Philosophie et politique

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Vico, poésie et métaphysique

La nature de la poésie fait qu’il est impossible que quelqu’un soit en même temps poète sublime et métaphysicien sublime, car la métaphysique abstrait l’esprit des sens, et la faculté poétique doit immerger entièrement l’esprit dans les sens ; la métaphysique s’élève jusqu’aux universaux, la faculté poétique doit descendre dans le particulier.  » (G. Vico, Science Nouvelle, 821) [Les numéros renvoient aux numéros des paragraphes de la « Science Nouvelle »]

Au commencement était la poésie. La prose est une invention tardive, l’âge d’or du roman est tout récent. « La poésie est plus ancienne que le langage prosaïque artistiquement façonné. Elle est la première forme sous laquelle l’esprit saisit le vrai », dit Hegel (Esthétique, III, 3, ch. III) La culture humaine en tant que culture du langage a commencé par la poésie. L’histoire, la philosophie se sont d’abord données dans les formes de la poésie. Tout ce que nous pouvons savoir des sociétés sans écriture ou ce que nous pouvons conjecturer des sociétés préhistoriques va dans ce sens. Avant de raconter des histoires et avant de faire des traités de ou de métaphysique, les hommes dansent et chantent. De ce point de vue, la reconstruction spéculative de l’histoire humaine à laquelle Vico se livre dans la Scienza Nuova se révèle très pénétrante. Après avoir étudié les pratiques sacrificielles des peuples anciens, Vico écrit :

… rien n’est plus vain que la vanité des doctes quand ils parlent de l’innocence du siècle d’or qui aurait été observée chez toutes les premières nations païennes ; en fait, cette innocence fut une fanatisme de superstition, qui maintenait chez les premiers hommes de la gentilité, sauvages, orgueilleux, très cruels, un certain sentiment d’obligation, grâce à leur profonde terreur d’une divinité imaginée par eux. (518)

Cependant ces hommes de l’âge barbare, ces bestioni possèdent quelque chose d’humain qui leur donne la capacité de penser et par là de « faire » eux-mêmes leur propre monde civil. Ils ont perdu toute éducation – à la suite du déluge et la longue errance qui s’en suivit – mais ils ont la même nature que l’homme civilisé de nos jours. Cette nature concerne les aptitudes mentales. Mais il ne s’agit pas d’une raison abstraite – Vico ne définirait pas l’homme comme l’animal rationnel – mais seulement de la capacité à s’étonner et à imaginer, ce qu’il nomme « sagesse poétique », laquelle a commencé par une « métaphysique » dont Vico dit qu’elle est innée. Cette constance d’une certaine nature mentale de l’homme permettra de comprendre le « ricorso », c’est-à-dire le recommencement, le retour à l’origine, quand la civilisation a cédé la place à la barbarie.

Cette métaphysique fut leur poésie, une faculté qui était en eux innée (car ils étaient naturellement pourvus de tels sens et de telles imaginations) et qui était née de l’ignorance des causes ; cette ignorance fut la mère de leur émerveillement devant toutes choses, et fit que, ignorants de toutes choses, ils en étaient fortement étonnés (375)

Nous avons ici une position constante de Vico :

L’admiration est fille de l’ignorance ; et plus l’effet admiré est grand, plus l’admiration grandit en proportion. (184)

L’imagination [fantasia] est d’autant plus robuste que le raisonnement est plus faible. (185)

La raison et la connaissance scientifique ne sont donc pas des propriétés innées de l’espèce humaine et c’est pourquoi Vico polémique contre tous ces « doctes » qui attribuent une « sagesse absconse » aux nations païennes les plus anciennes. La raison s’édifie dans le processus de civilisation en s’appuyant d’abord sur la capacité d’imagination. Et c’est encore un point sur lequel on peut rapprocher Vico de Spinoza. Les humains de l’enfance de l’humanité, ces « enfants du genre humain », sont ignorants des causes et tout naturellement expliquent la nature d’après ce qu’ils imaginent. Selon une démarche qui rappelle encore l’appendice de la partie I de L’Éthique, Vico montre que les hommes remplacent les causes qu’ils ignorent par ce qu’elles imaginent :

Cette poésie chez eux fut d’abord divine, parce que, dans le même temps où ils imaginaient que les causes des choses qu’ils sentaient et admiraient étaient des dieux (…), ils donnaient aux choses qui les étonnaient un être de substances d’après l’idée qu’ils avaient d’eux-mêmes, ce qui est précisément la nature des enfants, que nous voyons prendre entre leurs mains des choses inanimées et jouer avec elles comme si elles étaient des personnes vivantes. (375)

La poésie consiste donc dans la capacité à penser l’universel et l’abstrait uniquement à travers le concret sensible. La raison discursive (philosophique et spéculative) n’a pas encore trouvé sa place et c’est l’imagination qui domine. Dans ce rapport d’antériorité de l’imagination par rapport à l’usage de l’abstraction, Vico voit les principes d’une saine éducation : c’est par l’image et l’usage poétique de la parole que doit commencer l’éducation des enfants et c’est seulement au terme du processus éducatif qu’ils peuvent aborder les terrains arides de la logique et du concept pur, c’est-à-dire de la métaphysique rationnelle.

