Philosophie et politique

Site personnel de Denis COLLIN

Contenu - Menu - S'identifier - S'inscrire - Contact

Archives par mois


Le sport, une politique du corps

Quand on parle du sport, il faut commencer par dire précisément ce que l’on entend par là. Quand je fais de la randonnée en montagne, je ne fais pas du sport ; quand je tape dans un ballon avec des copains, je ne fais pas du sport ni quand je vais à piscine ou que je me livre à n’importe quelle autre activité physique. L’exercice physique, l’éducation physique même, ce n’est pas le sport. Pour commencer, il faut dire que le sport est un système politique, organisé à l’échelle mondial et qui s’et ramifié dans toutes les nations.

Système politique : c’est-à-dire une organisation qui a pour vocation d’encadrer la multitude, de l’organiser, de la faire agir selon les vues des organes dirigeants, exactement comme toute organisation politique. Mais ce n’est pas n’importe quel système politique ; ce n’est pas l’ONU, ni l’OMC, ni une alliance militaire, mais un système de même niveau. C’est un système politique qui ne se contente pas de gouverner les âmes, de conduire les individus à acheter ou à vendre, à faire la guerre ou à respecter les traités de paix. C’est un système qui veut gouverner les corps et ce faisant pourrait bien être redoutablement plus efficace que les systèmes politiques des époques antérieures. Voilà pourquoi le sport est une politique du corps.

Je montrerai (I) que le sport est une institution politique qui trouve son plein déploiement dans la mondialisation et correspond au déploiement des biopouvoirs dont parlait Michel Foucault ; ensuite (II) que le biopouvoir sportif est rouage essentiel de la colonisation des consciences ; enfin (III) que le sport est un terrain d’essai important du développement de l’industrie de l’humain.

Le sport est une institution politique moderne

Quand on parle de sport, il faut d’abord porter un regard historique. Nous avons des « jeux olympiques » comme les Grecs. Les nobles se livraient à des combats souvent mortels dans des tournois et nous, nous avons des combats de boxe et des tournois de tennis. Bref, rien de nouveau sous le soleil et nous pourrions croire que le sport est une réalité transhistorique. Le néo-olympisme, celui auquel Pierre de Coubertin (« le seigneur des anneaux ») a attaché son nom n’est pas l’olympisme grec. L’olympisme moderne a des objectifs modernes ! L’objectif de Coubertin est d’apaiser les conflits sociaux – sa famille catholique vivait dans la terreur du retour de la Commune de Paris. Il fonde le néo-olympisme comme un mouvement religieux ou « philosophico-religieux ». Jean-Marie Brohm qui a consacré de très nombreux ouvrages à la critique du sport affirme que le néo-olympisme de Pierre de Coubertin exprime « un projet social réactionnaire, une vision du monde impérialiste et une philosophie de l’histoire mystificatrice » (in Le seigneur des anneaux, éditions Homnisphères, p. 27). Saturé de références à une Antiquité grecque mythifiée enveloppée dans une prose aux connotations religieuses récurrentes, de Coubertin veut faire de l’Olympisme l’instrument d’un nouvel ordre mondial consacrant les « races fortes » du « monde civilisé ». Il glorifie « l’œuvre coloniale » de la France et estime que le sport est nécessaire pour éduquer les indigènes, leur donner de bonnes habitudes, les discipliner et les rendre « plus maniables ». Propagandiste politique, il considère que le pilier de la société est la propriété et que le prolétariat doit accepter son maintien.

Le baron Pierre de Coubertin, le grand « humaniste », déclarait au moment des JO de Berlin en 1936: « Ils [Les jeux de 1936] ont été, très exactement, ce que j'ai souhaité qu'ils fussent [.]. À Berlin on a vibré pour une idée que nous n'avons pas à juger, mais qui fut l'excitant passionnel que je recherche constamment. On a, d'autre part, organisé la partie technique avec tout le soin désirable et l'on ne peut faire aux Allemands nul reproche de déloyauté sportive. Comment voudriez-vous dans ces conditions que je répudie la célébration de la XIe Olympiade ? Puisque aussi bien cette glorification du régime nazi a été le choc émotionnel qui a permis le développement immense qu'ils ont connu. » (L'Auto, 4 septembre 1936).

