L'espace de la marchandise
Conférence au colloque sur l'espace organisé par le lycée Corneille de Rouen le 14 mars 2014
Sommaire
Pour comprendre ce qu’est cet espace de la marchandise, nous suivrons les analyses de Marx : c’est un choix que l’on pourrait justifier assez facilement tant l’œuvre majeure de cet auteur éminent résiste aux outrages du temps. Contrairement à ce qu’on peut lire ici et là, Marx ne décrit pas le capitalisme de la machine à vapeur, mais la structure formelle du mode de production capitaliste et reste ainsi une des clés d’accès les plus utiles pour comprendre notre temps. L’ordre de mon exposé ne sera cependant pas strictement marxien – j’emploie le terme « marxien » pour faire référence à la pensée de Marx, car le marxisme, c’est autre chose – mais plutôt braudélien. Dans son ouvrage monumental, Civilisation matérielle, économie, capitalisme. XVe- XVIIIe siècle1, Braudel distingue trois étages de la vie économique et sociale : la vie matérielle, l’échange et enfin le capitalisme. Ces trois strates qui perdurent dans toute l’histoire mondiale (ce sont des éléments de la Grammaire des civilisations) correspondent à peu près à un étagement qu’on trouve déjà dans l’analyse de Marx. Braudel n’est pas marxiste, certes, mais quiconque s’est mis, comme moi, à l’école de Marx, s’y sentira en terrain connu – du reste Braudel lui-même n’hésitait pas à reconnaître sa dette envers Marx.
Les trois étages
La société ou l’économie sont des mots trop vagues. Braudel propose de distinguer plusieurs étages ou plusieurs strates qui renvoient d’ailleurs à des temporalités différentes – Braudel est un penseur de l’hétérogénéité du temps historique.
La première strate est celle de la vie matérielle. C’est l’espace des hommes et des choses. Comprendre comment vivent les hommes, c’est en effet s’intéresser d’abord à la manière dont ils produisent les conditions matérielles de leur existence et, par là, leur vie elle-même, pour reprendre ici ce que dit Marx dans les premières pages de L’Idéologie Allemande.
C’est d’abord le rapport des hommes avec leur milieu et en premier lieu avec les conditions naturelles qu’ils trouvent toutes prêtes. On vit différemment selon que l’on peut cultiver le blé ou le riz … ou encore si on ne trouve aucune plante riche en protéines que l’on puisse domestiquer. On vit différemment si l’on trouve des animaux sauvages faciles à apprivoiser (les chevaux, les moutons, les ânes ou les aurochs pour en faire des vaches) ou que la nature se montre résolument hostile : on ne peut pas domestiquer le zèbre et l’hippopotame, riche source de protéines animales est rétif à l’élevage !2
Ce rapport élémentaire au milieu est le lieu de naissance de l’espace humain, pris généralement. On peut ici renvoyer au travail à la fois géographique et philosophique son Berque autour du concept d’écoumène, un concept forgé par le géographe grec Strabon. L’écoumène, c’est l’homme dans son milieu, un milieu qui n’est pas seulement la biosphère, mais aussi le milieu façonné par la technique et l’espace symbolique. L’histoire ne fait pas disparaître ce rapport fondamental : elle se stratifie au-dessus de lui, le réorganise, mais elle reste conditionnée par lui.
Au-dessus de ce premier espace, apparaît celui de l’échange. C’est là que naît la marchandise. Il faut, certes, se garder de faire de la marchandise une donnée anhistorique : le don rituel est plus ancien que l’échange marchandise contre marchandise et si le don exige le contre-don, la logique du don est entièrement antinomique à la logique marchande. L’essor de l’échange marchand est celui des villes, de cette institution presque universelle qu’est le marché. Mais ce sont aussi les colporteurs qui font circuler les marchandises ou encore ces marchés temporaires que sont les foires. Là encore, une fois apparue, cette strate d’échange perdure, même si elle est ensuite profondément transformée. Il faut aussi se garder de voir dans l’échange marchand le règne presque intemporel du « laissez-faire, laisser-aller » cher aux penseurs libéraux. Le marché est souvent très réglementé, les prix sont surveillés, l’entrée sur le marché est sévèrement réglementée par les pouvoirs politiques. Le « marché libre » archétypal dont parle la « science économique » ne prend son essor qu’à l’époque moderne et au prix d’une intervention violente des États.3
Le troisième étage est celui du capitalisme. Celui-ci se distingue de l’échange marchand. Le capitalisme naît de la puissance de petits groupes qui peuvent monopoliser le commerce lointain, réaliser de hauts profits spéculatifs et s’appuyer la puissance de l’État pour contrôler de vastes territoires du monde. Si les deux premiers étages sont dominés par les besoins de la vie, « par le travail de nos corps et l’œuvre de nos mains », comme dit Locke, le troisième étage, au rythme nerveux, est dominé par l’enrichissement, non pas l’enrichissement somptuaire des anciennes classes dominantes, mais l’enrichissement comme accumulation du capital – la chrématistique dirait Aristote.
