Échange sur libéralisme et républicanisme
Une discussion entre Denis Collin et Pierre Ruscassie
Courriel de Pierre Ruscassie :
Dans la conférence que tu as tenue à Bourges, ce 25 mai, tu expliques que la liberté (mais la liberté prise au sens d’absence de domination) est un fondement de l’égalité (donc du socialisme), et non l’inverse, et tu récuses à juste titre, à mon avis, la thèse courante de la contradiction entre liberté et égalité.
Je trouve, cependant, confusionniste que tu te réclames du « libéralisme politique » en l’opposant au « libérisme économique », que tu condamnes. Est-ce pour faire écho à l’opposition qui, aux USA, est faite entre les « libéraux » et les « libertariens » ? D’ailleurs, en quoi le « libéralisme » est plutôt politique et le « libérisme » plutôt économique ?
Le libéralisme se rattache évidemment à la défense de la liberté, mais la quasi totalité de ceux qui se réclament du libéralisme, donnent à la liberté le sens de « laisser-faire » et pas celui de « non-domination ».
Tes ouvrages, notamment (Re)Vive la République !, te situent dans la filiation républicaniste qui, de Machiavel à Marx jusqu’à Philip Pettit, considère que la société est traversée par les conflits sociaux créés par différentes formes de domination. Or, en te référant au libéralisme politique, tu te situes dans la filiation libérale qui, de Locke à Rousseau jusqu’à John Rawls, défend évidemment les libertés mais considère, aussi, que la société est construite sur un contrat social.
Ce n’est compatible que si tu te réclames de la filiation « libérale » des origines en raison de son attachement à la souveraineté populaire tout en rejetant sa référence à un mythique « contrat social ».
C’est d’ailleurs cet éclatement qu’a connu la filiation « libérale ». Dès son origine, elle était porteuse de deux trajectoires contradictoires, l’une « contractualiste », qui a gardé l’étiquette « libérale », et l’autre « démocratique », fondée sur la souveraineté populaire, qui convergeait avec la filiation « républicaniste ». Au cours du XIXe siècle, ces deux trajectoires se sont peu à peu détachées l’une de l’autre, au fur et à mesure que la bourgeoisie grandissante imposait le « laisser-faire », étendait sa domination, s’opposait à la souveraineté populaire et combattait la conception démocratique et républicaine qui répondait aux intérêts du salariat.
La conception « contractualiste » fait du contrat un modèle et cherche à généraliser les rapports sociaux basés sur le consentement des parties. En effet, elle conçoit la liberté comme étant le consentement des autres, l’absence d’opposition. Selon cette conception, respecter la liberté c’est « laisser-faire », généralement au détriment de l’égalité des droits mais en faisant ainsi l’économie de la loi.
Ces rapports sociaux de consentement peuvent être des rapports égalitaires, mais le sont rarement : leur caractère, égalitaire ou non, dépend du rapport de forces entre les parties. C’est pourquoi, entre petits producteurs, les rapports marchands apparaissaient comme égalitaires. Leur généralisation fut donc perçue comme un progrès vers la justice, en comparaison des rapports féodaux ou monarchiques.
Mais l’extension des rapports marchands à la force de travail a instauré une inégalité aussi féroce que les précédentes en donnant aux capitalistes tout le pouvoir sur l’usufruit de cette force de travail.
La conception « républicaniste » cherche à résoudre les conflits en généralisant les rapports sociaux respectueux des droits (et libertés) universels. En effet, elle conçoit les droits et libertés comme étant l’expression de la souveraineté individuelle, c’est-à-dire de l’absence de domination. L’extension à tout le corps social de cette souveraineté individuelle constitue la souveraineté populaire qui, par la loi, en garantit le respect.
C’est donc l’universalisation de ces rapports sociaux respectueux des droits individuels qui constitue la souveraineté populaire, c’est-à-dire la démocratie. Cette extension des droits individuels à tous aboutit à l’attribution des mêmes droits à tous : l’universalisation des droits établit l’égalité des droits.
C’est pourquoi le dépérissement du caractère marchand de la force de travail et l’encadrement puis le remplacement du contrat salarial par un statut salarial, reposant sur le Code du travail jusqu’à être semblable au statut de fonctionnaire, est nécessaire pour redonner aux travailleurs le pouvoir sur l’usufruit de leur force de travail.
