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Vérité et philosophie (II)

Un essai d'A. Volpe et P. Zygulski

Voici la deuxième partie de la traduction de l'essai d'A.Volpe et P.Zygulski dans le livre hommage à Costanzo Preve: Invito allo straniamento. Costanzo Preve filosofo (Petit Plaisance, 2014). Cette article est également disponible sur le site academia.edu.

2. L’équivoque principale sur le concept de vérité philosophique. Vérité et idéologie

Après avoir clarifié les raisons pour lesquelles, selon Preve, la vérité philosophique ne doit pas être entendue dans les canons traditionnels de reflet, révélation, cohérence et utilité, il est encore nécessaire, cependant, de montrer si et sur quel mode il est possible de séparer philosophie et idéologie, termes étroitement liés et pour cette raison souvent confondus.

Opérant une synthèse entre la conception négative qu’en donne Karl Marx et celle substantiellement positive de Lénine, Preve définit l’idéologie comme « représentation systématique de la réalité dont la fonction est de légitimer rationnellement les intérêts de groupes particuliers et non universalistes à l’intérieur d’une société divisées en classes opposées » [LU, 42]. Cette fonction de légitimation met en cause cette fausse conscience qui se transmute en nécessaire « quand ce mensonge social, même s’il est diffusé de bonne foi, est nécessaire pour garantir la cohésion d’une  » : c’est ainsi sur nous nous trouvons « face à l’utilité de groupe dans une société divisée en classes » [LU, 42].

Ayant défini le concept d’idéologie, Preve souligne la nécessité de ne pas le confondre avec la philosophie, sous peine d’une intégrale résolution de la vérité philosophique dans les trois modèles théoriques-prescriptifs principaux qui sont manifestés dans l’histoire des idées, à savoir la religion, la science et la politique. Certes, ceci n’enlève pas que l’on doit reconnaître le caractère inévitable de quelques rechutes idéologiques dans ces trois champs, mais ce que Preve veut conjurer, c’est – en premier lieu – une philosophie servilement mise « au service de l’institution religieuse » [VF, 69], la scolastique philosophia ancilla theologiae, qui plie instrumentalement la tradition philosophique pour légitimer la religion et, en particulier, la religion chrétienne. En second lieu est réfutée la tentative de la science moderne de phagocyter la connaissance philosophique, puisqu’elle présuppose implicitement une « philosophia ancilla scientiae ». En troisième et dernier lieu, il s’agit aussi de prendre ses distances avec une philosophie à la solde de la « pratique politique absolutisée » [VF, 14] comme cela est advenu, par exemple, dans l’expérience du Communisme historique du Vingtième siècle, tombé victime de son propre « mensonge de masse » [VF, 76].

 

Précisément pour cette raison, de manière apparemment paradoxale, la haine dans les conflits concernant la vérité philosophique est alimentée par le prétexte, légitime en lui-même, de se libérer d’un usage instrumental de la vérité elle-même, de son asservissement idéologique [ON, 26].

Si, en effet, les idéologies peuvent être imposées, on ne peut pas dire la même chose de la vérité philosophique, tout au contraire : l’épouvantail qu’on agite habituellement pour prendre définitivement congé d’elle, en en présupposant un caractère prescriptif qui conduirait à la persécution des opinions « non conformes » constitue plutôt un véritable « empêchement moral » et non la précondition d’une pratique authentiquement véritative de la connaissance philosophique [ON, 26]. En conséquence, la complète résolution de la philosophie en idéologie peut, sans moyen terme, être considérée comme « la plus grande erreur et même le péché originel du marxisme ayant historiquement existé. » [LU, 41] Par ailleurs, la complète et radicale transformation de la philosophie en idéologie est explicitement déclarée dans la théorie léniniste, outre qu’elle est implicitement partagée même par un grand marxiste (et grand philosophe) comme Lukàcs, aussi, parce qu’à y bien regarder, les prémisses d’un tel malentendu étaient déjà présentes chez Marx. Ce dernier, en effet, nonobstant la critique éclairante de l’idéologie bourgeoise de son temps et de l’illusion de son dépassement, retombe dans une vision que Preve qualifie tout autant d’idéologique.

