Lecture de "Vers la paix perpétuelle" de Kant (4)
Morale, droit et politique - Prolongements contemporains
La pensée politique kantienne est soumise à la critique des « réalistes ». La paix perpétuelle et plus généralement les principes républicains kantiens seraient « impraticables ». Impraticables, parce que purement « théoriques » – Kant ne dit-il pas qu’ils sont a priori, c'est-à-dire qu’ils sont conçus par la raison pure, antérieure à toute expérience ? Les reproches adressés à Kant redoublent en quelque sorte les virulentes critiques que le parlementaire et publiciste britannique Edmund Burke adresse à la révolution française dans ses fameuses Réflexions sur la révolution en France. L’esprit de système, l’abstraction et le refus de l’expérience du passé, voilà ce qui conduira la France révolutionnaire à la catastrophe. Le premier appendice de Vers la paix perpétuelle peut ainsi se lire non seulement comme un prolongement de Théorie et pratique, mais aussi comme une réponse à Burke.
Face aux prétentions de la soi-disant « politique réaliste », la « realpolitik », Kant entreprend une critique serrée, si importante que l’appendice I est, en volume, la partie la plus importante de l’ensemble du traité ; en outre, l’appendice II prolonge très largement cet appendice I. Ces deux appendices constituent le point d’appui philosophique de l’ensemble du traité. Ils donnent l’explication complète de cette curieuse annexe II, « Article secret en vue de la paix perpétuelle ». Cet article se donne comme une première élucidation du rapport entre philosophie et politique. « Les États armés pour la guerre doivent consulter les maximes des philosophes concernant les conditions de possibilité de la paix publique » (108, viii-368) affirme l’annexe II. Présenté comme une clause permettant au souverain de consulter les philosophes sans paraître chercher à « s’instruire auprès de ses sujets » (108, viii-369) semble simplement renouveler le thème des philosophes éclairant le souverain, selon une figure bien connue des Lumières, celle du despote éclairé. En réalité, il n’en est rien : pour la clause secrète soit mise en œuvre, il suffit de laisser aux philosophes la pleine liberté de s’exprimer publiquement. Kant ne demande pas que les avis des philosophes aient force de loi mais seulement qu’ils puissent être écoutés. Toutes les précautions d’usage, sous forme de dénégations, n’empêchent pas la critique acerbe d’une justice qui se sert du glaive pour faire pencher l’un des plateaux de la balance selon le principe « malheur aux vaincus ». C’est pourquoi « le juriste qui n’est pas en même temps (en matière de moralité) philosophe, éprouve la plus grande tentation, parce que sa fonction consiste seulement à appliquer les lois existantes » (109, viii-369). Or les lois existantes doivent être améliorées – c’est là, comme on l’a vu une des conditions de la paix. L’auteur de Qu’est-ce que les Lumières ? rappelle indirectement que le public doit s’éclairer progressivement. Mais « pour ces Lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et la plus inoffensive parmi tout ce qu’on nomme liberté, à savoir celle de faire un usage public de la raison sous tous ses rapports. » (45, viii-36) Kant n’est pas Platon : les philosophes ne sont pas des politiques et il refuse la thèse des philosophes rois « parce que détenir le pouvoir corrompt inévitablement le jugement libre de la raison. » (109, viii-369) Mais la philosophie doit jouer un rôle politique à éclairer « les peuples royaux », c'est-à-dire les peuples souverains. Cela va donc au–delà d’un plaidoyer pro domo pour la philosophie. La liberté et la considération où l’on tient la philosophie sont donc un des éléments d’un véritable régime républicain.
Cette place donnée à la philosophie ou au philosophe (en tant que moraliste) est politique parce qu’elle est dirigée directement contre la domination de la politique par le politicien « réaliste », ce « praticien » pour qui la « généreuse espérance » de la paix perpétuelle n’est qu’un songe creux et « la morale n’est qu’une simple théorie » (111, viii-371). Le « praticien » pourrait admettre la morale mais seulement comme une tactique politique dans la proposition : « l’honnêteté est la meilleure politique », proposition que l’expérience contredit ! En réalité, la prudence n’est pas un bon guide. En effet, elle ne repose que sur le calcul des enchaînements supposés des causes et des effets. Mais cette raison calculatrice « n’est pas suffisamment éclairée pour embrasser du regard la série des causes prédéterminantes qui permet de pronostiquer avec assurance, d’après le mécanisme de la nature, le résultat heureux ou malheureux des faits et gestes des hommes ». Les tromperies, les manœuvres et les combines de la diplomatie de puissance prétendent toujours agir en vue du bien, sacrifier l’action morale au motif d’une fin louable et, immanquablement, elles précipitent les catastrophes. Il faut donc suivre la voie du devoir, sans quoi le droit lui-même devient impossible.