Une société socialiste ne peut donc être établie que sur la base de la généralisation de rapports sociaux démocratiques, c’est-à-dire de rapports sociaux respectueux des droits universels reconnus, notamment des droits sociaux dans les activités de production de biens, mais aussi dans toutes les activités sociales par l’extension des services publics.
Réponse de Denis Collin :
Je te remercie pour ton courrier qui pose quelques questions fondamentales, non seulement du point de vue théorique, mais aussi du point de vue pratique. Il s’agit en effet non pas de définir un concept abstrait de « libéralisme » ou de « républicanisme », mais surtout de définir une politique et des alliances pour aujourd’hui.
Si je comprends bien, tu me reproches essentiellement de me réclamer du « libéralisme politique », cette revendication étant selon toi confusionniste, car elle effacerait la distinction fondamentale entre la filiation républicaniste (dans laquelle j’avais inscrit mes précédents ouvrages) et la filiation libérale contractualiste.
Évidemment, il existe sur le plan théorique d’importantes divergences entre ces deux traditions. Le libéralisme conçoit plutôt la société comme un agrégat artificiel d’individus qui sont autant « d’atomes » alors que le républicanisme partagerait plutôt l’idée aristotélicienne de l’homme comme « animal politique » – Spinoza et Marx plus tard reprennent à leur compte cette formule. Mais il ne faut pas trop absolutiser ces séparations. Des étiquettes commodes nous empêchent parfois de penser. Par exemple, je ne vois pas bien comment mettre Marx dans la tradition républicaniste ! Si la réflexion de Marx sur l’État n’est pas très développée et si on doit se contenter de formulations rapides et générales fortement contextualisées, on reconnaîtra à Marx le mérite de nous avoir éclairé sur le « bonapartisme » (voir le fameux et génial 18 brumaire de Louis Bonaparte) et d’en avoir tiré une stratégie ou, du moins, des éléments d’une stratégie : la revendication de la démocratie radicale comme moyen de subvertir l’État bourgeois (voir à ce sujet les travaux de Jacques Texier). Mais à long terme Marx n’a jamais envisagé autre chose qu’un lent dépérissement de l’État. Or, les républicanistes, dont je fais partie sur ce point, ne croient ni possible ni souhaitable le dépérissement de l’État. Je m’en suis longuement expliqué dans Le cauchemar de Marx (Max Milo, 2009) et La longueur de la chaîne (Max Milo, 2011). Alors que Marx ne concevait l’État que comme un instrument de domination – fût-ce celui de la domination de la majorité des travailleurs – les républicanistes estiment que l’État peut être organisé comme un moyen de protéger les individus contre la domination. C’est pourquoi je soutiens que la seule perspective à long terme qui soit envisageable est celle d’un « communisme républicain », c’est-à-dire d’une république qui agirait pour faire disparaître autant que faire se peut les principales formes de la domination (exploitation et domination dans les rapports de production, domination masculine, etc.). Je crois d’ailleurs qu’il n’y a pas, entre nous, de divergences sérieuses sur cette question.
Alors pourquoi diable se réclamer du libéralisme politique ? Pour deux raisons. La première renvoie au soupçon que les libéraux font peser sur les républicanistes en discernant dans les principes républicains une tentation autoritaire ou paternaliste contraire à la conception moderne de la liberté. La deuxième raison est que nous n’avons aucune raison de laisser les classes dominantes se parer du titre « libéral » alors même que la politique qu’elle conduisent partout dans le monde, est radicalement contraire à l’esprit du libéralisme classique, celui de Locke, Montesquieu ou Tocqueville. Sur la première raison, on peut lire le livre de Maurizio Viroli, Républicanisme et s’intéresser à la longue postface de Serge Audier. Il y a bien un républicanisme « illibéral » qui ne peut en aucun cas servir de bannière pour une véritable politique de l’émancipation. La IIIe République fut bien républicaine par certains de ses aspects, mais elle fut aussi « un empire sans empereur » comme le disait Engels. Le patriotisme y fut souvent transformé en nationalisme et en impérialisme. On pourrait penser qu’il ne s’agit que de « dérives » qui pervertissent la doctrine. Mais ce n’est pas entièrement exact. Pour une part, en faisant de l’amour de la Loi et de l’amour de la patrie des vertus cardinales, le républicanisme (celui de Rousseau inclus) pourrait bien faire passer au second rang les libertés individuelles, la liberté de conscience notamment, au profit d’une religion civique qui s’impose à tous. Pour une autre part, plusieurs penseurs républicanistes, s’ils ont bien perçu le rôle fondamental du conflit social, n’ont guère vu d’autre issue à ce conflit que le développement de l’esprit guerrier et de l’esprit de conquête. Machiavel sait bien que la vertu du peuple romain, sa capacité à être le gardien de la liberté civile, est intimement liée à l’expansionnisme romain et à l’esprit de conquête qui est au fond du patriotisme romain – même si Machiavel comprend bien comment, à un moment donné, c’est aussi cet impérialisme qui a ruiné la république : évoquons ici la figure de Jules César, incarnation de cette agonie de la république, selon Machiavel. Je veux simplement souligner ici combien la tradition républicaniste est complexe : sous la même étiquette, on trouve des marchandises parfois très différentes.
