Morale et politique
Il est à craindre qu’il ne s’agisse que d’une chimère. L’individu érigé au rang de maître absolu de lui-même, l’individu qui n’a de comptes à rendre qu’à sa conscience et qui est capable de se donner à lui-même sa propre loi (autonomie), cet individu si génialement pensé par Kant, cet individu que Descartes avait déjà rendu « comme maître et possesseur de la nature », n’est que la figure idéologique de la modernité, une projection dans le ciel de la métaphysique des individus réels qui sont arrachés de force aux conditions de la société traditionnelle ou se jettent à l’aventure pour conquérir le monde, le modeler à leurs mains et soumettre tous ceux qui ne leur ressemblent pas. L’homme idéal, pur être de raison, que les philosophes des Lumières et Kant plus que tous les autres, ont inventé n’est que le visage lumineux, philosophique, du conquistador, du capitaine d’industrie, de l’aventurier et du conquérant colonial, bref de tous ces individus qui se sont affranchis de la tutelle des autorités traditionnelles pour agir selon leur propre raison, même si cette raison leur a dicté des conduites qui eussent horrifié le penseur de Königsberg.
Mon propos n’est pas de reprendre cette réévaluation des Lumières déjà bien entamée par l’école de Francfort et la théorie critique. La « dialectique des Lumières »[1] conduit à penser le marquis de Sade comme le contrepoint du chaste Kant. Je voudrais prendre une autre voie qui pourrait être celle d’un retour à Aristote – dans la lignée suivie par Mc Intyre[2] – c’est-à-dire la voie qui consiste à rebrousser chemin et à mettre en cause la séparation de la morale (individuelle) et de la politique (collective). Plus exactement, il s’agit de penser leur unité dialectique. J’ai eu l’occasion[3] de montrer l’impasse dans laquelle s’enfonce Rawls lorsqu’il veut construire une théorie politique indépendante de toutes les conceptions englobantes du bien, parmi lesquelles il fait figurer l’humanisme civique et le républicanisme classique. La théorie procédurale de la justice est semblable au célèbre baron qui voulait s’extirper du marais en tirant sur ses propres bottes : elle présuppose un idéal d’impartialité (et donc d’égale dignité) chez les agents placés sous le voile d’ignorance, ce qui est déjà une conception morale et rend illusoire la tentative de construire des principes de justice indépendants des philosophies morales.
Chez Rawls, comme chez son grand adversaire Nozick, on présuppose des individus isolés et indifférents mutuellement. Mais cette présupposition anthropologique, éventuellement utile à titre heuristique, devient franchement nuisible quand elle est maintenue au cœur même d’une théorie politique, puisqu’elle fait reposer le lien social entre les individus uniquement sur le calcul – c’est criant chez Rawls pour qui les principes de justice sont justifiés au moyen d’une pensée opératoire issue de la théorie de jeux. Mais notre rapport aux autres ne dépend pas d’un calcul que nous aurions le loisir d’effectuer ou non. Nous n’existons que par les autres, avec ou sans calcul et notre existence, ce que nous sommes au plus intime de notre conscience résulte de cette entrecroisement de relations qui forme l’identité personnelle d’un individu. En posant des individus isolés et en essayant de reconstruire logiquement le lien social on s’interdit en fait de comprendre ce qui nous amène à concevoir de telle ou telle manière ce lien social.
Toutes les justifications rationnelles de la conception contemporaine dominante des rapports entre morale et politique résident dans l’idée d’une société composée d’individus agissant le plus souvent rationnellement en vue de maximiser leur utilité. Cette conception est dominante parce qu’elle ne fait qu’exprimer la perception spontanée que les acteurs ont du lien social dans une société où les rapports sociaux apparaissent comme des rapports de grandeurs entre les choses et où les formes de la coopération sociale sont dissimulées sous la concurrence que se font les individus sur un marché qui inclut le marché du travail. Comprendre ce que Marx veut dire dans le chapitre du livre I du Capital consacré au « fétichisme de la marchandise », c’est comprendre combien est illusoire cette morale individualiste prétendument fondée sur l’exercice de la rationalité individuelle.
Inversement, si, comme Marx le propose, nous nous représentons « une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d’après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social », les conceptions morales de ces hommes libres seront immédiatement liées aux impératifs de la vie sociale qui n’apparaîtront plus comme des limites extérieures de leur volonté ou comme des devoirs moraux à opposer à leurs inclinations. La séparation entre une éthique personnelle, où se résument nos conceptions de la vie bonne, et une morale sociale rationnelle, délimitant nos devoirs envers autrui, découle des conditions de la vie dans les sociétés dominées par le mode de production capitaliste.
