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Est-ce par le corps que je peux connaître autrui ?

Pour la philosophie idéaliste, la connaissance d’autrui est une énigme. Je peux me connaître moi-même puisque je suis conscient de moi-même. Mais les autres, comment peut-on savoir qu’ils sont comme nous des êtres conscients, des « consciences de soi » ? La plupart des thèses élaborées par la philosophie échoue à donner une réponse à cette question. Ce que nous verrons en premier lieu. Mais ces échecs viennent de ce que l’on ne part pas du niveau le plus fondamental, de l’expérience première que nous faisons de nous-mêmes et d’autrui, une expérience qui est d’abord corporelle. Enfin nous verrons l’expérience d’autrui est d’abord fondamentalement une expérience d’inter-corporéité à partir de laquelle seulement peut se manifester l’intersubjectivité, c’est-à-dire la reconnaissance d’autrui comme autre moi-même. Il restera à se demander dans quelle mesure cette expérience réussit à donner une connaissance.

 

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L’esprit des autres est inconnaissable ! L’esprit est enfermé dans des corps qui seuls se manifestent à moi. Comment donc savoir qu’ils ne sont pas des machines qui se remuent d’elles-mêmes comme le dit Descartes dans la Lettre au Marquis de Newcastle ? De la connaissance que j’ai de ma conscience, j’infère que les autres humains avec lesquels je peux mener une conversation à propos des sujets qui se présentent sont des humains comme moi, ils sont des occurrences d’« autrui », cet autre moi-même, alter ego. Mais cette expérience ne produit aucune certitude ! Il se pourrait que je sois seul au mode (solipsisme).

Si, en effet, nous parvenons un jour à construire une machine qui puisse tenir une conversation et passe ainsi le test du Turing, en déduira-t-on que mon rapport avec cette machine est un rapport avec autrui ? Que cette machine est mon alter ego ? Spontanément, nous pensons que ce n’est pas le cas, mais comment le montrer avec des arguments convaincants. John R. Searle, en opposant le test de la « chambre chinoise » au test de Turing, a montré la faiblesse insigne de cette argumentation : comment induire l’existence ou non de la conscience chez un être uniquement sur la base de l’observation objective de ses comportements locutoires ? Une machine bien faite pourrait simuler la pensée sans penser vraiment, soutient Searle qui, bien que partisan d’une conception naturaliste de la conscience, souligne qu’il est impossible de passer d’une description à la troisième personne à une description à la première personne. Ce qui est vrai de moi, de ma propre subjectivité est vrai de la subjectivité de l’autre. « Je » et « Tu », on ne peut en faire un « Il ».

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Dès lors que l’on considère l’esprit comme une « chose » cachée à l’intérieur du corps, un fantôme dans la machine, nous sommes condamnés à verser dans le scepticisme à l’égard d’autrui, à l’égard de cet autre humain, choséifié, transformé en objet dont j’étudie les traits, les comportements pour essayer d’en tirer par déduction et au moyen de synthèses expérimentales qu’il est bien mon alter ego. Et cependant je n’ai aucun doute réel – mettons de côté ici les doutes feints des philosophes – quant à l’existence d’autrui. Non pas quant à l’existence d’un corps que je reconnais comme un humain devant moi, mais quant à l’existence d’un être conscient pour qui je suis comme il est pour moi. Si le corps propre n’est pas un corps parmi d’autres, du même coup le corps d’autrui, de l’autre humain, n’est pas non plus un corps comme les autres.

Si c’est d’abord le corps d’autrui que je vois, cependant la relation fondamentale à autrui ne se réduit à la relation d’un corps à un autre corps, ce qui serait une relation de pure extériorité. Autrui est d’abord ce pourquoi j’existe comme objet et c’est cette attitude qui fait de la relation à autrui une relation interne. Autrui ne nous est jamais donné comme chose, mais comme « être-regard ». Ainsi que le dit Sartre, « autrui m’est originellement donné comme corps en situation ». C’est son monde qu’autrui me signifie et même son absence est  encore une manière pour lui d’être là pour moi : « Ce salon où j’attends le maître de maison me révèle, dans sa totalité, le corps de son propriétaire : ce fauteuil est fauteuil-où-il-s’assied, ce bureau est bureau-sur-lequel-il-écrit, cette fenêtre est fenêtre par où entre la lumière-qui-éclaire-les-objets-qu’il-voit. »

Les attitudes, les mouvements du corps d’autrui sont pour moi des significations que je cherche à comprendre. Je ne perçois pas un effet (un bras levé, un poing serré), mais quelqu’un qui lève le bras ou serre le poing dans une situation donnée. Ainsi je vis dans l’entrecroisement du monde qui m’est donné par le corps pour moi et du monde d’autrui.

