Raison et instinct
A propos d'un aphorisme de Pascal
« Raison et instinct, marques de deux natures » : énigmatique aphorisme de Pascal (Pensées, B396, L128) qui se peut interpréter de plusieurs façons. À la manière cartésienne on y pourrait voir l’opposition entre la raison, propre à la chose pensante(res cogitans) opposée aux déterminisme mécanique des corps étendus (res extensa). Mais on voit mal Pascal reprendre ce Descartes « inutile et incertain » dont il se sépare le plus souvent. L’analogie serait boiteuse d’ailleurs, car Descartes n’emploie pratiquement pas le mot « instinct », les comportements des animaux relevant en dernière analyse de la mécanique, c’est-à-dire des lois de la physique. On y pourrait plus sûrement voir l’opposition entre le cœur – qui a ses raisons que la raison ne connaît pas – et la raison, entre la connaissance qui procède de l’intuition immédiate, qui se sent et la connaissance toujours médiate par des raisonnements, propres aux géomètres. Mais pourquoi, dans ce cas, parler de la marque de deux natures ? Il suffirait de dire : raison et instinct, deux modes de la connaissance.
Mais on y peut voir aussi – et c’est cet aspect que nous choisirons de traiter – l’opposition entre l’animal purement instinctif et l’homme capable de raison et du coup la scission entre deux natures, la nature animale et la nature humaine qui n’est telle que parce que la raison lui est donnée. Ainsi Pascal écrit-il (Préface au traité du vide) :
N'est-ce pas indignement traiter la raison de l'homme, et la mettre en parallèle avec l'instinct des animaux, puisqu'on en ôte la principale différence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que l'instinct demeure toujours dans un état égal ? Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu'aujourd'hui, et chacune d'elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse ; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu'ils en ont : comme ils la reçoivent sans étude, ils n'ont pas le bonheur de la conserver ; et toutes les fois qu'elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque, la nature n'ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science nécessaire, toujours égale, de peur qu'ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu'ils y ajoutent, de peur qu'ils ne passent les limites qu'elle leur a prescrites. Il n'en est pas de même de l'homme, qui n'est produit que pour l'infinité. Il est dans l'ignorance au premier âge de sa vie ; mais il s'instruit sans cesse dans son progrès : car il tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs, parce qu'il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu'il s'est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu'ils en ont laissés. Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement ; de sorte que les hommes sont aujourd'hui en quelque sorte dans le même état où se trouveraient ces anciens philosophes, s'ils pouvaient avoir vieilli jusqu'à présent, en ajoutant aux connaissances qu'ils avaient celles que leurs études auraient pu leur acquérir à la faveur de tant de siècles. De là vient que, par une prérogative particulière, non seulement chacun des hommes s'avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l'univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différents d'un particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement : d'où l'on voit avec combien d'injustice nous respectons l'antiquité dans ses philosophes ; car, comme la vieillesse est l'âge le plus distant de l'enfance, qui ne voit que la vieillesse dans cet homme universel ne doit pas être cherchée dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont le plus éloignés ? Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses, et formaient l'enfance des hommes proprement ; et comme nous avons joint à leurs connaissances l'expérience des siècles qui les ont suivis, c'est en nous que l'on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres.
S’agit-il ici de distinguer deux natures ? Sans aucun doute. Les animaux n’ont été créés que pour être maintenus dans un ordre de perfection bornée. Au contraire, les hommes se perfectionnent, non pas tant individuellement que dans la succession des générations. Ils ont été créés pour l’infinité, pour atteindre « l’homme universel. »
Qu’il y ait deux natures dont instinct et raison forment la marque, cela se peut comprendre.
Il est évident que les animaux ont des instincts et que leur vie est presque exclusivement instinctive. Leurs comportements sont immuables et si parfois il semble qu’un animal « invente » quelque chose, il ne le transmet jamais à ses petits. On a certes quelques expériences qui montrent que certains comportements acquis peuvent se transmettre aux petits – par exemple, si on provoque des réactions de stress sur un rat en combinant des décharges électriques et un autre événement non traumatique en lui-même (un signal lumineux par exemple), le rat va finir par éprouver ce stress uniquement en présence du signal lumineux et cette réaction de stress (comparable au fameux réflexe conditionné du chien de Pavlov) pourra se transmettre en petits qui seront stressés par le signal lumineux sans jamais avoir été victimes du choc électrique. Mais la transmission, dans ce cas, tiendrait à des mécanismes épigénétiques encore à déterminer mais nullement par une éducation. La nature permet que les animaux se conservent mais n’ajoute rien, comme le dit Pascal, alors que l’homme, loin de cette tranquillité des bêtes, doit inventer et peut progresser. « L’homme universel » dont parle Pascal, c’est l’humanité dont chaque génération transmet le flambeau à ses successeurs.
