Morale et justice sociale
Recension sur "La science politique" (Université d'Aix en Provence)
Si les sciences sociales ne produisent pas de politiques publiques, Denis Colin se risque à franchir le pas. Il veut définir les " grandes lignes d'une politique de l'émancipation ". Redéfinir, en somme, la liberté, un concept qu'il entend faire sortir de son hibernation. L'auteur affirme d'ailleurs se placer sur le terrain du " sollen ". Un " devoir " qui n'est pas l'obligation (le " müssen, " de Marx), mais une invitation, presque un conseil pour mener une " vie véritablement humaine ". L'analyse ne s'apparente pourtant pas à un " prêt-à-penser ". La portée est avant tout scientifique et les pistes de réflexions offertes nombreuses.
L'auteur tente de penser l'éthique, en constante évolution temporelle, qui se vit au jour le jour. La morale, elle, peut être appréhendée comme universelle, détachée de toute concrétude. Elle n'est pas soluble dans les sciences, qu'elles soient sociales ou de la nature. C'est pourquoi, pour penser la politique, il est indispensable de penser la morale.
Le terrain mouvant de la morale
Dans la première partie de son ouvrage, Denis Colin analyse les principes moraux et juridiques qui peuvent régir la vie en société. Si la morale est un terrain mouvant, la politique ne peut être séparée des conceptions morales, et inversement. Il suffit pour cela de remonter à Aristote, pour qui une action (et par prolongement une réflexion politique) ne peut se faire que dans un cadre moral. Les formes de gouvernement reproduisent ainsi les formes de sociabilités du foyer familial. Nos rapports aux autres, politiques, s'opèrent donc dans le cadre restrictif de la morale. Denis Colin cite par ailleurs l'analyse kantienne selon laquelle la morale est légitime parce qu'elle fonde les règles juridiques. Nous pouvons également avoir recours à Durkheim : le droit reproduit les formes principales de la solidarité sociale. L'Etat est appréhendé comme un agent parmi d'autres de la conscience collective ; il est le garant des formes du lien social, ainsi que de son expression. Ainsi, la 3ème République a développé une morale laïque qu'elle concevait comme facteur de cohérence et de stabilité.
L'auteur recense les conditions d'existence d'un système moral : accessibilité à tous, compatibilité avec les intuitions de chacun, possibilité d'un large consensus, primauté du juste sur le bien, épanouissement et autonomisation de l'individu. Il tente par ailleurs de donner une " fin " à la morale. En la faisant, par exemple, coïncider avec la quête du bonheur. S'appuyant sur les exemples de l'eudémonisme aristotélicien ou de l'éthique de Spinoza, il prend cependant systématiquement du recul par rapport à ces raisonnements trop simplificateurs. Denis Colin recentre ainsi l'interprétation de Spinoza, en mettant l'accent non sur la rationalité permanente de nos comportements, mais au contraire sur leur caractère instable qui nécessite une régulation. Le ressenti et la raison ne sauraient être opposés.
Le problème central est alors sans doute celui du référent. Comment légitimer les normes, qu'elles soient morales ou juridiques ? Qu'est-ce qui peut faire pencher la balance du côté du bien et du juste, plutôt que du mal et de l'injuste ? Selon les théories du choix rationnel, il s'agit du fruit d'un calcul prudentiel, visant à la maximisation du bien-être. Cette théorie se révèle dans la théorie pessimiste de Hobbes (seule la contrainte des forces peut engendrer une organisation sociale viable) ou celle des économistes " classiques ", par le biais de la célèbre " main invisible ". Le principal défaut de la philosophie de Hobbes est qu'elle exclut la morale. Le vol n'est mauvais que si l'Etat l'interdit.
Reprenant en particulier le raisonnement de Freud, Denis Colin parvient à la conclusion que la morale ne peut pas être transitoire, même si ses formes varient avec le temps et l'évolution des sociétés. La tentation est alors forte d'appliquer une vision " darwiniste " de la morale, c'est-à-dire en termes de sélection naturelle. Le parallèle s'avère pourtant illusoire : la conception d'une évolution vers la perfection ne tient pas en place scientifiquement.
