Vérité et philosophie (I)
Un essai d'A. Volpe et P. Zygulski
1. La vérité dans la pensée de Preve, entre tradition et innovation
La philosophie « a comme terrain naturel celui de la vérité » [SD,10] : c’est sur la base d’un tel pronunciamiento que la pensée « previenne » se greffe sur le retour à un complexe statut véritatif de la philosophie, science (Wissenschaft) de la vérité dans le rapport entre Objet et Sujet. Un retour qui ne doit pas mettre au second plan le charge innovatrice dont il se fait le porteur pourtant dans la reprise de présupposés dont il ne faut avoir peur – comme Preve lui-même le rappelait souvent – de les définir comme « traditionnels ». Dans ce sens, toute la philosophie de Preve se présente pleinement comme Aufhebung au sens hégélien, comme « dépassement-conservation » ce se traduit aussi dans sa conception « traditionnellement originale » de la vérité, question philosophique par excellence. Vérité dont nous trouvons de nombreuses définitions dans les manuels et dans les dictionnaires philosophiques, dans un ordre cette fois complètement doxographique et pour l’essentiel insérées dans ces coordonnées spécifiques :
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Théorie correspondantiste : la vérité est correspondance réelle avec l’objet. Selon ce point de vue, une assertion est vraie quand elle est en accord avec la réalité, en relation à une analyse expérimentable empiriquement. La vision de la vérité comme conformité de la connaissance avec son objet (donc comme « conformation » du sujet à l’objet) et entendue comme existante indépendamment du sujet, est commune à de nombreuses orientations philosophiques, même différentes entre elles. Il suffit de penser à l’expression adequatio rei et intellectus, rendue célèbre par Thomas d’Aquin et la scolastique médiévale, encore centrale chez des penseurs du XXe siècle comme Alfred Tarski, mais présente aussi dans l’orthodoxie marxiste , sous la forme de la théorie du reflet (Widerspielungstheorie), principe fondamental de la gnoséologie du matérialisme dialectique. Il s’agit d’une réélaboration des thèses de l’adequatio opérée d’abord par Feuerbach, puis par Engels et enfin rendue cohérente dans sa trame essentielle par Lénine dans Matérialisme et empiriocriticisme, en 1909. La formulation de Lénine propose trois assertions fondamentales : le réel matériel et sensible est objectif et extérieur à la pensée ; le réel est connaissable par la pensée ; la réalité ne peut pas être épuisée par la pensée. En d’autres termes, la connaissance du réel est approchée et perfectible parce que la pensée ne peut jamais être complètement adéquate à la réalité.
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Théorie de la cohérence : la vérité est la conformité avec d’autres affirmations, propositions ou croyances. Nous avons ici un critère d’évaluation de type logique, mais qui n’est pas nécessairement stable du point de vue ontologique, puisque cette théorie peut se décliner dans un sens relativiste dès lors que l’on considérerait de multiples systèmes doués de cohérence interne comme également comme conformes au vrai.
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Théorie de la révélation : la vérité, en reprenant la signification bien connue du grec a-letheia, se présente, comme le relevait Martin Heidegger, sous un double aspect : non-naissance (Un-verborgenheit) et dévoilement (Entbergung)1. Dans la version empiriste, on considère comme vérité ce qui se manifeste avec évidence à l’homme comme sensation, immédiateté, intuition ou phénomène. Dans une autre variante, métaphysique/théologique, la vérité est manifestation d’un principe suprême de l’Être ou de la divinité. Nous pourrions directement étendre la théorie de la révélation, dans un sens beaucoup plus large, aussi aux conceptions de la vérité qui réduisent celle-ci au prononcé d’une autorité (sous toutes ses formes : scripturales, oraculaires, dogmatiques, législatives, dictatoriales, etc.) comme le suggère du reste l’étymologie latine du mot veritas, c’est-à-dire vereor, « craindre ». En tout cas, on peut noter que les critères de démarcations entre les différentes théories sont plutôt labiles, parce que même dans ce dernier cas se font valoir des exigences de correspondance à quelque chose d’externe et de cohérence interne, avec des résultats relativistes, évitables seulement si on considère comme prépondérante la force impérative d’une seule des volontés de puissance en jeu.