Entre ces trois étages, les liens sont bien sûr des liens organiques. Chacun émerge du précédent (au sens de la théorie de l’émergence), c’est-à-dire qu’il prend ses racines sur le précédent, mais fait apparaître des nouveautés qui ne figurent pas dans les déterminations du niveau dont il est issu.
Production et marchandise
Commençons donc par le commencement : les hommes doivent produire leurs conditions matérielles d’existence et ainsi ils produisent leur vie matérielle elle-même. Cette phrase de Marx pourrait être de Braudel... En quoi consiste cette production ?
Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont le corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler les matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature et développe les facultés qui y sommeillent. (Marx : Capital I, Sect. III,7)
À ce premier stade, on considère l’homme comme un élément de la nature, une force naturelle parmi les autres. Mais c’est déjà une force formatrice : l’homme modèle la nature pour lui donner « une forme utile à sa vie ». Il y a une interaction entre l’homme et le milieu naturel, une interaction dans laquelle la nature humaine s’accomplit dans le processus d’humanisation de la nature. Le « procès de travail » dispose donc les éléments de la production dans un espace physique donné :
Voici les éléments simples dans lesquels le procès de travail se décompose : 1° activité personnelle de l’homme ou travail proprement dit ; 2° objet sur lequel l’homme agit ; 3° moyen par lequel il agit. La terre (et sous ce terme au point de vue économique, on comprend aussi l’eau), de même qu’elle fournit à l’homme, dès le début, des vivres tout préparés, est aussi l’objet universel de travail qui se trouve là sans son fait. Toutes les choses que le travail ne fait que détacher de leur connexion immédiate avec la terre sont des objets de travail de par la grâce de la nature. […] L’objet déjà filtré par un travail antérieur s’appelle matière première. […]
Il n’est pas possible de détacher l’homme de la nature. C’est elle qui fournit « l’objet universel de son travail ». La relation avec le milieu naturel conditionne tout le développement ultérieur. Et c’est encore vrai pour nous : aussi développés soient nos moyens techniques, ils ne peuvent faire abstraction de ces conditions naturelles de la vie humaine. C’est pourquoi d’ailleurs, aujourd’hui, à l’heure où l’économie semble se jouer dans l’espace virtuel des nouvelles technologies de la communication, la conquête de la surface de la planète reste décisive (voir les luttes pour l’appropriation des terres, en Afrique et ailleurs).
Le moyen de travail est une chose ou un ensemble de choses que l’homme interpose entre lui et l’objet de son travail comme conducteurs de son action. Il se sert des propriétés mécaniques, physiques, chimiques de certaines choses pour les faire agir comme forces sur d’autres choses, conformément à son but. […] le travailleur s’empare immédiatement, non pas de l’objet, mais du moyen de son travail. Il convertit ainsi les choses extérieures en organes de sa propre activité, organes qu’il ajoute aux siens de manière à allonger, en dépit de la Bible, sa stature naturelle. […]
Voilà une première transformation : le procès de travail transforme le rapport de l’homme au milieu naturel. Il n’est plus un être vivant dans sa biosphère (son écologie), il est producteur et modifie ainsi sa stature. L’espace dans lequel il déploie son activité est ainsi un espace « anthropisé », non plus l’espace déterminé par la taille de son corps et ses aptitudes physiques, mais l’espace déterminé par sa « stature technique ». Quand les hommes d’aujourd’hui peuvent commander l’action d’un robot sur la planète Mars, c’est que la planète Mars est incorporée d’une certaine manière à notre écoumène.