Le libéralisme politique ne s’oppose pas frontalement au républicanisme. Les libéraux se réclament de Locke et Montesquieu et Tocqueville, trois penseurs que les républicanismes revendiquent aussi comme leurs. Sur les rapports de Locke avec le républicanisme, on peut lire la thèse de mon ami Christophe Miqueu, Spinoza, Locke et l'idée de citoyenneté : une génération républicaine à l'aube des lumières (éditions Classiques Garnier, 2012). Inversement, le grand penseur du libéralisme politique que fut John Rawls soutient que sa « théorie de la justice » est pleinement compatible avec le républicanisme : l’égale liberté pour tous et la priorité au point de vue des plus défavorisés rencontrent nécessairement la théorie de la liberté comme non-domination que partagent Machiavel, Rousseau, Spitz, Pettit, Viroli… et Collin. Quand tu écris : « Une société socialiste ne peut donc être établie que sur la base de la généralisation de rapports sociaux démocratiques, c’est-à-dire de rapports sociaux respectueux des droits universels reconnus, notamment des droits sociaux dans les activités de production de biens, mais aussi dans toutes les activités sociales par l’extension des services publics », je ne vois pas ce qu’un libéral politique à la Rawls trouverait à y redire.
Dans un petit livre fort pertinent (Che cos’è socialismo liberale. Rosselli, Gramsci e la rivoluzione in Occidente, Piero Lacaita Editore, 2002), Fabio Vander montre combien convergent les réflexions de Carlo Rosselli, fondateur de « Justice et liberté » qui donnera le « Parti d’action », et celles d’Antonio Gramsci. Rosselli considère que le socialisme est l’accomplissement des promesses du libéralisme politique – qu’il distingue soigneusement du « laisser-faire », caractéristique du libérisme économique. Gramsci considérait le libéralisme comme un présupposé du socialisme. Je crois qu’il faut entendre cela dans deux sens au moins :
1) Si le libéralisme politique se définit par les « libertés égales pour tous » et la prise en compte des intérêts des plus défavorisés comme principe politique et social (bref en nous en tenant au contractualisme rawlsien), il s’en tire d’assez nombreuses conséquences, si radicales que Rawls lui-même a dû passer beaucoup de temps à s’en défendre. Par exemple, il faut soustraire le forum public aux intérêts privés dominants : donc se pose la question de l’indépendance de la presse et des grands moyens d’information à l’égard des puissances financières et de la machine étatique. Cela implique aussi un vaste système de protection sociale et de redistribution des richesses et des revenus. Il faut évidemment en tirer les conséquences en termes de rapports de propriété : Rawls demande que la propriété soit largement dispersée. Dans son esprit, il y a sûrement l’idéal rousseauiste d’une république de petits propriétaires, mais comme ce retour en arrière est parfaitement chimérique, il admet qu’un socialisme autogestionnaire pourrait très bien définir la structure économique de base d’une société bien ordonnée.
2) Si nous pensons à plus long terme, au-delà des réformes immédiates possibles, nous savons que l’idéal de l’association des producteurs – telle que Marx la définissait – suppose une organisation et une éducation des salariés qui ne peut pas se faire en une seule nuit – celle qui devrait suivre le « grand soir » ! Cette préparation, cette véritable révolution sociale à l’intérieur des cadres mêmes de la société capitaliste, suppose la possibilité la plus large d’organisation, sur le plan syndical, sur le plan mutualiste, sur le plan de la participation à la vie publique, et elle demande aussi que ces organisations ne soient pas placées sous le contrôle de l’État, que ses responsables ne soient ni espionnés, ni corrompus. Tout cela, ce sont des revendications qu’un libéral conséquent devrait accepter !
