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À chacun selon ses besoins ?

Réflexions sur la gratuité

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La question de la gratuité pourrait être posée sur le plan purement moral. Un acte gratuit est un acte sans raison : par exemple un crime gratuit, qui n’est motivé ni par l’appât du gain ni par la passion. C’est aussi un acte bienveillant sans espoir de retour. Ici le gratuit renvoie au gracieux. La générosité doit être inconditionnée pour garder toute sa valeur et toute restriction, tout « si », tout « à condition que » apparaîtrait comme la cuillerée de goudron qui gâte le baril de miel. Du point de vue du perfectionnisme moral, la capacité à donner sans espoir de « retour sur investissement » est systématiquement valorisée, encore qu’on admette parfois qu’il puisse y avoir un excès de générosité, une « générosité féroce » comme le dit Jean Giono à propos de l’une de ses héroïnes[1]. Il va de soi, cependant que celui qui bénéficie d’un don gracieux, de la générosité d’un ami ou d’un bienfaiteur, ou d’une institution publique est tenu lui aussi de manifester sa générosité non à titre de rétribution mais parce qu’il s’agit d’un devoir « large »[2] qui s’applique à lui aussi.

Mais si on s’intéresse à la dimension sociale de la gratuité, ces considérations morales perdent toute pertinence. La justice sociale et la doivent être séparées et, sur le plan social, la gratuité se comprend comme une des possibilités que chaque individu a de bénéficier des fruits de la production sociale. On doit tout de suite remarquer que, s’il existe des biens gratuits, du point de vue social, ils ne le sont jamais vraiment. L’école est gratuite depuis les lois Ferry de 1882, mais elle ne l’est que pour les élèves (et leurs parents). C’est l’ensemble de la politique qui finance cette école qui n’apparaît donc pas gratuite du point de vue du ministre de l’instruction publique : aucun entrepreneur n’a construit bénévolement l’école, personne ne donne le chauffage et les maîtres sont aussi des salariés et nullement des bénévoles mus par le seul amour de la jeunesse et de la transmission du savoir. Il en va de même pour tous les services gratuits dont jouissent les citoyens dans une république bien ordonnée.

Autrement dit, la question de la gratuité doit s’insérer dans une réflexion plus générale sur les principes de la justice sociale, dans une « théorie de la justice » selon l’expression consacrée depuis le fameux livre de John Rawls. On a coutume d’opposer deux principes : « à chacun selon son travail » et « à chacun selon ses besoins » et Marx qualifie le premier principe de « principe du droit bourgeois » qui ne devrait perdurer que dans la première phase du communisme pour céder la place, ensuite, au second.

Commençons par examiner pourquoi le principe « à chacun selon son travail » est le principe du droit bourgeois, comme le soutient Marx. Il pourrait sembler au contraire qu’il est le principe même de la justice sociale, une autre formulation du principe paulinien et biblique, « qui ne travaille pas ne mange pas », ou encore le complément de ces fortes paroles de L’Internationale, « l’oisif ira loger ailleurs ». C’est encore lui qui commande la revendication « à travail égal, salaire égal ». Ce principe soulève de très nombreuses difficultés. En premier lieu se pose la question : comment peut savoir quelle est la part revenant à chacun dans une production socialisée ? Entre le maçon qui prépare le ciment et celui qui pose les briques, quel est le prorata de chacun dans la maison finale ? Pour faire ces calculs, il faut réduire tout travail à du travail abstrait, à une simple dépense de force de travail, c’est-à-dire reconduire éternellement la loi de la valeur et l’aliénation dont elle est porteuse. En second lieu, ce principe de justice est très injuste puisque les rétributions des uns et des autres dépendent en majeure partie la loterie des dons naturels. Le plus fort abattra plus de travail que le plus malingre. On sait comment, en Union Soviétique, avec le stakhanovisme, le principe « à chacun selon son travail », a légitimé la reprise d’une des pires formes de l’exploitation capitaliste, le travail aux pièces. Si la production est sociale, le fruit de la production doit être partagé socialement et nul critère prétendument naturel ne pourrait s’imposer. D’autant que, comme Marx le souligne, « la répartition à chacun selon son travail » avantage ceux qui tiennent de leurs dispositions naturelles une plus grande force physique ou des aptitudes intellectuelles particulières, toutes choses en lesquelles ne réside aucun mérite personnel particulier. Sans ouvrir à nouveau la très vieille affaire de la « justice distributive », avec les contributions modernes de Rawls ou des républicanistes, pointons seulement ici qu’on ne sort du monde de la marchandise et de l’aliénation qui en est l’expression que pour autant que le principe « à chacun selon son travail » perd de sa force. D’ailleurs, « l’État social » suppose des limitations drastiques de ce principe. Celui qui est malade, trop vieux pour travailler ou qui ne trouve pas de travail conserve un droit à revenu, prélevé sur l’ensemble de la . Il faut ajouter que ce principe ne s’applique qu’à celui qui est obligé de travailler pour vivre. Le capitaliste qui vit de ses rentes ne reçoit pas proportionnellement à son travail et c’est évidemment lui qui est visé par les paroles de l’Internationale, « l’oisif ira loger ailleurs ».