Dans le procès de travail, l’activité de l’homme effectue donc à l’aide de moyens de travail une modification voulue de son objet. Le procès s’éteint dans le produit, c'est-à-dire dans une valeur d’usage, une matière naturelle assimilée aux besoins humains par un changement de forme. Le travail en se combinant à son objet s’est matérialisé et la matière est travaillée. Ce qui était du mouvement chez le travailleur apparaît maintenant dans le produit comme une propriété en repos. L’ouvrier a tissé et le produit est un tissu. (Marx : Capital, I, Section III , 7)
Le résultat du procès de production peut ainsi être analysé d’un double point de vue :
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la production produit une valeur d’usage (qu’il s’agisse d’un bien destiné à la consommation ou d’un bien destiné à l’usage) et sous cet angle seul importe l’usage.
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La production est le processus par lequel le travail humain se matérialise : l’énergie dépensée par le travailleur se coagule dans une chose extérieure à lui et existant finalement indépendamment de lui.
Sous le premier aspect, il importe peu que le fruit soit un fruit sauvage ou le résultat du travail de l’arboriculteur : l’essentiel est qu’on le mange. Sous le second aspect, la différence devient essentielle : ce que la nature donne gracieusement sans qu’un effort soit requis est un bien (une richesse) sans valeur, alors que ce qui est produit par le travail humain a un statut ontologique radicalement différent. Vu de loin, vu d’un « ET » qui considère les choses abstraitement, il n’y a pas de raison de faire de différence entre la puissance des forces de la nature et la puissance naturelle du travail humain. Mais nous ne sommes pas des « ET » ! Et par conséquent, par le fait même que nous sommes, que nous devons produire nos conditions matérielles d’existence, nous ne pouvons pas considérer notre espace comme un espace naturel, comme l’espace du physicien qui en quelque sorte observe les phénomènes physiques de l’extérieur,, dans la position d’une extériorité radicale du sujet par rapport à l’objet. Nous faisons au contraire une différence fondamentale entre le donné et le produit et notre espace un espace structuré par notre investissement en énergie et en intelligence. Il est toujours défini par cette interaction entre subjectif et objectif, une interaction pratique qui se nomme travail. C’est pour cette raison, me semble-t-il, qu’on peut relier la position de Marx, le « matérialisme historique » si on tient à garder cette expression un peu équivoque, au concept d’écoumène de Berque.
Poursuivons notre réflexion en partant de la production. La production ne produit pas seulement des choses nécessaires à la vie. Elle produit aussi un certain type de rapports entre les individus. Nous le savons, l’homme à l’état de nature, vivant isolé, séparé des autres hommes, est une fiction des théoriciens modernes du droit naturel ou encore ce que Marx nomme une « robinsonnade », une fable dont le contenu est l’idéologie du « self made man ». La production est d’emblée sociale. Elle institue des rapports spécifiques entre les individus. Dans son ouvrage sur La chasse structurale, Gérard Mendel montre comment la chasse en commun l’organisation sociale et développe l’intelligence :
Ce rapport de production, c’est l’introduction d’une coopération d’un type nouveau parmi les mâles. La chasse collective n’est plus une simple addition d’individus (elle ne l’était déjà plus pour les loups ou pour les chiens sauvages […]) : elle associe, d’abord évidemment sur le mode le plus élémentaire qui soit, des chasseurs opérant durant le processus même de la chasse une sorte de division du travail. C’est l’interrelation dynamique, mobile , organisée, de ces chasseurs durant la chasse qui caractérise le processus et non le point de vue de chaque chasseur. Là aussi s’opère un déplacement majeur : tel un joueur de football […], chaque chasseur prend en compte non pas sa propre individualité, mais le groupe et, du fait de la projection s’identifie à l’ensemble de la poursuite ou de la partie en cours.
(…] D’une minute à l’autre, selon les figures du jeu collectif de la chasse, chacun des chasseurs infléchira sa course, occupera une place nouvelle, jouera un rôle différent, permutera avec tel autre ou combinera son action avec lui ; il adapte ses gestes, sa conduite, à l’ensemble de la partie en cours […] La définition de chaque chasseur ne lui est plus donnée à partir de soi-même, dans une coïncidence de son acte et de l’effet de son acte, elle lui est maintenant donnée dans et par un système d’interrelations. A la limite je ne vaux plus que par cette interrelation : un phonème dans la chaîne phonologique, un pion blanc dans une partie de jeu de Dames ne sont rien par eux-mêmes, séparés de cette chaîne ou de cette partie.4
Le rapport de production ainsi produit est un rapport spatial de production (chacun de se représente la position et les mouvements possibles de chacun des autres). C’est donc la production d’un espace social : l’espace où sont disposés les chasseurs n’est plus un espace naturel, dans lequel les individus se trouveraient dans une position d’extériorité. C’est bien un espace structuré par les interactions entre les individus et donc un espace social au sens le plus précis du terme. Si nous faisons un pas en avant, nous pouvons voir le développement de la division du travail : quand l’agriculture apparaît au néolithique, il semble bien qu’elle soit d’abord le fait des femmes et l’espace social se structure encore différemment : les lieux de chasse éloignés du village et les lieux de culture proches des habitations. La division sexuelle du travail définit sans doute progressivement un espace propre à la famille qui devient une entité plus ou moins autonome.