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Théorie pragmatiste-utilitariste: la vérité peut s’évaluer sur la base des conséquences pratiques d’un certain concept, c’est-à-dire – selon la synthèse traditionnelle de William James – la vérité de nos idées signifie leur capacité à être opératoires.
Dans les réflexions de Preve, il y a à l’œuvre une élaboration originale du concept de vérité, impossible à caser dans l’une de ces théories. Si, en effet, ces écoles de pensée, en insistant avant tout sur l’aspect gnoséologique se constituent sur la base d’une vérité positiviste-scientifique ou logico-discursive, la conception previenne s’imprègne de caractères authentiquement philosophiques dans le sens que l’objet de la recherche n’est pas tant le certain que le vrai, pour évoquer ici une distinction déjà présente chez Hegel. Preve soutient que « la vérité de la philosophie n’est pas l’établissement d’une certitude, mais un processus d’auto-conscience » [SD, 45], conception curieusement (parce que comme il l’enseignait, il n’y a rien d’innocent ou de neutre dans ce genre d’omission ou de bévue) jamais prise en considération par l’historien de la philosophie Nicolà Abbagnano2. Le processus d’autoconscience auquel fait référence Preve doit être considéré non seulement comme une claire référence théorique à la philosophie idéaliste, mais par-dessus tout comme un concept qui doit être reproposé dans sa centralité à l’intérieur du débat philosophique contemporain dans lequel sont toutes évidentes les équivoques et les orientations de modèle antivéritatif et relativiste. Dans ce sens, comme nous le verrons, l’approche de Preve a été et continue d’être un témoignage actif de la pleine rupture avec les modes philosophiques de sa propre période historique. Étant posé cependant que nous sommes face à une approche « différente » – bien qu’essentiellement traditionnelle – du thème véritatif, de quelle vérité parle-t-on alors ?
La distinction dont nous pouvons prendre la mesure est avant tout entre vérité scientifique et vérité philosophique [SD, 45] : si la première s’exprime habituellement sur la base d’une correspondance réelle, c’est-à-dire sur l’identité logique entre opinion/proposition et réalité effective, la seconde, à l’inverse, se développe – se constituent comme un processus – à travers le dialogue « dans lequel les opinions se confrontent comme le présupposé de la commune recherche de la vérité. »[SD,18]
L’identité logique se décline ainsi en identité dialogique, où les rivaux ne sont pas des correspondances objectives, mais des chaînes dynamiques de rapports dialectiques entre Sujet et Objet. Dynamique parce qu’exposé au parcours du temps et c’est en ce sens qu’il « est certainement impossible de donner une définition univoque, une fois pour toutes, de la nature de la vérité philosophique par le fait qu’elle dépend de l’histoire, c’est-à-dire du temps historique.é [SD, 10] avec la précision fondamentale que « le temps historique n’est pas le simple temps homogène de l’horloge, mais un temps dense » [SD, 10]. La présence et le rôle du temps et de l’histoire sont donc fondamentaux pour comprendre comment Preve pose la question véritative, de fait indissociablement intriquée avec les faits historiques et communautaires.
Dans cette perspective, la vérité se présente alors comme un produit historique, un champ éternel de débats (un Kampfplatz, en termes kantiens) où d’un côté elle ne constitue pas une « valeur » parmi les autres, mais bien plutôt « un terrain sur lequel les autres valeurs sont cultivées. » [SD, 10], alors que, d’un autre côté, « elle ne peut simplement être énoncée, mais doit résulter d’une conviction mutuelle commune dont la possibilité de principe ne doit cependant jamais être exclue » [VF, 62]. De là émerge et se développe une théorie de la vérité appliquée aux catégories historico-sociales, ou, si l’on veut, une théorie véritative à clé communautaire.
