Le capitalisme aujourd'hui
Un livre de Gianfranco La Grassa
Le but principal de « Il capitalismo oggi » est de déconstruire la théorie marxiste. Il s’agit de substituer le concept de « conflit stratégique » au concept de propriété (privée des moyens de production), comme moyen pour reconstruire une théorie critique de la formation sociale dominée par le mode de production capitaliste. Précisons tout de suite que ce livre n’est pas l’aboutissement du travail de Gianfranco La Grassa. Il est plutôt l’énoncé argumenté des thèses essentielles de notre auteur, qui les reprendra et leur donnera chair dans les livres ultérieurs (205 et 2008). La place principale est encore occupée par la polémique avec le « marxisme de la tradition ». Mais dans cette polémique sont affirmées des thèses fortes dont on n’a souvent que l’esquisse et qui devraient évidemment être appuyées sur des données empiriques et sur une analyse plus précise de l’expérience historique.
Je vais me limiter, dans le cadre de cette recension, quelques-unes des idées principales, présentées sous forme de thèses, et à quelques remarques interrogatives.
Il faut refuser l’idée de stades du capitalisme qui iraient vers un « stade suprême ». Au concept de « stadialité » il faut substituer la récursivité. Il y a des régimes de fonctionnement du mode de production capitaliste, et les sociétés capitalistes à travers des crises et des « transitions de phase » passent de l’un à l’autre de ces régimes. Le marxisme orthodoxe a construit une théorie des stades du capitalisme. L’impérialisme est qualifié par Lénine de « stade suprême du capitalisme ». Une vision mécaniste de l’histoire s’est imposée : du capitalisme de libre concurrence on passe au capitalisme des monopoles et à la séparation de la propriété et des fonctions d’organisation de la production, transformant les capitalistes en une classe de rentiers parasitaires, et de là on passe au capitalisme monopoliste d’État (CME) qui est l’antichambre du socialisme. Bien que virulents critiques du CME, les trotskystes ont maintenu cette théorie des stades quitte à en inventer un nouveau, comme le « capitalisme du troisième âge » chez Ernest Mandel. Gianfranco La Grassa balaie tout cela. Le capitalisme peut changer de régime : on peut passer par exemple d’un capitalisme organisé et largement étatisé (modèle du capitalisme rhénan) au capitalisme concurrentiel (modèle anglo-saxon). Les crises ne sont jamais les signes annonciateurs de la crise finale mais de simples « transitions de phase » qu’il faut comprendre ici au sens physique (par exemple la transition entre l’état liquide et l’état gazeux).
Corollaire 1 : Gianfranco La Grassa réfute les thèses négristes (voir « Empire » de Negri et Hardt) et autres similaires : « « les plus récentes thèses – de loin pires que toutes les précédentes – qui soutiennent l’épuisement des fonctions des États nationaux et une confrontation généralisée diffuse entre le capital (transnational) et des masses ou des multitudes privées de toute structure relationnelle interne. » (p.5) Toutes ces pensées qui enveloppent « dans un épais rideau de fumée toute interprétation critique du capitalisme. »
Corollaire 2 : il n’y a pas de super-impérialisme. La théorie kautskiste du super-impérialisme avait déjà été récusée par Lénine. Le super-impérialisme suppose une sorte d’état final du capitalisme, mais une telle chose n’existe pas. Le capitalisme n’est jamais la domination d’une classe homogène. Les divers groupes et sous-groupes sont en conflit permanent et la domination d’un centre unique ne peut être durable. À juste titre, Gianfranco La Grassa souligne que l’hégémonie des États-Unis déjà dominante et que des rivaux dangereux se dressent face à lui (Chine, Inde et sans doute Brésil). De même rien ne dit que les puissances européennes et le Japon subiront ad vitam aeternam la tutelle de l’oncle Sam.
Le marxisme historique est obsolète. La théorie scientifique de Marx décrit correctement un aspect du mode de production capitaliste mais elle doit s’insérer dans un ensemble plus vaste, comme la gravitation newtonienne s’insère dans la physique relativiste. Par exemple la théorie de la valeur-travail doit être conservée et Gianfranco La Grassa s’en prend durement aux « bêtises opéraïstes sur la chute de la valeur-travail », c’est-à-dire, en particulier, aux thèses négristes sur la dématérialisation du travail.
