime de sa lutte. Ce type d’idée est plus le propre des intellectuels et, en général, elle est mélangée avec des attentes et des projets discutables. Pour quoi ceux qui donnent un objectif « final » au conflit social auraient-ils une conscience de classe meilleure que les plus exploités qui risquent leur vie dans le conflit ? La confiance dans la naïve conscience exprimée comme aspiration générale à rabaisser le pouvoir du capital est à la fois plus proche de la pensée de Marx et plus prudente.

« Le conseil ouvrier qu’il ne faut jamais confondre avec sa caricature opportuniste, est une des formes pour lesquelles la conscience de classe prolétarienne a lutte inlassablement depuis sa naissance. Son existence, son continuel développement, montrent que le prolétariat est déjà au seuil de sa propre conscience, et, par suite, au seuil de la victoire. Car le conseil ouvrier est le dépassement économique et politique de la réification capitaliste. (p. 106)

Apparemment, Lukacs se réfère ici aux conseils ouvriers des révolutions en Russie et en Allemagne (pour cette dernière, les Räte de fin 1918). Il aurait fallu donner une indication de lieu et de temps sur ce que seraient ces conseils opportunistes auxquels il se réfère. Toutefois, il reste informé que les ouvriers des conseils non-opportunistes seraient « au seuil de sa propre conscience », déjà en train de dépasser la réification capitaliste. Comment le sait-il ? Aujourd’hui, il est connu que ce n’est pas ce qui se passait, ni en Allemagne, ni en Russie.

« La lutte pour cette société, dont la dictature du prolétariat aussi n’est qu’une simple phase, n’est pas seulement une lutte contre l’ennemi extérieur, la bourgeoisie, mais en même temps une lutte du prolétariat contre lui-même : contre les effets dévastateurs et dégradants du système capitaliste sur la conscience de classe. Le prolétariat n’a arraché la victoire véritable que lorsqu’il a surmonté ces effets en lui-même. La séparation des différents secteurs qui devraient être réunis, les différents niveaux de conscience auxquels le prolétariat est actuellement parvenu dans les différents domaines, permettent de mesurer exactement le point qui a été atteint et ce qui reste à conquérir. » (p. 106-107)

La première partie de ce passage présente une idée qui se déclare comme une espèce de marque déposée des lukacsiens : que la lutte pour la société à laquelle vise la dictature du prolétariat exigerait un combat du prolétariat contre lui-même. Ceci, dit en 1920, sonne comme une théorie ad hoc pour justifier la répression des travailleurs en Russie. Mais en voulant faire entrer cette idée, d’une certaine manière, dans le matérialisme historique, on pourrait dire que le parti, étant, pour le moins par définition (sinon toujours de fait) la partie lap lus avancée du prolétariat, doit lutter contre la partie arriérée pour la défense ou  pour la poursuite de la révolution. Le problème de cette explication est qu’elle pose, à la place du processus historique réel, un processus théorique. Pourquoi attribuer à une courant du parti dirigeant de la révolution (en supposant que seul existe un courant « certain »), le monopole de l’élaboration théorique, en réservant aux tendances restantes du prolétariat le simple apprentissage des idées salvatrices, à défendre à tout prix.

Il n’y a rien ici qui entrer dans la méthode de Marx pour qui le processus révolutionnaire qui ouvre le chemin au socialisme est, nécessairement, un processus pratique des travailleurs en libre coopération. Ensuite, selon cette méthode, l’humanité pourrait seulement se hisser au-dessus du mode de production actuel au moyen de l’activité de ceux qui travaillent et créent librement. Lukacs avait même le droit de se tromper avec la défense intransigeante de la ligne politique d’un parti supposé apte à guider le prolétariat sur le bon chemin. Aujourd’hui, c’est inadmissible. Les faits postérieurs ont déjà suffisamment prouvé que le processus historique n’a pas de guide infaillible.

La deuxième partie de cet extrait aggrave encore les problèmes de la première, en différenciant divers « niveaux de conscience » du prolétariat qui seraient les résultats des « effets dévastateurs et dégradants du système capitaliste sur la conscience de classe. » Ce qui est grave ici, c’est l’aspect condamnatoire de la différenciation des niveaux de conscience, vision qui permet une définition des prolétaires comme conscience « dégradée », probablement récupérable seulement par un sévère « rééducation ». Marx avait certes vu une dégradation dans le comportement du lumpenprolétariat, mais chez les prolétaires il voyait seulement la dégradation de leur vie matérielle et la destruction de leur vie familiale ; en outre, il vit le plus ou moins grand degré de développement de l’organisation des travailleurs. Et il attribuait la désorganisation d’une partie du prolétariat au degré initial de développement des contradictions du capitalisme et non à une plus grande détérioration de la personnalité de certains groupes d’exploités. Et de plus, serait-ce par hasard les travailleurs désorganisés qui souffrent des effets dégradants du capitalisme ? Et pas les directions des organisations ouvrières traitres ? Dans la société capitaliste, personne ne peut se tenir pour juge des effets dégradants du système sur la conscience des autres. Et, une fois le pouvoir bourgeois renversé, c’est le degré d’auto-organisation des opprimés qui étaient les plus destitués de leur âme propre (« les plus aliénés » NDT ?) par la violence du capital qui donneront la mesure du processus de construction d’une nouvelle société d’hommes libres.

(Traduit du portugais - Brésil)

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Ecrit par dcollin le Mardi 3 Août 2010, 07:38 dans "Mes invités" Lu 5610 fois. Version imprimable

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