S’il faut lier morale et politique, c’est la morale qui doit avoir le dessus. C’est pourquoi on doit concevoir un politique moral mais non un « moraliste politique qui se forge une morale qui soit profitable à l’intérêt de l’homme d’État. » Le politique moral est celui qui prescrit d’agir au plus tôt pour corriger les vices des États ou des rapports entre États. Kant montre que le politique moral peut s’accorder avec la prudence en défendant la voie de la réforme, refusant de renverser une constitution avec qu’une autre meilleure ne soit prête pour la remplacer et défendant ainsi l’évolution progressive « réformiste » : un État peut déjà se gouverner de manière républicaine alors que sa forme extérieure est encore despotique. En revanche, la même politique morale dicte de soutenir un régime révolutionnaire dès lors qu’il est institué. C’est là une constante de la politique kantienne : défendre la révolution française à l’extérieur mais se mettre dans la voie des réformes pour l’Allemagne. Ce n’est pas, de sa part, une conviction dictée par la maxime « soyez prudents comme les serpents » ou du moins pas seulement ; il est persuadé que l’Allemagne n’est pas prête à changer brutalement de constitution et, de plus, la voie réformiste est la plus économique et la plus conforme aux principes du devoir. L’idée du retard allemand sera d’ailleurs une constante des penseurs allemands républicains ou révolutionnaires jusqu’aux jeunes hégéliens et à Marx.
Enfin, le politique moral refusera d’imposer à la force à un autre État, même injuste, ses propres principes. Ce sont les « lois permissives de la raison » (114 note, viii-373) qui conduisent à accepter cette politique de non-intervention dans les affaires intérieures d’un autre État. Kant admet qu’il puisse y avoir des « moralistes despotisants » qui offensent les règles de la prudence mais, au total, il est plus facile d’enseigner la prudence à ce genre de moraliste que d’enseigner la morale aux « politiques moralisants » puisque ce dernier maquille « les principes politiques contraires au droit ». Cette discussion très générale semble nous éloigner de la question de la paix, mais il n’en est rien. La critique des maximes sophistiques des « praticiens » (116 et 117, viii-374/375) débouche à nouveau sur la critique de la politique de puissance qui conduit à la guerre : pour ces politiques en effet l’honneur se résume à « l’honneur d’étendre leur puissance ». La critique du politique moralisant se concentre finalement sur un point : il méconnaît « le principe suprême dont dérive le dessein de la paix perpétuelle » (118, viii-376).
Kant prend soin de montrer que ses thèses sont juridiques et non morales ou philanthropiques. Cependant la source du droit et de la morale est unique : elle réside dans le pouvoir législateur de la raison. De nombreux critiques ont ainsi mis en cause chez Kant un véritable fanatisme moral condamné par la formule « fiat justicia, pereat mundus » qu’on peut traduire par « que la justice soit faite, dût le monde périr ». Or Kant assume cette formule qu’il traduit à sa manière : « que règne la justice, dussent tous les fripons de la terre être anéantis à cause d’elle », et il ajoute que « c’est une proposition de droit très courageuse qui permet de couper court à tous les chemins tortueux que la perfidie ou la violence ont tracés » (120, viii-378). Remise dans le contexte, cette affirmation peut être comprise comme un soutien aux révolutionnaires français qui ont entrepris par la manière forte d’anéantir « les fripons de la terre ».