Mais le marxisme ne s’est survécu qu’en ajoutant des épicycloïdes à une doctrine qui faisait eau de toutes parts, un peu de la manière dont l’astronomie de Ptolémée se survivait avant que Copernic et Galilée ne fassent la grande révolution qui s’imposait. Le marxisme n’est cependant pas sans une certaine légitimité historique : « Les théories sont des « jeux » dans lesquels les coups visent à les rendre toujours plus adéquates à l’interprétation de la « réalité », tout comme nous l’acceptons, initialement et plus immédiatement mais pourtant toujours idéalement. Il ne me semble pas scandaleux que, à la base des développements impétueux du capitalisme dans sa première phase historique, Marx ait été convaincu de la formation d’un travailleur collectif coopératif. Il n’est pas non plus scandaleux au fond que, compte-tenu de la réalité sociale existante dans le pays (Allemagne) dans lequel surgirent les premières organisations importantes, politiques et syndicales, du mouvement ouvrier, Engels et ensuite Kautsky aient pensé ce dernier comme classe, sujet collectif (et homogène), capable d’amorcer la transformation anticapitaliste. Il n’y a pas de doute, toutefois, que le travailleur collectif pouvait être considéré comme une préfiguration de l’organisation d’une société composée d’égaux, n’étant pas en conflits entre eux et toutefois capables de développer encore les forces productives ; alors qu’une telle conviction se faisait beaucoup plus incertaine et faible dans le cas de la seule classe ouvrière. » (p.10) Mais ce qui pouvait être acceptable en tant que projection d’un « coup à jouer » ne l’est plus quand l’expérience historique a montré que cette voie était une impasse.
Cette thèse 2 mériterait de longs développements. La critique (ou l’autocritique) du « marxisme de la tradition » (cf. chapitre III) s’articule à son tour sur deux lignes de développement : premièrement la question de ce qui constitue le fond de la compréhension du mode de production capitaliste et, deuxièmement, la question des potentialités révolutionnaires de la classe révolutionnaire, la question du « sujet révolutionnaire ».
Le conflit stratégique (entre dominants) doit être substitué à la propriété, comme nœud du fonctionnement du mode de production capitaliste. La Grassa propose une révision de la théorie (un nouveau « coup » au jeu de la théorie), tout en gardant l’objectif d’une « théorie radicalement critique et avec des intentions transformatrices ». Il s’agit de placer au centre du « réseau conceptuel » non plus la propriété comme pouvoir de disposer mais le conflit entre stratégies. Ce qui apporte quelques « modifications consistantes » au « vieux marxisme ». Ce n’est pas un heurt frontal avec la théorie classique – en particulier on garde la théorie de la valeur-travail et l’explication de la formation du profit capitaliste. Mais elle a une portée insuffisamment explicative et il est nécessaire de réélaborer le concept de mode de production.
Le concept de mode de production est au centre de l’élaboration de Marx. Et son noyau ce sont les rapports sociaux de production. Dans la société capitaliste, « le pouvoir de disposer des moyens de production existe dans la forme de la propriété privée. » (p. 17) Ici La Grassa résume le noyau dur de la théorie de Marx : la concentration de la propriété et les sociétés par action sépare les fonctions de direction du propriétaire. « La propriété assumerait ainsi des caractères financiers, même en étant toujours privée et garantie dans ses droits formels par le pouvoir de l’État. Dans les unités productives, à l’inverse, on aurait dû vérifier la réappropriation – réelle c’est-à-dire en considérant la capacité de direction et de développement des procès de travail, et aussi moyennant la pleine utilisation des susdites puissances générales de la production – du contrôle des moyens de production ; logiquement non pas de la part des travailleurs singuliers, comme dans l’artisanat médiéval, mais bien plutôt par le corps productif dans son ensemble, « de l’ingénieur au dernier manœuvre » (Marx).
Le capitalisme d’aujourd’hui est un capitalisme non bourgeois et sans prolétariat. Le nœud crucial de l’élaboration réside en ceci : la trame sociale du capitalisme réside dans le conflit entre stratégies (entre dominants) domine par rapport à la question de la propriété privée des moyens de production. Les conflits pénètrent jusqu’à la base du mode de production capitaliste. Ils ne se cantonnent pas, comme avant, à la sphère des superstructures politiques.