Vico en déduit une opposition entre l’esprit poétique et l’esprit métaphysique. L’esprit poétique est entièrement immergé dans le côté sensible : les mots du poète doivent immédiatement susciter à l’esprit des images et faire sentir à l’auditeur ou au lecteur les émotions liées à ces images. Immerger l’esprit dans le sens, dit Vico. Le mot est du côté de l’esprit mais il doit ramener l’esprit à l’imagination des choses sensibles. Évoquant sa patrie, l’Italie, Leopardi nous la donne à voir :

Ô ma patrie, je vois les murs et les arcs
Et les colonnes et les effigies et les tours
Désertées par nos ancêtres,
Mais la gloire, je ne la vois pas (Canti, I)

Pourquoi le poète ne voit-il pas la gloire ? Parce que c’est une chose abstraite ? Non, seulement parce que les signes de la gloire ne se voient plus :

Je ne vois le laurier ni le fer dont étaient chargés

Nos pères antiques. Maintenant sans armes
La tête nue et la poitrine nue, tu les montres.

Les ruines romaines d’un côté, le souvenir de la gloire passée à travers son décorum, ce sont autant d’images « montées » comme on monterait un film qui permettent à Leopardi de parler, non pas du passé mais d’un avenir qui viendra, celui du « risorgimento », du « resurgissement » de l’Italie. Mais si la poésie parle d’histoire et de politique, elle peut aussi donner à sentir des objets encore plus abstraits.

On remarquera que la peinture aussi peut être métaphysique : Magritte en est un exemple. Un tableau comme « La reproduction interdite » pose de manière énigmatique la question de la conscience de soi. Cependant, comme le fait remarquer Hegel, « la pensée comme appartenant essentiellement au monde intérieur de la conscience ne trouve dans ces formes extérieures qu’une existence qui leur est plus ou moins étrangère. » (Hegel, op.cit.) Ce qui distingue fondamentalement la poésie de la peinture et de la musique, c’est que « la manifestation sensible disparaît et la pensée poétique se dépouille de toute forme matérielle. » (ibid.) Et pour cette raison que la poésie « offre un caractère d’universalité qui ne se rencontre dans aucun des autres arts. » Il est nécessaire de déterminer la différence entre la poésie et la prose.

Le véritable objet de la poésie, ce n’est pas le soleil, les montagnes, les vois, les paysages ou la forme humaine dans son côté matériel, le sang, les nerfs, les muscles, etc., mais bien les intérêts de l’esprit. (op. cit.)

Mais la poésie est un art du langage et « l’expression artistique façonnée devient d’une plus haute valeur que la simple expression ».

Cependant comme le matériau même de la poésie est l’imagination, elle ne peut atteindre la précision et la pureté du concept. En ce sens, Vico a raison de dire que le poète sublime, c’est-à-dire celui dont la sensibilité est exacerbée au plus haut point ne peut être un métaphysicien sublime. La pensée prosaïque est nécessaire pour montrer l’en­chaî­nement rationnel des causes et des effets. Il ne s’agit bien sûr pas de n’importe quelle pensée prosaïque mais d’une pensée qui elle aussi doit façonner le langage, créer son propre langage, mais d’une tout autre manière que la poésie.

Prenons Les fleurs du mal, de chef-d’œuvre de Charles Baudelaire. La question centrale est y bien celle du mal comme question métaphysique. L’avertissement au lecteur définit la source du mal :

Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,
Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,
Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,
Dans la ménagerie infâme de nos vices,

Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !
Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde ;

C’est l’Ennui ! — L’œil chargé d’un pleur involontaire,
Il rêve d’échafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
— Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère !

  Baudelaire est une sorte de Pascal saisi par la débauche et nous donne à sentir ce que les Pensées sur la misère de l’homme veulent nous faire penser. Mais du sublime baudelairien, on ne peut guère tirer une . La Métaphysique des Mœurs de Kant ne se peut exprimer que par les moyens de la prose philosophique, sèche et abstraite.

On fera remarquer que la philosophie peut aussi être poétique. Le Poème deParménide, œuvre à partir de et contre laquelle Platon construit sa propre philosophie se présente comme un poème. Mais qu’on ne s’y trompe pas : il y a une partie proprement poétique, par exemple ceci :

Les cavales qui m’emportent au gré de mes désirs,
se sont élancées sur la route fameuse
de la Divinité, qui conduit partout l’homme instruit ;
c’est la route que je suis, c’est là que les cavales exercées
entraînent le char qui me porte.