Pour confirmation que la conception de Preve ne peut être contrainte à entrer dans les classifications usuelles rappelées ci-dessus, signalons d’abord qu’il ne considérait pas le processus cognitif comme une révélation immédiate, mais bien, d’un point de vue idéaliste, comme autoconscience processuelle, « un long chemin que l’esprit humain doit encore parcourir »3 dans son agir historique. Si, comme nous le verrons, il est en partie possible de rencontrer quelques analogies avec la position pragmatisme de l’utilité, à la lumière d’une analyse plus approfondie, celle-ci résulte tout à fait distante de la conception previenne parce que celle-ci s’ouvre sur un horizon social-communautaire qui n’a rien à voir avec cet individualisme propre à la majorité des pragmatistes. Pensons en effet à l’idée pragmatiste selon laquelle une assertion est vraie en tant qu’il y a pour nous une certaine utilité à l’asserter, où ce « nous » est entendu à l’aune de l’amélioration de la condition vitale de l’individu. Pour clarifier un tel concept, sont utiles les paroles mêmes de James qui identifie de manière explicite vérité et utilité au sens pratique : « Notre monde est fait de réalités qui peuvent être infiniment utiles ou infiniment nuisibles. [...] Ainsi la valeur pratique des idées vraies est, en premier lieu, fondée sur l’intérêt pratique que revêtent pour nous leurs objets. »4 Dans le pragmatisme, la vérité, c’est-à-dire l’identité entre le vrai et utile, s’instaure comme un guide valide pour l’action de l’individu pratique ; chez Preve, il en va différemment : elle se présente de prime abord comme un service social (en reprise de Socrate) [cf. LU, 1255], et ensuite comme fonction de la survie d’une communauté à la merci de menaces extrinsèques ou intrinsèques.
En ceci Preve, comme d’ailleurs dans toute son œuvre philosophique, fait explicitement référence à la tradition philosophique grecque dont la « véritativité » réside dans « l’équation de la vérité et la reproduction sociale menacée par la dissolution de la croissance des richesses et du pouvoir oligarchique. » [LU, 107] Un tel mécanisme social, littéralement dé-mesuré parce que privé de metron, l’accumulation de richesses privées n’est rien d’autre que la chrématistique, déjà notoirement définie par Aristote dans les Politiques : la vérité philosophique fleurit dans la polis en en régulant les limites structurelles et en conjurant sa possible dissolution consécutive au déchaînement du mécanisme chrématistique. C’est dans cette optique que Preve en arrive à définir la vérité comme « fonction de la survie d’une communauté, menacée de l’extérieur par une catastrophe naturelle [...] et de l’intérieur par une catastrophe sociale. » [LU, 123] Cette définition demande un certain nombre de facteurs qui, à leur tour, définissent la nature de l’homme – conçu suivant Aristote comme zoòn politkon echon (animal rationnel, communautaire) et suivant Marx comme Gattungswesen (être naturel générique) – et que Preve isole comme les dimensions fondamentales de la pensée et de l’action : logos, phronesis et ethos.
Le terme logos – que Preve dans sa complexe réinterprétation des origines de la philosophie grecque entend comme calcul et plus précisément comme calcul social (du verbe loghizomai) – renvoie soit à la Raison qui est « la vérité qui se manifeste dans l’histoire, mais au-dessus des opinions changeantes » [SD, 20], soit aux raisonnements « qui permettent d’arriver à cette raison d’une manière justement « logique », c’est-à-dire rationnelle et consensuelle. » [SD,20] Le logos est donc cette unité de l’ontologie et de l’axiologie, d’être et de valeur, que Hegel déjà tenta de restaurer avec une philosophie de l’Esprit qui insistait sur le double aspect de l’idée unifiée d’une Histoire processuelle et d’une réalité présente ou, en d’autres termes, sur l’identité entre réel et rationnel.