Nous arrivons maintenant au point où se pose la question de la répartition des produits du travail commun. La répartition doit d’abord être communautaire et plus ou moins égalitaire – encore que ce dernier point soit sujet à caution. Tout donne à penser que les premières formes d’échange, soit sous forme de troc, soit en introduisant des denrées précieuses qui vont jouer le rôle de monnaie, interviennent pour les échanges entre groupes, entre communautés. C’est seulement après que l’échange marchand se développe à l’intérieur de chaque communauté.
L’échange marchand présuppose que les individus se fassent face comme des étrangers possesseurs de choses aliénables. Une telle situation, nous dit Marx, n’existe pas dans la « communauté naturelle », quelles que soient ses formes. Et donc :
L’échange des marchandises commence là où se terminent les communautés, à leur point de contact avec des communautés étrangères ou avec des membres de communautés étrangères. Mais une fois que certaines choses ont commencé d’être des marchandises à l’extérieur, elles le deviennent aussitôt par contre coup dans la vie intérieure des communautés.5
De cela, nous pouvons tirer une double conclusion :
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là où il y a communauté, il n’y a pas échange marchand et là où il y a échange marchand, il n’y a pas de communauté. Si le communisme est la communauté humaine réalisée, il suppose que l’échange marchand se soit éteint – car évidemment on ne peut l’abolir d’un seul coup, par décret. C’est au fond ce que Marx dit quand il s’en prend aux socialistes allemands dans la Critique du programme de Gotha : dans la première phase du communisme, on reste dans le principe « à travail égal, salaire égal », on reste dans le « droit bourgeois », parce qu’on ne peut pas faire autrement, mais cela ne peut être l’objectif des communistes ! À l’inverse la vision du socialisme ou du communisme comme salariat généralisé – celle que l’on trouve dans la plupart des textes de propagande du socialisme de la vieille social-démocratie6 – apparaît comme fondamentalement antinomique à la pensée de Marx.
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l’échange marchand est le facteur le plus puissant de dissolution des communautés. Marx, qui ne chérit guère les communautés traditionnelles, parce que la liberté ne peut s’y déployer, ne se lamente pas. Il montre simplement comment se passe ce processus de dissolution et comment se généralise l’échange marchand. Mais en même temps, la communauté joue un double rôle stratégique dans la pensée de Marx :
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la « communauté naturelle » permet de réfuter l’idée d’une naturalité des catégories de l’économie politique, c’est-à-dire finalement du mode de production capitaliste ;
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la socialisation de la production à grande échelle, telle qu’elle s’effectue dans le cadre même du mode de production capitaliste permet de penser la possibilité d’une nouvelle communauté, d’une communauté libérée et des relations patriarcales antiques et de la soumission des hommes « à la puissance aveugle de leurs échanges ».
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Échange marchand et formes de la conscience
Qu’il s’agisse de l’idéalité de l’espace kantien ou de la structure topologique de l’espace leibnizien (comme ensemble des relations entre les choses), nous sommes face à la même vision abstraite et anhistorique. Or, ce que nous voudrions montrer maintenant, c’est que cette conception même d’un espace abstrait ne pouvait être celle de nos chasseurs-cueilleurs de tout à l’heure, mais qu’elle ne pouvait émerger que la production revêt la forme marchandise. Ne pas séparer les formes de la conscience des formes de la vie, c’est-à-dire de la production des conditions matérielles d’existence et des formes sociales sous lesquelles elle s’effectue.7
Il nous faut pour cela reprendre dès le commencement l’analyse que Marx fait de la marchandise comme résultat d’un processus d’abstraction. La marchandise se présente sous une double forme : par sa forme physique, par ses qualités physiques, elle est une valeur d’usage, qui permet de satisfaire un besoin humain. Mais en tant que marchandise destinée à être vendue, elle possède une valeur d’échange ou valeur tout court.
