Retour à la philosophie spéculative?
Recension de "À dire vrai. Incursions philosophiques" par Yvon Quiniou
Pourtant, ce qui caractérise l’ensemble c’est un étonnant retour à la philosophie spéculative (avec une prédilection pour Spinoza), à rebours des évolutions habituelles de notre époque ; et ce pour parer à ce qu’il croit être la menace d’un positivisme scientiste indifférent à la réflexion et aux problèmes humains. D’où sa revendication insistante d’un fondement absolu pour toute pensée digne de ce nom (à l’instar des grands systèmes métaphysiques), qu’il trouve pour son propre compte dans l’idée d’une « subjectivité vivante » sans laquelle non seulement rien de sensé sur le monde ne pourrait être dit, mais rien ne pourrait être.
Il est difficile de le suivre sur ce terrain. L’opposition de l’idéalisme et du matérialisme lui paraît dépassée et, dans un chapitre nourri pourtant de références à la philosophie de l’esprit contemporaine, il refuse l’idée que la pensée soit une forme de la matière. On lui rappellera donc que la théorie darwinienne de l’évolution et la biologie moderne vont dans ce sens et que la philosophie, désormais, doit se mettre à l’écoute de la connaissance scientifique et non résister en vain à ses conséquences intellectuelles.
La fin de l’ouvrage suscitera davantage l’adhésion de ceux qui entendent penser à neuf dans le sillage de Marx. Sa critique de Rawls, par exemple, est remarquable : elle montre que sa Théorie de la justice, aussi séduisante soit-elle, s’enferme dans une vision de la société qui occulte les rapports capitalistes de propriété et l’exploitation qui s’ensuit. Et pour finir, il insiste justement sur l’urgence absolue de réhabiliter l’exigence morale (ou éthique) afin de résister à la barbarie capitaliste actuelle. Sans point d’appui du côté de normes proposant une vie bonne pour tous, et même éclairée par la science sociale, la politique est aveugle sur ses fins. Le retour à une philosophie pratique, non spéculative et authentiquement critique, est ici indispensable, qui prenne à bras le corps tous les problèmes de notre modernité, de la recherche destructrice du seul profit à la valorisation absolue de la croissance, en passant par les redoutables dangers inhérents aux technosciences.
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Ecrit par dcollin le Jeudi 4 Juillet 2013, 12:36 dans "Bibliothèque" Lu 6182 fois.
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Commentaires
Commentaire de René Merle
dcollin - le 10-07-13 à 17:24 - #
Il est très positif, me semble-t-il, qu’un quotidien d’opinion se fasse l’écho d’une réflexion philosophique, alors que le débat philosophique n’est sans doute pas la première préoccupation de ses lecteurs, pour la plupart militants communistes : non que ce débat leur soit indifférent, mais il leur paraît sans doute, si j’en juge par ceux que je connais et que je côtoie, en quelque sorte déjà réglé. Ils « entendent penser à neuf dans le sillage de Marx », comme le dit Yvon Quiniou. Sa sympathique recension en témoigne, qui, sous couvert d’une fidélité « matérialiste » proclamée, évacue un peu vite ce qui me paraît être le cœur vivant de l’ouvrage de Denis Collin. Il me semble pourtant que la très nécessaire « exigence morale (ou éthique) afin de résister à la barbarie capitaliste actuelle » procède, pour quiconque y accède, de ce que Yvon Quiniou pointe avec quelque suspicion comme « philosophie spéculative ». « Quiconque y accède » ? Mais, me dira-t-on, les exploités, les humiliés, les laissés pour compte n’y accèdent-ils pas immédiatement par leur expérience quotidienne ? Voire. L’Histoire passée et présente nous montre, me semble-t-il, que subir l’exploitation, et lutter contre elle dans la prise de conscience de ce que sont les rapports capitalistes de propriété, n’a jamais, hélas, résolu, et en particulier au niveau des dirigeants de cette lutte, satisfait totalement à cette « exigence morale (ou éthique) ». Et ce, faute de prendre en compte ce « fondement absolu pour toute pensée digne de ce nom », cette « subjectivité vivante » que Yvon Quiniou recase, et châtre en quelque sorte de sa vertu, en la ramenant à la vieille opposition de l’idéalisme et du matérialisme. Pour aller vite, et sans doute en étant brutal, il me semble que tout individu conscient de la fragilité de sa présence en ce monde, et du peu de temps qui lui est imparti, n’essaie pas de comprendre et de régler sa vie en se situant dans ce jeu d’étiquettes. L’exigence de vérité se situe ailleurs.