Guides de mon voyage, les vierges, filles du Soleil, ont laissé
les demeures de la nuit
et, dans la lumière, écartent les voiles qui couvraient leurs fronts.
Dans les moyeux, l’essieu chauffe et jette son cri strident
sous le double effort des roues qui tournoient
de chaque côté, cédant à l’élan de la course impétueuse.

Mais les thèses philosophiques ne sont plus proprement poétiques :

La Déesse me reçoit avec bienveillance prend de sa main
ma main droite et m’adresse ces paroles:
« Enfant, qu’accompagnent d’immortelles conductrices,
que tes cavales out amené dans ma demeure,
sois le bienvenu; ce n’est pas une mauvaise destinée qui t’a conduit
sur cette route éloignée du sentier des hommes;
c’est la loi et la justice. Il faut que tu apprennes toutes choses,
et le cœur fidèle de la vérité qui s’impose,
et les opinions humaines qui sont en dehors de le vraie certitude.

Quelles qu’elles soient, tu dois les connaître également, et tout ce dont on juge.
il faut que tu puisses en juger, passant toutes choses en revue.

Il faut ajouter que nous n’avons que des extraits de ce Poème et que Parménide procède plus par incantations, par assertions inspirées que par ce sens de l’argumentation que manifeste Platon. La métaphore et l’ellipse ne conviennent point quand Socrate doit instruire ses interlocuteurs.

Il y aurait un contre-exemple, un poème pleinement philosophique et pleinement poétique à la fois, le grand poème de Lucrèce, De rerum natura (« De la nature »), exposé magistral de la philosophie épicurienne et de l’atomisme antique. Mais la réussite de Lucrèce tient sans aucun doute au fait que l’épicurisme antique est une philosophie de la nature qui se tient entièrement sur le plan de la nature sensible et réfute l’existence de réalités suprasensibles, proprement métaphysiques.

Leopardi fait remarquer que

Les premières vérités furent formulées en vers, non, me semble-t-il avec l’intention expresse de les voiler et de les rendre peu intelligibles, mais parce qu’elles se présentaient elles-mêmes à l’esprit des sages dans un habit travaillé par l’imagination, et étaient en grande partie découvertes par celle-ci plutôt que par la raison … (Zibaldone, 2940-2941)

Pour Leopardi, la raison seule est infiniment puissante, mais plus elle s’exerce plus elle rend celui qui en use impuissant. Ramenant la raison à la raison qui analyse, dissocie les parties du tout, il lui semble qu’elle s’oppose à la poésie :

Rien de poétique dans la nature décomposée et résolue , presque froide, morte exsangue, immobile, gisant pour ainsi dire sous le couteau chirurgical ou introduite dans le fourneau chimique d’un métaphysicien […] Rien de poétique ne sera jamais découvert par la raison pure, simple et mathématique. (op. cit. 3241-3242)

Et pourtant, les plus grandes vérités philosophiques ont été découvertes par « le cœur, l’imagination, les passions elles-mêmes (ou la raison quand elle est effectivement aidée de ces facultés) » (op.cit. 3244).

Résumons : il y a, à la fois, une intime parenté et une exclusion réciproque entre poésie et métaphysique. L’une et l’autre se donnent comme objet les vérités les plus cachées, mais la première s’appuie sur le sentiment et l’imagination, tenus généralement par la seconde pour des modes inférieurs de la connaissance, tandis que les poètes ont tendance à penser que la raison argumentative, démembrant son objet, le laisse sans vie et ne peut donc le saisir dans sa vérité. En suivant Vico et Hegel, on pourrait penser qu’il y a un passage, un mouvement historique. La poésie épique chez Vico correspond à l’âge des héros et perd de son importance à l’âge des hommes, celui où la raison et le droit dominent. Chez Hegel, la poésie, bien qu’étant l’art le plus intellectuel parce que le plus intérieur, reste tout de même enfermée dans la saisie du vrai sous la forme de la sensibilité et par conséquent l’esprit n’y est pas encore véritablement « chez lui ». On pourrait trouver une confirmation de ce point de vue « historiciste » sur la poésie dans le déclin de la poésie à partir de la deuxième partie du xixe siècle (voir les analyses de Walter Benjamin dans « Sur quelques thèmes baudelairiens » et « La régression de la poésie », in Œuvres III, Folio, Gallimard). 

On peut douter cependant de la vérité de cet historicisme. Sans doute la poésie a-t-elle moins d’importance dans la vie de l’esprit des peuples aujourd’hui, mais loin d’y voir un progrès de la rationalité on y pourrait plutôt repérer la marquer d’une régression spirituelle. Et de son côté, la philosophie, si elle ne veut pas renoncer à ses ambitions anciennes, ne peut guère renoncer à cette connaissance intuitive dont la poésie fournirait le modèle.

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Ecrit par dcollin le Samedi 21 Juillet 2012, 12:28 dans "Histoire de la philosophie" Lu 6404 fois. Version imprimable

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