Qu’est-ce que la valeur d’échange ? Il faut étudier la manière dont elle apparaît, non pas historiquement, encore que cette histoire soit du plus haut intérêt, mais logiquement. Si l’échange est réglé par l’équation suivante : « 1 quarter de blé = a quintal de fer », il faut supposer un troisième terme qui permet de rendre commensurables des choses qui n’ont ni propriétés physiques ni unités de mesure communes. Cette réduction des valeurs d’échange à leur commune mesure est un processus d’abstraction. Il faut retenir ce terme capital. En tant que valeur d’échange, la marchandise a perdu toute valeur d’usage et par conséquent toute qualité. Ce processus d’abstraction est aussi l’abstraction du travail déterminé qui produit les valeurs d’usage.
Marx montre que la forme-valeur n’apparaît comme forme indépendante que là où existe une marchandise qui puisse servir d’équivalent général. La généralisation du troc, de l’échange marchandise contre marchandise est tout simplement impossible et quand les propriétaires échangistes comparent les marchandises, c’est uniquement parce qu’ils peuvent les ramener à l’équivalent général.
La monnaie prend des formes très diverses. Mais Marx montre que la monnaie devait finir par se fixer sur les métaux précieux. L’or et l’argent ne sont pas monnaie par nature, mais la monnaie est par nature or et argent. La monnaie est une marchandise dont la forme phénoménale doit être adéquate à sa fonction : c’est en elle que se reflète la valeur de toutes les marchandises. Il faut donc que :
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tous les échantillons de cette marchandise universelle « possèdent la même qualité uniforme » ;
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elle doit pouvoir se différencier de manière purement quantitative ; être divisible à volonté et pouvoir se reconstituer.
Marx insiste sur le fait que la monnaie est une marchandise :
Ce que le procès d’échange confère à la marchandise qu’il transforme en monnaie n’est pas sa valeur, mais sa forme-valeur spécifique. (103)
Il polémique donc contre tous ceux qui veulent réduire la monnaie à un pur signe. En un sens, ce n’est pas faux, mais alors cela vaudrait pour toutes les marchandises, tant est-il que la marchandise n’est que l’enveloppe du travail humain dépensé pour la produire. Mais la monnaie n’est pas un produit arbitraire de la réflexion des hommes !
Arrêtons-nous sur la fin du chapitre II :
Une marchandise ne semble pas d’abord devenir monnaie parce que de tous côtés les autres marchandises exposent en elle leurs valeurs, ce sont elles inversement qui semblent universellement exposer leurs valeurs en elle parce qu’elle est monnaie. Le mouvement qui opère la médiation disparaît dans son propre résultat et ne laisse aucune trace. Sans qu’elles y soient pour rien, les marchandises trouvent leur propre figure de valeur déjà prête, comme un denrée matérielle existant en dehors d’elles et à côté d’elles. Dans leur simple appareil de choses sortant des entrailles de la terre, l’or et l’argent sont en même temps l’incarnation de tout travail humain. D’où la magie de l’argent. Le comportement purement atomistique des hommes dans leur procès de production social et, par suite, la figure de chose matérielle, échappant à leur contrôle, indépendante de leur activité individuelle consciente, que prennent les rapports sociaux de production, se manifestent d’abord dans le fait que les produits de leur travail prennent universellement la forme marchandise. L’énigme du fétiche argent n’est donc que celle du fétiche marchandise, devenu visible, crevant les yeux. (105-106)
Nous voyons encore une fois qu’en faisant apparaître la production sociale comme l’échange de valeurs entre les possesseurs de marchandises indépendants, isolés et étrangers les uns aux autres, du même la forme valeur masque aux yeux des agents la réalité de ces rapports sociaux. La source de cette cécité est le « comportement atomistique » des hommes ! Du même coup on comprend que toute théorie qui part de ce « comportement atomistique » (par exemple toute l’économie politique et singulièrement l’économie néoclassique » ne peut qu’être aveugle à cette réalité, aveugle à la manière dont les hommes en produisant leurs conditions matérielles d’existence en sont venus à produire la « réalité économique ».