Bon, arrêtons d’enfoncer des portes sans doute bien ouvertes déjà. En tout cas, à cet égard, la lecture de ces Incursion philosophiques m’a aidé, dans ce dernier versant de la vie, à mieux préciser les enjeux.
René Merle
← Re: Commentaire de René Merle (réponse de Yvon Quiniou
dcollin - le 20-07-13 à 12:01 - #
Il est dommage que vous n'ayez pas vraiment compris la portée de mon compte rendu du livre de Denis Collin: 1 La question d'un "fondement absolu pour la pensée", tel que je l'aborde critiquement, ne concerne que la pensée théorique. Toutes les métaphysiques du passé en ont admis un, mais elles se contredisent toutes, ce qui est contraire à l'exigence élémentaire qui veut qu'il n'y ait qu'une vérité. Alors comment choisir et s'agit-il de choisir? Cela me parait vain, dés lors que l'on a compris (depuis Kant, pour faire vite) qu'il ne saurait y avoir de connaissance métaphysique. L'ère des "interprétations du monde" se faisant passer pour des savoirs est donc finie: il faut pratiquer "l'abstinence métaphysique", aussi douloureuse soit-elle existentiellement. 2 Cela ne supprime pas la nécessité et la légitimité d'une pensée philosophique, mais elle ne peut être que fondée sur la connaisance scientifique, en position seconde par rapport à ellle, ce qui ne veut pas dire du tout secondaire, et ne prétendant pas la fonder métaphysiquement. C'est dans ce cadre rigoureux et exigeant que le matérialisme s'impose selon moi, contrairement à ce que soutient Collin. 3 Cela n'exclut pas du tout, non plus, une réflexion sur les limites "métaphysiques" (si l'on veut) de la science, mais celle-ci ne saurait être que "critique" et ne peut donner lieu à une nouvelle métaphysique, ce que n'est pas le matérialisme. 4 Tout cela laisse intacte la partie pratique ou morale (ou encore éthique) de la réflexion de Collin, qui, elle, ne saurait se passer d'un fondement absolu si l'on entend examiner la réalité socio-historique et politique pour l'humaniser (ce dont elle a grand besoin). Mais ce fondement existe: c'est la morale (il n'y en a qu'une ou pas du tout), distinguée ici de l'éthique, telle que Kant l'a, non pas inventée, mais portée au concept. Sur ce point, Denis Collin et moi sommes pleinement d'accord. Reste à en donner un prolongement socio-historique et politique, ce que je m'efforce de faire dans mes travauxdepuis longtemps. Et là, on rencontre Marx, revu à la lumière de Kant! Yvon Quiniou.
← Re: Commentaire de René Merle (réponse de Yvon Quiniou
Olivier Montulet - le 29-07-13 à 13:33 - #
Je ne suis ici que partiellement Monsieur Quiniou qui , me semble-t-il, n'est pas clair avec lui-même. La métaphysique en nous apprenant que le réel scientifique n'est pas un absolu (contrairement à ce que veut croire. La représentation du réel par la science est une représentation culturelle historique. S'il est légitime, car tous nous batissons nos représentations sur des croyances, pour Yvon Quiniou de croire en l'absolu scientifique, s'il pense en philosophe la chose ne peut être impossible. La difficulté est d'accepter de faire violence à sa représentation du réel d'autant qu'elle fait socialement unanimité et que les cientifique dans notre société ont autorité (exagérée) en matière de savoir. Même Marx s'y était soumis, mais celui-ci était plus sociologue idéaliste (comme Adam Smith) qu'économiste ou philosophe. Quand à la morale, elle aussi ,quoi qu'en débattent les philosophes, n'a rien d'ontologique, elle est purement culturelle. C'est une croyance venue des "lumières" qu'il y ait un universalisme moral (ou des droits de l'homme). Je me méfie des universalismes qui contiennent en leur essence le totalitarisme. Ma morale, qui n'a rien d'universel, c'est celle de refuser la soumission de certains à la certitude des autres. Pour moi, la soumission de certains à la certitude des autres, est la définition du totalitarisme. En cela la science est en notre culture trops souvent (quasi toujours, malheureusement) totalitaire. Cela dit, le débat sur la morale, ses fondements et ses enjeux est un débat philosophique et social salutaire mais il est vain d'en faire un débat ontologique (de métaphysique). J'ajouterais, avec une pointe d'ironie, que la seule morale universelle est d'entreprendre le débat métaphysique.
bien à vous
← Réponse de René Merle
dcollin - le 29-07-13 à 18:28 - #
Très claire, impeccable et stimulante réponse. Dont acte. Je le dis sans ironie et fraternellement.
