Philosophie et politique

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Des bêtes et des philosophes...

Les bêtes semblent préoccuper de nombreux philosophes. Le « devenir bête de l’homme » est même chez certains la nouvelle perspective philosophique qui vient remplacer le progrès des Lumières ou le développement de l’esprit absolu. Comme les modes atteignent même l’institution scolaire, les élèves des séries littéraires ont été interrogés au baccalauréat sur l’épineuse question de savoir s’il existe un devoir moral de respecter tout être vivant. Et derechef, certains professeurs ont ressorti leurs manuels d’antispécisme et le programme de la « libération animale » de Peter Singer. Toute une myriade d’idées plus ou moins absurdes défendues comme « philosophiques » et qui rejoignent la secte d’illuminés des « Vegan », une secte dont on ne saurait trop dire s’il s’agit de doux foldingues ou d’une espèce d’allumés un peu plus dangereux. Essayons de voir plus clair et de réfléchir aux moyens propres à arrêter cette progression de la bêtise – au sens propre du terme – en philosophie.

 

Une très ancienne querelle

La question des animaux est une vieille affaire philosophique. On sait que Montaigne, puisant force anecdotes plus ou moins controuvées chez Plutarque, soutient qu’il y a souvent moins de différence d’homme à bête que d’homme à homme. Mais il serait absurde de lire Montaigne en prenant son propos à la lettre. Tout comme il est aussi absurde de prendre à la lettre la fameuse « théorie cartésienne » des « animaux-machines ». Dès que la discussion Descartes versus Montaigne est replacée dans son contexte historique et intellectuel, on voit assez clairement que tout cela est sans rapport avec les débats (ou pseudo débats) actuels sur la souffrance des bêtes ou la libération animale.

Pour Montaigne, si l’homme n’est pas au sommet, il est rabaissé au même rang que les autres créatures et plus bas : « La plus calamiteuse et frêle de toutes les créatures, c’est l’homme, et quant et quant la plus orgueilleuse. »(3441) Sa supériorité supposée sur les animaux, l’homme ne la tient que de son ignorance des «branles internes et secrets des animaux ». C’est de notre ignorance que nous concluons à leur bêtise. Or « quand je me joue à ma chatte, qui sait si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d’elle. » (345) Si les animaux ne communiquent pas avec nous, n’est-ce pas aussi parce que nous ne savons communiquer avec eux tout comme nous sommes incapables de communiquer avec « les Basques et les Troglodytes ». En outre les animaux savent communiquer avec nous : « nous flattent, nous menacent et nous requièrent » (345). Le langage et la parole ne sont pas identiques. Alors que Descartes voit dans le langage le signe évident qu’il a en face de lui un être pensant et non une machine bien faite, Montaigne rejette catégoriquement ce type d’argument. D’ailleurs les muets peuvent communiquer par les mains et la gestuelle joue un rôle important dans toute communication : « Il n’est mouvement qui ne parle ». Et même se taire peut être un « taire parlier et bien intelligible ».

Montaigne prête aux animaux une âme et une intelligence qui pour être différentes des nôtres n’en sont pas moins aussi subtiles et couvrent aussi bien les mœurs, l’organisation sociale qu’une certaine «science». Reprenant des arguments de la théologie naturelle, il montre qu’en perfection, c’est-à-dire en adaptation à leurs conditions naturelles les bêtes nous surpassent le plus souvent et « leur stupidité brutale surpasse en toutes commodités tout ce que peut notre divine intelligence». Montaigne essaie de montrer que l’homme est un être aussi naturel que les autres animaux et que la nature l’a pourvu de tout (y compris le langage) avant qu’intervienne la société. Chez Montaigne les animaux et les hommes sont frères car « il n’y a point d’apparence d’estimer que les bêtes fassent par inclination naturelle et forcée les mêmes choses que nous faisons par notre choix et industrie. Nous devons conclure de pareilles effets pareilles facultés et confesser par conséquent que ce même discours, cette même voie que nous tenons à ouvrer, c’est aussi celle des animaux. »

Les exemples innombrables que donnent Montaigne ne visent qu’à une seule conclusion « Tout ce qui est étrange nous le condamnons et que nous n’entendons pas». Montaigne ne se soucie pas nécessairement de la véracité des faits rapportés ni du crédit qu’on doit porter en ces matières à Plutarque ou à Pline le Jeune. Il s’agit seulement de définir un champ de possibles qui rabattent ce « cuider ».

