Comment résister ?
De Marx à Machiavel, mode de production capitaliste et stratégie populiste de résistance
Sommaire
Pour qui s’est mis à l’école de Marx, ce retournement de l’histoire a quelque chose d’intrigant. Jamais les analyses de Marx, principalement dans cette œuvre majeure qu’est le Capital, n’ont semblé aussi pertinentes. Si on juge de la validité d’une théorie à l’aune des confirmations empiriques de ses prédictions, celle de Marx écrase sans difficultés les prétentieux maîtres des « sciences économiques ». Pourtant, si le procès de « valorisation de la valeur » a suivi les lois formulées par Marx, l’histoire a pris un tout autre tour. Les derniers « marxistes » doivent le constater, le « sujet révolutionnaire » fait défaut. La classe ouvrière qui, de son propre mouvement, devait transformer radicalement les rapports sociaux de production, ouvrir la voie à une société fondée sur les « producteurs associés », ne semble plus jouer aucun rôle politique autonome. Les organisations syndicales périclitent et ne survivent bien souvent que parce que l’État veut conserver des « partenaires sociaux ». Les partis politiques qui parlaient au nom de la classe ouvrière sont complètement marginalisés, ou bien ont purement et simplement disparu, ou encore se sont transformés en « partis bourgeois » comme les autres – que l’on songe à l’évolution du PCI devenu PD en Italie, ou au PS qui n’est plus, en France, que la « deuxième droite ».
Pendant les trois décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale – mais le mouvement avait été amorcé avant – on a pu croire qu’un mouvement ouvrier fort pourrait imposer durablement des réformes sociales qui modifieraient de l’intérieur le mode de production capitaliste et déboucheraient sur un système mixte. Du coup, certains auteurs se sentaient fondés à parler de l’intégration de la classe ouvrière et de son embourgeoisement qui émoussait toutes ses tendances révolutionnaires « naturelles ». Avec le retour des crises violentes, du chômage de masse, de la baisse du niveau de vie des salariés et la croissance de la précarité, c’en était fini de « l’embourgeoisement » et la classe ouvrière, poussée par la situation objective, aurait dû à nouveau se radicaliser et redevenir une menace révolutionnaire pour l’ordre existant. Mais il n’en a rien été. Nous avons, au contraire, assisté à un processus de décomposition politique et morale du prolétariat. Pour reprendre la terminologie de Lukàcs, dans Histoire et Conscience de Classe, il y a bien une classe en soi mais plus de « classe-pour-soi ». La situation objective n’a pas fait émerger une conscience de classe adéquate à la situation réelle de la classe. Comment cela peut s’expliquer ?
Il me semble que la réponse à cette question peut se faire sur deux plans.
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Premièrement, en soulignant que les marxistes ont largement idéalisé la situation passée, cet « âge d’or » du mouvement ouvrier révolutionnaire. En gros, ils ont toujours eu tendance à prendre leurs désirs pour des réalités, leur désir de révolution pour la réalité du mouvement ouvrier.
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Deuxièmement en réfléchissant sur les conditions réelles de la vie des ouvriers et des employés, de cette immense masse du prolétariat au sens « marxiste » et en partant de ce que sont les aspirations réelles des vendeurs de force de travail, dussent ces aspirations n’avoir que de lointains rapports avec les rêveries du radicalisme révolutionnaire.
De cette double démarche, on devrait pouvoir déterminer les lignes de force d’une nouvelle alliance des prolétaires et des intellectuels, c’est-à-dire d’un nouveau « bloc de classe » apte à résister à cette destruction du monde commun des hommes à laquelle le mode de production capitaliste conduit inexorablement si sa dynamique ne rencontre pas d’obstacles majeurs.
Rapide retour sur l’histoire du mouvement ouvrier ou pourquoi Marx s’est illusionné.