On peut aller un peu plus loin avec Maurice Merleau-Ponty. Celui-ci emprunte une autre direction, proche de celle de Sartre : il faut concevoir la conscience comme « être au monde » ou comme « existence ». Par que la vision me donne comme un regard en prise sur le monde, il peut y avoir pour moi un regard d’autrui, « cet instrument expressif que l’on appelle un visage peut porter une existence comme mon existence est portée par l’appareil connaissant qu’est mon corps. » Il y a dans la rencontre d’un autre humain une sorte d’intuition qui fait que je donne sens à ses mimiques, à ses gestes, que je considère ses postures, ses actions comme des actions qui sont des possibles pour moi. « L’évidence d’autrui » dont parle Merleau-Ponty procède d’une relation interne qui découle précisément de ce que nous sommes des corps expressifs de la même manière.

Encore une fois, tout cela ne découle pas de la réflexion. Ce n’est pas parce que je compare les mimiques d’autrui aux miennes que j’en déduis par association qu’il doit avoir les mêmes états mentaux que moi quand j’use de ces mimiques. En effet, ce raisonnement par analogie ne peut expliquer que nous percevions les sentiments des autres dans des mimiques ou des attitudes que nous n’avons jamais eues ni observées. Comment les petits enfants apprendraient-ils s’il fallait qu’ils mettent en œuvre ces raisonnements par analogie ? Il y a quelque chose de « pré-réflexif » dans ce rapport à l’autre.

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On objectera que cette donnée d’autrui dans mon monde (corrélative du fait que je me donne dans le monde d’autrui) n’est pas une « connaissance » à proprement parler. Je sais que l’autre est une autre conscience (comme le dirait Hegel, pour la conscience de soi il y a une autre conscience de soi !), mais je ne sais pas qui il est. Il nous semble que le corps, en tant qu’enveloppe extérieure du sujet ne nous livre que des apparences dont il est impossible de savoir jusqu’à quel point elles disent ce qu’est l’individu qui se présente face à moi. Il peut avoir l’air distingué et n’être en vérité qu’une brute, il peut au contraire semble grossier et manifester la plus exquise délicatesse… Le proverbe français le dit : l’habit ne fait pas le moine et l’on pourrait en déduire que le corps n’ouvre à aucune connaissance véritable d’autrui : ce visage d’ange cachait un démon ! Tout cela est bien connu et au fond assez banal. Mais en s’engageant dans cette direction, on escamote l’autre comme autrui à proprement parler pour l’objectiver, en faire une idée que je vais essayer de faire rentrer dans les petites cases bien définies de mes jugements.

Quelqu’un apparaît dans mon champ perceptif. Avant de savoir détailler ses traits, homme ou femme, grand ou petit, etc., je sais que je suis en présence d’autrui. Je le reconnais immédiatement comme autrui, comme quelqu’un dont les comportements sont signifiants, des signifiants dont la signification m’est potentiellement accessible. Et immédiatement, avant toute réflexion, je sais qu’il en est de même pour moi vis-à-vis de lui. Mais si je commence à me dire, par exemple : cet homme n’a pas l’air franc et je dois me méfier, ou, au contraire, il a l’air très franc et je peux me fier à lui, alors la relation primordiale entre moi et lui et lui et moi est en quelque sorte suspendue, elle est remplacée par une relation sujet/objet, l’autre est transformé en objet qui n’existe plus dans sa singularité irréductible, mais comme une exemplification d’un ou plusieurs traits généraux déjà connus dans le genre humain. De la simple et grossière induction (je me méfie des gens comme lui, j’ai déjà eu affaire à des gens qui lui ressemblent) jusqu’à l’analyse psychologique la plus fine, j’en suis réduit à chercher l’être de l’autre au-delà de lui-même, à remplacer l’inter-corporéité par une relation cognitive et par des synthèses et c’est autrui en tant que tel qui m’échappe. La co-présence de corps-sujets fait place à des abstractions objectives. Évidemment, ces abstractions me donnent bien une connaissance de la psychologie de ce Monsieur X, et sans doute cette connaissance peut-elle avoir de l’intérêt mais elle n’est pas une connaissance d’autrui en tant qu’autrui !

Donc, la connaissance d’autrui est d’abord cette connaissance que me donne le rapport de coprésence des corps, mais l’autre me paraît toujours au-delà de cette coprésence et je cherche à découvrir cet au-delà de la présence immédiate d’autrui et par-là même la connaissance d’autrui m’échappe. Autrement dit, c’est seulement par le corps que je peux connaître autrui, mais cette connaissance finalement est un échec.

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Ecrit par dcollin le Jeudi 8 Mars 2018, 19:27 dans "Enseigner la philosophie" Lu 11935 fois. Version imprimable

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