Le logos toutefois, au dire de Preve lui-même, resterait abstrait s’il ne se résolvait pas – sur le plan collectif et communautaire – dans l’éthos, c’est-à-dire dans l’ensemble des caractères et des comportements d’une communauté qui s’ouvre à la Raison et au calcul social [cf. SD, 20]. L’environnement entier de la connaissance, de l’éthique, du tempérament collectif est incarné par la dimension de l’éthos, que l’on peut aussi synthétiser dans la définition de « caractère-comportement » [SD, 21], déterminé collectivement dans le temps et dans l’espace selon le contexte historique, social et culturel. Le logos apparaîtrait abstrait, encore, s’il ne s’individualisait « dans la personne singulière comme phrònesis », ce qui revient à dire comme « sagesse prudente, capable au cas par cas de prendre la décision la meilleure dans les conditions données » [cf. SD, 20], parce que, comme l’observait le philosophe Luca Grecchi, « elle ne s’occupe pas de la connaissance du bien » mais selon le livre VI de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, « de la capacité de bien délibérer dans toute situation particulière » c’est-à-dire qu’elle indique « les comportements les plus corrects à tenir pour atteindre la vraie fin de l’homme, le bien. »6
Toute la processualité véritative, qui s’exprime dialectiquement dans le cours de l’histoire doit donc tenir compte non pas simplement des aspects sociaux génériques, irréductibles à la recherche sociologique, mais des véritables valeurs et rapports sociaux, qui ne peuvent être structurellement déchiffrés et décrits à l’intérieur des catégories gnoséologiques vrai/faux, puisque les idées de Bien ou de Mal ne correspondent pas nécessairement au vrai et au faux scientifique. C’est proprement en ce sens que Preve peut affirmer que la nature de la vérité philosophique est de type logique et ontologique et non simplement gnoséologique, parce qu’elle « ne consiste pas en une “vérité” neutre et aseptisée, séparée de toute valeur sociale (elle n’est donc pas un logos séparé de l’éthos et de la phronesis) » [SD, 21].
Références
SD : Storia della dialettica, Petite Plaisance, Pistoia, 2006
VF : Verità filosofica e critica sociale. Religione, filosofia, marxismo, CRT-Petite Plaisance, Pistoia, 2004
LU : Lettera sull’Umanesimo, préface de L. Grecchi, postface de G. Pezzano, Petite Plaisance, Pistoia, 2012
1La première traduit littéralement la forme négative du terme grec, la seconde, au contraire, en recherche l’essence positive : « l’une tend à exprimer la présence de la naissance et l’autre sa prévalence » (Marlène Zarader : Heidegger et les paroles de l’ origine, Vrin, 2000.)
2Cf. N. Abbagnano, Dizionario di filosofia, UTET, Torino, 1971
3Cf. Hegel, Science de la logique
4Pour comprendre de manière plus efficace un tel concept, James donne un exemple de cette manière : « Si je perds dans la forêt, que je trouve un sentier, il est de la plus haute importance que je me dise qu’il y ait une habitation au bout, car en me disant cela je suivrai ce chemin et serai sauvé. La pensée vraie est utile en l’occurrence, car son objet – la maison – est utile. » (W. James, « la conception pragmatiste de la vérité » in Le pragmatisme, un nouveau nom pour d’anciennes manières de penser, Flammarion, collection « Champs classiques », 2007, traduction de Nathalie Ferron, p.228
5Nous y lisons : « Socrate ne se faisait pas payer pour le fait qu’il rendait un service public à la communauté. [...] Il s’agissait d’un service social véritatif, en tant qu’il exerçait une fonction de contrôle (elanchos) sur les décisions prises à la majorité dans les assemblées. »
6L. Grecchi, L’anima umana come fondamento della verità, CRT-Petite Plaisance, Pistoia, 2002, p.16
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Ecrit par dcollin le Jeudi 28 Août 2014, 12:23 dans "Philosophie italienne" Lu 5815 fois.
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