Philosophie et politique

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Tous comptes faits

 

Avant de partir, il faut faire le ménage. L’âge venant, je sais bien que ma contribution à cette histoire que les hommes font sans savoir quelle histoire ils font, sera nécessairement extrêmement mince. Comme je fais partie d’une génération qui fut prise de l’ivresse révolutionnaire à la fin des années 1960 et qui quitte sans gloire la scène, il me semble avoir des comptes à rendre. C’est bien prétentieux! Je le sais. Pour rendre des comptes, il faut sans doute croire qu’on a été investi d’une mission et que l’on doit à ceux qui ont bien pu croire en cette mission au moins une relation détaillée de son bilan.

Ceux qui ont dirigé des grands partis, ceux qui ont eu des millions d’électeurs, des dizaines de milliers de soutiens enthousiastes jusqu’au fanatisme parfois, ceux-là ont des comptes à rendre, mais, généralement, s’en dispensent. Toutes ces précautions prises, je vais aller à l’essentiel. Devenu trotskiste aux alentours de mes seize ans, j’ai donc adhéré à ce premier chapitre du Programme de transition adopté par la conférence de fondation de la Quatrième Internationale, publié sous le titre L’agonie du capitalisme et les tâches de la 4e internationale, qui commence ainsi : «La situation politique mondiale dans son ensemble se caractérise avant tout par la crise historique de la direction du prolétariat.» Ce premier chapitre se termine par : «Les bavardages de toutes sortes selon lesquels les conditions historiques ne seraient pas encore “mûres” pour le socialisme ne sont que le produit de l’ignorance ou d’une tromperie consciente. Les prémisses objectives de la révolution prolétarienne ne sont pas seulement mûres; elles ont même commencé à pourrir. Sans révolution socialiste, et cela dans la prochaine période historique, la civilisation humaine tout entière est menacée d’être emportée dans une catastrophe. Tout dépend du prolétariat, c’est-à-dire au premier chef de son avant-garde révolutionnaire. La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire.»

Un des éléments principaux de ce diagnostic était le suivant : «Les forces productives de l’humanité ont cessé de croître.» Nous avons eu des discussions épiques (tempêtes dans un bassin de poissons rouges) sur cette épineuse question des forces productives qui continuaient ou non de croître. Mais l’essentiel n’était pas là, mais bien dans cette affirmation selon laquelle  «La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire.» D’où devait se tirer la tâche fondamentale : construire une nouvelle direction révolutionnaire, c’est-à-dire un nouveau parti conçu selon le modèle bolchevik inventé par Lénine, qui, d’ailleurs, s’était contenté d’adapter à la Russie les idées de Kautsky. On peut résumer les choses ici : les conditions de la révolution sont mûres, il faut construire le parti révolution qui mènera la révolution à son terme. Je crois qu’il y a ici un nœud de problèmes dans lequel nous nous sommes pris et empêtrés, conduisant les uns au désespoir, les autres au cynisme des arrivistes, les autres encore à l’aquoibonisme.