L’idée selon laquelle la classe ouvrière constituait la classe révolutionnaire destinée à accomplir l’ultime révolution, celle qui ouvrait la voie au communisme ne découle pas logiquement des analyses théoriques du Capital. On peut être presque totalement d’accord avec l’auteur du Capital sans devenir marxiste au sens que ce terme a pris par la suite. Le Capital décrit les mécanismes de l’exploitation, c’est-à-dire de l’appropriation par le capital du travail gratis, comme fondement du processus de valorisation de la valeur. Il décrit les luttes des ouvriers pour préserver leur force de travail, c’est-à-dire pour pouvoir continuer à la vendre, mais de ces descriptions il ne s’ensuit pas que la classe ouvrière soit en elle-même une classe révolutionnaire. La formule de Marx dans le Capital, « les producteurs associés », est d’ailleurs une formule peu claire. Elle a un côté très proudhonien et un côté plutôt saint-simonien, par référence à ces deux auteurs qui ont marqué la formation de la pensée marxienne. Il s’agit non pas la direction de l’entreprise et de toute l’économie par la classe ouvrière mais de l’alliance de tous les producteurs (du directeur d’usine au dernier manœuvre) qui se nouerait en raison même de la dynamique de la révolution des rapports de production qui fait émerger un « general intellect », en même temps que le possesseur de capital est marginalisé par rapport au procès de production (le possesseur de capital n’est plus l’entrepreneur et les fonctions du capitaliste sont assurées par des « fonctionnaires du capital », salariés). Donc, chez ce Marx-là, pas de « révolution prolétarienne » avec drapeaux rouges et chants révolutionnaires, du moins dans le texte du Capital ! L’idée de la classe ouvrière comme classe révolutionnaire, Marx la puise non dans ses propres analyses théoriques mais dans l’examen empirique de la réalité des mouvements sociaux de son époque.
D’une part, les conditions réelles et notamment l’épouvantable misère dans laquelle le capitalisme jeune et vigoureux précipite la classe ouvrière pousse spontanément les ouvriers à s’organiser pour faire cesser la concurrence qu’ils ne sont entre eux afin de faire une concurrence générale au capital, afin de réduire la durée du travail, obtenir de meilleurs salaires et de meilleurs conditions de travail. Ce mouvement de type syndical a bien quelque chose de spontané ; il porte bien en germe l’abolition du salariat, si on désigne par salariat la concurrence que se font les ouvriers pour vendre leur force de travail au capital. Mais Marx pensait que ces guérillas incessantes du travail contre le capital devait se dépasser en un mouvement général qui conduirait au renversement des rapports sociaux existants. Pour lui, les lois qui limitent la journée de travail, réglementent le travail des enfants, imposent une instruction élémentaire obligatoire ne sont rien d’autre que le communisme lui-même comme « mouvement réel » et non comme projet concocté par des spécialistes qui font de la cuisine dans les marmites de l’avenir. En fidèle disciple du grand Hegel, Marx pensait ce premier mouvement ouvrier comme le germe, situé à l’intérieur des rapports capitalistes, qui devrait se nier en se dépassant dans une lutte politique d’ensemble qui aurait un jour comme fruit la société sans classes. Pourtant, Marx savait fort bien, et il en rend compte avec précision dans le Capital, que ces grandes lois ne sont pas le seul fait du mouvement ouvrier mais aussi du gouvernement britannique qui ne se contentait pas de défendre les intérêts à court terme des capitalismes individuels mais voulait assurer la pérennité du système en empêchant les capitalistes de tuer « la poule aux d’or ». Il faut ajouter que l’État ne peut se réduire à l’organe fonctionnel de défense des intérêts des classes dominantes, mais doit, à sa manière, prendre en compte l’intérêt général de la nation. Considération qui rend problématique la théorie marxiste standard de l’État, comme simple organe fonctionnel au service des intérêts de la classe dominante.
Le deuxième aspect qui rend en partie obsolètes les espérances que Marx mettait dans le développement du mouvement ouvrier tient à la réalité de l’époque. Au XIXe siècle, la classe ouvrière vit séparée du reste de la nation, non seulement par sa condition sociale, mais aussi presque physiquement : les ouvriers se reconnaissent souvent à leur apparence physique, à leurs vêtements, à leurs manières. La classe ouvrière est la classe qui ne possède rien, qui est coupée de toutes les autres classes de la société, qui doit construire sa propre culture, ses propres règles, ses propres liens de solidarité. C’est ce qui explique que le mouvement ouvrier s’est d’abord constitué comme une contre-société au sein de la société bourgeoise. Le prototype de cette contre-société est la social-démocratie allemande avec le puissant réseau de coopératives, d’associations, de syndicats, d’organismes culturels qui faisaient sa puissance avant la première guerre mondiale. C’est aussi largement le cas des partis communistes français et italiens surtout au lendemain de la première guerre mondiale.