Sans prétendre rendre compte ici d’une pensée assez complexe, essayons tout de même de comprendre de quoi il s’agit.
Premièrement la thèse selon laquelle la propriété privée des moyens de production devient secondaire, si elle peut choquer un marxiste traditionnel, présente pour elle de nombreux arguments empiriques et au fond ne contredit pas ce que Marx avait commencé d’analyser quand il étudie la rupture entre propriété et organisation, quand il s’intéresse au développement des sociétés par action et à l’intrication croissante du capital financier et du capital industriel. Mais depuis Marx, il a coulé pas mal d’eau sous les ponts. Quand on voit le rôle stratégique des fonds de pension (c’est-à-dire de capitaux qui sont les économies des salariés) dans le capitalisme contemporain, on voit que la question de la propriété formelle, juridique, des moyens de production est assez largement devenue secondaire. À côté du CALPERS (le fonds de pension des fonctionnaires de l’État de Californie), les plus puissants des nababs rescapés des « 200 familles » font pâle figure. Mais ces données empiriques restent compatibles avec la théorie du stade ultime et du parasitisme croissant du mode de production capitaliste. Or Gianfranco La Grassa réfute cette théorie. Si la propriété devient secondaire, c’est parce que la description du mode de production capitaliste en termes de fabriques appartenant à un capitaliste qui doit extraire de la plus-value pour accumuler du capital correspond à l’essor du mode de production capitaliste mais non à la phase de plein développement dans laquelle nous sommes actuellement, celle des grandes entreprises et des « groupes stratégiques ». Gianfranco La Grassa propose un déplacement de l’accent du rapport de propriété et du conflit capital/travail au rapport de concurrence, de rivalité entre les grands groupes capitalistes. Ce qui suppose du même coup qu’on décentre l’analyse du mode de production capitaliste des processus de production vers la production et la circulation des marchandises (Gianfranco La Grassa rappelle que dans les notes sur Wagner – in Œuvres II, la Pléiade, pp.1531-1551 – Marx rappelle, contre Wagner, qu’il fait de l’analyse de la marchandise et non du processus de travail le cœur de sa théorie).
Gianfranco La Grassa distingue le management proprement dit, intéressé aux problèmes de coordination interne et de réduction des coûts, de la direction stratégique dont l’activité consiste à élargir l’espace de manœuvre de l’entreprise (cf. pp. 79-80). « Sans les stratégies, il n’y a pas de développement ; un développement sans doute marqué de déséquilibres, de crises, de périodes de relatif appauvrissement des larges masses, d’envol dans des aires déterminées alors que d’autres restent plus loin. » Cette distinction entre management et direction stratégique renvoie à une autre distinction sur laquelle travaille Gianfranco La Grassa, celle qui oppose rationalité instrumentale et rationalité stratégique. Pour aller vite, disons que la première consiste à disposer des moyens en vue de fins déterminées, comme l’ouvrier use d’outils pour produire son œuvre, alors que la rationalité stratégique consiste à se placer dans un « jeu », c’est-à-dire dans un système où les décisions doivent être prises en fonction de ce qu’on peut escompter des réactions des autres participants au jeu. Réorganiser la chaîne de production pour accroître l’extraction de la plus-value relative, c’est de la rationalité instrumentale. Choisir des produits innovants, se fixer l’objectif de contrôler tel ou tel marché, etc., cela ressortit à la rationalité stratégique. « La rationalité stratégique englobe et dépasse l’instrumentale, mais ne l’annule pas ; au contraire elle doit s’en servir de la meilleure manière possible étant donné que les moyens décisifs pour qu’elle soit opérationnelle sont économiques : l’argent et les moyens financiers en général, avant tout. » (p.87)
