Vers une désublimation totale
Le processus de désublimation répressive analysé par Marcuse, décomposition progressive de la puissance érotique et dépotentialisation de l'Eros, énonce que la jouissance - pas plus que le désir - ne constitue la fin du fin de la subversion du capital. Si, naguère encore, pesait sur elle le poids de la répression morale, religieuse et institutionnelle, elle tend à entrer dans le système global de la production capitaliste. La nouveauté est que le contexte de culpabilité généralisée s'accommode aisément de la législation et de la gestion programmée des multiples sources de jouissance possible, non seulement autorisées mais provoquées par le système, étant entendu que la dénomination et la désignation du champ du licite revient par là même à en indiquer les limites et à prévenir ses débordements éventuels, son empiétement sur la réalité quotidienne : "La libération sexuelle peut être poussée fort loin sans menacer le système capitaliste à son stade avancé" (Contre-révolution et révolte p 163)
Si vraiment la désublimation controlée identifie un mécanisme caractéristique de certains stades dans l'évolution des sociétés post-industrielles, la commercialisation du sexe - l'Eros exhibitionnisme et négociable (ibid p 148) - s'inscrit dans ce processus. Fonctionnant de façon fictive, comme un affranchissement à l'égard des anciennes hypocrisies morales et religieuses, la désublimation, telle que la comprend Marcuse, s'assimile à l'une des nombreuses instances chargées de réguler la libido. La représentation réaliste d'actes sexuels - "La cochonnerie et la photographie sexuelle sur papier glacé (ibid) - constitue le piège de la spéculation du sexe, littéralement et étymologiquement, dans lequel tombe l'apologiste naïf de la pornographie.
Affirmer la possibilité d'une libération ou d'un épanouissement sexuel grâce à la commercialisation spéculaire et spéculative du sexe, c'est à la fois reconnaître la réalité des frustrations et des besoins réels, et méconnaître le contexte historique de la répression accumulée et intériorisée par l'individu. Sans ce contexte, toute spéculation serait impossible. Seule la naïveté peut lier la pseudo-libéralisation de la libido à la déculpabilisation des pulsions, et croire qu'à la levée de toute censure institutionnalisée correspond une levée de la censure du surmoi dont les composants religieux, moraux et culturels se sont sédimentés au cours des siècles de "civilisation".
Le réalisme froid et cynique du hard core dénonce en les révélant la froideur et le cynisme du mécanisme d'exploitation commerciale et de "spéculation" fantasmatique dans lequel il est enfermé. Le genre "pornographique" entérine la séparation entre l'Eros et la vie quotidienne, entre le principe de plaisir et le principe de rendement, entre une esthétisation de l'environnement - son "érotisation" - et l'idéologie de la rentabilité.
Loin de faire éclater l'enfermement névrotique dans lequel il se complait, et au lieu d'aider au déploiement du potentiel subversif de la libido, il se rend complice des instances répressives. Le fonctionnement névrotique de la spéculation sexuelle ne libère pas les pulsions, et la mobilisation des fantasmes suppose que ceux-ci continuent d'exister afin que subsiste l'activité de censure. Ce processus, qui conditionne l'existence et la survie de la pornographie, ainsi que son attrait, nécessite le renouvellement permanent de l'insatisfaction et diffère constamment le plaisir que pourrait constituer une libération effective et totale de l'Eros et de l'investissement libidinal hors des zones programmées et fatalement non subversives, soumises au contrôle du système économique.
Il n'y a pas incompatibilité entre la "spéculation" sexuelle, même intensive, et le conformisme moral, religieux et institutionnel. La "pornographie", parce qu'elle est non seulement la caricature mais l'opposé d'une véritable libération sexuelle sur le plan du vécu quotidien, joue sur la culpabilisation. Croire le contraire serait considérer l'inconscient comme monolithique et statique, et ignorer les conflits résultants de l'ambivalence des tendances libidinales constituent des complexes dynamiques. La "pornographie" repose sur la transgression des interdits, et le plaisir pris à la transgression ne se comprendrait pas sans la honte qui l'accompagne, elle-même effet de la répression instinctuelle.
La spéculation du sexe opère une véritable récupération du fonds névrotique et fantasmatique qui s'est constitué sous l'effet d'une éducation et d'un conditionnement répressif spéculaires. La pseudo-libération du sexe apparaît bien comme le mauvais alibi d'une société où prédomine la valeur d'échange, incapable de contrôler la décomposition de ses propres fondements autrement qu'en l'insérant dans le circuit de la rentabilité. Dans ce cycle répression-libéralisation, et là où tour à tour s'appliquent indifféremment, parce qu'en fin de compte identiques, l'une ou l'autre, sont rendus visibles les stigmates de l'oppression ancienne.
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Ecrit par Alain Hupé le Mardi 17 Mars 2015, 19:02 dans "Mes invités" Lu 3916 fois.
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