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Note sur Louis Althusser

Écrans de fumée et encensoirs. Actes de contrition feints, mémoires inventées, défilés de faux héros et de vrais bonimenteurs.  Le nouvel enterrement de mai 68, en cette commémoration tapageuse de 2008 enterre évidemment les penseurs. Et pourtant s’il y a bien quelque chose à retenir de ces années, c’est la profusion intellectuelle et les débats d’idées à une époque où les livres de sciences humaines s’arrachaient. Certes il faut procéder à un examen critique de cet héritage, c’est-à-dire faire le tri. Tournons-nous vers ceux qui méritent qu’on ouvre à nouveau leurs livres. Foucault reste à la mode. Mais c’est d’Althusser dont je voudrais parler. Ayant longtemps écrit et pensé pour me défaire de la séduction que Lire le Capital avait exercée sur moi, ce coup d’œil rétrospectif s’impose.

Pour paraphraser Engels, on pourrait dire, en rappelant les années 60 que, à la parution de "Pour MARX" et "Lire le Capital", l'enthousiasme fut général et que nous fûmes momentanément des althusseriens. Ses disciples de la rue d'Ulm bien sûr, mais aussi les autres, ceux qui n'étaient ni normaliens, ni intellectuels du PCF, mais qui cherchaient leur voie dans un marxisme rénové.

La décomposition du marxisme, sa stérilisation, sa fossilisation, sa transformation en vulgate, en orthodoxie, en langue de bois : ce sont là des thèmes vieux comme le mouvement ouvrier. Sorel écrit une Décomposition du marxisme à la fin de l’avant-dernier siècle et la lutte contre l'orthodoxie stérilisante est le thème central du "marxisme occidental » (Korsch, Lukacs pour ne citer que les plus connus). Mais la nouveauté d'Althusser est qu'il le premier ou du moins le premier à dire si catégoriquement, si clairement que, entre Marx et Hegel, il y a non continuité "dialectique" mais un rupture centrale, fondamentale - peu importe qu'elle soit "épistémologique" ou non - et que, par conséquent, c'est le refus de prendre en compte cette rupture qui fait du marxisme orthodoxe une idéologie. Mais cette première nouveauté se double d'une deuxième, moins connue, moins combattue; Althusser tente de définir enfin correctement le statut du travail de Marx, c'est-à-dire son rapport avec l'économie politique classique: Marx se contente-t-il de "corriger" les classiques, de compléter la théorie ricardienne là où elle pèche, c'est-à-dire sur le problème de la plus-value, ou bien, au contraire, n'a-t-il pas définitivement mis en cause le statut de l'économie politique elle-même en ouvrant un nouveau terrain du savoir? Sur ces deux questions, on le verra, Althusser n'a sans doute pas apporté de réponses entièrement satisfaisantes, mais il a le mérite d'avoir mis le doigt "là où ça fait mal", c'est-à-dire là où précisément l'essentiel de la tradition marxiste s'est fourvoyée.