Si nous comprenons le caractère d’abstraction (Abstraktheit dit Sohn-Rethel) de la forme-marchandise, il nous faut ensuite comprendre par quelles médiations se produisent des nouvelles formes de la conscience.
La première de ces médiations réside dans la compréhension du fait que la forme marchandise développée Le travail intellectuel indépendant est devenu une nécessité sociale. Dans la production marchande, le caractère social du travail est masqué par le fait que les marchandises apparaissent comme les produits des travaux privés. D’où le caractère mystérieux de la marchandise :
Ce qu’il y a de mystérieux dans la forme-marchandise consiste donc simplement en ceci qu’elle renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses posséderaient par nature : elle leur renvoie ainsi l’image du rapport social des producteurs au travail global comme un rapport existant en dehors d’eux, entre les objets. C’est ce quiproquo qui fait que les produits du travail deviennent des marchandises, des choses sensibles suprasensibles, des choses sociales.8
Ce faisant, Marx sort complètement du cadre imposé de l’économie politique classique. Celle-ci part de la marchandise, de la détermination des valeurs (ou plutôt des prix) et considère que c’est là réalité première, la seule réalité objective.
Ce qui l’intéresse, c’est autre chose, c’est la spécificité des modes sous lesquelles les choses sociales nous sont données comme telles :
Tandis que la forme-marchandise et le rapport de valeur des produits du travail n’ont rien à voir ni avec sa nature physique ni avec les relations matérielles qui en résultent. C’est seulement le rapport social déterminé des hommes eux-mêmes qui prend ici la forme fantasmagorique d’un rapport entre choses.9
Autrement dit, il n’y a aucun rapport entre la nature physique et la forme sous laquelle apparaît la marchandise. Dans la perception visuelle, il y a bien un rapport physique direct entre la chose et ce que le sujet perçoit comme étant l’essence de la chose, même si la chose dans son essence n’est pas ce que j’en perçois. Or il n’en est rien dans le monde de l’économie politique. Le monde de l’économie politique est même décrit comme un monde « phantasmagorique », mais c’est cette phantasmagorie à laquelle les hommes sont assujettis quand la richesse sociale apparaît comme une immense accumulation de marchandises. Ce que propose Marx, c’est bien une critique de l’économie, c’est-à-dire une critique du monde phantasmagorique. Il y a bien une base matérielle : c’est la production, c’est-à-dire l’activité des individus vivants qui nouent entre eux des relations sociales, mais cette activité n’es matérielle que parce qu’elle met en œuvre les corps et les esprits et manifeste leur puissance personnelle, subjective.
Ce qu’il faut donc comprendre à partir de là, c’est bien comment s’articulent les formes de la pensée qui renvoient aux fonctions de socialisation. L’exemple de la naissance de la philosophie nous aidera à comprendre ce dont il s’agit. La philosophie naît en gros au VIe siècle (avec Héraclite, Pythagore ou Parménide). Cela coïncide avec une époque où s’accélère le développement du commerce en mer Égée, un développement de l’activité productive destinée à la vente et d’une classe de marchands, en même temps d’ailleurs qu’un recours croissant au travail servile. La première monnaie frappée l’est en Lydie au VIIe siècle et la circulation monétaire va stimuler les échanges commerciaux. Ce phénomène est si important qu’on en trouve la trace dans les inquiétudes de la plupart des philosophes, d’Héraclite à Platon, qui voient dans l’accumulation de la richesse monnayée quelque chose qui menace la communauté des citoyens. Peut-on en conclure qu’il y a un rapport de cause à effet entre le développement de cet espace commercial en mer Égée et au-delà et la naissance de la philosophie et de la science grecques ? Évidemment non ! En revanche on peut établir que les catégories qui sont mises en œuvre dans la pensée philosophique et scientifique grecque découlent de l’abstraction-marchandise.
Si on admet comme Marx que la marchandise est une chose qui tombe et ne tombe pas sous le sens, c’est-à-dire qu’elle est d’une part une chose du monde des choses, mais en même qu’elle est de nature conceptuelle nous avons bien affaire à quelque chose de profondément nouveau par rapport à la métaphysique traditionnelle qui apparaît bien comme une « fausse conscience ». Quelle est la clé de ce problème ? Pour Marx, c’est l’échange équivalent contre équivalent. Comprendre clairement ce qui se passe demanderait qu’on suive la genèse de la forme-valeur universelle des marchandises, l’argent. Cette forme est contenue dans le rapport de valeur des marchandises sous sa forme la plus simple et la plus inapparente. La forme n’est pas l’apparence. Elle n’est pas ce qui apparaît extérieurement, et éventuellement de manière trompeuse pour s’opposer au contenu. Marx pense la forme comme ce qui manifeste l’essence.