Kant a, certes, condamné l’exécution de Louis xvi, mais il critique dans cet acte le fait que Louis xvi ait été jugé pour ses actes antérieurs à la proclamation de la constitution républicaine : « lorsque la rébellion du peuple réussit, ce chef suprême devrait reprendre sa place de sujet et ne devrait ni mettre sur pied une rébellion pour retrouver sa place ni craindre de rendre des comptes pour sa conduite antérieure de l’État. » (126, viii-383). Autrement dit, on ne pouvait accuser le citoyen Louis Capet d’avoir été le roi Louis xvi, mais la porte restait ouverte pour une accusation de trahison ou pour avoir mis sur pied « une rébellion pour retrouver sa place ». La condamnation kantienne du régicide français n’a pas grand-chose à voir avec l’horreur éprouvée par les intellectuels allemands qui se sont détachés de la révolution française après 1793.
Mais la maxime kantienne n’est pas un produit de la conjoncture. Elle est la conséquence directe de la conception politique et morale kantienne. Politiquement, elle « oblige les puissants à ne pas dénier ou restreindre le droit de quiconque en raison d’une disgrâce ou d’une compassion envers d’autres » (121, viii-379). Elle conduit d’une nouvelle manière à l’exigence d’une constitution républicaine, c'est-à-dire de la « constitution intérieure d’un État [qui] soit érigée selon les purs principes du droit ». Elle demande aussi d'agir en vue de régler légalement les différends avec leurs voisins. La justice est donc le premier principe politique qui commande tous les autres ; elle est donc la vertu première d’une organisation politique. Prolongeant la critique des morales téléologiques qui prennent le bonheur pour critère de l’action morale, Kant affirme maintenant : « Cette proposition ne veut rien dire d’autre que ceci : il ne faut pas que les maximes politiques procèdent du bien-être et du bonheur que chaque État peut attendre de leur observation ». S’il y a conflit entre justice et progrès de la prospérité matérielle, c’est donc la justice qui doit primer. Si par exemple, on ne peut sans injustice – c'est-à-dire sans violer les droits d’une personne – augmenter la richesse de tous, il faut renoncer à ce moyen. Les maximes politiques du gouvernement doivent découler du « pur concept de devoir de droit ». (112, viii-372).
Ainsi, la maxime inflexible de Kant n’est pas une maxime pour des moralistes exterminateurs. Elle est au contraire un refus catégorique de toute logique sacrificielle. Jamais les droits d’un individu ne peuvent être sacrifiés pour un avantage collectif. L’opposition de Kant est nette aux diverses formes d’utilitarisme qui font du plus grand bonheur possible pour le plus grand nombre le critère ultime de l’action.
Cette primauté de la justice ne découle pas de considérations empiriques. Elle procède du « concept transcendantal du droit public ». Ce concept s’exprime sous la forme du principe de publicité selon lequel une maxime ne peut être une maxime de droit si elle ne peut pas être exposée publiquement. Nous avons déjà montré quel rôle elle joue dans la justification de la constitution républicaine et la question du droit de rébellion. Mais elle vaut également dans le droit des gens. Dans les alliances qu’un État noue avec les autres, aucun État ne peut se réserver le droit de ne pas tenir ses promesses. En effet, s’il annonçait publiquement qu’il se réserve ce droit, tous les autres soit le fuiraient soit s’uniraient pour combattre ses prétentions. Autrement dit, les « maximes sophistiques » affirmant la primauté de la prudence politique sur la morale se contredisent elles-mêmes. Les avantages auxquels elles prétendent se révèlent vains. (cf. 127/128, viii-383/384)
Ce principe de publicité doit être compris comme une traduction juridique de l’impératif catégorique. Les raisonnements de Kant reprennent ceux utilisés dans les Fondements de la métaphysique des mœurs ou dans Sur un prétendu droit de mentir par humanité. Si j’énonce le principe : « le mensonge est légitime en vue d’obtenir un quelconque plus grand bien », alors plus personne ne voudra croire en ma parole et par conséquent je ne pourrai plus obtenir aucun des avantages présumés de ce droit de mentir que je m’étais octroyé. Le principe de publicité juridique apparaît donc bien comme une reprise du principe d’universalité moral : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. »[1]