Paradoxalement, ces deux premiers traits dans lesquels Marx et les marxistes voyaient les germes du potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière ont été de puissants facteurs d’intégration, de « nationalisation » de la classe ouvrière et donc à terme d’érosion de ses tendances révolutionnaires. Par leurs sommets, les organisations ouvrières étaient en contact étroit avec les classes dominantes et aspiraient à gagner une certaine respectabilité. Les lois sociales si elles confortaient l’action du mouvement ouvrier faisaient naître en même temps l’espoir d’une amélioration progressive de la condition ouvrière et nourrissaient l’espoir, pour chacun, de monter un jour dans « l’ascenseur social ».
Le dernier point sur lequel nous voudrions insister est celui-ci : Lénine a popularisé l’idée des trois sources du marxisme, la philosophie allemande, l’économie politique anglaise et le socialisme français expression d’un mouvement révolutionnaire que n’avaient jamais connu ni le Royaume-Uni ni l’Allemagne. Les Français ne sont pas bons théoriciens mais sont des révolutionnaires pratiques. La revendication de la « république sociale » naît dans les tragiques journées de 1848 et trouve son expression dans la Commune de Paris de 1871. Mais tout autant qu’un mouvement proprement ouvrier, un mouvement né des conditions de l’industrie moderne, il s’agit d’un mouvement d’artisans déclassés, d’ouvriers qui viennent de perdre leur indépendance et ne rêvent que de la retrouver, d’un mouvement assis sur les métiers traditionnels et aussi, parfois d’un mouvement paysan – les résistances à Napoléon III sont venues de paysans pauvres comme dans la Nièvre. C’est ce qui explique l’influence des proudhoniens et de l’anarcho-syndicalisme dans le mouvement ouvrier français. Mais ces caractéristiques révolutionnaires, propres à la France et qui s’appuyaient sur la mémoire encore vive de la révolution de 1789-1793 étaient vouées à disparaître avec le développement de l’industrialisation et la naissance d’une classe ouvrière moderne. Ces influences ont longtemps perduré en France et on en peut encore repérer ici et là la trace. Mais seulement la trace.
Autrement dit, dans la pensée de Marx, considérée globalement, coexistent deux tendances contradictoires. D’une part, l’analyse théorique du capital dégage du matériau empirique des tendances générales qui ne prendront toute leur extension que dans le développement ultérieur et cela constitue le noyau « scientifique » indiscutable de la pensée de Marx. D’autre part, Marx extrapole des observations empiriques d’une situation qui est pourtant vouée à être dépassée. La racine de cette difficulté réside sans doute dans la vision trop simpliste et mécaniste des liens entre la réalité sociale et les formes de la conscience. Pour lui, tout se passe comme si la révolution permanente qu’engendre le mode de production capitaliste devait produire une classe révolutionnaire apte à dénouer les contradictions mortelles de ce mode de production. À son insu, c’est la philosophie hégélienne de l’histoire dans son aspect le plus idéaliste qui influence Marx.
Les intellectuels et la révolution
L’histoire du mouvement ouvrier est inséparable de celle des rapports entre les intellectuels et la révolution. C’est un fait bien connu et les théoriciens marxistes les plus importants (Lénine et Gramsci, par exemple) le savaient. Posée de façon purement sociologique, cette question reste cependant obscure. Les « intellectuels » ne forment pas une classe sociale séparée des autres. Ils sont liés naturellement aux classes dominantes. Peut-être il nécessaire d’adopter ici un point de vue plus philosophique, celui de Diego Fusaro dans Minima Mercatalia (éditions Bompiani) qui part de la notion hégélienne de « conscience malheureuse ». La bourgeoisie qui prend le pouvoir en Europe entre le XVIIe et le XVIIIe siècle n’est pas une classe opprimée qui renverse la classe féodale dominante, mais une classe déjà dominante sur un certain plan (économique et intellectuel) qui se heurte au régime féodal qui détient l’essentiel des leviers politiques. Cet assaut contre l’ancien régime, la classe bourgeoise le mène au nom d’une philosophie universaliste, égalitariste, animée d’une foi totale dans le puissance de la raison. Cette philosophie est celle du « capitalisme abstrait » (pour reprendre encore la terminologie de Diego Fusaro). Elle pose, encore abstraitement, les conditions fondamentales de la réalisation de la domination bourgeoise. C’est cela que l’on peut lire dans les œuvres géniales des grands penseurs du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle : Descartes, Hobbes, Locke, Leibniz et les autres sont les visionnaires de ce monde nouveau qui est en train de s’imposer. Mais l’établissement de la domination de la bourgeoisie n’est pas le règne de la déesse raison chère à Robespierre ! La réalité contredit le concept. L’égalité s’exprime dans le contrat de soumission entre le