On peut continuer ainsi. L’olympisme est une idéologie, il a des visées idéologiques explicites et autour de cette idéologie s’est édifié petit à petit un appareil mondialisé, le CIO qui joue une rôle politique évident – l’attribution du pays et de la ville accueillant les JO est d’ailleurs toujours un moment de tractations politiques intenses. Les JO de Pékin en 2008 ont consacré la nouvelle place de la Chine dans l’ordre mondial.

Ce que j’ai dit ici des JO s’applique évidemment à l’ensemble des organisations sportives. Des sommes d’argent considérables sont brassées. Les organisations comme le CIO ou la FIFA sont des lieux où se déploient trafics et corruptions de toutes sortes. L’idée d’un sport comme activité transhistorique, des Grecs à nous, est donc bien une idée qui nous aveugle sur la réalité de l’institution sportive contemporaine. C’est donc typiquement une idéologie qui obscurcit la réalité de l’organisation sportive internationale, c’est-à-dire une pyramide d’institutions à l’égal du FMI, de l’OMC, ou de l’OTAN pour n’en citer que quelques-unes.

Derrière la façade attrayante de « l’esprit sportif », il faudrait interroger toute l’idéologie sportive. En valorisant les aptitudes physiques qui ont un substrat biologique inéliminable, c’est une idéologie assez spontanément raciste et sexiste. La séparation hommes/femmes comme marque de leur inégalité est de rigueur. Le sport est également puritain : il y a des élus (en nombre restrient) et des damnés, conformément à la doctrine de la prédestination. Le but des sportifs est de pratiquer « l’ascèse intramondaine » dont parlait Max Weber : souffrir pour le sport (ou l’argent). Et le sport ne fait pas bon ménage avec le plaisir.

On pourrait penser que le rôle politique des grandes festivités sportives (des JO de Berlin à la coupe du monde de football en Argentine en 1978, au JO d’Athènes, etc.) n’est qu’une malheureuse perversion de « l’esprit sportif ». Il n’en est rien. Les JO et les autres institutions sportives internationales ont été créés dans un but politique (cf. supra) et se maintiennent pour des raisons politiques. Le sport, comme la guerre selon Clausewitz, est la continuation de la politique par d’autres moyens. Et ce qui est vrai au plan international l’est également au plan national : encadrement des corps et des émotions populaires, voilà l’objet du sport.  Le sport exalte les nationalismes les plus obtus : les commentateurs sportifs en sont de bonnes expressions. Et il affirme ce chauvinisme d’autant plus fortement que les nations en tant qu’instances de la souveraineté politique se trouvent très affaiblies. Il est aussi évidemment l’instrument de la manifestation de la puissance : les JO de Pékin célébraient la place nouvelle conquise par la Chine dans l’arène mondiale et permettaient de faire passer au second rang les aspects moins reluisants du régime chinois en matière de droits de l’homme autant qu’en matière de droits sociaux. L’organisation de la coupe du monde de football au Qatar s’inscrit aussi dans cette politique de puissance : « l’islamisme 2.0 » devrait y trouver sa consécration. Toutefois, il n’est pas certain que cet événement se tienne comme prévu…

La colonisation du monde vécu

Abordons les choses autrement. Le sport est une institution visant à organiser « la colonisation du monde de vécu » parce que le lieu où s’effectue cette colonisation est le corps.

C’est chez Husserl dans La Crise de l’humanité européenne qu’est développé le concept de « monde vécu ». Le « monde vécu » ou « le monde de la vie » est le monde tel qu’il est immédiatement donné, dans l’expérience subjective et s’oppose au monde « objectif » des sciences de la nature.  Mais il ne s’agit pas d’un monde privé mais d’un monde intersubjectif. Et ce monde se construit dans l’interaction des individus, interaction qui prend un caractère systémique. La notion de « colonisation du monde vécu » a été développée par Jürgen Habermas dès ses premiers écrits. C’est un thème qu’il hérite de la théorie critique de l’école de Francfort.

Chez Habermas, le monde vécu est tout à la fois la sphère privée et l’espace public comme espace de la communication, par opposition au système économique ou administratif. Dans La technique et la science comme idéologie, il a montré comment la technique fonctionnait comme système, imposant une idéologie fondée sur la rationalité instrumentale, hostile à l’agir communicationnel et la politique comme délibération publique. Les systèmes sont les structures extrinsèques de l’action, les résultats figés de l’action qui s’opposent maintenant à l’agir communicationnel.

Voyons maintenant le rapport avec le sport. Le sport est typiquement un système qui impose sa propre rationalité aux individus. Et la colonisation du monde vécu, à la fois privé et public s’effectue à travers le corps. 