La thèse du « conflit stratégique » exclut qu’il y a ait une tendance univoque au monopole. Il y a bien des tendances au monopole mais contrebattues par des tendances en sens inverse sans que jamais et en raison même de ce qu’est le mode de production capitaliste le monopole puisse s’imposer définitivement. Gianfranco La Grassa souligne la portée de son analyse : « Si la théorie et les analyses doivent être fondées sur le concept de conflit stratégique, la lutte pour les parts de marché et les formes variées que prend ce dernier, doivent être réinsérées dans l’horizon plus vaste des confrontations entre dominants pour les zones d’influence, soit au regard des diverses sphères sociales (économique comme politique et culturelle), soit en se référant au sens géopolitique aux diverses aires de la formation capitaliste fondamentale. » (p. 89)
La classe ouvrière est incapable de devenir une classe dominante. Le processus économique n’engendre pas de lui-même, spontanément, de sujet révolutionnaire, ni de métamorphose naturelle du capitalisme en socialisme et communisme. La Grassa tombe ici sur une question que je crois bien avoir été l’un des premiers à soulever en France, celle de la contradiction qui gît au cœur de la pensée de Marx entre l’association des producteurs (une vraie thèse saint-simonienne !) qui se trouve au centre du Capital et le « rôle dirigeant de la classe ouvrière », clé de la théorie marxiste, léniniste, trotskyste et tout ce qu’on veut. Le marxisme voit dans l’identification entre « l’intellect collectif » et la classe ouvrière le subterfuge qui permet de transformer la classe ouvrière en classe dominante dirigeant le processus de production. Le processus qu’on peut induire du Capital livre I est le suivant : d’un côté une classe de propriétaires capitalistes de plus en plus parasitaires et séparés de la production, réduits au rôle de « tondeurs de coupons », de l’autre tous ceux qui jouent une rôle nécessaire dans le procès de production et dont les intérêts à long terme doivent converger vers l’élimination des capitalistes parasitaires. C’est précisément le rôle central du conflit stratégique qui rend ce schéma parfaitement utopique. Les managers restent intégrés aux divers groupes stratégiques capitalistes et les ouvriers sont incapables de devenir un groupe dominant. Leur solidarité postulée par la théorie marxiste est mise à mal par la concurrence entre groupes qui amène plus ou moins les ouvriers à faire bloc derrière les capitalistes de leur propre groupe. De la catastrophe de 1914 à l’évolution de certains secteurs des classes ouvrières française ou italienne vers l’extrême-droite ou vers la droite anti-immigration, là encore les données empiriques ne manquent pas.
Au sein du mode de production capitaliste, il y a deux sortes de conflits, les conflits pour la suprématie qui sont essentiellement des conflits entres dominants et les conflits pour la redistribution dans lesquels interviennent les dominés. Mais ces conflits pour la redistribution n’ont pas du tout, par eux-mêmes, une dynamique de transformation sociale. Il faut donc partir du fait que le conflit capital/travail « n’a pas déplacé d’une virgule la substance de la domination capitaliste » (p.11) Constat on ne plus exact. Au mieux, ce conflit déplace les relations au sein de la classe dominante : les managers remplacent les actionnaires – phase « 30 glorieuses » – et retour au pouvoir des actionnaires avec la « corporate governance » à partir de la fin des années 70. La Grassa ajoute que pour la seconde et la troisième internationale, la dictature du prolétariat, c’est finalement de surveiller les techniciens, qui possèdent le savoir utile mais qui ne sont pas directement des prolétaires.
Gianfranco La Grassa fait remarquer (p. 115) que cette impuissance fondamentale de la classe ouvrière avait déjà perçue par Lénine qui, dans Que faire ?, soutient que la classe ouvrière par ses propres forces ne dépasse pas le niveau de la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire de la revendication pour des meilleurs salaires mais pas du tout la revendication pour changer les rapports sociaux. La croyance dans les capacités révolutionnaires de la classe ouvrière découlait, selon Gianfranco La Grassa, des particularités de la première phase d’essor capitaliste, dans laquelle les ouvriers étaient des anciens artisans ou des anciens paysans.