Bref la morale est intimement liée aussi bien aux exigences anhistoriques de toute société humaine qu’aux conditions particulières, sociales, politiques et culturelles, du moment et du lieu. Le capitalisme a ceci de particulier que, poussé à la limite, il prétend nous émanciper de toute exigence morale. Chacun poursuivant ses buts égoïstes concourt à son insu au bonheur commun nous dit une version – légèrement simplificatrice – de la pensée libérale version Adam Smith. Mais la morale spontanée du capitalisme est ce que j’ai appelé ailleurs « le social-sadisme ». Dès lors que le morale se résume à suivre la ligne de son désir insatiable, tout peut toujours être justifié dès lors que la réussite économique des uns est censée profiter à tous. Il est par conséquent assez naturel que le recours à la morale soit récusé par les idéologues qui dominent la production intellectuelle dans les sociétés dominées par le mode de production capitaliste.
Longtemps on a cru - « on », c’est-à-dire essentiellement ceux qui se réclamaient d’une pensée critique « anticapitaliste » – que le capitalisme avait un lien intrinsèque avec la religion et la morale moralisante, d’Aristote à Kant, pour aller vite. Mais ceci n’était vrai que tant que le capitalisme n’était pas encore vraiment chez lui, devait se mouler dans les cadres de la vieille société féodale et cléricale et avait besoin de conserver les justifications morales de l’obéissance – avec les contreparties que cela pouvait impliquer. Mais nous n’en sommes plus là. La famille est un obstacle aux impératifs de la « mobilité » imposée par la course frénétique aux surprofits. Les limites que la morale religieuse met à l’exploitation du corps et du foetus humains apparaissent comme autant d’entraves insupportables à l’expansion d’un nouveau champ d’accumulation du capital, celui des biotechnologies. Le tourisme sous toutes ses formes, y compris le tourisme sexuel, le spectacle sous toutes ses formes y compris la pornographie, la consommation sous toutes ses formes y compris celles des drogues licites autant qu’illicites sont des secteurs complètement intégrés au fonctionnement d’ensemble du mode de production capitaliste. On voit clairement quelles sont les racines sociales de la dénonciation de la morale ou de sa restriction à une « morale par agrément » ou à une morale minimaliste.
En contrepoint, les revendications morales populaires, souvent traitées avec le plus grand dédain par les esprits forts, doivent être comprises comme des manifestations d’une volonté d’enrayer la marche en avant du « capitalisme absolu ». L’exigence que la loi n’ait pas « deux poids, deux mesures » ou que les élus, « ministres », c’est-à-dire serviteurs de la république, ne puissent exciper de leur position pour réserver des sinécures à leur progéniture, voilà des exigences morales qui présentent une portée politique réelle. Au-delà des événements, on doit reconnaître que Manuel Valls (voir Marianne, 30/10/2009) a raison quand il énumère les questions indissociables de toute tentative de redéfinir une morale républicaine : la question du rapport à la vérité, celle de la justice sociale, celle de la responsabilité individuelle et des mœurs. C’est qu’en effet il n’est pas de république sans une morale républicaine, non pas une morale inquisitoriale qui dicte à chacun ce qu’il doit faire dans sa vie privée, mais un certain sens du devoir et du bien commun, un ethos communautaire en dehors duquel les idéaux républicains (liberté, égalité, fraternité) restent de mots creux.
La morale commune permet que la grande masse des citoyens soit attachée à la préservation des institutions politiques républicaines et inversement les institutions républicaines (et notamment les institutions qui expriment le plus complètement l’idée de bien commun, éducation, santé, culture, protection des personnes âgées, etc.) éduquent les citoyens dans le sens de la morale commune. Pour refuser le recours à la morale en politique, certains commentateurs (plus cultivés que la moyenne, malgré tout) invoquent les pages que Hegel consacre à la « belle âme ». Mais ils oublient que, pour Hegel, le point le plus haut de l’organisation politique n’est pas le système du droit mais la Sittlichkeit, qu’on traduit par éthicité ou « bonnes mœurs ». L’objectif de l’action politique pourrait donc être l’établissement et la conservation des « bonnes mœurs »... Discours peu audible aujourd’hui, notamment dans les milieux « progressistes » - qui ne voudrait pas être progressiste. Discours cependant sur lequel il serait bon de réfléchir un peu plus que l’on ne le fait aujourd’hui.
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Ecrit par dcollin le Dimanche 17 Mars 2013, 19:12 dans "Morale et politique" Lu 7766 fois.
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