On dispose donc d’un critère permettant de déterminer négativement ce que peut être l’accord entre morale et politique. Il reste à montrer comment ces maximes s’accordent avec le droit des gens. La réponse est claire : le droit des gens est possible seulement sur la base d’un état de droit et seule l’union fédérative des États en vue d’éloigner la guerre est « le seul état de droit compatible avec la liberté des États. Ainsi la concordance de la politique et de la morale n’est-elle possible que dans une union fédérative » (129, viii-385). L’état de droit seul rend effectives pour toutes les exigences morales issues de la raison. Ainsi se trouvent noués morale, droit et politique. Certes, il peut rester une contradiction entre l’amour des hommes et le respect du droit qui sont tous les deux des devoirs. Mais le premier n’est qu’un devoir conditionné, alors que le second inconditionné. Un devoir inconditionné est un devoir qui découle de « la simple représentation de cette action même » alors qu’un devoir conditionné qui pense la nécessité de l’action « médiatement par la représentation d’une fin »[2]. S’il y conflit entre ces deux devoirs, c’est le devoir inconditionné qui seul peut limiter le devoir conditionné. Il faut comprendre qu’il ne s’agit pas d’une simple construction logique abstraite. Supposons que par amour de l’humanité, on agisse en limitant le devoir inconditionné, c’est alors la valeur même de cette humanité au nom de laquelle on prétend agir qui se trouve diminuée, puisque ce qui fait de l’humanité une fin en soi, c’est précisément cette dignité qui réside dans la vie morale. Ce principe, qu’on pourrait appeler après Rawls de priorité du juste sur le bien et dont nous avons déjà vu d’autres utilisations, permet donc de dénouer tous les cas de conflit des devoirs et il est seul à pouvoir fonder une société bien ordonnée du point de vue du droit des gens.
Donc la paix perpétuelle n’est pas une vague aspiration à la paix, elle n’est pas un principe philanthropique dont l’effectivité resterait aléatoire ; elle est un état juridiquement fondé. Mais qu’est-ce qui permet de considérer que cet idéal du droit n’est pas un état à jamais inaccessible si on considère ce « bois tordu » dont est faite l’humanité ? Kant fait ici intervenir la Providence, comme un « deus ex machina ». À l’évidence, cette idée vient de la philosophie de Leibniz dont les grands thèmes ont été largement diffusés par l’enseignement de Wolff. Cela peut sembler curieux pour le lecteur de la Critique de la Raison Pure. Cette Providence pourrait bien être une de ces idées cosmologiques dont la Critique a montré la dialectique, c'est-à-dire le caractère illusoire. L’explication est donnée dans la longue première note de l’Annexe I. « Dans le mécanisme de la nature dont l’homme (comme être sensible) relève, se montre une forme qui se trouve déjà au fondement de son existence et que nous ne pouvons pas comprendre autrement qu’en supposant qu’elle est la fin d’un auteur du monde qui l’a prédéterminée » (98, viii-361).
Il n’existe aucun concept de Dieu puisque Dieu ne peut être l’objet d’aucune expérience possible. Mais l’idée d’une nature guidée selon un plan (divin) est une idée qui possède pour Kant une objectivité certaine. Dans la Critique de la Faculté de juger, il montre à partir de l’étude des êtres vivants que la conception purement mécanique causaliste employée en physique est inapte à rendre compréhensible le vivant, singulièrement le pouvoir auto-organisateur et auto-formateur des êtres animés. Pour rendre intelligibles ces phénomènes, nous devons donc supposer (sans pouvoir la connaître) une finalité générale de la nature. La vie de l’homme (en tant qu’être sensible) appartenant à ce monde naturel est donc susceptible d’être comprise seulement par le moyen de jugement téléologique, c'est-à-dire orienté par la présupposition d’une finalité.