Si on admet les analyses de Gianfranco La Grassa, il faut convenir que 1° il n’y a aucun sens de l’histoire qui conduise au communisme et 2° que les conflits principaux concernant les rapports entre dominants, les conflits entre dominés et dominants ne pouvant que s’insérer dans ce cadre général. Sur le premier point, La Grassa enfonce le clou : « Il n’existe pas de nécessité historique objective de la révolution et encore moins et encore moins la certitude que cette dernière soit dirigée vers le socialisme et le communisme, cette certitude qui pendant plus d’un siècle a donné aux militants des partis ouvriers l’inébranlable foi d’être toujours sur le seuil d’une mission historique à accomplir, d’être plus ou moins comme les martyres chrétiens, mangés par les fauves dans les cirques, mais finalement immangeables vainqueurs. » (p. 176-177)
On pourrait être amené à penser que pour La Grassa le capitalisme est en un certain sens indépassable. Particulièrement quand il écrit : « La leçon historique de la faillite du communisme historique du XXe siècle a enseigné qu’aucune formation sociale ne pourra jamais transformer et surpasser la formation sociale capitaliste, si on poursuit l’illusion de la propriété collective des moyens de production avec la mortification totale de compétition économique/productive – qui se reflète aussi sur le plan de la recherche scientifique et technique – véritable cause de l’énorme développement gagnant des forces productives de notre société à capitalisme avancé. » (p. 63) Autrement dit, une société communiste si elle est possible reste une société de compétition (émulation sans violence dit Gianfranco La Grassa avec une certaine ingénuité …) Mais d’où vient la nécessité d’une transformation sociale qui conduise à un dépassement du capitalisme ? Justement il n’y a pas de nécessité ! Si on s’arrête là, Gianfranco La Grassa rejoint les « marxistes légaux » russes ou les « marxistes de la chaire », c’est-à-dire tous ces intellectuels qui tirent de Marx des justifications de l’existence du capitalisme.
Mais Gianfranco La Grassa ne mange pas de ce pain-là. Il maintient ferme la nécessité d’une action anticapitaliste. J’ai bien dit nécessité d’une action, ce qui renvoie à la capacité des sujets de vouloir quelque chose pour des raisons bien fondées principalement morales, à la différence de la nécessité d’un mouvement historique qui se déroule en quelque sorte dans le dos des sujets. Voyons les justifications de Gianfranco La Grassa.
« Toutefois, comme on l’a déjà dit, la lutte qui se déroule dans les points les plus avancés du mode de production capitaliste arrivé à son ”plein“ développement, si elle est laissée à elle-même, porte dans les deux directions du revenu – et des conditions de vie, de travail, etc. – entre les divers groupes et classes sociales, positionnés entre eux sur un plan d’égalité formelle, et de la distribution des parts de domination entre les agents décideurs, qui sont ceux qui mettent en œuvre les stratégies dans les sphères économique, politique et culturelle de la société capitaliste. Précisément pour cette raison doivent se former des groupes d’action stratégique, évidemment anticapitaliste, qui portent le conflit social à un autre niveau que celui purement distributif, soit au niveau de l’analyse des conditions de possibilité de la transformation révolutionnaire, soit de la pratique qui tente de l’actualiser. » (p.179-180)
Pourquoi de tels groupes doivent-ils apparaître sans nécessité intrinsèque, bien que la possibilité formelle de leur apparition soit donnée dans les conflits de redistribution et d’hégémonie qui traversent la société capitaliste. La réponse de La Grassa peut paraître curieuse et un peu faible, du moins pour ceux qui se situent dans « le marxisme de la tradition » (ce qui n’est pas mon cas !) : de tels groupes ne se forment pas pour des raisons intrinsèques (cela découle de ce qu’on vient de dire) mais pour des motifs « plus profonds » « que je ne sais pas indiquer autrement qu’en ayant recours à l’expression tension morale. » (p.180) Cette tension morale qui renvoie au refus de la domination n’est pas propre aux individus d’une classe particulière mais peut apparaître dans toutes les classes de la société. Cette explication peut paraître beaucoup plus faible que les raisons « classistes » du marxisme de la tradition. Pourtant, c’est peut-être l’inverse qui est vrai : l’aspiration révolutionnaire ne peut pas être autre chose qu’une aspiration fondée sur la croyance dans certaines valeurs morales. De l’analyse de ce qui est (la description objective du mode de production capitaliste) on ne peut passer à l’action révolutionnaire qu’à partir de l’idée de ce qui doit être (laquelle ne se peut tirer mécaniquement de la première). Inversement, comme le fait remarque Gianfranco La Grassa, les revendications des strates inférieures de la société ont souvent servi de rampe de lancement « des groupes d’agents stratégiques tout autre qu’anticapitalistes » ! (ibid.)