C’est pourquoi les animaux sont capables de sentiments moraux ... et des mêmes furies. Les animaux ne surpassent pas seulement l’homme en aptitudes naturelles et en perfection dans l’art de vivre mais aussi dans le sens moral. L’amitié, ils l’ont « sans comparaison plus vive et plus constante que l’ont les hommes. » Mais si Montaigne montre que malice, ruse et quelques autres vices se trouvent chez les animaux, dans le domaine du mal c’est encore l’homme qui est le pire : « ce furieux monstre à tant de bras et à tant de têtes, c’est toujours l’homme faible, calamiteux et misérable. » (362) Reprenant une ancienne distinction entre les désirs naturels et nécessaires (boire, manger), naturels et non nécessaires (« l’accointance des femelles ») et ni naturels ni nécessaires, Montaigne affirme que tous ceux des hommes sont de la dernière sorte. Ce sont des « cupidités» «toutes superflues et artificielles. » Malgré tout, y compris dans les vices s’affirme la naturalité de l’homme puisqu’on a vu « certains animaux s’adonner à l’amour des mâles de leur sexe » et que la fidélité conjugale de certaines espèces est loin d’être une règle générale.

En fait, Montaigne cherche surtout à montrer l’unité d’un monde naturel dont l’homme fait partie, l’identité des mécanismes qui mettent en mouvement les hommes et les animaux, les puissants et les misérables (« les âmes des Empereurs et des savetiers sont jetées à même moule »). « Ils veulent tout aussi légèrement que nous, mais ils peuvent plus. Pareils appétits agitent un ciron et un éléphant. »(363) C’est seule la confiance absurde dans sa raison qui pousse l’homme à exprimer plus complètement tous les vices qui résident dans sa nature.

On le voit : les animaux jouent chez Montaigne un rôle stratégique dans la défense du scepticisme (relativiste) de l’Apologie de Raymond Sebon, un scepticisme à visée politique dans un contexte historique où les contemporains de l’auteur des Essais s’étripent sans vergogne au nom de leur vérité. On n’en peut rien tirer de plus. Et surtout pas qu’il faudrait devenir végétarien ou plutôt végétalien. Montaigne ne propose pas une nouvelle « éthique animale » ni quoi que ce soit de ce genre. Mobiliser Montaigne au service de la « cause animale », c’est un évident abus du principe d’autorité.

Inversement, la thèse cartésienne des « animaux-machines » n’est pas une thèse sur les animaux, mais une thèse épistémologique : la connaissance des êtres vivants est, en droit, réductible à la connaissance des lois physiques d’une nature entièrement géométrisée. Du point de vue strictement scientifique, au demeurant, on a du mal à donner tort à Descartes. Tout le progrès de la biologie a suivi la voie réductionniste visant à expliquer les phénomènes propres aux êtres vivants par des mécanismes physico-chimiques. La synthèse en laboratoire de certaines bactéries confirme la justesse de cette orientation méthodologique. Il est vrai que les métaphores machiniques de Descartes peuvent sembler erronées. Il y a bien une différence entre un organisme vivant et une machine (comme un automate ou un robot). Cette distinction est posée par Spinoza (IIe partie de l’Éthique) et par Leibniz (notamment la monadologie). Un organisme vivant est un individu, c’est-à-dire un corps composé qui maintient entre ses parties des rapports constants. On pourrait reprendre ici la définition lapidaire d’Henri Laborit : un être vivant est un être qui maintient sa structure.

Un rapide point sur la situation présente

La biologie comme science n’étudie donc pas « la vie » mais une certaine catégorie d’êtres, les êtres vivants, caractérisés de manière assez précise par l’existence d’un milieu intérieur et d’une séparation entre intérieur et extérieur et des mécanismes internes assurant le maintien de la structure interne et le reproduction de ces êtres. Les êtres vivants que nous connaissons sont composés à base de radicaux carbonés et se dupliquent par le mécanisme ARN/ADN. On a toutes les raisons de penser que ces êtres vivants sont tous apparentés et dérivent les uns des autres par mutations et compositions et ce depuis au moins 3,5 milliards d’années, date d’apparition probable des premières protobactéries. La biologie moléculaire et la théorie de l’évolution établissent sans doute raisonnablement la profonde unité du vivant tel qu’il existe sur Terre.