La dialectique de Hegel et la rupture épistémologique

En effet, tout se noue d'abord autour de la question du rapport entre la philosophie de Hegel et celle de Marx. L'idée traditionnelle, celle qui a été défendue en premier lieu par Engels, c'est l'idée que si le système de Hegel est une système idéaliste, la dialectique hégélienne, promue au rang de méthode va constituer le noyau de la nouvelle philosophie marxiste. Cette thèse est généralement présentée en même temps que la thèse du renversement: la philosophie idéaliste de Hegel marche sur la tête et Marx la remet sur ces pieds. Or Althusser, à juste titre, refuse ces thèses - qui sont d'ailleurs plus des métaphores que des thèses philosophiques. Il refuse l'opposition de la dialectique hégélienne rationnelle et du système mystique. Car c'est la dialectique de Hegel elle-même qui est une dialectique mystique - ou plus exactement mystifiante, si on se tient au texte même de Marx - et donc la dialectique marxienne s'y oppose radicalement. Du même coup, il refuse la thèse du renversement: la théorie de Marx n'est pas un hégélianisme remis sur pied, tout simplement parce que le hégélianisme n'est en aucune façon un matérialisme inversé, comme le dit Engels. Bien au contraire, la dialectique hégélienne et le caractère idéaliste du système forment une unité indissoluble et, du reste, séparer ces deux éléments, c'est ne rien comprendre à la logique interne de la philosophie de "ce maître éminent". A aucun moment, il n'apparaît d'exposé de la dialectique en tant que telle; dans la Phénoménologie de l'esprit, la dialectique est le mouvement qui part de la conscience immédiate pour se développer jusqu'à la science philosophique. Et de même, dans l'organisation de la Science de la Logique, la dialectique n'est pas autre chose que l'auto-mouvement de l'esprit. La philosophie de la nature n'est là que comme le moment négatif, car la nature, chez Hegel, n'est pas autre chose que "l'idée sous la forme de l'alterité". Et si Hegel reconnaît que, empiriquement, la philosophie trouve son fondement dans la physique, il refuse de considérer cette origine empirique comme une constituante du savoir, car "dans cette science les circonstances préalables ne peuvent plus apparaître comme base" (cf. Encyclopédie § 246). Or pour Marx c'est précisément l'opposé; la "Deutsche Ideologie" pose que la base du savoir, ce sont justement ces "circonstances préalables". Marx dynamite le système de la philosophie idéaliste allemande faiseuse de "conceptions du monde", y compris le système de Feuerbach. Là où les philosophes cherchaient un principe unique guidant la marche de l'univers, Marx essaie de mettre en évidence non un rationalité transcendante, mais une rationalité émergeante, une formalisation provisoire et toujours contestée du foisonnement de la vie. Feuerbach avait renversé l'idéalisme pour le reconstituer immédiatement en mettant l'homme abstrait à l'origine. L'homme universel abstrait est pris comme origine. Pour Marx au contraire l'universalité de l'homme est un résultat, l'aboutissement d'un processus de socialisation; elle émerge à travers l'activité pratique sensible des individus. A la philosophie (essentiellement allemande) idéaliste ou réaliste (mais Hegel signalait déjà que c'est la même chose!), Marx oppose une philosophie nominaliste ou atomiste.

La philosophie de Hegel n'est pas celle de Marx renversée sur la tête. Ainsi pour Hegel les diverses sphères (économie, état, idéologie, etc..) ne s'articulent pas l'une par rapport à l'autre, il n'y a pas de déter­mination en dernière instance; elle ne sont que des mani­festations indifférentes d'un même principe spirituel. Il n'y a rien de tel chez Marx pour qui justement il n'y a pas de principe spirituel mais bien un jeu, des rapports de force, des structures sociales produites par l'action des hommes et se combinant concrètement. Si les dévelop­pements d'Althusser sur cette question sont parfois confus et ont pu donner lieu à des interprétations "structuralistes" ou "théoricistes", il n'en reste pas moins qu'il a soulevé une vraie question, mis en évidence un vraie rupture qui est passée inaperçue pour bon nombre de "marxistes orthodoxes". Ce n'est pas sans conséquence: pour le marxisme orthodoxe, la révolution prolétarienne est le développement d'une contradiction simple aboutissant à la "négation de la négation", l'expropriation des expropriateurs. Autrement dit, l'avenir est déjà donné et le rôle du mouvement communiste est de faire être pour soi ce qui est déjà en soi; le temps historique est homogène et l'action concrète est normée par un avenir déjà présent. Inversement Althusser souligne que pour Marx il n'y pas homogénéité du temps historique; Marx est le penseur des ruptures, des discontinuités, de l'hétérogénéité et donc d'une histoire qui n'est pas donnée à l'avance mais résulte de combinaisons concrètes, toujours imprévues. Plutôt que se livrer au jeu qui consiste à ramener tous les développements sociaux concrets à un modèle unique dont chaque situation ne devient qu'une manifestation extérieure, Althusser nous invite à penser les spécificités, à analyser les différences, les différences entre les formations sociales, les différences entre les diverses étapes historiques du capitalisme (à supposer qu'il y ait UN capitalisme... ce qui n'est pas évident du tout) et en celà il a contribué - en partie à son corps défendant - à la dislocation du marxisme orthodoxe.

Faute de comprendre la nature et l'ampleur de cette opposition entre Hegel et Marx, les marxistes après Marx ont le plus souvent reconstruit sous le nom de "philosophie marxiste" un hégélianisme dégradé et à, à tout seigneur tout honneur, à commencer par Engels lui-même qui dans les textes rassemblés sous le nom de "Dialectique de la nature" réécrit la "philosophie de la Nature" de Hegel, préjugés contre la méthode scientifique et "l'entendement" inclus.