capitaliste et l’ouvrier, la liberté n’est que la liberté d’exploiter et de piller et la raison se manifeste dans le monde irrationnel du mode de production capitaliste qui engendre les crises les plus absurdes que le monde ait jamais connues, les crises de surproduction. La richesse des nations exige la pauvreté des peuples. C’est de cette contradiction que naît la « conscience malheureuse » de la bourgeoisie. La conscience malheureuse des Lumières, c’est Jean-Jacques Rousseau, digne fils de son temps dont il partage la foi dans la perfectibilité humaine et qui doit constater que le progrès des sciences et des arts conduit à la corruption des mœurs et à l’asservissement. De Fichte à Hegel et de Hegel à Marx, ce sont sans aucun doute les figures les plus éminentes de cette conscience malheureuse, de cette intelligence qui se retrouve en contradiction avec elle-même. Ce que Marx reprochera à Hegel, et au-delà de Hegel, à l’idéalisme allemand, c’est de se contenter d’une résolution purement idéale de la contradiction dans laquelle est pris l’homme – contradiction que Hegel établit clairement avec la fameuse « dialectique du maître et de l’esclave » de la Phénoménologie de l’esprit. Pour Marx il s’agit de substituer à ces résolutions idéales de la contradiction une transformation réelle du monde (les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, il s’agit maintenant de le transformer, dit la XIe thèse sur Feuerbach), il s’agit de « réaliser la philosophie » et c’est au prolétariat qu’incombe cette tâche, parce qu’il est l’incarnation de la contradiction de la société bourgeoise.
La conscience malheureuse ne peut se satisfaire des remèdes chrétiens (l’aumône). Elle redonne toute sa dignité à ce prolétariat qui est dépouillé de tout et elle en fait le « sujet révolutionnaire » de l’histoire. La philosophie (de Rousseau à la grande période de l’idéalisme et à Marx et au-delà) investit le « mouvement réel » qui se manifeste déjà, celui des premières manifestations ouvrières, des grèves, des syndicats, des sociétés de secours mutuelle, etc. C’est pourquoi le mouvement ouvrier réellement existant n’a jamais été cette pure auto-organisation de la classe ouvrière dont parlent les théoriciens tant anarchistes que marxistes. Il est bien plutôt le produit d’une symbiose entre la conscience bourgeoise malheureuse (philosophie – cf. supra – mais aussi artistique et littéraire), exprimée particulièrement sous la forme rationnelle philosophique, et le mouvement a demi-spontané des ouvriers engagés dans la lutte non pour renverser le capitalisme mais tout simplement pour survivre face à « l’immolation orgiaque » de la classe ouvrière à laquelle se livre le capitalisme (cf. Capital, livre I, chap. XIII).
Ceci explique pourquoi ce sont presque systématiquement les « intellectuels bourgeois » qui dirigent les organisations ouvrières ! Marx et Engels étaient des exemples typiques de ces intellectuels, le premier issu de la petite-bourgeoisie et le second plutôt de la grande bourgeoisie. Si l’on cherche des ouvriers parmi les dirigeants et théoriciens du mouvement ouvrier, on en trouve bien peu : Joseph Dietzgen, partiellement Proudhon, August Bebel... Mais le devant de la scène est toujours occupé par les intellectuels issus de la bourgeoisie. C’est le cas du parti bolchévik russe avec Lénine, Zinoviev, Kamenev, Trotski, Boukharine … Lénine avec la lucidité qui lui est coutumière le dit sans ambages dans Que faire ? De par son propre mouvement, la classe ouvrière ne peut dépasser le niveau du combat « trade-unioniste », c’est-à-dire du combat pour améliorer sa situation au sein même des rapports de production capitalistes. Le parti ouvrier ne peut donc pas être la simple projection politique (électorale, par exemple) de ce mouvement élémentaire de la classe ouvrière – ce que fut par exemple le Labour Party britannique – il doit exprimer le point de vue de la totalité, celui des intérêts généraux de la classe ouvrière et non celui des intérêts de tel ou tel secteur particulier, celui du but final et non celui des guérillas contre les empiétements incessants du capital. On a dit que l’ouvrage de Lénine était un ouvrage circonstanciel, lié aux contraintes de la clandestinité dans lequel devaient opérer les révolutionnaires russes. C’est en partie exact, mais on ne doit pas oublier que le véritable modèle de Lénine est le parti socialiste allemand qui opère au grand jour dans un cadre légal. Le fond de la position de Lénine est bien que la classe ouvrière seule n’est pas spontanément révolutionnaire, mais que c’est seulement la fusion avec les intellectuels bourgeois possédant par leur instruction ce point de vue de la totalité qui permet à la classe ouvrière de passer de « classe en soi » à la « classe pour soi », à la véritable conscience de classe, non aliénée. Lukàcs dans son ouvrage consacré à Lénine, autant que dans Histoire et Conscience de classe avait parfaitement saisi ce qui était en question.