Si on accepte cette vision scientifique du vivant, il est clair qu’il n’existe pas une rupture ontologique entre l’homme (« créé à l’image et à la ressemblance de Dieu ») et les animaux. Il y a au contraire une profonde continuité et on a sans doute raison de qualifier l’homme comme « le troisième chimpanzé » (voir le livre éponyme de Jared Diamond).

Du même coup, on voit que parler des animaux en général ou du « règne animal », c’est une manière de parler à peu près dépourvue de sens : les bonobos et les paramécies sont également des animaux et il y a évidemment moins de différence entre l’homme et le gorille qu’entre le babouin et la poule !

Ces constats de bon sens qu’il faut commencer par faire ne règlent pourtant en rien la question de l’animalité. Même si on considère que la conscience émerge chez l’homme comme le résultat de processus purement naturels, il reste que la biologie, la théorie de l’évolution ni la génétique ne nous permettent jamais de saisir l’homme comme sujet. Inutile de penser une âme séparée du corps et qui nous serait donnée par Dieu ! En tant que sujet, j’ai l’expérience de l’irréductibilité de la subjectivité à toute objectivité. C’est au contraire l’objectivité (la capacité à former une connaissance objective du monde) qui est fondée sur la subjectivité. Et cette subjectivité, d’une part, me sépare du monde et d’autre part me fait saisir l’autre homme comme une autre conscience de soi – comme membre du genre humain – ce qui fait de l’homme dans sa relation aux autres hommes un être générique (Gattungswesen) pour parler comme Marx.

Donc objectivement parlant, l’homme est un animal comme les autres, mais il ne le sait que parce qu’il se pose lui-même comme n’étant pas un animal comme les autres, opération rendue possible en raison du triple processus qui fait la singularité humaine, processus d’hominisation qui donne à l’espèce ses caractères biologiques spécifiques (station verticale, usage de la main, développement de la boîte crânienne et du néocortex), processus d’anthropisation par le développement des techniques qui permettent à l’homme de s’approprier la nature, processus de symbolisation qui organise l’espace à partir de significations et qui est indissociable du langage.

Il est donc impossible de s’en tenir au strict plan de la science « positive » qu’est la biologie – aussi précieuses soient ses découvertes – et l’approche philosophique ne peut être éliminée, bien au contraire. L’homme est un être naturel mais il est aussi esprit – même si l’on soutient que l’esprit et le corps sont la même chose considérée sous deux attributs différents. Il convient ici d’être quelque peu dialecticien.

Quel rapport l’homme entretient-il avec les autres êtres naturels ?

Chaque être vivant est immergé dans un espace de vie qui lui est propre. Son oïkos, son habitation est aussi un objet d’étude. C’est précisément au sens strict l’objet de l’écologie : étudier les interactions entre un groupe d’êtres vivants et l’environnement naturel.

Si on se place de ce point de vue, il n’y a pas différence (sinon d’ampleur de l’espace occupé) entre l’écologie de l’espèce humaine et celle des grenouilles dans une mare. Toujours « objectivement », on remarquera que l’homme est un prédateur dont l’action destructrice sur l’environnement en fait « le pire des animaux » quand il n’est soumis à aucune loi, comme le disait Aristote. Mais, comme tous les êtres naturels, l’homme vit de son rapport de consommation avec les autres êtres naturels. Le petit oiseau mange des insectes, des petites graines ou des vermisseaux. Les gros poissons mangent les petits. Les carnivores comme les félins s’attaquent à d’autres mammifères et notamment à de paisibles herbivores. Tous transforment d’ailleurs leur environnement et peuvent le saccager en peu de temps : les taupes ravagent une prairie, les sauterelles détruisent la végétation, les microbes tuent massivement. Rien dans la nature de cette belle harmonie des êtres vivants ni de cette divine providence sur lesquelles s’extasient les niais.