L’ordre social s’impose aux individus par les contraintes qui s’exercent sur le corps, contraintes pour une part indispensables à toute vie sociale, mais contraintes qui dans les sociétés fondées la course à la productivité sont redoublées. Il y a une sur-répression, une répression pulsionnelle qui va bien au-delà du strict nécessaire pour rendre la vie de chaque individu compatible avec la même liberté pour les autres. Cette sur-répression consiste à imposer une rigueur et une raideur à un certain nombre de gestes, de tenues, d’attitudes, ce qu’on appelait dans les cours de gymnastique d’autrefois (avant que cela ne s’appelle EPS) des cours de « maintien ». Ce maintien visait précisément à forger ce que Wilhelm Reich a appelé la « cuirasse musculaire » qui, selon lui, a pour finalité la limitation de la puissance orgasmique de l’individu. Si cet aspect peut sembler un peu vieillot depuis justement qu’on a des cours d’EPS et non plus de gymnastique, on retiendra tout de même que le système d’éducation des corps a des finalités clairement anti-érotiques. Le sport procède à une « désérotisation » des corps, leur domestication. Le corps n’est pas le centre du plaisir, mais celui de la souffrance nécessaire pour montrer sa force physique.

C’est aussi le triomphe du mouvement mécanique, c’est-à-dire du mouvement qui a perdu toute spontanéité et doit être décomposé – la chronophotographie inventée par Jules Marey en 1889 permet de décomposer le mouvement en une succession d’instantanés qui peuvent ensuite être analysés. En termes bergsoniens, on substitue à la durée continue le plan discontinu et le temps des horloges au temps vécu. Si l’instantané, c’est le mort qui saisit le vif, le mouvement analysé, c’est-à-dire décomposé est le mouvement d’une chose morte, le mouvement d’une machine.

Encore fois, dans la recherche de la précision et de l’efficacité du geste technique, il y a quelque chose de nécessaire : travailler bien et efficacement, précisément, qui pourrait penser que c’est sans importance. Mais le problème est que le sport impose ce type d’organisation corporelle non pour les nécessités du travail, non pour ce que nous impose « anankè » mais comme expression du plaisir, du plaisir d’être une machine ! Retournement d’Éros en Thanatos : voilà ce dont il s’agit. Et loin de célébrer la vie, le sport pourrait bien se révéler parfaitement mortifère à l’image même de notre société qui célèbre le travail mort, c’est-à-dire le triomphe de la machine (homme-machine, intelligence artificielle).

Il y a un deuxième aspect : la sur-répression dont parle Marcuse prend dans la société industrielle et technique le nom de principe de rendement. Le sport est le triomphe absolu du principe de rendement. Plus fort, plus vite, plus haut, comme le disait un ancien président de la république reprenant Pierre de Coubertin afin de vanter les mérites du « travailler plus pour gagner plus ». Les records sont faits pour être battus ! Exactement comme les records de ventes doivent être battus par les vendeurs pour augmenter leur bonus ou la part variable de leur salaire. Le stakhanovisme bâti sur les exploits du mineur Stakhanov, outre qu’il rétablissait une des pires formes de l’esclavage salarié qu’est le travail aux pièces, transformait le travail en compétition sportive. Mais pourquoi cela a-t-il été possible ? Tout simplement parce que la compétition sportive fonctionne sur les principes du travail en usine.

Il y a un excellent roman de Roger Vailland qui met cela en scène et porte d’ailleurs beaucoup plus loin que ce que l’auteur lui-même n’avait en vue, c’est « 325 mille francs » : Busard, coureur cycliste amateur et ouvrier en usine veut battre des records de productivité au travail pour mettre de côté les 325000 Francs qui lui seront nécessaires pour s’acheter le snack-bar qui lui permettra de sortir de la condition ouvrière. L’aventure se termine en tragédie.

Il y a d’ailleurs aujourd’hui un problème : il est de plus en plus difficile de battre des records et les inventions techniques comme le saut en rouleau dorsal inventé par Fosbury n’arrivent pas tous les jours. Pour battre de nouveaux records, il faudra un homme augmenté ! Si on ne bat pas des records, il faut à tout le moins écraser son adversaire comme au tennis ou dans les sports collectifs et là encore on comptera les victoires consécutives, les buts marqués, etc. Le sport, c’est la performance et il faut « faire du chiffre ».