Venons-en à l’examen du critère « à chacun selon ses besoins ». Dans le mode de production capitaliste, le besoin n’intervient que comme intermédiaire : il faut que la marchandise ait aussi une valeur d’usage si l’on veut que la valeur soit réalisée ! Mais la production n’y est pas une production pour les besoins. L’expression « société de consommation » est, de ce point vue, plutôt trompeuse puisque le but du capitalisme n’est pas la consommation mais l’accumulation du capital. Inscrire en lettres d’or le principe « à chacun selon ses besoins », c’est affirmer un renversement complet de l’ordre social existant, c’est faire retour à la « téléologie vitale » : la production n’a pas pour but la reproduction élargie du capital (A-M-A’, selon les schémas marxiens) mais la satisfaction de besoins humains. Cependant, l’expression reste floue. Comment sont déterminés les besoins de chacun ? Comme dans un banquet où il y a trop de toutes sortes de nourritures, chacun peut se servir à sa guise sans se soucier des voisins, puisque la question du partage ne se pose pas. Cette abondance peut trouver, dans le cas du banquet, son propre régulateur dans les capacités limitées de l’estomac, mais c’est au prix d’un gaspillage de travail social. Dans certains domaines (transport, santé, etc.) on comprend facilement que, les insensés mis à part, personne ne serait tenté d’abuser de la consommation de biens sociaux. Mais ce n’est pas généralisable aux biens durables que l’on peut accumuler presque sans limite. Il faudrait imposer une limitation drastique du droit de propriété ou penser que l’homme libéré de l’aliénation capitaliste et du fétichisme de la marchandise délaissera les fausses jouissances de la consommation pour les véritables plaisirs de la convivialité et de la création. Il s’agit là seulement de quelque chose que l’on peut espérer sans que les choix éthiques individuels aient prétention à valoir comme règle d’organisation sociale. Quant à la limitation de la propriété privée des biens durables, on ne voit pas bien quel critère pourrait la déterminer. Les communistes « old fashion » trouvaient que les appartements pouvaient très bien être collectifs et de nombreuses théorisations furent données après coup pour justifier des mesures qui n’avaient pas d’autre raison que la pénurie de logements. Il existe des coopératives d’utilisation en commun de voitures individuelles. Mais il s’agit d’organisations basées sur le volontariat et qui ne concernent que ce qui ont choisi un certain mode de vie collectif. On le devine : si on laisse de côté la conversion généralisée des individus aux philosophies morales prônant le mépris des biens matériels, ou, en tout cas, le mépris de la consommation débridée, il ne reste plus que deux solutions : soit une détermination autoritaire des besoins (genre « dictature sur les besoins », sur le modèle de la planification de type soviétique) ; soit une abondance telle qu’aucune restriction ne puisse être mise à la consommation, mais cela entraînerait un gaspillage de ressources et de travail social peu compatible avec l’idée d’une société qui commencerait à s’émanciper de la tyrannie des besoins.

Enfin, pour être complet, la formule de Marx (reprise de Saint-Simon) stipule que chacun contribuera à la richesse commune « selon ses capacités ». Autrement dit, chacun reçoit selon ses besoins à condition de contribuer selon ses capacités… Nous ne sommes pas dans le pays de cocagne : il y a une organisation du travail nécessaire dans laquelle chacun doit prendre sa place. La vision idyllique veut que chacun, parfaitement conscient des nécessités, ira spontanément occuper la place idoine dans la répartition des tâches. Pourtant, il y a beaucoup à craindre que tous ceux qui en sont pourtant capables ne se bousculeront pas pour occuper les tâches ingrates ou fatigantes. Dès lors il ne reste plus qu’à réintroduire « les stimulants matériels », comme on disait à l’époque du socialisme réel, ou, dans la même veine, les « samedis communistes » et autres joyeusetés.

Comment avancer vers une autre société sans tomber dans des utopies autoritaristes ? La voie à suivre doit être celle du pluralisme des principes de justice, chacun corrigeant ou limitant les effets pervers de l’autre, en suivant le modèle des principes constitutionnels républicains de la séparation des pouvoirs. À côté d’un vaste secteur de services publics gratuits (santé, école, transports urbains, eau) procurant des services de base en libre accès pour tous), il pourrait y avoir une économie coopérative avec marché et même une petite production indépendante. Dans ce deuxième secteur, où l’on échange des biens marchands, la rétribution se ferait en fonction du travail – sachant qu’il n’y aurait plus d’actionnaires à engraisser. L’argent ne fonctionnerait que comme équivalent général mais pas comme capital – un libre marché des marchandises n’est pas forcément un marché de capitaux.

On pourrait ensuite raffiner le modèle ou envisager des modalités de cohabitation d’un secteur socialiste et d’un secteur capitaliste. Pour notre propos, l’important est d’établir que la gratuité ne peut valoir que pour un secteur limité, et que cette gratuité suppose une production organisée collectivement et le devoir de tous, de participer, dès lors qu’ils le peuvent à cette production : si les bus sont gratuits, il faudra bien que quelqu’un fournisse aux chauffeurs de bus les ressources pour qu’ils puissent vivre ! Il faut donc une forme de centralisation des ressources au niveau approprié et une redistribution. Si l’on peut œuvrer pour une diminution drastique du temps de travail nécessaire, reste que ce temps ne peut pas être ramené à zéro et par conséquent il demeure un élément de contrainte au travail, même si cette contrainte peut être extrêmement différente de celle qui règne sous le mode de production capitaliste. Elle se fait dans le mode de production capitaliste par la condition salariale (qui ne trouve pas à vendre sa force de travail ne mange pas !). Elle peut aussi, comme dans certaines sociétés traditionnelles, être obtenue par la tradition et le consentement des individus aux valeurs sociales de leur société. Elle peut aussi être facilitée par les contreparties stimulantes qu’offre la participation à la direction des entreprises coopératives. Mais le problème est inéliminable et montre que la gratuité ne peut pas être, sans plus de précision, une orientation pour demain.



[1] Madame Numance dans Les âmes fortes.

[2] Le devoir large ou méritoire s’oppose chez Kant au devoir qui consiste seulement à respecter la loi .

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Ecrit par dcollin le Mercredi 24 Novembre 2010, 20:25 dans "Morale et politique" Lu 10422 fois. Version imprimable

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