Althusser ne se contente pas de mettre en lumière l'opposition entre Marx et Hegel; il montre que l'oeuvre de Marx elle-même est traversée par une profonde rupture. Alors que la mode de l'époque était au "jeune Marx" feuerbachien, dont l'humanisme et les formules philosophiques devaient servir d'antidote à la langue de bois stalinienne. Comme les seuls textes proprement philosophiques datent des années de jeunesse, on reconstruisait une philosophie marxiste du jeune Marx dont les écrits "politiques" ou "économiques" n'étaient dès lors vus, peu ou prou, que comme des applications des principes premiers. Qu'on passe de l'aliénation philosophique à l'exploitation économique n'inquiétait personne. Or Althusser refuse cette reconstruction a posteriori de l'oeuvre. Loin du développement majestueux de la science philosophique marxiste, Althusser montre les ruptures, les béances, les difficultés de l'oeuvre en train de se construire. On a beaucoup chicané le terme de "coupure épistémologique" par lequel Althusser désigne ce qui sépare la philosophie du "jeune Marx" de ce qu'il reconnaît comme étant à proprement parler le marxisme; pourtant il n'est pas mauvais car il traduit qu'il y a non seulement changement d'idées, changement de position sur telle ou telle question, mais encore que ce changement d'idées est aussi un changement de terrain théorique, un changement de "problé­matique".

Que cette problématique de la "coupure" soit évidente pour quiconque s'intéresse au système théorique marxien, j'en verrais une confirmation dans l'étude monumentale de Michel Henry sur Marx. Michel Henry, dans le champ des études marxiennes, se situent à l'opposé d'Althusser pour qui il a des mots très durs. Or il démontre lui aussi qu'il y a au sein même de l'oeuvre de Marx une rupture essentielle entre les premiers textes - "Manuscrits de 1844" inclus - et ce qu'il développe à partir de 1845. Au delà des exégèses, ce qui est important ici, c'est de refuser de ramener Marx à une continuité philosophique dont les textes de jeunesses constitueraient le maillon essentiel; bien au contraire, avec l'oeuvre de Marx apparaît dans la pensée quelque chose de radicalement nouveau qui n'est ni un hégélianisme "remis su ces pieds", ni l'anthropologie feuerbachienne revisitée par l'économie politique anglaise, ni un produit de la recette de cuisine léniniste telle qu'elle est exposée dans le fameux texte sur les "trois sources du marxisme".

La mise à mort de l'économie politique

La spécificité du système marxien, Althusser tente de la mettre à nu en opérant une relecture de ce l'oeuvre de la matûrité par excellence, le Capital. il affirme qu'il faut pratiquer vis à vis de Marx une lecture de type psychanalytique, une lecture "symptomale" qui permet de mettre à jour le non-dit de la problématique théorique de Marx; en un mot de procéder vis à vis de Marx comme Marx vis à vis de Ricardo. A moins de remplacer la philosophie par l'idolâtrie, il n'y a là rien de répréhensible. Althusser montre, de façon assez convaincante, que Marx n'a pas corrigé l'économie politique classique. En lisant les classiques, Smith, Ricardo, les physiocrates, Marx déplace le terrain. Il ne conteste pas telle ou telle affirmation particulière de l'économie politique, ni même tel ou tel système, mais au contraire il met à nu ce que Althusser appellera, dans une de ses formules baroques qui ont tant fasciné ou tant irrité, "le non-dit de la problématique théorique sur ses non-objets". Ce faisant, Althusser va beaucoup plus loin qu'il ne le pense lui-même.

La plupart des marxistes savent que Marx fait une "critique de l'économie politique", mais ils considèrent cette expression de manière tout à fait formelle : Marx critiquerait l'ancienne économie parce qu'il n'est pas d'accord avec ses thèses et proposerait donc une nouvelle économie politique; un marxiste tout à fait honorable comme Ernest Mandel a ainsi écrit des ouvrages (fort intéressants au demeurant!) qui n'hésitent pas à s'intituler "Traité d'économie marxiste" ou "La formation de la pensée économique de Karl Marx." C'est commettre une "bévue" considérable. Car Marx, si on en faisait un économiste, ne serait pas vraiment en rupture avec l'économie politique classique. Il accepterait et développerait les paradigmes essentiels de la théorie libérale telle qu'elle est formulée par Ricardo  et Smith. Mais précisément, Marx n'est pas un économiste et sa pensée n'est pas une "pensée économique". Si dès Misère de la philosophie, il dit clairement à ceux qui ne veulent pas comprendre, que les catégories de l'économie ne sont que l'expression théorique des rapports sociaux, il ajoutera - et c'est le leitmotiv des oeuvres majeures - que cette expression théorique loin de dévoiler la réalité la rend méconnaissable en transformant les rapports entre les hommes en rapports entre les choses. Encore faut-il préciser. Quand on se contente de parler de rapports sociaux, on peut facilement retomber dans les mêmes abstractions que celles de l'économie politique; on fait exister la "société" en soi, comme totalité déjà donnée. Or Althusser dit très justement que ce qui constitue l'objet même du Capital, c'est le mécanisme "qui fait exister comme société le résultat de la production d'une histoire [...] comme société et non comme tas de sable, fourmilière, magasin d'outils ou simple rassemblement humain"; il ne suffit pas en effet de dire que le rapport entre "marchandises" travestit le rapport entre producteurs; il faut encore expliquer comment les rapports entre individus peuvent apparaître comme rapports au dessus, en dehos des individus, comme rapports "sociaux", comment sont produits les "effets de société".