On remarquera qu’il n’y aucun loisir dans lequel on retrouve cette organisation systématique de la compétition et ce culte de la performance. Et a fortiori, le monde de la création artistique y est étranger, si on excepte ces ridicules cérémonies de césars, d’oscars et de palmes, qui ont d’ailleurs la modestie de ne pas se vouloir l’établissement de performances absolues…

Il faudrait encore montrer, en se plaçant du point de vue du spectateur sportif comment le sport est un système puissant de manipulation des émotions des masses pour les diriger où cela semble le plus efficace aux classes dominantes. Pourquoi les mécanismes identificatoires fonctionnent-ils si bien dans le sport ? On s’identifie mal à un mathématicien attelé à démontrer le théorème de Fermat ! Par contre, on s’identifie facilement à sportif précisément parce que notre rapport premier à l’autre est un rapport d’inter-corporéité, pour parler ici comme Merleau-Ponty. Il y a dans le spectacle sportif une jouissance par procuration et une libération de l’agressivité qui n’est guère possible ailleurs. Ces identifications sportives permettent de nous venger de toutes les humiliations quotidiennes, de retrouvons une communion, une chaude, celles des supporters, quand nous vivons l’essentiel de notre vie dans les eaux glacées du calcul égoïste. Nous supportons la répression et notre misérable condition en trouvant des compensations narcissiques dans le « on a gagné », « c’est nous les plus forts ». La religion du sport est bien « l’opium du peuple » et il est curieux de constater combien les esprits forts, les plus critiques et les plus émancipés de toutes formes d’aliénation idéologique, tolèrent si facilement l’aliénation sportive.

Donc le sport est bien un système qui transforme tout ce qui pourrait être une activité libre en une activité ordonnée selon les principes du fonctionnement même du mode de production capitaliste. C’est donc un système qui colonise « le monde vécu » en ce qu’il soumet toute forme d’interaction libre à la rationalité instrumentale.

Le sport, terrain d’expérimentation de l’homme augmenté

Toujours plus : il faut dépasser donc les limites du corps humain, ce corps si imparfait qu’il ne parviendra jamais à égaler nos artifices. De ce point de vue, le dopage n’est pas une fâcheuse dérive, mais l’ingrédient essentiel du sport au sens où nous l’avons défini. Du reste, il n’y a aucune définition précise du dopage. Les spécialistes parlent « d’aides ergogéniques », un néologisme qui désigne très exactement ce qui produit de la puissance. Ces aides sont théoriquement interdites si elles remplissent au moins deux des trois critères suivants :

1.       Elles améliorent les performances ;

2.       elles mettent en danger la santé du sportif ;

3.       elles sont contraires à l’esprit sportif.

Sachant que, dans chaque cas, il faut apporter une preuve irréfutable que l’un de ces trois critères est bien satisfait.

En vérité, la définition des produits dopants est purement conventionnelle. Le premier athlète olympique contrôlé positivement en 1968 était un Suédois, dopé à l’éthanol : produit dopant, la bière ! La caféine a des effets bien connus mais elle n’est pas considérée comme un dopant. Il règne en tout cas une vaste hypocrisie sur la question du dopage. Les performances des sportifs ne peuvent être atteintes sans un régime particulier et un calibrage strict des « compléments alimentaires ». Certains chercheurs considèrent qu’il faudrait abolir les législations « antidopage » qui sont parfaitement inutile pour combattre le dopage : les laboratoires produisent sans cesse de nouveaux produits dopants et des produits pour masquer ces produits dopants… En outre, les contrôles et leur publicité portent atteinte à certains droits individuels fondamentaux des sportifs (droit au secret médical, par exemple). Mais évidemment si on ne fait plus semblant de lutter contre le dopage, la compétition sportive risque de perdre de son attrait puisqu’il s’agira non plus de savoir si Tartempion est vraiment un grand champion mais si c’est Sanofi ou Novartis qui a gagné… La lutte antidopage n’est rien d’autre que l’accompagnement « sportif » nécessaire à laa poursuite de l’expérimentation scientifique en vue de fabriquer un « homme augmenté ».

En conclusion

Si l’exercice physique est sans doute bon pour la santé, le sport n’a rien à voir avec la santé. C’est une institution politique, une institution de ce biopouvoir qui fait du corps un moyen d’exercice des disciplines sociales.

Articles portant sur des thèmes similaires :

Ecrit par dcollin le Dimanche 1 Avril 2018, 14:15 dans "Enseigner la philosophie" Lu 11808 fois. Version imprimable

Article précédent - Article suivant

Partager cet article