La différence entre l’homme et les autres animaux tient en ce que, comme le disait Hegel, il ne reste pas enfermé dans le cercle de ses besoins limités et des moyens limités de les satisfaire. La nature extérieure n’est pas pour lui un donné avec lequel il doit faire mais elle devient l’objet d’une transformation – c’est précisément ce que fait le travail, métabolisme de l’homme et de la nature. La première et la plus décisive de ces transformations est l’invention de l’agriculture. La domestication des bêtes et des plantes introduit un changement fondamental, une rupture entre l’homme et les autres animaux et l’ensemble des êtres vivants sur le plan de cette « écologie » de base.

Tous les discours sur la souffrance des bêtes oublient tout simplement ce fait. Il ne s’agit pas pour l’homme de ce rapport « naturel » d’un animal à un autre animal – l’homme primitif chasse comme le lion – mais du rapport de l’homme à des animaux qu’il a lui-même « inventés » : vaches, moutons, poules, cochons sont des produits de la domestication, de la sélection et des soins prodigués par les hommes.

De ce point de vue les bavardages philosophiques ou anthropologiques sur les « techniques » animales, voire la « culture » animale n’ont rigoureusement aucun sens. D’une certaine manière, évidemment, les animaux semblent manifester de la technique. Mais comme le disait Marx : « Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celle du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. » (Capital, livre I, section III, ch. VII) Donc, qu’on le veuille ou non, l’homme se pose aussi comme la négation de la nature donnée et comme le sujet qui transforme cette nature pour l’humaniser, pour s’y reconnaître lui-même et lui ôter « son caractère farouchement étranger » (Hegel).

Le respect des êtres vivants ou de certains d’entre eux

Il est évident que la notion d’« être vivant » est si large que les catégories de la philosophie lui sont inapplicables en tant que telles. Respecter tout être vivant est-il un devoir moral ? En posant cette question aux candidats bacheliers, on se place dans une situation où l’on voit mal quelle autre réponse serait possible sinon une réponse négative. Faut-il respecter les bactéries et champignons ? Il suffit de poser ces questions pour en voir immédiatement la pure absurdité. Limitons la question et demandons-nous si c’est un devoir moral que de respecter les animaux ? Là encore on tombe dans les mêmes absurdités. Celui qui écrase un moustique qui menace de le piquer a-t-il manqué de respect à l’égard du moustique ? Le fermier doit-il respecter la vache qu’il va traire ? Encore une question dépourvue de sens. Le fermier va essayer de bien traiter sa bête, de ne pas lui causer de « stress », dans un souci strictement utilitariste, mais aussi parfois parce qu’il aime bien ses bêtes et compatit à leur souffrance. Mais dans cette attitude raisonnable il n’y a rien qui rappellerait la notion de respect au sens moral.

On peut certes admettre qu’il existe certaines formes de respect qui ne s’adressent pas directement à des êtres raisonnables. Si on lit l’injonction « respectez les espaces verts » ou « respectez la propreté de ces lieux », il ne s’agit cependant que d’une formule qui renvoie indirectement au travail des hommes. Respecter les espaces verts, c’est respecter le travail des jardiniers et respecter les autres promeneurs qui ont le droit de jouir des beautés du jardin. Mais évidemment ce n’est ni l’espace vert, ni les lieux d’aisance qui seraient en eux-mêmes respectables !

En second lieu, quand bien même on aurait identifié un devoir moral de respecter une certaine catégorie d’êtres vivants, les êtres humains, on n’en aurait pas pour autant prouvé qu’il s’agit de respecter leur vie. On ne peut identifier respecter une personne (devoir kantien) et respecter sa vie. Kant justifie même la peine de mort par le respect dû à l’humanité en la personne de l’assassin. L’adage de base de la médecine est « Ne pas nuire ». Mais à quoi faut-il ne pas nuire : à l’existence biologique ou à l’existence en tant que personne? C’est le problème que l’on rencontre, par exemple, avec des individus plongés dans des états végétatifs incurables.

Ainsi, le respect de la vie personnelle ne coïncide pas toujours avec la conservation à tout prix de la vie biologique. Ici on pourrait montrer l’opposition entre la qualité de la vie et le caractère sacré de la vie ! Le problème est très épineux : qui décide de la qualité de la vie ?