La misère de l’homme est aussi sa grandeur, dit encore Pascal. En effet, presque dépourvu d’instinct – si l’on entend par instinct un comportement inné, héréditaire et spécifique, accompli sans apprentissage préalable et en toute perfection – l’homme est la plus misérable des créatures, la moins faite pour la vie ! La structure du squelette est adaptée à la station verticale, mais il faut apprendre à marcher au petit d’homme. C’est que disait déjà le mythe de Prométhée, rapporté dans le Protagoras de Platon. L’homme ne doit donc sa possibilité de survie qu’à cette intelligence, en premier lieu une intelligence technique Prométhée a volée aux dieux pour la donner aux hommes. Cette intelligence lui permet non seulement de se procurer ce qui lui manque mais aussi d’inventer ce qui ne lui manque pas et de développer presque infiniment sa puissance de penser et d’agir. Mais cette force a son côté obscur – la grandeur de l’homme est aussi sa misère : c’est parce qu’il est un vivant doué de la raison, que l’homme est sujet aux passions. Les passions ne sont point des instincts – il suffit d’évoquer toutes les passions d’autodestruction pour voir que cela n’a rien à voir avec un instinct – mais la faiblesse de la raison, voire sa perversion, en proie à toutes les pulsions. L’homme a si peu d’instinct vital qu’il peut choisir de se détruire lui-même par le suicide ou par la passion des substances toxiques.
Car le problème est là : si l’homme est doué de raison, il est aussi un animal et comme tel soumis à des pulsions qui ne sont pas, de manière innée, canalisées vers la solution de problèmes vitaux. Si l’instinct et la raison sont les marques de deux natures, il est trop rapide de dire que celui-là est la marque de la nature animale et celle-ci la marque de la nature humaine. Au contraire, on pourrait dire que l’homme est un mixte, un être intermédiaire, ni ange ni bête, comme le dit encore Pascal, mais tout de même un peu des deux. Il serait encore cet être amphibie dont parle Kant, à la fois être naturel sensible, soumis à ses inclinations naturelles et être de raison appartenant au monde intelligible. Les deux mondes kantiens pourraient ainsi faire écho aux deux natures pascaliennes.
Mais cette séparation est bien embarrassante. Comment peut-il y avoir deux natures dont l’homme participerait en même temps ? La nature est la nature et la nature de l’homme c’est de posséder la raison comme il possède la station verticale et un gros cerveau hyper-complexe ! Il faudrait peut-être supposer que la raison est la marque de la nature divine et en l’homme elle ce que Dieu a mis de sa propre nature divine – la Genèse dit bien que Dieu a créé l’homme « à son image et à sa ressemblance ». Instinct et raison, marques de deux natures, nous serions donc renvoyés à une hypothèse théologique, soutenable par le foi mais qu’aucune raison théorique ne saurait assurer.
Peut-être faudrait-il donc remettre en cause ce dualisme de l’instinct et de la raison et considérer qu’instinct et raison sont deux expressions ou deux directions de la nature.Bergson dans L’évolution Créatrice définit l’intelligence et l’instinct comme deux directions que l’évolution naturelle, l’élan vital, a prises, instinct et intelligence se retrouvant en des proportions diverses chez les êtres vivants. Mais là où l’instinct atteint sa perfection l’intelligence n’a plus aucun rôle et là où l’intelligence est développée à son maximum, l’instinct disparaît presque totalement. Reste à savoir si nous pouvons identifier raison et intelligence. Si l’intelligence est la faculté de faire des liens, d’établir des rapports, elle est, au minimum incluse dans la raison. Kant définit la raison comme la faculté qui fournit les principes a priori de la connaissance et cette faculté des rapports doit bien faire partie de ces principes a priori.
Il est également possible de concevoir les rapports entre instinct et raison en adoptant un point de vue moniste-naturaliste. On considère alors que la raison émerge progressivement du processif évolutif aléatoire (« darwinien ») à partir des dispositions anatomiques et physiologiques de l’espèce humaine et du développement de toutes ces potentialités au sein de la vie sociale pratique des hommes. L’homme ne peut survivre que comme « être social » capable d’activités techniques et le développement cumulatif de ses capacités techniques et de la complexité des rapports sociaux est très exactement ce que nous appelons « raison ». Cette raison peut sembler s’opposer à l’instinct en ce sens que les exigences de la vie sociale et celle de « l’institution de la vie » – c’est-à-dire de l’éducation des enfants – s’opposent aux pulsions, au principe de plaisir dans une optique freudienne. Nous aurions ainsi une conception « déflationniste » de la raison, qui ne serait plus cette mystérieuse faculté des principes, mais bien l’expression en nous de la nécessité (l’Anankè freudienne). On ne serait pas très loin de Spinoza, pour qui la raison – que nous devons suivre – n’est rien de différent de la recherche de notre utile propre.
En conclusion, admettre qu’instinct et raison sont les marques de deux natures, cela se peut au premier abord tant il est aisé de distinguer les conduites instinctives des conduites raisonnables, et tant nous devons affirmer et réaffirmer la distinction des hommes et des animaux. Cependant cette thèse se paye au prix fort, celui du dualisme métaphysique. Il peut donc sembler moins « coûteux » de penser instinct et raison comme deux traits émergeant de l’évolution du vivant, la raison propre à l’homme ne trouvant son plein développement que dans la vie sociale et la culture humaines – lesquelles se distinguent clairement de la vie animale et n’en sont pas pour autant moins naturelles.
Ecrit par dcollin le Dimanche 22 Novembre 2015, 12:15 dans "Enseigner la philosophie" Lu 9282 fois.
Article précédent -
Article suivant