Le « plan de la nature » n’est donc ni l’objet d’un article de foi, ni celui d’une intuition intellectuelle – rigoureusement impossible pour Kant – mais un postulat rendu nécessaire par les exigences de la raison. Sa valeur objective est attestée par le gain d’intelligibilité qu’il procure dans la compréhension de la nature « dont le cours mécanique laisse manifestement briller une finalité ». Le finalisme kantien, profondément différent des finalismes antérieurs (d’Aristote à Leibniz) ne se présente donc pas comme un retour en arrière par rapport à la pensée moderne antifinaliste de Galilée, Descartes ou Spinoza. Sa valeur réside dans ce qu’il permet de réconcilier la connaissance théorique que nous pouvons avoir de l’homme comme être sensible naturel et les exigences de la raison pratique qui saisit l’homme comme être de raison. C’est une idée « transcendante d’un point de vue théorique, mais qui, d’un point de vue pratique (par exemple si l’on considère le concept du devoir de paix perpétuelle, pour utiliser à cette fin le mécanisme de la nature) est bien fondée dogmatiquement et en réalité. » (100, viii-362)
Ainsi « l’humeur » qui peut s’emparer de nous lorsque nous contemplons le spectacle de l’histoire humaine qui n’est « dans l’ensemble, en dernière analyse, qu’un tissu de folie »[3] peut-elle céder la place à la compréhension d’un processus historique dont saisissons le fil directeur. Les penchants, « en eux-mêmes peu sympathiques » de l’homme doivent être compris comme les moyens dont se sert la Nature pour parvenir à ses fins, l’établissement d’un état de droit. On pourra discuter longuement cette philosophie de l’histoire qui de Leibniz à Hegel et Marx nous convie, en de compte, à relativiser le mal et à rechercher comment le mal lui-même est un des moyens par lequel advient le bien. Il reste que, en dernière analyse, cette philosophie de l’histoire légitime le projet de paix perpétuelle. Refusant les philosophies qui, de Sénèque à Rousseau parient en quelque sorte sur une nature bonne de l’homme, alors que nous avons tant de signes du contraire, Kant admet l’existence d’un « mal radical »[4]. Alors que Rousseau se demandait si la République dessinée dans le Contrat Social n’était pas un régime fait pour des dieux plutôt que pour des hommes[5], pour Kant, « le problème de l’institution de l’État, aussi difficile qu’il paraisse, n’est pas insoluble, même pour un peuple de démons (pourvu qu’ils aient un entendement) » (105, viii-366).
Nous arrivons ainsi à cet apparent paradoxe : la guerre elle-même est un des moyens dont la nature se sert pour parvenir à ses fins. Si on peut trouver au courage au combat une certaine « dignité intérieure » (103, viii-365), cela ne concerne, certes, le genre humain que comme « classe animale ». Mais, par la guerre, les hommes peuplent toute la terre, entrent en contact les uns avec les autres et se trouvent en fin de compte confrontés à la nécessité, ce serait-ce que pour défendre leurs acquisitions, de tenter de construire un état de paix. « C’est de cette manière que la nature, par le biais des mécanismes des inclinations humaines elles-mêmes, garantit la paix perpétuelle » (107, viii-368).
Il apparaît maintenant clairement que Vers la paix perpétuelle n’est pas un opuscule de circonstance, un simple essai de philosophie appliquée, mais bien une des pièces centrales du système de la philosophie kantienne, un concentré de tout le travail philosophique antérieur. Si la Critique de la Raison pure répond à la question « que puis-je savoir ? » et la Critique de la Raison pratique à la question « Que dois-je faire ? », le projet de la paix perpétuelle réconcilie les deux domaines que la critique avait séparés. La dynamique providentielle de l’histoire nous donne l’espérance de réconcilier les principes de la loi morale et ce que nous pouvons connaître de l’homme en tant que partie de la nature.
Conclusion : Prolongements contemporains
Les bouleversements contemporains de l’ordre du monde mettent à nouveau les questions kantiennes au cœur de l’actualité politique internationale. Un nouvel ordre international, un ordre qui ne s’appuie plus sur l’équilibre de la terreur de l’époque de la guerre froide, est-il possible ? Quel est l’avenir de l’État et de la liberté des nations dans les grands ensembles qui se semblent se dessiner, au premier chef en Europe ? Quel est le rapport entre la morale (humanitaire) et le droit ? Y a-t-il un droit d’ingérence par lequel certains États pourraient intervenir contre un État injuste ? Autant de questions abordées par Kant. Nous nous limiterons ici à quelques mots sur les prolongements que deux des penseurs les plus importants de notre temps en philosophie politique, Jürgen Habermas et John Rawls, donnent à la pensée kantienne.