Si le respect ne s’adresse ni aux êtres unicellulaires ni aux bactéries et pas même aux moustiques et aux vaches, mais seulement aux humains (en tant qu’êtres raisonnables, comme dirait Kant), nous ne savons même pas vraiment quand un être vivant devient un être humain. Où commence la vie de l’être vivant ? Où commence la vie humaine ? Le savoir biologique actuel récuse l’idée d’un instant « t » qui marquerait la rupture ontologique, le surgissement instantané de la personne. Qu’est-ce qui autorise à considérer l’œuf tout juste fécondé comme une personne humaine alors que les caractères spécifiquement humains lui font défaut ? Y a-t-il même un individu dès la fécondation ? L’immunologie ne se manifeste pas avant la deuxième semaine. Il est impossible de passer du fait biologique au pur décret juridico-moral qu’est l’énoncé du type : « la personne commence à la fécondation. » Dire qu’un œuf tout juste fécondé est un humain potentiel est très exagéré. L’œuf tout juste fécondé n’est pas une réalité au destin univoque. Les biologistes disent que c’est une cellule « totipotente ». Il peut évoluer pour former une « môle » ou une tumeur ! Ajoutons que la plupart des cellules issues de la division cellulaire produiront non pas l’embryon mais son placenta. Jusqu’à la troisième semaine l’embryon lui-même peut se diviser pour former des jumeaux. Et enfin de 50 à 80% des embryons avortent spontanément dans les premiers jours et sont évacués spontanément à l’insu des femmes qui les portaient. L’origine absolue est bien un mythe. Là comme ailleurs.

Au total, nous sommes bien démunis pour définir quelque chose qui serait un respect dû aux êtres vivants, en tant qu’ils sont des êtres vivants, même si on sélectionne parmi les êtres vivants certaines catégories tout particulièrement dignes de respect et si on laisse à leur triste sort les bactéries, les amibes et les huîtres...

Fondements possibles d’une justification directe du respect de la vie

N’y aurait-il pas des raisons de respecter la vie en général ? Si la vie s’identifie à ce que nous offre la nature, à l’environnement que nous trouvons tout prêt, ne peut-elle pas être tout à la fois l’objet d’un sentiment particulier et d’un devoir moral ?

On peut fonder le respect de la vie sur une vision religieuse particulière. La « deep ecology » conçoit la Terre-Mère (Gaïa) comme un être vivant dont nous dépendons. On trouve de nombreux courants semblables dans l’idéologie « new age ». Ces idéologies ont quelque chose de commun : un anti-humanisme radical – certains vont même jusqu’à à comparer l’homme à un parasite dont il faudrait débarrasser la planète – comparaison assez gênante quand on se souvient de ce qu’a été le nazisme. Le respect de la vie suppose alors la soumission de l’homme. C’est une thèse de ce genre que soutient Hans Jonas quand il affirme que seul un gouvernement autoritaire pourra imposer les mesures nécessaires qui empêcheront les hommes de détruire la nature.

Cette philosophie/religion de la nature est fondée sur des postulats scientifiques erronés ou plutôt sur des superstitions archaïques et sur une approche régressive. Jonas propose ainsi de « considérer les hommes comme des enfants ». Il semble donc qu’il s’agit d’une voie que l’on devrait abandonner.

On peut fonder un principe moral sur l’idée de la valeur intrinsèque de la vie. Toute l’éthique peut être considérée comme la recherche de ce qui a une valeur intrinsèque (GE Moore). Le respect de la vie lié à l’idée d’une valeur intrinsèque de la vie (de la nature). Mais l’idée d’une valeur intrinsèque de la vie est mystérieuse. Pour Hume, une chose ou un événement n’a de valeur que s’il sert les intérêts de quelque chose ou de quelqu’un – ce qui semble exclure l’idée de valeur intrinsèque.

On peut définir trois idées de la valeur :

  1. Valeur instrumentale : la médecine a une valeur instrumentale.

  2. Valeur subjective : qui concerne ce que seulement certaines personnes aiment (le vin ou le football !)

  3. Valeur intrinsèque : elle est indépendante de ce que les gens aiment ou de ce dont ils ont besoin (par exemple œuvres d’art).