Ce n’est pas le libéralisme qui est confusionniste, dès lors qu’on fait bien la différence entre libéralisme et libérisme, c’est l’anti-libéralisme qui sème le trouble. Les « anti » s’accordent seulement sur ce qu’ils n’aiment pas, c’est-à-dire strictement sur rien ! L’antilibéralisme voit se côtoyer des gens de la « gauche radicale » et de la droite fascisante. Au contraire, il nous faut une synthèse entre les aspirations à plus de liberté – et pour commencer à la défense des libertés individuelles et collectives gravement menacées aujourd’hui – et les aspirations sociales dirigées contre l’exploitation capitaliste, en montrant précisément que c’est l’exploitation capitaliste qui est fondamentalement liberticide. C’est ce que j’ai appelé dans La longueur de la chaîne le « bon usage du libéralisme ». Il s’agit d’en finir avec cette vieille lune que répètent tous les étudiants en sciences po : la gauche est pour l’égalité et la droite pour la liberté. En vérité, l’égalité ne vaut que parce qu’elle est le condition d’une authentique liberté comme non-domination.
Commentaire de Pierre Ruscassie :
Je te remercie de l’éclairage que tu apportes à cette opposition entre libéralisme et républicanisme.
Je comprenais la double filiation que tu revendiques, à la fois à l’une et à l’autre de ces traditions, en soulignant que le libéralisme originel, depuis Locke, était gros de deux trajectoires contraires : l’une, démocratique, qui allait fusionner avec le républicanisme, et l’autre, contractualiste, dont les défenseurs du capitalisme allaient s’emparer. Cette coexistence entre deux conceptions de la liberté devait finir par éclater : la liberté conçue comme absence de domination, celle à laquelle aspire l’esclave même s’il bénéficie d’un « bon » maître, et la liberté conçue comme laisser-faire, dont le « bon » maître dit faire, parfois, bénéficier son esclave.
Je trouvais donc que ta référence au libéralisme des origines avait bien un fondement mais faisait confusion avec le libéralisme d’aujourd’hui.
Tu me réponds que le républicanisme originel, depuis César, était gros de deux trajectoires contraires : l’une, démocratique, qui allait rencontrer la trajectoire démocratique issue du libéralisme, dont tu te réclames, et l’autre, impérialiste, dont les bonapartistes et les nationalistes allaient s’emparer. En réalité, au sein du républicanisme originel, coexistaient deux conceptions non distinguées mais inconciliables : la liberté conçue comme absence de domination, c’est-à-dire comme souveraineté individuelle que seule la souveraineté populaire peut garantir aux plus faibles, et la liberté comme souveraineté individuelle octroyée par le « despote éclairé ».
Tu rappelles ici une évidence trop oubliée : que derrière l’étiquette républicaine on peut aussi trouver un césarisme ou un nationalisme liberticides.
Mais alors, au lieu de mélanger l’eau et le feu, ne vaut-il pas mieux se réclamer de la démocratie, qui allie souveraineté individuelle et souveraineté populaire et provient de la rencontre de deux trajectoires issues, l’une, du libéralisme et, l’autre, du républicanisme ? A condition de ne pas être dupe de l’étiquette que se donnent le « Parti démocrate » étatsunien ou le « MoDem » français.
Les étiquettes sont des signaux qu’il faut décoder, surtout quand des courants incompatibles s’en habillent.
Articles portant sur des thèmes similaires :
- Police de la parole, police de la pensée - 19/05/07
- Science et superstition - 19/05/06
- La conoscenza storica come tutta la conoscienza - 09/04/13
- Libertés en péril - 05/06/12
- Gouvernance: une démocratie sans le peuple? - 29/05/08
- Sciences, philosophie et religion - 22/06/07
- I comme idéologie - 28/05/06
- Le positivisme logique et l'interprétation de Copenhague - 27/03/05
- LA FIN DU TRAVAIL ET LA MONDIALISATION - 16/03/05
- Que reste-t-il de Marx aujourd’hui ? - 27/06/18
Ecrit par dcollin le Mardi 17 Juillet 2012, 19:22 dans "Actualités" Lu 4974 fois.
Article précédent -
Article suivant