Ces précautions étant posées, voyons comme se déploie le mouvement de la forme-valeur. Elle commence sous sa forme la simple, « singulière et contingente » :
X marchandise A = y marchandise B ou X marchandise A vaut y marchandise B
En cette forme simple, nous dit Marx, réside le secret de toute valeur. On pourrait se contenter d’y voir l’échange comme troc. Mais Marx refuse cette façon simpliste de voir. Comme Hegel, dans l’identité, il voit le développement, c’est-à-dire la non-identité. En effet, les deux marchandises jouent ici deux rôles différents. La marchandise A se mesure dans la marchandise B. la marchandise A est sous la « forme-valeur relative » et la marchandise B sous la « forme-équivalent ». C’est ce qui nous conduit de la forme marchandise à la forme valeur. Marx souligne la différence essentielle entre l’échange immédiat des produits et la circulation des marchandises. L’échange des marchandises brise les limites individuelles et locales de l’échange immédiat des produits et développe le métabolisme du travail humain. (cf. 127)
Que se passe-t-il dans l’échange : des choses essentiellement différentes sont mises en équivalence. Les caractères physiques des marchandises ont disparu en tant que propres à la marchandise ; ils n’en sont plus que la forme phénoménale alors la substance se résume maintenant à une pure quantité. Quels que soient ses déplacements dans l’espace et dans le temps, la marchandise est censée perdurer dans sa valeur, qui est maintenant figée sous la forme de son équivalent en argent. Il s’est donc passé quelque chose d’important. Comme le dit Alfred Sohn-Rethel :
Pour résumer ces différents aspects, on dira que l’activité d’échange est déterminée comme un changement de lieu dans le temps, de substances qui au cours de ce changement de lieu ne subissent aucun changement matériel, et entre lesquelles il n’y a d’autres différences que quantitative. C’est cette déterminité purement quantitative qui donne à l’espace et au temps homogènes leur continuité caractéristique.10
La marchandise n’est telle que si elle passe de main en main, la toile passe de producteur de toile à celui qui a besoin de la toile, mais dans ce passage quelque chose demeure, la valeur de la toile. Sous ses transformations incessantes, la valeur apparaît comme l’invariant. Le monde phénoménal avec ses différences qualitatives permet progressivement toute réalité au profit de la pure quantité. Que dans un tel monde la géométrie cesse d’être la mesure des champs ou de la longueur des routes pour devenir une géométrie abstraite, celle de l’espace euclidien, ce n’est nullement par hasard. Pour inventer cet espace abstrait et homogène, il fallait que des catégories nouvelles, celle de l’abstraction équivalent soient déjà apparues dans la vie réelle. C’est delà que pourra naître beaucoup plus tard la science moderne de la nature. Comme le dit encore Sohn-Rethel :
À l’époque moderne, une connaissance théorétique de la nature devenait une nécessité sociale pour la production elle-même. Parmi les éléments de son élaboration, on trouve la définition galiléenne du principe d’inertie, formulé dans des termes qui sont ceux du schéma du mouvement de l’abstraction-échange. Ce schéma devint ainsi à nouveau le matériau de la connaissance conceptuelle de la nature, cette fois-ci pour la construction hypothétique de phénomènes naturels tels que le « mouvement combiné ». La nature, au sens de la mécanique classique, tout comme celle de la cosmologie antique, peut être caractérisée comme une nature sous forme de marchandise.11
Conclusion provisoire : le mouvement qui conduit à l’extension de la circulation des marchandises, conduit non seulement à la création d’un espace politico-économique mais aussi à l’apparition des catégories mentales nécessaires à la fois à l’abstraction de l’échange-équivalent et à la construction d’une théorie de l’espace abstrait qui servira d’édifice à la géométrie et à la science moderne.
