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Marx, l'État et la politique

Antoine Artous (Syllepse, 1999 - avec une préface de Jean-Marie Vincent)

Tiré d'une thèse de doctorat, le livre de Antoine Artous réinterroge la conception marxienne de la politique. Il ne s'agit de reconstruire une théorie cohérente en tirant à soi quelques textes ici et là. Mais il ne s'agit pas non plus d'une nouvelle "déconstruction" de la philosophie de Marx. Artous montre qu'il y a bien, contrairement à une opinion reçue, une réflexion politique chez Marx, mais en même temps il n'y a pas de théorie de cohérente de l'État
Antoine Artous mène sa démonstration en confrontant les textes de Marx - qu'il veut "faire parler" - aux réflexions des auteurs appartenant aussi bien une certaine tradition marxiste qu' à la science politique plus traditionnelle. Ce qui rend parfois le livre fastidieux. Dans les longues chaînes de citations de Marx, de citations de commentateurs de Marx et de commentaires de l'auteur lui-même, il arrive qu'on s'y perde et que les idées originales de Artous ne s'expriment pas avec toute la clarté qu'on aurait souhaitée. Artous suit dans toutes ses sinuosités l'évolution de la pensée de Marx sur la question de l'État et son mérite est de montrer ces oscillations, de mettre en évidence ces aspérités qu'effacent tant le marxisme apologétique que sa critique libérale.

Le point de départ de l'analyse de Artous est remarquable. Dans la première partie, "La politique moderne comme abstraction", il montre qu'il y a une pensée du droit chez Marx, non seulement dans la Critique du droit politique hégélien mais aussi et surtout dans le Capital. Relisant les analyses du Capital sur le fétichisme de la marchandise, retravaillant le concept marxien d'abstraction réelle, Artous montre de manière convaincante que, loin d'être un simple reflet, un "superstructure idéologique", le "droit égal" est au contraire une condition du mode de production capitaliste. Les actes de l'échange le plus simples dans le mode de production capitaliste supposent que les individus se reconnaissent eux-mêmes comme des propriétaires privés. Le capital ne peut trouver son plein développement que s'il trouve en face de lui des "travailleurs libres", disposant d'eux mêmes et donc aptes à contracter avec le possesseur de capital en vue de la vente de la force de travail. Il n'agit pas donc, pour Artous, de simplement corriger une vision trop simpliste de la détermination de la superstructure par l'infrastructure en rajouter un effet retour de la superstructure sur l'infrastructure. Il s'agit de mettre radicalement en question cette séparation et cette soi-disant conception matérialiste de l'histoire et d'affirmer avec Marx le droit "comme expression du mode moderne de production", sachant que expression ne veut dire ni reflet, ni simple déguisement idéologique. Artous ici retrouve involontairement certaines idées développées par Jacques Bidet dans sa Théorie de la modernité (PUF, 1990),à savoir que la structure de la société moderne ne peut être comprise qu'à partir de l'analyse de la méta-structure (le marché présuppose le contrat).

La troisième partie est consacré aux rapports de l'États et des classes sociales. Artous y suit dans le détail les fluctuations marxienne: d'un côté, Marx affirme que l'État est le conseil d'administration des affaires communes de la bourgeoise et que la forme pure de la domination bourgeoise est celle où elle exerce directement le pouvoir politique. D'un autre côté, à partir de l'analyse de la situation allemande, puis du coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte, on trouve l'affirmation selon laquelle la bourgeoisie ne peut directement exercer le pouvoir mais qu'elle doit au contraire le confier à un appareil autonome. Les analyses de Artous sur la constitution des États modernes, les rapports avec le féodalisme, la confrontation de la théorie politique et de l'histoire, tout cela mérite largement le détour et la patience du lecteur.

La dernière partie, "Au delà du capitalisme" est cependant, à mon avis la plus intéressante, parce que la plus en prise directe avec les questions auxquelles sont confrontés ceux qui veulent réfléchir à la reconstruction d'une politique de l'émancipation. Car s'il y a bien une pensée politique et juridique chez Marx, l'impensé est l'au-delà du capitalisme. Antoine Artous montre le caractère fragmentaire et les béances de la pensée de Marx concernant la dictature du prolétariat et le communisme - Marx, on le sait, n'aimait pas faire de la cuisine dans les marmites du futur. Mais ce vide a été rempli par ses successeurs en tâtonnant et souvent en méconnaissant radicalement certains des enseignements les fondamentaux du Capital. Évidemment, au centre de la réflexion se trouve la question de la nature de l'État soviétique et des causes du tragique destin de la révolution d'Octobre. Réhabilitant Rosa Luxemburg et le jeune Trotski, Antoine Artous porte le fer à la racine d'une certaine pensée marxiste qui a ouvert la possibilité de la montée sans résistance réelle du stalinisme en Union Soviétique: ce marxisme pense l'émancipation politique du prolétariat - sous la forme d'ailleurs de la prise de pouvoir par le "parti de la classe ouvrière", mais se révèle incapable de comprendre le rôle que joue le despotisme d'usine dans la soumission du prolétariat au capital. Ainsi Engels (dans un article sur l'autorité de 1873), Lénine, le Trotski de Terrorisme et communisme défendent-ils la discipline de l'usine comme une loi éternelle de la production que le communisme devra faire sienne. Ils la considèrent comme une donnée technique transhistorique. Ce faisant, ils donnent une interprétation de la formule que Marx reprend à Saint-Simon: passer du gouvernement des hommes à l'administration des choses. Et cette formule légitimera le pouvoir bureaucratique qui commence à s'édifier au lendemain de la révolution d'Octobre. À partir de ces analyses, Artous démontre de façon convaincante que le point aveugle dans la théorie marxiste est la question du dépérissement de l'État. Refusant pourtant de rejeter le bébé avec l'eau du bain, Artous montre que c'est pourtant au sein du "marxisme", avec les analyses de Trotski, que le système stalinien a été compris pour la première fois de manière rigoureuse. Si la formule trotskiste qui fait de l'URSS un "État ouvrier dégénéré" reste énigmatique, Trotski caractérise nettement l'État dirigé par Staline comme un "État totalitaire". Ici Artous fait des rapprochements intéressants entre les analyses de Trotski et celles de Hannah Arendt dans Le système totalitaire.

Au total, donc, un livre riche qui contribue à montrer l'actualité et la richesse de la pensée de Marx, un Marx moins scientifique, plus hésitant, plus contradictoire, un Marx qui n'a pas réponse à tout, mais tellement plus intéressant que le Marx qu'avait fabriqué le marxisme. J'ajouterai que si le "dépérissement de l'État" est le point aveugle de la pensée de Marx et du marxisme, c'est peut-être tout simplement parce qu'il est impensable ou parce que l'État totalitaire stalinien est une des seules formes historiques possibles. Bref, il faudrait rompre définitivement avec la dimension utopique que porte la pensée de Marx, une dimension utopique que certains peuvent regretter en ces temps désenchantés, mais qui a pourtant joué son rôle dans la transformation du rêve en cauchemar.


 

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Ecrit par dcollin le Dimanche 27 Mars 2005, 14:09 dans "Bibliothèque" Lu 10942 fois. Version imprimable

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