Ceci trouve une explication partielle dans le fait que les représentations idéologiques du monde, en tant que rationalisations « des intérêts individuels et subjectifs » [LU, 42], que l’homme a par sa propre nature, sont impossibles à extirper de la pensée et de la pratique humaines [cf. EC, 14]. Ceci cependant n’efface par le fait qu’à l’intérieur même d’une idéologie on puisse retracer en puissance l’occasion pour le dépassement de la même enceinte idéologique.

Partant, il n’est pas nécessaire de démoniser les idéologies, mais de les reconnaître comme telles, de reconnaître qu’elles rendent possible pour les êtres humains organisés en société la prise de conscience de leurs propres intérêts collectifs et encore plus radicalement de reconnaître qu’elles sont propres à l’homme en tant que tel, par sa nature « animale symbolique » [LU, 135] et idéologique : pour cette raison, il serait absurde de penser pouvoir simplement les éviter.

Si ceci est vrai, apparaît clairement qu’il n’y a pas de vision plus idéologique que celle qui proclame à grands cris la fin des idéologies, ignorant qu’elle est à son tour « la forme théoriquement la plus pauvre et la plus contradictoire de la métaphysique, la métaphysique de l’impossibilité de transcender le présent » [NVS, 88-89], reprenant aussi les paroles de Massimo Bontempelli. Ceci fait émerger, à nouveau, le fait qu’une représentation idéologique se montre difficilement comme telle. De cette manière, elle peut arriver à conditionner, souvent inconsciemment, notre point de vue. Attention, cependant : comme Preve le met proprement en évidence, c’est précisément la difficulté de reconnaître si une vision est viciée par des éléments idéologiques, à moins d’admettre qu’il y a un plan extérieur qui peut nous aider à le faire, lequel n’est rien d’autre que celui de la philosophie.

3. Les prémisses de la vérité philosophique : liberté et dialogue entre amis

Une des assertions les plus importantes de la pensée de Preve est que « la philosophie se détermine nécessaire dans des individualités nominatives » [LU, 18] qui présupposent l’existence d’une vérité commune. Pour pouvoir rechercher cette vérité, sont nécessaires deux prémisses indispensables : la liberté et le dialogue véritatif.

Celui qui – comme Gianni Vattimo1 – soutient la nécessité de se débarrasser du concept de vérité parce qu’il serait « l’inévitable antichambre du despotisme politique » [PP, 102], semble sous-évaluer la différence entre philosophie et prise de position idéologique : affirmer la présence de la vérité, en effet, ni ne signifie prétendre la connaître de manière absolue, ni ne légitime encore moins de l’imposer par des méthodes diversement « éducatives », despotiques ou coercitives [cf. PP, 101].

De ce point de vue, et en affrontant tous les lieux communs philosophiques, le modèle proposé par Spinoza est exemplaire, dès lors qu’il réussit à conjuguer un modèle véritatif fort avec la tolérance et le respect de toutes les positions [cf. PP, 106-107]. On doit alors, sans doute, faire « un bon usage » de la vérité [LU, 154], parce que l’histoire nous montre des cas variés dans lesquels si on a fait un mauvais usage de la vérité, un usage instrumental, alors que la vérité, si elle est imposée n’est plus telle, c’est-à-dire qu’elle cesse d’être vérité. C’est seulement en se mouvant à l’intérieur d’un tel horizon qu’il devient clair que le concept de vérité ne réside pas exclusivement dans « l’énonciation » présente, mais bien plutôt aussi dans « la libre conviction » [PP, 104]. Partant le « droit à l’erreur » doit être admis, en allant jusqu’à accepter de ne pas réfuter ce qui s’en suit logiquement, « le droit à la sottise et à l’idiotie sociale » [PP, 104] : ce sera à l’éducation philosophique communautaire, sans avoir recours à des moyens judiciaires, de faire en sorte que « la sottise socialement dangereuse » puisse devenir, petit à petit « inoffensive » [PP, 104]. Et c’est seulement à partir d’un tel scénario, purement philosophique, que nous pouvons comprendre l’opposition de Preve à l’introduction des délits d’opinion, y compris dans le cas du négationnisme historique.

La liberté est un « principe souvent évoqué mais rarement pratiqué » [SD, 169], spécialement dans la conjoncture historique actuelle, parce que, sur le plan formel, sont indéniablement tolérées les opinions les plus disparates, mais seulement dans la mesure où elles sont compatibles avec la reproduction de la totalité capitaliste et impérialiste [cf. PP, 182-188].