Althusser ne va pas plus loin, prisonnier qu'il reste du paradigme des "sciences humaines", revues et corrigées par les dogmes structuralistes de l'époque. Mais il permet d'entrevoir comment Marx prépare une véritable mise à mort de l'économie politique comme fausse science et idéologie de l'abstraction. Si on veut bien admettre qu'il s'agit là du centre l'oeuvre marxienne, on peut alors mesurer à quel point le marxisme tel qu'il s'est historiquement constitué constitue un formidable contresens sur le travail de Karl Marx.

Althusser à quoi?

Ce qui vient d'être dit suffit pour comprendre qu'il ne s'agit donc pas de revenir à un «marxisme althusserien». Althusser commet de nombreuses erreurs quant au sens du texte de Marx; il ne parvient pas à comprendre ce que signifie le langage encore hégélien non seulement du jeune Marx mais aussi du Marx des Grundrisse; il le prend au pied de la lettre et non pour ce que justement la lettre hégé­lienne cache . Il ne comprend pas que, dès "La critique du droit politique de Hegel", tout en flirtant avec la dia­lec­tique de Hegel, tout en se conformant au style philosophique des "Jeunes Hégéliens", Marx s'est déjà en même temps déplacé sur un terrain théorique complètement différent, qu'il a rompu avec la conception organiciste de la société qui est la marque de fabrication du système hégélien et de tous ceux qui s'inspirent de lui. L'opposition althusserienne entre un jeune Marx philosophe humaniste et un Marx mûr scientifique et anti-humaniste n'a donc aucun sens. L'oppo­sition réelle n'est pas entre l'humanisme et l'anti-humanisme car, dès ses premiers pas de penseur indépendant, Marx abandonne l'humanisme abstrait pour un "humanisme concret" qui s'identifie au combat pour l'émancipation de l'individu, de l'homme non en tant qu'essence éternelle, mais en tant qu'être social.

La discussion sur l'anti-humanisme althusserien n'a donc pas grand intérêt. Et de ce point de vue, l'essai de Luc Ferry et Alain Renaut, qui amalgame Althusser, Foucault, Derrida, Lacan et Bourdieu sous le nom commun de "pensée 68" et d'anti-humanisme apparaît comme un exercice de style assez éloigné des enjeux réels. L'humanisme et l'anti-humanisme sont deux grands sacs à malice d'une vision philosophique bien pauvre qui évite toute discussion théorique sérieuse au profit de stéréotypes à forte connotation sentimentale: il vaut mieux être humaniste (nous avons tous été éduqués dans le culte de l'humanisme et des "humanités", qu'anti-humaniste (ce qui laisse deviner le froid doctrinaire, le technocrate ou le tyran prêt à tout!). Ce qu'on appelle l'anti-humanisme althusserien n'est pas autre chose qu'une conception déterministe, mécaniste de la société, conception qui fait de l'individu l'agent inconscient de forces extérieures ("le procès sans sujet ni fin")... tout comme la philosophie hégélienne le transformait en une partie de l'organisme social. Il ne s'agit pas nier l'importance des systèmes, ni de contester le rôle des modèles de type "structuraliste" dans l'appréhension de la réalité sociale. Mais le structuralisme - et Althusser s'inscrit nettemment dans ce courant - fait de la structure non un outil - transitoire - de connaissance, non un procédé d'exposition d'une matière que le cerveau essaie de faire sienne, mais bien la réalité elle-même; les structures apparaissent comme de nouveaux noms des Idées platoniciennes. Sur ce plan, le marxisme althusserien n'est donc pas autre chose qu'une réinterprétation de Marx dans un sens très fortement idéaliste. Autrement dit, Althusser – l’Althusser de Pour Marx, par exemple – n'est ni plus ni moins anti-humaniste que Hegel. La différence entre ces deux philosophes est essentiellement une différence entre les modèles de représentation utilisés: dans le cas de Hegel, il s'agit d'une modèle organique, conforme à la philosophie de la nature développée par le maître de Iena; dans le cas de Louis Althusser, il s'agit d'un modèle combinatoire, tel qu'on le trouve dans les sciences humaines dans les années 50 et 60. Cette divergence  n’est peut-être pas aussi importante qu’elle en a l’air.