Nous pensons couramment que la vie présente ces trois valeurs à la fois ! La préservation d’une large diversité d’êtres vivants a bien une valeur instrumentale – la biodiversité présente de très nombreux avantages et, inversement, une diminution drastique de la biodiversité mettrait directement en cause la vie humaine elle-même. En second lieu, la vie sous toutes ses formes nous ravit ! Nous sommes toujours en admiration devant la prodigieuse diversité du vivant autant que devant des paysages naturels sublimes. Enfin, la vie humaine et la vie en général – celles de certains animaux, de certains végétaux au moins – semble bien présenter une valeur intrinsèque.

Cette notion de valeur intrinsèque renvoie à celle de sacré. Elle a bien une origine religieuse, avec des fortes nuances. Les religions archaïques pratiquaient les sacrifices humains : les mythes grecs y font de nombreuses références, bien que leur réalité n’ait jamais été prouvée, mais les Étrusques ou les Carthaginois les pratiquaient tout comme les Incas et Aztèques au moment de la conquête espagnole. Et les religions monothéistes, si elles condamnent les sacrifices humains, n’ont jamais reculé devant l’immolation des hérétiques et autres mécréants. Les sacrifices d’animaux sont très fréquents et apparaissent souvent comme des substituts des sacrifices humains : l’agneau pour représenter le sacrifice d’Abraham.

Dans la tradition biblique : chaque individu est une représentation et non simplement une production de Dieu (Dieu a créé l’homme à son image) l’homme en tant que tel est le sacré (voire : l’homme est Dieu !) Mais à cette sacralisation de l’homme, un matérialiste peut aussi souscrire (par exemple : nous admirons le processus de l’évolution darwinienne qui culmine dans l’être le plus complexe qu’est l’être humain).

Si des désaccords importants existent sur le caractère sacré de la vie en général, nous pensons tous ou presque qu’il y a une valeur intrinsèque de la vie humaine. C’est la source des désaccords sur l’avortement, l’euthanasie ou la peine de mort : personne ne défend ou ne condamne l’une de ces pratiques sinon en raison de l’argument du caractère sacré de la vie.

Nous considérons comme sacré ce dont la destruction volontaire nous déshonorerait. Une chose est sacrée soit par ce qu’elle représente (symbole) soit par son histoire. La vie naturelle présente ce caractère. Nous protégeons les espèces animales et végétales pas seulement pour des raisons utilitaires ou subjectives mais parce que nous estimons qu’un monde sans baleines et sans éléphants aurait moins de valeur. Si nous condamnons les mauvais traitements et les tortures infligées aux bêtes, c’est non parce que les bêtes sont les objets d’un respect absolu, mais parce qu’infliger des souffrances sans la moindre nécessité déshonore l’homme qui s’y adonne.

Respect de la vie humaine : trouver un « consensus par recoupement »

Par exemple, il est facile de concevoir qu’on protège les espèces – mais on trouvera tout aussi normal d’abattre un tigre échappé d’un zoo et qui menace la vie des personnes humaines (même s’il appartient à une variété de tigre en voie de disparition). On peut donc admettre comme un devoir sacré la protection des espèces naturelles soit parce qu’elles témoignent de la prolixité et de la beauté de la création divine, soit parce qu’elles constituent autant de formes admirables en soi de l’évolution naturelle. Mais on n’est pas obligé pour autant de se prosterner devant les vaches ! Tous les points qui peuvent faire l’objet d’un consensus peuvent être traduits en termes juridiques.

Peut-on aller plus loin ? Peut-on réconcilier des perspectives métaphysiques profondément divergentes concernant la vie en général et le respect qui lui est dû. Sur certaines questions épineuses, le consensus ne semble pas possible. Les anti-IVG considèrent que la vie est sacrée depuis l’instant de la conception. Les pro-IVG conçoivent aussi que la vie est sacrée mais ils ne fixent pas au même moment le commencement de la vie humaine. Mais on peut donc légaliser l’IVG au nom de la vie de la mère, sans attenter au droit des anti-IVG et sans remettre en cause le caractère sacré de la vie !