Dans La Paix perpétuelle – Le bicentenaire d’une idée kantienne, Habermas essaie d’évaluer la pertinence de la pensée kantienne pour les problèmes du droit cosmopolitique et de la paix aujourd’hui. Habermas résume ainsi la position de Kant. Si la paix perpétuelle est possible, c'est-à-dire si un état de paix stable fondé sur l’alliance d’états raisonnables est possible, trois grandes tendances l'expliquent : « 1) le caractère pacifique de républiques ; 2) la force socialisatrice du commerce international ; 3) la fonction de l’espace public politique. »[6] Si on examine ces tendances à l’aune de l’expérience historique, le jugement qu’on peut porter sur le projet kantien est ambigu. Selon Habermas, ces propositions kantiennes, prises dans leur sens immédiat, ont été démenties par les faits, mais « ouvrent à des développements historiques qui témoignent d’une dialectique bien singulière ».
Tout d’abord, les républiques ne se sont pas montrées particulièrement pacifiques. Le remplacement des armées mercenaires par l’armement du peuple s’est traduit bien souvent par l’exaltation nationaliste et au total les statistiques montrent que les États républicains sont aussi guerriers que les États plus ou moins despotiques. Cependant les visées universalistes des États républicains, si elles les incitent souvent à la guerre les conduisent en même temps à changer le caractère de la guerre. En ce qui concerne le deuxième point, l’expansion du commerce loin d’avoir été pacificatrice a surtout développé les rivalités entre les grandes puissances. En même temps, la « globalisation » a conduit à de profondes transformations dans les rapports internationaux, a affaibli la frontière si chère à Carl Schmidt entre affaires intérieures et politique étrangère. Enfin, le troisième point montre que Kant comptait sur le développement des Lumières pour assurer le caractère pacifique des États républicains. Néanmoins, il est loi d’être certain que le développement des mass media et de la culture de l’image contribue au progrès des Lumières. Pourtant, dans le même temps, les nouveaux moyens techniques et les nouvelles exigences du commerce sont peut-être en train de faire émerger un espace public mondial.
Mais la critique d’Habermas sur concentre un point : l’union fédérative constituée sur la base de la libre volonté des États en vue d’éviter la guerre lui semble frappée d’une faiblesse structurelle. L’expérience montre que dans les périodes de tension grave, cette union fédérative devient simplement le champ des affrontements entre les intérêts divergents des grandes puissances. Non seulement l’expérience de la SDN mais aussi celle de l’ONU montrent l’impuissance de cette union qui ne peut agir qu’avec un très large accord et notamment celui des puissances dominantes. La nécessité d’une autorité supranationale lui semble avérée, une autorité qui pourrait ne pas être la « monarchie universelle » que craignait Kant mais plutôt quelque chose qui ressemblerait à une république universelle. Cette nécessité est d’autant plus impérative que le cadre de l’État-nation, celui dans lequel Kant pense, serait dépassé par l’évolution économique et sociale mondiale la « globalisation ».
En ce qui concerne le droit cosmopolitique, Habermas estime que sa version kantienne réduite au « droit de visite » est très insuffisante quand on est confronté aux guerres modernes et au crime contre l’humanité. Bien que de manière très unilatérale, les procès de Nüremberg ou le TPI pour juger les crimes dans l’ex-Yougoslavie indiquent la possibilité d’une avancée du droit cosmopolitique.
À l’inverse de Habermas, Rawls reste strictement dans le cadre du « droit des gens » kantien, mais étendu. Mais il part de la situation réelle contemporaine, c'est-à-dire celle où existent des organisations « sujettes au jugement du droit des gens démocratique, dont le rôle est de régir la coopération entre ces peuples et d’endosser certains devoirs acceptés ». Certaines de ces organisations comme l’ONU « peuvent avoir l’autorité de condamner les institutions internes qui violent les droits de l’homme et dans certains cas extrêmes de les punir en imposant des sanctions économiques ou même en intervenant militairement ».[7]
Rawls tente d’élargir au droit des gens les principes employés dans la Théorie de la justice[8]. La situation est cependant nettement plus compliquée puisque si on veut construire une théorie réaliste il faut partir d’une situation où n’existent pas seulement des sociétés libérales[9] régies par des principes de justice (correspondant en gros aux États à constitution républicaine de Kant) mais aussi des sociétés non libérales. Rawls procède en plusieurs étapes. La première, la plus simple, consiste à construire le droit des gens régissant un ensemble de société libérales régies par des principes de justice (même si ces principes ne sont pas ceux de la justice comme équité). La seconde étape consiste à traiter du cas de la coexistence entre des sociétés libérales et des sociétés non libérales raisonnables. Par là Rawls désigne, faute de mieux des sociétés « hiérarchiques », c'est-à-dire qui ne reconnaissent pas tous les hommes comme des citoyens libres et égaux ni la liberté de conscience, mais néanmoins pratiquent la tolérance religieuse – distincte de la liberté de conscience qui suppose la séparation de l’État et de la religion. L’hypothèse d’un droit des gens concernant les sociétés non libérales suppose donc une conception plus faible des droits de l’homme, distincts des droits démocratiques des citoyens.