Preve soutient que la liberté n’est pas seulement « un principe “provisoire” qui fonctionne durant le processus de recherche de la vérité » [NVS, 185] mais une « condition permanente » de celle-ci [NVS, 186] en tant qu’avec la vérité on n’entend pas une pure donnée logique à refléter, mais un fondement en même temps ontologique et axiologique. La vérité, donc, ne peut naître in vitro, en laboratoire (lequel peut se borner à fournir les très importantes minuties scientifiques) mais dans le dialogue véritatif, dont le théâtre par excellence est représenté par la philosophie grecque capable comme aucune autre de « mettre en commun la vérité » [NVS, 114] en la plaçant dans un espace public, non seulement théorique, mais pratique-politique, celui de la polis. Ce n’est pas par hasard : parmi toutes les choses que Preve reproche au communisme historique du Vingtième Siècle, il y a proprement d’avoir mis en commun les biens matériels avant la mise en commun de la vérité, c’est-à-dire d’avoir mis au second plan l’exigence de dire la vérité, ce qui aurait comporté « la liberté de critique, d’expression et d’interprétation » [EC, 63].

Cependant, en se mouvant à partir des conditions historiques présentes et étant donné qu’est impossible et non proposable un retour aux Grecs superficiel (et énigmatique), on peut définir comme « forme organisatrice plus adéquate à la recherche de la vérité » cette « libre des amis » qui est « programmatiquement libre de tout lien avec les appareils universitaires et aussi avec les appareils liés aux partis politiques » [NVS, 180]. Si, dans le premier cas, la vérité resterait fermée et fragmentée à cause de la spécialisation universitaire et serait assujetti, comme cela arrive, à des « modes » peu enclines à reconnaître un statut véritatif à la recherche philosophique, dans le second cas nous aurions la reproduction du modèle « gramscien » de l’intellectuel organique qui fait un usage idéologique de la philosophie au service de la pratique politique absolutisée. Donc, en référence aussi et avant tout à la situation actuelle, on espère de libres « communautés de recherche de la vérité basées sur l’amitié philosophique » [NVS, 186].

Le dialogue philosophique présuppose l’unité conflictuelle de multiples philosophies en dialogue réciproque [EF, 26], une liberté qui est toujours « liberté de qui pense différemment » [PP, 105, ON, 169] ; toutefois, ceci ne doit pas conduire à la solution relativiste qui, partant de ce « juste principe » [EF, 27], finit par nier l’unicité de la vérité philosophique.

La différence entre écoles de pensée, sans laquelle la pratique philosophique elle-même ne serait pas possible, ne doit pas faire penser à une pluralité de vérités relatives, et encore moins à l’inexistence de la vérité, disqualifiée – selon l’expression hégélienne – en pure et simple comptine des opinions : en aucune manière, la philosophie ne doit être confondue avec la rhétorique [cf. EF, 26-28] parce que les écoles philosophiques se meuvent sur un terrain commun qui n’est pas celui de l’opinion la plus convaincante, ou de celle de la majorité, mais bien celui de la recherche communautaire de la vérité. Si donc la liberté est un présupposé fondamental de la recherche de la vérité, le dé-voilement de celle-ci présente aussi une charge émancipatrice, parce que la familiarité et le souci de la vérité aident à penser et à agir d’une manière toujours plus libre – ou, pour le dire en termes hégéliens, ab-solue. Ou encore pour le dire en utilisant une expression évangélique : « vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres ».2

4. Aimer le savoir, aimer la vérité

Défendre la genèse particulière (Genesis) de la vérité ne signifie pas en attaquer la validité universelle (Geltung), c’est-à-dire soutenir que « le plan la validité est intégralement rabattu et résolu sur le plan de la genèse » [EF, 34] ; en nous reportant aux contributions de Fusaro et Pezzano dans le présent volume pour la clarification de ce passage, nous pouvons nous limiter ici à un exemple avancé par Preve lui-même. Si une hypothétique secte sanguinaire satanique effectuait la découverte d’un médicament anticoagulant efficace, indépendamment des évaluations morales et juridiques et autres de cette secte, on ne devrait pas « jeter le bébé avec l’eau sale du bain » et ainsi il serait absurde de ne pas conserver le médicament à des fins médicales [cf. EC, 41]. Ou encore, en pensant à un fait historique concret, avec l’abolition de la pratique de la torture, bien que promue particulièrement par la classe bourgeoise du XVIIIe siècle, « on s’approche toujours plus d’un idéal d’humanité civilisée et pacifique » [PP, 190] et donc revêt une validité universelle. En d’autres termes, même la plus particulière des genèses peut ouvrir à la plus universelle des validités : le point est de ne pas les penser comme simplement opposées ou s’excluant mutuellement.