La première confusion tient à cette idée vague de révolution. Le révolutionnaire promet la révolution qui va tout casser, tout renverser, tout chambouler… pour souvent revenir à l’ordre ancien dans de nouvelles formes. Une révolution suppose la prise du pouvoir et l’exercice du pouvoir en vue d’entamer la transition vers le socialisme et vers le communisme dans une phase ultérieure. Mais de telles révolutions (modèle 1917 breveté) n’existent pratiquement pas. La révolution, la plus fondamentale, se produit chaque jour et elle est celle qu’opère le capital qui révolutionne en permanence les rapports sociaux de production et les forces productives. Qui ne voit pas que le mode de production capitaliste a accompli depuis 1945 des révolutions considérables! Ces révolutions portent les contradictions fondamentales du mode de production capitaliste à un autre niveau, jusqu’à exiger, à leur tour, de nouvelles révolutions. Il n’est besoin de personne pour faire la révolution. Le grand automate qu’est le capital y pourvoit largement. Il y a aussi dans ce grand mouvement révolutionnaire permanent, des craquements, des effondrements soudains, que l’on appelle aussi révolutions. Mais ici rien n’est prévisible. Des éléments contingents rendent d’un coup la situation présente insupportable et toutes les classes de la société semblent concourir pour mettre la pagaille et déclencher la révolution. Ici, c’est un coup d’État militaire pour mettre fin à une guerre coloniale sans issue (Portugal, 1974), là ce sont des ouvriers qui se coalisent pour obtenir leurs revendications et ça donne Solidarnosc, ailleurs c’est un événement fortuit qui fait s’écrouler le château de cartes que tout le monde prenait pour une forteresse (mur de Berlin, 1989). Mais aucun plan, aucune stratégie concertée. Ce sont les événements qui commandent et ceux qui se prétendent les chefs révolutionnaires ne font que feindre de les organiser. Les soulèvements sont spontanés et ne mènent jamais où le désirent les chefs révolutionnaires. Quand les révolutionnaires prennent le pouvoir, comme les bolcheviks en 1917, par un coup audacieux, ils signent du même coup leur arrêt de mort. Par toute une série de magouilles,  le POSDR (b), à l’incitation de Lénine s’empare subrepticement du pouvoir d’État et fait avaliser son coup par le congrès des soviets. Mais quelques semaines plus tard, l’élection à la constituante montre que les bolcheviks sont très minoritaires en Russie, que le vrai parti du peuple, ce sont les Socialistes révolutionnaires, les héritiers des populistes de la Narodnaia Volia (la volonté du peuple). Mais qu’à cela ne tienne, Lénine, Trotski et leurs camarades décident que cette assemblée constituante, la première qui se soit réunie en Russie, représente «l’arrière-train plombé» de la révolution et entreprennent de la disperser à la pointe des baïonnettes. Les anarchistes, par antiparlementarisme aveugle, prêtent main-forte aux bolcheviks et là commence l’enchaînement terrible des événements qui conduiront à l’institution d’une terrible dictature bureaucratique s’exerçant contre toutes les classes de la société. Le «narratif» trotskiste de la révolution russe est un conte de fées avec l’apparition inattendue de l’ogre Staline et de quelques mauvaises fées Carabosse. Un conte à dormir debout permettant de sauver les illusions révolutionnaires.

Personne n’a jamais fait la révolution. Les révolutions sont, comme Marx l’avait compris, analogues aux processus naturels, elles emportent les hommes et leurs idées, conduisent les uns  bien plus loin qu’ils ne l’avaient imaginé, font de sincères révolutionnaires des canailles réactionnaires, renversent sans pitié tous les plans échafaudés par les géniaux stratèges du parti révolutionnaire, produisent des souffrances innombrables,  infligent des blessures profondes au corps jusqu’à ce que l’ordre se rétablisse et que le mouvement social profond se poursuive. Pour reprendre une métaphore de Braudel, les évènements ne sont que les vagues à la surface du lac, mais ce qui compte, c’est le temps long, celui des mouvements de fond qui sont pour l’essentiel presque imperceptibles.

Si on admet cette description schématique, on comprend que la tâche de «construire un parti révolutionnaire» est totalement insensée. Ou plutôt on comprend pourquoi un tel parti est voué soit à rater l’occasion (genre communistes allemands en 1923) soit à «trahir». Pourquoi en est-il ainsi? Parce que le parti qui se construit sera mis en pièces en cas de révolution et préfère donc, le plus souvent, sauver sa peau, ses locaux, ses journaux, ses «permanents». La loi d’airain de l’oligarchie, analysée si finement par Robert Michels dans Les partis politiques, est dure, mais c’est la loi. Que soit nécessaire un parti qui rassemble autant que possible la grande masse des opprimés, des exploités, des déshérités, de ceux qui travaillent et produisent les conditions de la vie humaine, je n’en doute pas une minute : un parti des travailleurs dépendants et indépendants qui puisse porter dans les assemblées la voix de ceux d’en bas est indispensable si on pense que la démocratie doit être vraiment le pouvoir du peuple. Mais on sait d’avance qu’un tel parti sera la foire d’empoigne des différents courants, factions, sectes, arrivistes de tous poils et tous ceux qui sont en proie à la «libido dominandi», l’appétit de dominer. On sait à l’avance qu’un tel parti n’est pas révolutionnaire, mais peut être fort utile pour conquérir pour les classes dominées des points d’appui qui peuvent être les éléments d’une transformation sociale plus profonde, quand les circonstances l’exigeront. Un parti du monde du travail, des travailleurs dépendants et indépendants, est le moyen pour ceux qui n’ont pas d’autre moyen, de participer à la vie publique, de s’exercer au débat, de prendre la parole et d’être écouté. Ce n’est ni la révolution ni la «dictature du prolétariat», mais c’est le minimum politique pour les «gens ordinaires» et donc une absolue nécessité si on croit encore que la démocratie est une exigence conforme à la dignité humaine.