L'intérêt du travail d'Althusser se trouve donc bien dans les pistes qu'il a ouvertes quant à la lecture de l'oeuvre de Marx, y compris les ruptures qu'elle contient et les filiations qu'elles supposent dans l'histoire de la pensée. Pas de philosophie althusserienne mais une invitation à lire et relire Marx sérieusement.

Denis COLLIN

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Ecrit par dcollin le Lundi 26 Mai 2008, 21:20 dans "Marx, Marxisme" Lu 8541 fois. Version imprimable

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Commentaires

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Bachir - le 07-06-08 à 00:45 - #

Bonjour,

Vpus écrivez dans le sujet du titre ci-dessus :
" L'opposition althusserienne entre un jeune Marx philosophe humaniste et un Marx mûr scientifique et anti-humaniste n'a donc aucun sens"

A mon humble avis,si, puisque vous même vous parlez d'un " Marx mûr scientifique"
Je pense qu'en effet, au niveau de la théorie, Marx était anti-humaniste mais en pratique, qui mieux que lui a porté une description scientifique et rigoureuse de la misère humaine et en ce sens, c'est un vrai humaniste. De même que la science ne s'embarasse pas de sentiments (la physique, la biologie, etc..) celui-ci proposait une analyse des " formations sociales " scientifiquement et sans "noyau mystique" contrairement aux discours blafards et idéologique tenus par une certaine téléologie d'un monde guidé par la providence, dieu, le destin ou aute mystification de l'histoire.
Marx était anti-humaniste sur le plan de la théorie pour décapiter les représentations des idéologues de profession et pour parler scientifiquement de choses vraies, vécues tous les jours par des milliers d'ouvriers. C'est en cela que la "coupure "épistémologique" pronée par Althusser prend toutt son sens. Et le fait d'être anti-humaniste sur le plan théorique n'exclut pas, bien au contraire, un vrai humanisme dans la pratique, contrairement à ceux qui distillent des discours bien généreux sur la marche du monde mais en pratique font le contraire!
Il n'y rien d'incompatible dans cette idée puisque l'homme est théorie et pratique. Il n'y rien, non plus de péjoratif, sauf à heurter l'homme bien pensant.

Cordialement
Bachir


Anonyme - le 25-11-08 à 22:27 - #

 Merci Denis Collin pour cet article qui outre rappeler un auteur un peu (mais pas complètement) oublié, suggère des pistes de lecture intéressante quant à l'œuvre en question (notamment la critique de l'économie politique et de ses économistes chez Althusser). 
Je serai par contre plus réservé quant à vos remarques sur la « conception déterministe » chez Althusser de la société, le rôle des individus en tant qu'« agents » ou « supports » de rapports sociaux qui les dépassent etc. On retrouve de telles idées durant la plus « scientiste » chez Althusser (années 60 et début des années 70). Or je pense qu'Althusser dans la dernière période de sa vie (« matérialisme aléatoire » etc.) a donné un éclairage sur ce qu'il faut entendre par l'histoire comme « procès sans sujet » : penser l'histoire comme un « procès sans sujet ni origine ni fin » c'est la seule manière de ne pas lui préfixer un terme, terme accompli par l'auto-développement du sujet (qu'il soit humain ou non). Or si l'histoire n'a ni sujet ni origine ni fin, et bien elle peut tout à fait dévier de sa route (sans que cela ne renvoie à une aberration). D'où la mise en avant par rapport à cette époque d'un « matérialisme de la rencontre », la référence au « clinamen », à Épicure. Au passage, cela a permis une redéfinition du matérialisme par Althusser qui va au-delà du simple réalisme gnoséologique.
C'est cette conception globale, qui est en latente d'ailleurs même durant l'époque « scientiste » qui explique que dans Pour Marx on trouve des articles qui cherchent à penser la « conjoncture » notamment politique, la manière de jouer sur le nœud des contradictions (politiques, militaires, économiques) pour permettre la rupture révolutionnaire d'Octobre 1917 (c'est le texte « Contradiction et surdétermination » auquel je pense mais je cite de mémoire). 
Althusser disait qu'il y avait un courant souterrain du matérialisme aléatoire dans l'histoire de la philosophie. Est-ce qu'on ne retrouve pas ce courant présente de manière tout aussi souterraine dans une partie de son œuvre ? 