L’espace du capitalisme
Il reste que l’échange marchand simple nécessite une circulation des marchandises dans l’espace concret des hommes : pour vendre sa laine, l’éleveur champenois va rendre à la foire où il pourrait la vendre à un marchand florentin qui devra l’acheminer jusqu’à Florence pour y être filée et tissée. Le passage de la circulation des marchandises à la circulation du capital fait apparaître un nouvel espace entièrement indépendant de l’espace où circulent les marchandises en tant qu’elles sont des choses. Quand notre producteur de laine de tout à l’heure au lieu de recevoir des pièces d’or (des florins!) sera payé par un billet, c’est-à-dire par le signe de l’or, ce billet, il pourra le convertir en or auprès d’un correspondant de la banque de notre marchand florentin ou encore s’en servir pour régler ses achats. Dès lors s’inaugure autre chose, un autre genre d’espace. Tout à l’heure la valeur ne pouvait exister indépendamment sa forme phénoménale, l’esprit de la marchandise avait besoin d’un corps, une chose-marchandise présente « en chair et en os », que cette marchandise soit un ballot de laine ou une pièce d’or. Maintenant les signes de la marchandise peuvent circuler indépendamment de la marchandise elle-même. Ce papier qui passe de main en main circule dans une autre sphère que celle de la circulation des marchandises. Remarquons d’ailleurs que le circuit de l’argent quand il fonctionne comme capital est un circuit inverse de celui des marchandises... On va donc bientôt acheter et vendre ce papier, des ordres d’achat, des options de vente, qui auront leur propre marché. C’est sur ce marché, celui de la spéculation, c’est-à-dire du calcul et de l’anticipation que va se développer le capital.
Comme dans Le marchand de Venise de Shakespeare, on peut emprunter de l’argent dont l’intérêt se payé par l’hypothétique vente d’une cargaison de marchandises venant d’Espagne ou de Gênes. Et comme le bateau peut couler, que les pirates peuvent l’attaquer, etc., il faut assurer le risque. Shylock demandait sa livre de chair ! Nous arrivons ainsi à la troisième strate de Braudel et à l’apparition de cet espace des signes, de cet espace virtuel auquel les moyens de communication électroniques vont donner toute son extension.
Conclusion
Résumons.
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Au premier étage, celui de la production matérielle, nous avons l’espace concret, centré sur les sujets, l’espace écouménal, celui de l’homme en interaction avec son milieu. C’est un espace qualitatif où l’homme trouve sa propre marque.
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Au deuxième étage, celui de l’échange marchand, les hommes ne se rencontrent plus qu’à titre de possesseurs de marchandises, et l’espace des choses n’est plus que la manifestation phénoménale d’un espace abstrait, celui des mathématiques et bientôt celui des sciences modernes de la nature.
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Enfin, au troisième étage, nous avons l’espace de la circulation du capital, un espace virtuel, et comme tel un espace de possibles illimités, celui d’un monde qui ne connaît plus ni distances, ni frontières, celui où le temps même semble s’abolir dans ce qu’on appelle le « temps réel ».
Ces trois étages ne sont pas indépendants les uns des autres, ils sont plutôt imbriqués et présupposent le premier, celui de la production matérielle. La pure circulation virtuelle, celle du capital, nourrit l’illusion d’une richesse créée par la circulation de la valeur, mais que le processus s’interrompe, que se déclenche la crise, il faut revenir sur terre, sur le sol originaire de la vie.
1Éditions Armand Colin, réédité en Livre De Poche, 3 volumes. On trouvera une présentation de ce travail par Braudel lui-même dans La dynamique du capitalisme, Flammarion, collection « Champs »
2Sur ce sujet, voir Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés ; essai sur l’homme et l’environnement, Gallimard, « Folio »
3Voir Karl Polanyi, La grande transformation, Gallimard, collection « Tel ».
4G. Mendel, La chasse structurale, Payot, 1977
5K. Marx, Capital, livre I, section I, chapitre II. Traduction JP Lefebvre, PUF, « Quadrige », p.100
6Voir : Marc Angenot, L’utopie collectiviste. Le grand récit socialiste sous la Deuxième Internationale. PUF, 1993, collection « Pratiques théoriques ».
7Dans tout le développement qui suit, je m’inspire des réflexions d’Alfred Sohn-Rethel dans La pensée-marchandise, éditions du Croquant, 2010
8Capital, I, op. cit. p. 82-83
9Ibid.
10A. Sohn-Rethel, op. cit. p. 60
11A. Sohn-Rethel, op.cit. p. 69
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Ecrit par dcollin le Vendredi 14 Mars 2014, 19:24 dans "Marx, Marxisme" Lu 5817 fois.
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