Mais de «direction révolutionnaire», personne n’en a besoin. Ceux qui veulent être la «direction révolutionnaire» veulent être les chefs, ceux qui disent que faire, où aller, et quand il faut le faire, ceux qui donnent des mots d’ordre et donc des ordres. Ceux qui prétendent posséder la vraie science de l’évolution historique. Ils se trompent tout aussi souvent que n’importe qui, que n’importe quel «non sachant». Mais ils sont toujours capables, après la fête, de trouver les traîtres qui ont fait que la dernière révolution rêvée n’a pas marché. Pas étonnant que ces organisations révolutionnaires ont un tel appétit pour le militarisme — je me souviens de ceux qui rêvaient de créer des foyers de guérilla dans la campagne française, ainsi Daniel Bensaïd, brillant intellectuel qui n’hésita pas à proposer pour l’Europe (rien que ça!) une «guerre de guérilla rurale à l’échelle du continent». Ils adorent aussi la bureaucratie : un petit parti «léniniste» est organisé en une hiérarchie tatillonne qui part de la «cellule» pour monter, par les degrés nécessaires, jusqu’au secrétariat du bureau politique. Chaque échelon doit rédiger un compte-rendu précis de ses activités qui remonte ensuite à l’échelon supérieur. Chaque militant doit rendre compte de son activité militante et on lui fixe des objectifs à atteindre à la prochaine réunion. On s’étonne parfois de la bureaucratie stalinienne, mais celle-ci existe à l’état naissant dans n’importe quelle organisation léniniste, n’importe quel petit parti «bolchevik léniniste.

La différence spécifique entre les “directions révolutionnaires” et n’importe quelle organisation bureaucratie, d’entreprise privée ou étatique, est dans la prétention à détenir la vérité. Ce qui lui donne des traits communs avec toutes les sectes religieuses. La vérité (c’était le nom d’une revue trotskiste) est écrite une fois pour toutes dans la doctrine marxiste, dont on dit qu’elle est un guide pour l’action, alors qu’elle se présente surtout comme un traité des fins suprêmes de l’humanité et une connaissance totale de tout ce que l’homme doit connaître. On admet bien sûr des sciences secondaires qui elles-mêmes peuvent tomber sous le coup de quelque juridiction du secrétariat du parti à la conformité dogmatique. On trouve ici le double statut du marxisme : d’un côté il est LA vérité du parti, indiscutable, celle qui permet de condamner l’hérétique — “tu n’es pas marxiste, camarade” — et, d’un autre côté, c’est une théorie plus ou moins cohérente qui s’appuie sur les écrits des “pères fondateurs”. Costanzo Preve a défini justement le “marxisme du xxe siècle” comme une religion à destination des classes subalternes. Rien n’est plus juste. Mais évidemment tout cela ne dit rien de la valeur des écrits de tous ceux qui se réclament de Marx à des titres divers et qui font partie du champ de la discussion philosophique et scientifique.

La tâche de construire une “direction révolutionnaire” combine l’organisation des “managers” de la révolution imaginaire et celle de la constitution d’un corps proprement clérical, sachant que les fonctions concernant le salut suprême et celles qui ont trait à la pratique profane sont généralement confondues : le chef du parti indique pour qui il faut voter à la prochaine élection, mais aussi quelle est la bonne interprétation du “marxisme”. L’exemple des partis communistes staliniens est bien connu. Philippe Robrieux avait intitulé La secte un de ses ouvrages consacrés au PCF et il avait parfaitement raison. Un des traits des “directions révolutionnaires” est qu’elles consacrent une bonne partie de leurs efforts à maintenir toujours sur le qui-vive les militants. Ils doivent militer sans relâche, aller de réunion en distribution de tract, en meeting, en manifestation. J’ai un souvenir particulièrement aigu de ces années éprouvantes de militantisme à l’OCI. Je ne sais pas si cela a changé avec le vieillissement notable qu’a connu cette organisation — comme toutes les organisations “révolutionnaires”, elle affiche maintenant une moyenne d’âge nettement au-dessus de la moyenne! L’activisme a pour but la cohésion idéologique du “parti” et le maintien d’un solide amour du chef. Évidemment, ce rythme en épuise plus d’un et le turn-over de ces organisations est particulièrement important et cela fait partie des raisons qui ont rendu impossible la “construction du parti révolutionnaire”.