Mais cette « tension morale », condition nécessaire, n’est cependant pas suffisante. Il est nécessaire de lui joindre « la capacité d’analyse des conditions de possibilité qu’ouvre, pour la transformation révolutionnaire anticapitaliste, la crise, avec la lutte aiguë déclenchée entre dominants pour révolutionner les positions de suprématie précédant la crise elle-même. » (p.181) Gianfranco La Grassa précise cependant qu’il ne s’agit pas de renouveler la théorie léniniste du parti d’avant-garde, puisqu’il n’y a plus de masse spontanément révolutionnaire… Mais on n’est tout de même pas très loin d’un léninisme épuré des éléments kautkystes ou marxistes orthodoxes.
Les dernières pages sont consacrées à la critique du « gramscisme » ordinaire, héritage de feu le PCI. Gianfranco La Grassa dénonce la tentation de la « guerre de position » consistant à vouloir occuper les « casemates » sur le front d’une guerre de classe prolongée. Cette stratégie néo-réformiste est illusoire puisque le capitalisme avancé ne laisse plus aucune place libre, aucune casemate à occuper, et elle transformerait les éléments révolutionnaires qui s’y risqueraient à devenir des agents stratégiques capitalistes comme les autres – l’exemple des syndicats et des mutuelles corrobore assez clairement le propos de La Grassa.
Cependant, si on laisse de côté, quitte à y revenir plus tard, le débat un peu dépassé sur la guerre de position et la guerre de mouvement, on doit reconnaître que le groupe d’action stratégique anticapitaliste, capable de former un bloc social suffisamment fort pour renverser le mode de production capitaliste, ressemble d’assez près au « prince nouveau » dont parle Gramsci dans un passage fameux des « Quaderni del carcere ». Je cite les deux derniers paragraphes du cahier XIII, 1 :
« Les deux points fondamentaux – formation d’une volonté collective nationale-populaire dont le Prince moderne est en même temps l’organisateur et l’expression active et opérante, et réforme intellectuelle et morale – devraient constituer la structure du travail. Les points concrets de programme doivent être incorporés dans la première partie, c’est-à-dire devraient « dramatiquement » résulter du discours, ne pas être une froide et pédante exposition de raisonnements.
Peut-il y avoir une réforme culturelle, c’est-à-dire une élévation civile des strates sous-développées dans la société sans une réforme économique préalable et une mutation dans les positions sociales et dans le monde économique ? Pour ceci une réforme intellectuelle et morale ne peut pas ne pas être liée à un programme de réforme économique, au contraire, le programme de réforme économique est précisément le mode concret sous lequel se présente toute réforme intellectuelle et morale. Le Prince moderne, en se développant, bouleverse tout le système des rapports intellectuels et moraux, en tant que son développement signifie précisément que tout acte est conçu comme utile ou dommageable, vertueux ou scélérat, seulement en tant qu’il a comme point de référence le Prince moderne lui-même et sert à augmenter son pouvoir ou à lui faire obstacle. Le Prince prend la place dans la conscience de la divinité ou de l’impératif catégorique, devient la base d’un laïcisme moderne et d’une complète laïcisation de toute la vie et de tous les rapports des mœurs. »
Un groupe d’action pour une « réforme intellectuelle et morale » orienté vers un « programme national et populaire » (pour reprendre une autre expression du même cahier de Gramsci), c’est finalement ce que Gianfranco La Grassa appelle de ses vœux sans le dire clairement. Les formules génériques qu’il utilise évitent soigneusement de recourir au langage issu du vieux marxisme, mais évidemment, on ne peut pas se défaire du passé aussi facilement.
Gianfranco La Grassa, Il capitalisme oggi. Dalla proprietà al conflito strategico. Per une teoria del capitalismo. (“Petite plaisance”, 2004)
Ecrit par dcollin le Dimanche 20 Juillet 2008, 18:55 dans "Marx, Marxisme" Lu 12404 fois.
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