Mythes et réalités de l'égalité
L'auteur aborde le thème de l'égalité. Selon lui, le langage commun et partagé est le facteur premier et primordial d'égalité entre les individus/locuteurs.
Quel que soit le raisonnement qui conduit à la justifier, voire à la prôner, l'égalité n'existe pas dans nos sociétés contemporaines : " si le réel est rationnel, explique Denis Colin, la raison doit rendre compte de ce fait ". Il prend alors en exemple la critique hégélienne du contrat social de Rousseau. Selon le philosophe allemand, l'égalité n'existe que dans le respect du droit de propriété (y compris, et d'abord, la propriété de soi-même). Cette égalité juridique peut seule engendrer la liberté. " La loi libère ", ainsi que le souligne l'adage. Mais ce raisonnement mène, d'après Denis Colin, à une impasse. D'autant que Hegel fait aussi coïncider liberté et inégalité, puisque la jouissance de ses droits en fonction de ses talents conduit forcément à l'inégalité entre individus différents.
Un problème que ne traite pas l'auteur est la perception des inégalités et du degré de tolérance à leur égard dans une société. " Les mécanismes de la comparaison envieuses " (Boudon) sont complexes. Il est vain de comparer la situation de deux individus A et B, s'ils ne sont pas dans le même contexte social qui produit des logiques d'incitation. Dans un cas, telle inégalité pourra être considérée comme légitime et inacceptable, ou négligeable dans un cas et intolérable dans un autre. " Malheureusement, déplore R. Boudon, une politique d'égalité ne peut reposer et être appréciée que sur des critères simples, même s'ils sont faiblement significatifs " (Egalité et inégalités sociales, Encyclopaedia Universalis, p.958.). Denis Colin cite l'exemple des constitutions françaises depuis 1946, proclamant une République " sociale ", faisant ainsi de l'égalitarisme un principe à défendre, au moins dans les apparences, parce qu'il fait partie des fondements de la vie politique.
Pourtant, cet impératif ne se traduit souvent que sous forme de contradiction. Tout au plus, c'est une égalité de droits qui est défendue, position intenable si l'égalité des conditions sociales n'existe pas.
Sortir de l'abstraction républicaine
La théorie de Rawls est séduisante pour sortir de l'égalitarisme républicain. C'est sur cette utopie que s'est développé le déni des allégeances particulières. Le républicanisme à la française fait du citoyen, toujours indifférencié, le seul sujet de droit. L'article 2 de la constitution de 1958 est symptomatique, puisqu'elle souligne que la République française assure l'égalité des citoyens " sans distinction d'origine, de race et de religion ". L'individu n'est plus qu'une entité abstraite. Le principe de l'Etat laïque est en contradiction avec le droit à vivre en pratiquant une religion. Plus généralement, l'égalité universelle s'applique difficilement à la multiplicité des communautés qui composent une nation. Et Denis Colin de se demander : " peut-il y avoir une véritable égalité si certains individus ne peuvent réaliser leurs aspirations, bâtir leur vie selon leurs propres croyances ou le passé qu'ils veulent assumer ? " (p.317.). Les lacunes du principes de représentation sont alors stigmatisées. La démocratie directe, quant à elle, ne s'établit que dans l'attente de stabilisation d'une situation dynamique et souvent conflictuelle. La notion de démocratie sociale requiert alors une redéfinition de la souveraineté du citoyen, forme politique de son autonomie. " Etre libre, c'est se gouverner soi-même ", martèle l'auteur. La liberté individuelle est perçue à la fois comme une autonomie individuelle et la reconnaissance de l'autonomie d'autrui. Le même raisonnement se transpose à l'échelle du grand ensemble : une société libre se gouverne d'elle-même ; elle se donne pour cela une loi et renonce à sa toute puissance. A cet égard, la liberté d'expression politique et de participation à la vie politique est une condition fondamentale de toute autre liberté individuelle.