Le respect de la vie ne peut se fonder uniquement sur un sentiment intérieur. Il faut qu’il y ait une obligation qui s’impose à tous (quelles que soient les convictions métaphysiques ou religieuses.) Il est nécessaire de séparer et droit. Une personne au sens moral n’est pas une personne au sens du droit. Ronald Dworkin insiste sur ces distinctions :

Défendre le caractère sacré de la vie et affirmer que l’embryon est une personne qui a des droits (des intérêts, etc.) ce n’est pas la même chose. La plupart des gens qui s’opposent à l’IVG ne considèrent pas réellement que l’embryon est, dès la conception, une personne au sens juridique (« constitutionnel ») mais seulement dans le sens où la vie humaine en général est sacrée moralement. Dans la condamnation de l’avortement, il y a deux types d’arguments :

  1. Des arguments dérivés : on condamne l’IVG en raison du fait que l’embryon est supposé être une personne « constitutionnelle » dirait Dworkin.

  2. Des arguments détachés qui condamnent l’IVG au nom de la défense du caractère sacré de la vie humaine.

On retrouve les deux types d’arguments dans la discussion sur l’euthanasie. L’argument (2) n’a pas besoin de supposer que l’embryon et l’individu à l’état végétatif sont des personnes de plein droit. En réalité, pratiquement aucun des opposants à l’IVG ne croit (1) – s’ils le disent, ils ne le croient pas réellement : les catholiques n’enterrent pas les résidus de fausse couche ! Donc si c’est un crime, c’est un crime « cosmique » mais non un crime au sens juridique. Donc l’État ne peut que promouvoir une législation libérale en ce domaine qui s’accorde aux convictions des uns et des autres.

Ici encore, on voit que l’extension abusive de la au droit conduit tout droit à l’affrontement et à l’intolérance alors que leur séparation permet la coexistence d’éthiques (de conceptions compréhensives de la vie) différentes.

Mais on ne peut pas admettre que le respect de la vie puisse se tourner contre la vie, ce qui est le cas avec les témoins de Jéhovah qui refusent la transfusion sanguine, non seulement pour eux-mêmes mais aussi pour leurs enfants.

Retour à la question animale

Certains philosophes en viennent à étendre les arguments en faveur de la vie humaine à des thèses concernant le rapport aux animaux. Est affirmé le principe de « l’égalité animale ». C’est ici la position défendue par Peter Singer. Pour Singer et ceux qui défendent ses thèses, l’homme ne peut pas utiliser la nature à son gré, ni disposer des animaux comme il l’entend. Remarquons au passage que cette position est contradictoire avec la tradition biblique/chrétienne]. Singer dénonce « le spécisme » (mépris des autres espèces que la nôtre !). Dans « Libération animale », Singer défend un principe d’égalité animale (tous les animaux y compris l’homme ont un « égal droit à la vie »), même si Singer admet que certaines vies ont plus de valeur de d’autres. Comment déterminer que certaines vies aient plus de valeur que d’autres sinon en violant ce principe d’égalité animale ? En réalité Singer tombe dans les contradictions de toutes les morales utilitaristes.

Le principe de l’utilitarisme est le suivant : « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. » C’est au nom de ce principe que Jeremy Bentham inclut les animaux dans le champ de l’éthique : comme nous, les animaux sentent et peuvent souffrir ; mais, on le dit moins, c’est au nom du même principe que les droits de l’homme lui semblent une invention arbitraire et même dénuée de sens.

On peut reprendre ici la critique de Rawls contre l’utilitarisme à qui il fait grief de ne pas admettre que « chaque membre de la société possède une inviolabilité qui a priorité sur tout, même sur le bien-être de tous les autres » comme si les droits et les libertés de base des individus pouvaient être soumis à des marchandages politiques ou des calculs d’intérêts sociaux. »

Mais si les principes utilitaristes s’appliquent universellement à tous les êtres vivants, on va tomber dans un imbroglio complet. Les lions qui mangent les gazelles semblent assez ignorants de la souffrance qu’ils causent à ces pauvres animaux. Peut-être faut-il convertir les lions à l’alimentation végétarienne pour qu’ils se conforment aux règles des sectateurs du principe d’utilité ? Il faudrait transformer les animaux, au motif de l’égalité animale, en sujets de droit. Mais s’ils sont sujets de droits, ils doivent pouvoir répondre, à la barre du tribunal et, le cas échéant être condamnés. La solution de Singer consiste à dire que les animaux pourraient être représentés par des tuteurs, exactement comme les enfants en bas âge et les débiles profonds. Il oublie que les enfants en bas âge sont placés sous la responsabilité et la surveillance de leurs parents qui doivent justement les empêcher d’attenter aux biens et à la vie d’autrui. Si des parents n’exercent pas cette responsabilité parentale, ils sont d’ailleurs susceptibles de poursuites en justice. Qui va être chargé de la surveillance des lions, des loups qui s’attaquent aux troupeaux de moutons ou des serpents venimeux ?