Ainsi entendus, les droits de l’homme sont « une condition nécessaire de la légitimité et de l’acceptabilité » d’un société non libérale et leur respect « suffit également à exclure l’intervention justifiée et forcée des autres peuples ». Enfin ils établissent « une limite au pluralisme parmi les peuples »[10]. Cette deuxième étape définit encore une « théorie idéale », indispensable pour déterminer les lignes de l’action dans une situation non idéale. Face à des régimes expansionnistes ou ignorants les droits de l’homme au sens faible, l’association des « sociétés bien ordonnées » (libérales ou non) peut, au mieux, chercher un modus vivendi. Mais elle est fondée à se défendre contre les menaces que font peser sur elles ces régimes expansionnistes.
La position de Rawls est donc moins ambitieuse que celle de Habermas. Elle ne vise pas à penser au-delà de l’État-nation qui reste le cadre indépassable de la politique internationale, mais seulement à définir les conditions d’une cohabitation raisonnable des États existants. Il n’est pas pourtant un défenseur du statu quo. Il dénonce ainsi les tendances oligarchiques et expansionnistes de certaines sociétés par ailleurs libérales. Parmi les facteurs de guerre ou de crise, Rawls souligne le rôle que jouent les inégalités entre les nations et l’extrême pauvreté de certaines d’entre elles. Pourtant, s’il y a un devoir des pays riches à aider les pays pauvres, une justice distributive internationale ne lui semble pas possible. La source du problème le plus difficile à transformer réside en ceci : « la culture politique publique enracinée dans la structure sociale d’arrière-plan »[11]. Il rejoint ainsi le prix Nobel d’économie Amartya Sen pour qui le développement économique et le progrès social ne sont possibles que par la démocratie (la République au sens de Kant). Au total, donc, Rawls reste dans le schéma kantien : il n’est pas d’autre moyen de garantir la paix mondiale que par l’extension continue de l’association des sociétés qui reconnaissent en leur fondement des principes de justice libéraux.
Certes, le contexte d’aujourd’hui n’est plus celui de Kant et de nouveaux et angoissants problèmes se posent à l’humanité. Sans doute la confiance dans le progrès de la raison ne peut sans doute plus être celle de Kant. Pourtant, bien que travaillant dans des directions différentes, Habermas et Rawls montrent comment les concepts de Vers la paix perpétuelle restent finalement des plus pertinents.
[1] Fondements de la métaphysique des mœurs, IIe section, Œuvres II, p 285, iv-421
[2] Métaphysique des mœurs, Introduction, Œuvres III, p.469, vi,222
[3] Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Œuvres II, p.188, viii-18
[4] Voir La religion dans les limites de la simple raison.
[5] C’est certainement à lui qu’il pense quand il parle de ceux qui affirment que la constitution républicaine « devrait être un État d’anges » (104, viii-366)
[6] Jürgen Habermas : La paix perpétuelle, p.27
[7] John Rawls : Le droit des gens, p.66
[8] John Rawls : Théorie de la justice, 1971, trad. française par Catherine Audard, Seuil, 1987, coll. Points, 1997. Sur le droit des gens, voir en particulier §58 (pp.418-422) sur la justification de l’objection de conscience et le concept de « guerre juste ».
[9] Le mot « libéral » doit être entendu chez Rawls au sens américain du libéralisme politique, différent du sens français qui désigne couramment la défense de l’économie de marché, indépendamment de toute conception de la justice sociale.
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Ecrit par dcollin le Jeudi 6 Octobre 2011, 19:09 dans "Enseigner la philosophie" Lu 12573 fois.
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