La thématisation explicite de l’universalité de la part de Preve est certainement liée aussi aux stimulations offertes par le dialogue avec Luca Grecchi. Cette confrontation – que Grecchi lui-même reparcourt amplement en clôture du présent volume – a porté par exemple Preve à conjuguer le regard grec avec le regard marxien pour retracer dans l’âme, déclinée en termes de rationalité, de capacité relationnelle, de socialité, de moralité et de généricité, l’élément commun à tous les êtres humains [cf. p.e. PP, 113 et EC, 48]. L’âme est le principe universel qui les détermine dans leur individuelle irrépétable et irréductible. Un tel croisement de regards consent à penser le concept d’Homme de manière non abstraite mais bien plutôt comme « résultat conceptuel d’une convivance communautaire à soutenir et à rendre possible [LU, 49] pour donner vie à une philosophie authentiquement humaniste et universaliste, pour laquelle la recherche véritative et l’agir communautaire permettent à chaque homme singulier de concrétiser les potentialités (dynamei on) de cette nature humaine qui l’unit à tous les autres êtres appartenant au genre Homme.

La concrétisation ne peut advenir qu’historiquement : la vérité – la nature humaine, l’âme humaine – ne peut être située sur un plan soustrait à la course du temps, autrement elle se présenterait comme éternelle, immuable, et « reflétable » géométriquement. À ce point proprement, mérite d’être retracé l’esprit intimement « hégélien » de la vérité selon Preve. Si en effet toute la philosophie de Hegel peut être synthétisée par la formule bien connue « le vrai est le tout » et celui-ci « est seulement l’essence qui atteint la complétude par la médiation de son propre développement »3, elle exprime aussi le nœud fondamental de l’entreprise philosophique de Preve, le retour à une idée de totalité même à travers « un bon usage de l’Universalisme » [cf. avant tout BU] qui prend en considération la dialectique des rapports sociaux et des faits historiques.

En guise de dernier mouvement, dans la mesure où Preve se pose comme défenseur strict du statut véritatif de la philosophie d’une part et comme opposant à tout sous-entendu relativiste d’autre part, on peut parler dans son cas véritablement d’amour pour la vérité, une philia tes aletheia : comme tout philosophe vrai et sincère, Preve est aussi, sinon avant tout, Philalèthe, un amant tout court de la vérité.

Références

SD : Storia della dialettica, Petite Plaisance, Pistoia, 2006

VF : Verità filosofica e critica sociale. Religione, filosofia, marxismo, CRT-Petite Plaisance, Pistoia, 2004

LU : Lettera sull’Umanesimo, préface de L. Grecchi, postface de G. Pezzano, Petite Plaisance, Pistoia, 2012

ON : I secoli difficili. Introduzione al pensiero filosofico dell’Ottocento e del Novecento, CRT-Petite Plaisance, Pistoia, 1999

EC : Elogio del comunitarismo, Controcorrente, Napoli, 2006

NVS : Nichilismo, Verità, Storia. Un manifesto filosofico della fine del XX secolo, CRT-Petite Plaisance, Pistoia, 1997 (con Massimo Bontempelli)

PP : Il popolo a potere. Il problema della democrazia nei suoi aspetti teorici e filosofici. Préface de G. Giaccio, Ariana editrice, Casalecchio, 2006

EF : L’éducazione filosofica – Memoria del passato – Compito del presente – Sfida del futuro, CRT-Petite Plaisance, Pistoia, 2000

BU : Del buon uso dell’universalismo. Elementi di filosofia politica per il XXI secolo, Settimo Sigillo, Roma, 2008

1« Là où en politique entre en jeu la vérité, là commence le péril de l’autoritarisme. » (G. Vattimo, Addio alla verità, Meltemi, Roma, 2009, p.30p

2Jean, 8, 32

3GWF Hegel, Phénoménologie de l’esprit


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Ecrit par dcollin le Lundi 1 Septembre 2014, 00:31 dans "Philosophie italienne" Lu 4252 fois. Version imprimable

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