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Penser la République, la guerre et la paix

à propos d'un ouvrage de Gabriel Galice et Christophe Miqueu

Penser la République, la guerre et la paix, sur les traces de Jean-Jacques Rousseau[1] : voilà un ouvrage qui commémore le tricentenaire de Jean-Jacques Rousseau de la meilleure façon qui soit, c’est-à-dire en restituant pleinement la portée subversive, révolutionnaire, de l’œuvre du « citoyen de Genève ».

 

Les auteurs – organisateurs d’un colloque qui s’est tenu à Genève au printemps dernier – s’attaquent une question des plus brûlantes : comment penser à la fois souveraineté populaire dans un cadre national – et même assez restreint quand on connaît la dilection de Jean-Jacques pour les petites républiques dont l’étendue ne dépasse pas les facultés humaines – et la possibilité de la paix entre les peuples. Nombreux en effet sont ceux qui font de l’État- moderne la matrice des guerres du XIXe et du XXe siècle et qui, pour éviter de nouveaux conflits, soit regrettent le système d’Empire – on a entendu de beaux esprits regretter l’empire austro-hongrois et préconiser de revenir à cette inspiration pour construire l’Europe – soit demandent qu’on en finisse avec la souveraineté populaire pour laisser la place à la gouvernance. Selon nos auteurs, et on doit les suivre sur ce chemin, la pensée rousseauiste permet de dépasser cette contradiction.

Premier constat : « L’idée centrale de Rousseau est la suivante : la guerre est intrinsèquement politique, elle oppose des États et à travers eux des peuples. Elle vise moins à tuer des hommes qu’à détruire le corps politique. » (38) L’état de guerre n’est pas un état de nature : il ne résulte pas d’on ne sait quelle agressivité, d’on ne sait quelle tendance naturelle à la destruction comme le supposent Hobbes, et après lui de nombreux auteurs, jusqu’à certains psychologues modernes ou aux partisans de l’éthologie à la façon de Lorenz. Mais si l’état de guerre politique, il découle donc d’une mauvaise organisation politique et pour dépasser cet état il faut que les hommes puissent vivre dans une société « bien ordonnée » – pour reprendre ici une expression de la première version du Contrat Social. C’est pourquoi le pacifisme rousseauiste est un pacifisme conséquent : prenant le mal à la racine, il définit les contours de la cité idéale, prolongeant, en lui donnant une force rare, l’idéal républicain. Sachons gré aux auteurs d’avoir clairement situé Rousseau dans cette tradition, fort ancienne (Cicéron, Salluste), mais surtout profondément renouvelée par l’œuvre de Machiavel (dont j’ai eu l’occasion de souligner combien elle irrigue la pensée de Rousseau – voir D. Collin : Comprendre Machiavel, Armand Colin). Le nouveau « contrat social » inventé par Rousseau, loin d’être ce contrat de dépossession des droits naturels que défend la tradition hobbesienne, établit une nouvelle forme de liberté, la liberté commune de la République dont l’épanouissement est la démocratie directe, c’est-à-dire l’exercice effectif de la souveraineté populaire par chacun et par tous les citoyens. Comme le rappellent Miqueu et Galice, « il n’y a de liberté pour tous que lorsque le peuple est libre de tout asservissement et que pouvoir, et principalement celui de légiférer, appartient non aux gouvernants mais bien au peuple, c’est-à-dire à la volonté générale qui, au sein du peuple est l’auteure des lois. » (54)