Baptiste E.   


Re:

dcollin - le 27-11-08 à 08:12 - #

J'avoue que le matérialisme aléatoire m'a laissé perplexe. D'où mon silence sur le sujet. Peut-être même est-ce le terme de "matérialisme" qui pose problème. Nous appliquons aux vieux atomistes une caractérisation qui ne convient sans doute pas. Par exemple, Démocrite n'était peut-être pas aussi matérialiste qu'on le croit dans les milieux marxistes. Dans mon livre La matière et l'esprit (Colin, 2004), je faisais remarquer:
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L’essai de Hermann Cohen, La théorie platonicienne des idées et les mathématiques, soulève quelques questions épineuses. Pour Cohen, l’idéalisme naît avec Platon parce que la théorie platonicienne des idées met au premier plan la question de la connaissance, par opposition aux philosophes présocratiques qui réfléchissent d’abord sur le cosmos et la manière dont l’homme le pense. Cohen part du lien connu et exposé par Aristote, entre les éléates et la philosophie platonicienne. Or, parmi les grands éléates, Cohen fait figurer Démocrite. Déjà Théophraste pointait le lien entre le père putatif de l’atomisme et l’école éléate[1], bien que, prima facie¸sa doctrine fût à l’opposé de celle de Parménide. Les éléates partent du principe, énoncé par Parménide, selon lequel l’être ne peut pas surgir du non-être, un principe que reprennent les atomistes. Cependant, Démocrite fait du vide (le non-étant) un véritable étant. Pour expliquer cette contradiction, Cohen affirme que « l’atomistique a converti en idéalisme l’idée éléate de l’être »[2]. Par opposition, ce sont les éléates qui sont les matérialistes. En effet,

un vide, un espace non rempli de matière sensible, était et restait pour eux une absurdité, puisqu’ils n’étaient capables de penser comme étant que l’être sensible, bien qu’ils l’aient conçu comme immuable au regard de l’illusion du flux.[3]

Le vide est le « principe de séparation » qui permet de penser le multiple ; c’est lui sépare les atomes. De ce point de vue l’atomisme de Démocrite est proche de la pensée des Pythagoriciens qui, eux aussi, ont admis le vide. En posant le vide comme une nécessité intellectuelle, Démocrite rompt avec la conception éléate de l’être : « le concept d’être doit être libéré de compromission avec le sensible », dit encore Cohen. L’être peut être maintenant posé comme ce qui seul est indépendant de notre perception sensible. Et c’est chez Démocrite qu’apparaît la distinction entre qualités premières et qualités secondes, une distinction que redécouvriront Descartes et Locke. Cohen en tire que « l’atomisme doit nécessairement être reconnu comme précurseur du platonisme ».[4]

Dans la même veine, la lecture de la thèse de doctorat de Marx ( voir mes developpements dans La théorie de la connaissance chez Marx) devrait nous dissuader de tirer une ligne droite entre le "matérialisme" antique et le matérialisme du XVIIIe siècle. Quant au matérialisme de Marx, j'ai eu l'occasion depuis assez longtemps d'en discuter la nature pour souligner qu'il n'y avait guère de rapport entre lui et le matérialisme de Diderot, d'Holbach, Hélvétius, par exemple. Du reste, une partie des marxistes a fait comme si Marx n'avait jamais écrit ces énigmatiques thèses sur Feuerbach qui renvoient dos à dos matérialisme et idéalisme pour souligner que seul l'idéalisme permet de penser l'activité du sujet (et c'est précisément cela que Marx trouvait déjà intéressant chez Épicure.) Mais c'est une discussion qu'il faudra reprendre.

[1] Voir Burnet, op. cit.

[2] H. Cohen : La théorie platonicienne des idées et les mathématiques, page 24

[3] op. cit. page 25.

[4] op. cit. page 27


Léopold - le 03-06-11 à 00:48 - #

Sur la question du matérialisme et la faillite d'Althusser un texte amusant : Pour une déconstruction du matérialisme spéculatif et de la théorie de la pratique (Marx, Althusser)