L'émancipation pour revivifier la société contemporaine
En filigrane de cet ouvrage, l'auteur développe sa thèse d'une société guidée par un fil conducteur qui déferait les rapports d'exploitation : l'émancipation. Après avoir en profondeur analysé la thèse de Marx, sur le thème " à chacun selon ses besoins ", Denis Colin tente d'extraire le " noyau relationnel " de cette pensée pour en donner une version plus réaliste, tout en réfutant toute vision de société idéale. Il tente d'éviter le double écueil de l'utopie et de la rationalisation à outrance des principes dits " démocratiques " pour proposer une alternative politique " renouvelante ". Celle-ci ne peut être selon lui qu'une pensée de l'émancipation. Telle serait la visée de notre société. L'autonomie ; la liberté, mais aussi l'égalité et la fraternité sont autant de termes qui deviennent rhétoriques et qui auraient besoin d'être revivifiés.
L'économique puise, pour l'auteur, son fondement dans le principe d'efficacité, lui-même issu de notre impérieuse nécessité de produire et de nous reproduire. Les deux grands courants antagonistes classiques qui peuvent guidés l'action sociale sont explicités : la première, la pensée libérale, se fonde sur le droit à la propriété ; la seconde, la pensée communiste ou socialiste, considère que la terre appartient à tous, et donc que le droit à la propriété est injuste. Evidemment, ce schéma est trop simpliste. Des " 3èmes voies " sont souvent inventées. L'auteur tente de donner quelques pistes de réflexion " pour une société juste ". Il s'agit, en quelque sorte, de faire cohabiter les logiques capitalistes et égalitaire. L'idée du progrès émancipateur est défendue avec force, sous le terme de " socialisme démocratique " que Denis Colin tente de libérer de ses présupposés. Il tente d'expliquer les faillites historiques des courants socialiste et communiste, notamment par le biais d'une étude fouillée du cas soviétique. Le libéralisme triomphant n'apporte pas d'alternative, du fait du risque de dérive totalitaire de cette pensée sans ennemi idéologique.
La demande d'éthique dans une société permissive
Mais y a-t-il encore une place pour la morale dans notre société, c'est-à-dire un ensemble de règles acceptées par tous, non soumises à la sanction et qui s'accordent à la pluralité culturelle ? La morale ascétique, fondée sur les commandements divins disparaît aujourd'hui. L'avènement du règne de l'individu a produit une ère de la jouissance immédiate, un rejet de la contrainte, le culte du corps, la séduction, l'expression et le culte de soi. Mais, Denis Colin le souligne avec force, les préoccupations morales demeurent car elles sont ancrées dans les exigences de la vie en société. Ainsi que l'explique Olivier Abel (Quelle place pour la morale ?, Desclée de Brouwer, 1996), " là où l'habitude et les principes généraux ne servent à rien, dans les situations les plus insolites, la morale doit pouvoir éclairer, apporter quelque chose " (p.18.). La morale doit être une exigence pour que soit rendue possible la cohabitation de chacun.
La demande d'éthique est liée à plusieurs facteurs : tout d'abord, la mutation de nos sociétés ne peut engendrer que des espoirs. Elle fait également naître des craintes, des demandes de justification, des volontés de prise de recul. La demande d'éthique est aussi liée à la hausse du niveau culturel. Michel Falise met également en lumière l'affaiblissement de la notion de système, qui conduit à une vision plus culturelle et moins totalitaire de l'économie.
Le philosophe américain Richard Rorty s'est fait le grand défenseur du relativisme, qu'il considère comme la seule position théorique cohérente dans les sociétés libérales. Selon lui, dans une société n'est vrai que ce qui est justifiable (ce qui exclut toute métaphysique traditionnelle, tout essentialisme), et exprimable. La vérité ne pourrait naître que de la confrontation d'opinions librement émises. Toute morale, impliquant des obligations universelles, est mise de côté. Tout du moins, elle ne peut exister que s'il y a solidarité au sein d'un groupe défini et restreint. En fait, pour parler de morale, il faut " voir notre voix à nous en tant que membres de la collectivité qui parlons une langue commune " (Richard Rorty, Contingence, ironie et solidarité, Armand Colin, 1993, p.53.). Cette société libérale, où les individus s'acceptent tels qu'ils sont, où les idées les plus contradictoires sont également accueillies, est forcément utopique. Tel n'est pas le parti pris de Denis Colin, qui tente de proposer une morale avant tout praticable.
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Ecrit par Anthony Pouilly le Dimanche 27 Mars 2005, 15:50 dans "Publications" Lu 9156 fois.
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