Mais comment les citoyens peuvent-ils être effectivement libérés de tout asservissement ? Les inégalités sociales expriment toujours, d’une manière ou d’une autre, la domination d’une partie sur l’autre, ce qui rend le contrat « tyrannique ou vain », ainsi que le disait Rousseau. « La grande nouveauté du républicain Rousseau dans l’histoire de l’idée de citoyenneté est donc de fixer théoriquement de manière définitive la nécessité pour les républicains de rendre indissociable liberté et égalité. » (64) C’est sur cette conception de l’égalité-liberté que se fonde le patriotisme rousseauiste. Les auteurs montrent avec toute la précision nécessaire que ce patriotisme n’a rien à voir avec le nationalisme tout en se distinguant clairement de l’humanitarisme bien-pensant qui sévissait déjà à l’époque des Lumières. On connaît les polémiques de Rousseau contre ces cosmopolites qui aiment le Tartare pour n’avoir pas à aimer leur voisin. « Que portent ces amis auto-affirmés de l’humanité sinon la défense d’un individualisme acharné qui ne connaît plus l’esprit de  » (78).

Comme ce patriotisme est d’abord l’amour des institutions de la liberté et des citoyens qui les partagent, comme il n’est pas l’amour de la terre, il est naturellement pacifiste ; l’esprit guerrier se limite strictement à la défense de la patrie et de la liberté. Le républicanisme de Rousseau ne laisse pas place à l’esprit de conquête, à ces républiques qui ne sont que des empires sans empereurs comme le furent les républiques coloniales du 19e et du 20e siècle. L’idée d’une Europe des nations souveraines se dessine en filigrane dans l’œuvre de Rousseau, mais cette Europe n’a rien à voir l’Europe du 18e et d’aujourd’hui, gangrenée par le pouvoir de l’argent et où la dilution des nationalités n’est que le revers de l’appétit effréné de la domination financière et de tout ce qui l’accompagne.

Je voudrais signaler deux points à approfondir, que les auteurs dans le cadre de cet ouvrage ne pouvaient évidemment traiter. Le premier concerne le « patriotisme constitutionnel » défendu par Habermas. Les formulations employées par Galice et Miqueu pour qualifier le patriotisme de Rousseau évoquent la thèse du philosophe allemand. La différence est que, chez Habermas, le patriotisme constitutionnel désigne des institutions supranationales, dans une perspective universaliste – Habermas est partisan de la construction européenne – alors que le patriotisme rousseauiste est inséré dans un « corps politique » relativement restreint et distinct de ses voisins, c’est-à-dire dans une dont les déterminations ne sont finalement pas uniquement constitutionnelle (langue, histoire commune, etc.).

Le deuxième point concerne les rapports entre la pensée de Rousseau et le . Reprenant à leur compte la distinction entre (politique) et libérisme (le libre marché), les auteurs approuvent la nécessité de « relativiser l’antagonisme usuel entre libéraux et républicains ». Un auteur comme Maurizio Viroli (voir Républicanisme, Le Bord de l'eau, coll. « Les voies du politique », 2011) fait de Rousseau un des grands penseurs de la tradition républicaniste tout en défendant l’importance majeure de l’individualisme et de la « liberté négative ». Pour Viroli, le et le républicanisme défendent au fond les mêmes valeurs, les libéraux étant seulement inconséquents dans cette défense de la « religion de la liberté ».

Quoi qu’il en soit, Galice et Miqueu nous offrent un Rousseau totalement actuel, un Rousseau apte à éclairer la réflexion politique aujourd’hui. C’est aussi un excellent travail pédagogique : les auteurs complètent leur propos par un lexique Rousseau des plus utiles. Un livre donc à lire, à faire connaître, à faire lire, aux politiques, aux professeurs et aux étudiants qui veulent chercher à y comprendre quelque chose.



[1] PENSER LA RÉPUBLIQUE, LA GUERRE ET LA PAIX, Sur les traces de Jean-Jacques Rousseau, par Christophe Miqueu et Gabriel Galice, ISBN: 978-2-05-102155-5, 15 x 22 cm, 240 pages, relié, CHF 30.- / € 26.50 ttc

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Ecrit par dcollin le Mercredi 13 Juin 2012, 11:48 dans "Bibliothèque" Lu 5705 fois. Version imprimable

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