Disons-le clairement : cette « égalité animale » est une histoire à dormir de debout. Il est assez inquiétant que tout cela soit maintenant pris au sérieux en philosophie. L’idée de « libération animale » ne vaut pas mieux. Les animaux ne sont pas des êtres libres. Il y a une petite histoire d’un scorpion qui demande à la grenouille de lui faire traverser la rivière sur son dos. La grenouille commence par refuser en faisant remarquer au scorpion qu’il la piquera dès qu’il sera sur son dos. Le scorpion cependant la convainc au moyen d’arguments utilitaristes : « je n’ai aucun intérêt à te piquer car alors je ne pourrai plus traverser la rivière ». Notre grenouille qui a lu Bentham embarque donc le scorpion, qui, à peine le milieu de la rivière atteint, la pique. Au moment où les deux vont couler, le scorpion est contraint d’avouer : « c’est ma nature ». Les animaux, sauvages ou domestiques, ne sont pas libres, car seul l’esprit est libre. C’est aussi simple que cela. Et donc la « libération animale » est une ineptie.

Conclusion provisoire

Les animaux n’étant ni nos égaux ni des êtres libres, ils ne peuvent être les objets d’un devoir moral. A fortiori, parler de devoir moral à l’égard des êtres vivants en général est une expression dépourvue de sens. Ce qui doit être respecté, c’est l’humanité comme fin en soi. Sur ce plan on ne peut pas dire autre chose que ce que Kant avait déjà dit.

Nous avons cependant des devoirs indirects envers la nature et envers les animaux : saccager la nature, milieu de vie de l’homme, ou exercer sa cruauté à l’égard des animaux, c’est mépriser l’humanité et la rendre méprisable. Il faut ensuite préciser l’attitude à tenir dans toute une série de cas particuliers. La disparition de nombreuses espèces est dommageable pour l’humanité, pas pour la nature qui s’en moque car elle n’a ni intérêt ni sentiment. Ainsi, nous savons que les abeilles nous sont précieuses, compte-tenu de leur rôle dans la pollinisation. Mais l’éradication du bacille de Koch serait plutôt une bonne chose ! Maintenir des populations d’animaux sauvages, dont l’humanité n’a pourtant aucune utilité, fait partie de nos devoirs envers l’humanité parce que nous considérons qu’une nature avec tous ces animaux sauvages est plus intéressante que ne le serait une nature d’où ils auraient disparu. Les animaux domestiques sont élevés pour que nous les mangions ou que leurs œufs ou leur lait servent à notre alimentation. En ce domaine, ce sont les pratiques de l’élevage industriel qui sont condamnables parce qu’elles traitent ces bêtes comme de la matière inerte, sans préoccupation de leur souffrance. Peut-être faut-il aussi envisager de traiter avec un soin tout particulier les animaux les plus proches de l’homme, comme le sont les hominidés (chimpanzés, bonobos, gorilles, orangs-outangs) qui font presque partie de « la famille » : on devrait résolument en condamner la chasse et préserver les populations menacées.

Mais encore fois, dans tous ces cas, il ne s’agit de respect par devoir moral. Il s’agit d’un point de vue résolument anthropocentré, c’est-à-dire humaniste. Du reste, si on sort de ce point de vue anthropocentré, il n’est plus aucun devoir prescriptible, puisque la notion même de devoir implique la capacité à émettre des jugements de valeur, à se donner une loi et à pouvoir en répondre librement, ce qui n’est possible que pour l’homme.

1Pagination de l’édition Arlea.

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Ecrit par dcollin le Lundi 6 Juillet 2015, 19:01 dans "Actualités" Lu 5130 fois. Version imprimable

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