L’hypothèse que je n’aie pas vraiment compris la portée de votre recension, ou, je l’admets bien volontiers, le fait que je n’ai pas compris cette portée, relèvent sans doute de ma régression en matière de philosophie critique et de pensée théorique. Il y a si longtemps que je n’ai plus enseigné la philosophie, et le temps est encore plus lointain où dans une école du P.C .F je lisais, le crayon à la main, Théorie matérialiste de la connaissance, de Roger Garaudy (quand j’y repense !).
Mon propos n’était pas de « défendre » Denis Collin, qui n’a pas vraiment besoin de moi en l’occurrence, et dont je trahis peut-être involontairement la pensée.
Sur le dernier versant d’une vie qui fut longtemps militante, et baignée d’un endoctrinement « matérialiste » que je ne peux qu’assimiler à une vision métaphysique, je voulais simplement dire qu’au plus concret de l’existence individuelle, le fondement scientifique de la pensée philosophique théorique n’est certes pas… fondamental. Impossible de séparer, concrètement, dans le vif du vécu, cette pensée que chacun porte, même s’il ne la baptise pas philosophique, de ce que vous appelez « la partie morale (ou encore éthique) de la réflexion de Collin ». Et nous, je me permets de dire NOUS, avons été payés pour comprendre que le fondement absolu de cette morale n’en fut pas, ou n’en est pas un, pour d’aucuns qui professaient la même philosophie matérialiste scientifiquement fondée.
Olivier Montulet - le 29-07-13 à 13:06 - #
Je ne partage pas le point de vue d'Yvon Quiniou "que la pensée soit [est] une forme de la matière [...] et que la philosophie, désormais, doit se mettre à l’écoute de la connaissance scientifique et non résister en vain à ses conséquences intellectuelles". Rien ni personne, et surtout la science, ne saura un jour démontrer que l'émergence de la capacité à conceptualiser humaine est un un fait matériel ou que la forme que la conscience donne à sa propre représentation est une forme matérielle (parmi d'autres). Ces deux alternatives constituent des présuposés ontologiques irréductibles qui ne peuvent être réduites par un choix qu'à une aveu de croyance en un modèle de conception (généré, lui-même, par la conscience) du réel. Quelle que soit l'alternative à laquelle on adhère, elle n'ont ni l'une ni l'autre plus ni moins de fondement. Ce sont tout simplement des représentations du réel différentes. En effet la science est une croyance comme une autre qui expique son réel dans le cadre de sa représentation du réel mais en aucun cas au-delà. La question métaphysique que revendique Denis Collin est donc bien actuelle car est irréductible et semble même indispensable au vu de la croyance que la science n'en est pas une et qu'elle peut répondre (à terme) à toutes les questions que soulève l'esprit humain. Croyance dont Monsieur Quiniou se fait porte parole. J'encourrage dès lors Denis Collin à prolonger son travail philosophique et pédagogique, plus qu'indispensable, afin de ramener la sciences dans ses limites ontologiques et épistémologiques afin que les esprits se libèrent de ce nouveau dogme bâti au nom de la science.
Bien à vous et à vos méditations.
réponse... à la réponse de Y.Quiniou
merle - le 29-07-13 à 18:27 - #
Très claire, impeccable et stimulante réponse. Dont acte. Je le dis sans ironie et fraternellement.
L’hypothèse que je n’aie pas vraiment compris la portée de votre recension, ou, je l’admets bien volontiers, le fait que je n’ai pas compris cette portée, relèvent sans doute de ma régression en matière de philosophie critique et de pensée théorique. Il y a si longtemps que je n’ai plus enseigné la philosophie, et le temps est encore plus lointain où dans une école du P.C .F je lisais, le crayon à la main, Théorie matérialiste de la connaissance, de Roger Garaudy (quand j’y repense !).
Mon propos n’était pas de « défendre » Denis Collin, qui n’a pas vraiment besoin de moi en l’occurrence, et dont je trahis peut-être involontairement la pensée.
Sur le dernier versant d’une vie qui fut longtemps militante, et baignée d’un endoctrinement « matérialiste » que je ne peux aujourd'hui qu’assimiler à une vision métaphysique, je voulais simplement dire qu’au plus concret de l’existence individuelle, le fondement scientifique de la pensée philosophique théorique n’est certes pas… fondamental. Impossible de séparer, concrètement, dans le vif du vécu, cette pensée que chacun porte, même s’il ne la baptise pas philosophique, de ce que vous appelez « la partie morale (ou encore éthique) de la réflexion de Collin ». Et nous, je me permets de dire NOUS, avons été payés pour comprendre que le fondement absolu de cette morale n’en fut pas, ou n’en est pas un, pour d’aucuns qui professaient la même philosophie matérialiste scientifiquement fondée.