La construction de la “direction révolutionnaire” a été non seulement inutile, mais même nuisible à bien des égards au mouvement d’émancipation des “gens ordinaires”, mouvement qui consiste en premier lieu en une volonté farouche des défendre ce qui est, de conserver les conditions d’une vie décente et nullement de construire des républiques d’utopie qui n’existent nulle part et dont les seules incarnations furent des  tyrannies absurdes. Mais ce qui a rendu attrayante cette entreprise, c’est qu’elle promettait aux jeunes instruits et à quelques déclassés de devenir enfin des cadres dirigeants, de la classe ouvrière d’abord, du socialisme ensuite.

Un propos d’Alain résume admirablement ce que je crois aujourd’hui : “Je suis né simple soldat. Les curés, qui m’enseignèrent ce qu’ils savaient et que je sus promptement aussi bien qu’eux, ne s’y trompèrent jamais; et ils considéraient mes étonnantes versions à peu près comme nous faisons pour les nids d’oiseaux ou l’hydrographie du castor; cela étonne en d’humbles bêtes. Un bon nombre de mes camarades étaient nés officiers, et je le reconnus tout de suite, car ils me traitaient sans façon et lançaient ma casquette dans les arbres. À quoi je trouvai un remède, qui était de lancer un bon coup de poing de temps en temps. Plus tard, je me protégeai plus élégamment par un genre de raillerie redoutable. Ce que j’écris ici n’est donc point pour me plaindre de mon sort, mais plutôt pour rendre compte de mes opinions à ceux qui s’en étonnent et même s’en attristent; cela vient de ce qu’ils sont nés officiers. Non point sots; il n’y a point tant de sots; mais plutôt persuadés qu’il y a des hommes qui sont nés pour commander, et qu’ils sont de ceux-là. Et c’est ce que je reconnais de fort loin à un certain air de suffisance et de sécurité, comme s’ils étaient précédés d’une police invisible qui éloigne la canaille. J’en vois de tous métiers, les uns officiers dans le sens propre, d’autres, épiciers, d’autres, curés, d’autres, profes­seurs, journalistes, portiers, ou suisses d’église. Ils ont ceci de commun qu’ils sont assurés qu’un blâme de leur part ou seulement un avertissement me feront abandonner aussitôt mes opinions de simple soldat; espérance toujours trompée.

Ces “nés officiers”, ces militants certains qu’il y a des hommes nés pour commander (et qu’ils en font partie), je les ai rencontrés en proportion plus forte que n’importe où dans les prétendues organisations révolutionnaires. Je dois avouer que j’ai, moi aussi, cru ou fait semblant de croire que je pourrais faire partie de ces “nés officiers”. Je ne sais pourquoi, mais cela n’a jamais vraiment bien marché. Il y a toujours quelque chose d’un peu honteux dans le fait de commander à des gens que l’on tient pour ses égaux. On a sûrement besoin de chefs, de stratèges qui savent mener la bataille, mais ce n’est pas pour moi…

Je ne regrette pas de m’être engagé pour la “révolution prolétarienne”. Tout utopique qu’elle fût, la cause n’était pas mauvaise et les intentions sincères, et puis toutes les vies sont faites de ces grandes erreurs. Mais au moment où l’histoire semble à nouveau bifurquer — tant est-il que l’histoire fasse quoi que ce soit — je crois venu le temps de tirer un trait, non pour aller à la pêche (un sport qui ne m’a jamais attiré), mais pour tenter de transmettre une expérience et quelques leçons. Et ce en gardant l’espoir que “les mauvais jours finiront” et qu’un jour les derniers seront les premiers.

Le 19 février 2024

  

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Ecrit par dcollin le Lundi 1 Avril 2024, 17:42 dans "Actualités" Lu 496 fois. Version imprimable

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