Lorsqu’il pose la question des rapports entre les intellectuels et le mouvement ouvrier, à sa façon et en tenant compte des conditions nouvelles nées de la révolution russe et du contexte italien, Gramsci met ses pas dans ceux de Lénine. Le parti ouvrier est pour lui le résultat de cette interaction entre l’activité propre de la classe ouvrière et le travail des intellectuels. L’intellectuel « organique » est celui qui fournit à la classe ouvrière les instruments théoriques et la culture nécessaire pour que celle-ci puisse établir son hégémonie. Si le parti est conçu comme « le prince moderne », effectivité de la « philosophie de la praxis », c’est précisément en ceci qu’il exprime la formation d’une nouvelle élite apte à préparer les conditions d’une réforme morale nationale et populaire.
Les exemples de Lénine et de Gramsci mais aussi celui de Lukàcs nous montrent que les marxistes avaient, parfois, clairement saisi cette difficulté qui gît au cœur même de la pensée de Marx. Pourquoi la révolution aboutissant au renversement le mode de production capitaliste nécessite-t-elle l’alliance des prolétaires et des intellectuels bourgeois ? Pourquoi est-il impossible de faire l’impasse sur le rôle de ces intellectuels en tant que couche sociale distincte ? Pour une raison de fond qu’a très bien soulevée Costanzo Preve : la classe ouvrière est une classe « subalterne » et jamais dans l’histoire les classes subalternes ne sont devenues des classes dominantes. Quand des éléments ou une fraction des classes subalternes parviennent au pouvoir, ils n’y sont plus en tant que représentants des classes subalternes, mais en tant que représentants d’une classe dominante. Essayons de clarifier ce point : la bourgeoisie dans l’Ancien Régime ne dominait pas politiquement, mais elle n’était pas une classe subalterne. Son mode de production avait commencé à s’insinuer dans tous les interstices de la société féodale avant d’en faire éclater des pans entiers. Elle pouvait se présenter comme la « classe universelle » parce que les paysans, les artisans, tout le « petit peuple » pouvaient se retrouver dans ses revendications, s’identifier à cette bourgeoise conquérante et anti-féodale. Une large partie des classes cultivées faisait organiquement partie de la bourgeoisie. Il n’en va pas de même avec la classe ouvrière. Aucune autre classe ne peut s’y identifier à proprement parler pour la simple raison que personne ne veut devenir ouvrier ! Le professeur, l’artiste ou le grand bourgeois peuvent se sentir solidaires des luttes de la classe ouvrière, peuvent prendre fait et cause pour elle, mais précisément parce qu’ils trouvent injuste, insupportable la condition qui est faite aux ouvriers ou parce qu’ils trouvent que l’exploitation dont est victime la classe ouvrière est contradictoire avec les idéaux auxquels ces intellectuels croient. L’avenir d’un enfant de bourgeois, c’est de devenir bourgeois à son tour, l’avenir d’un enfant d’ouvrier, c’est d’essayer d’échapper à la condition ouvrière, de « prendre l’ascenseur social ». Évidemment, comme le plus souvent cette solution était un idéal impossible à atteindre, les enfants d’ouvriers se résignaient et se résignent encore à devenir ouvriers à leur tour et parfois en tirer gloire. Mais il s’agit typiquement d’un cas de conscience aliénée.
L’expérience confirme largement ce propos. Dès que la condition salariale des ouvriers s’est améliorée, par exemple au lendemain de la première guerre mondiale en raison de la pénurie de main-d’œuvre, les femmes sont rentrées à la maison tout simplement parce que personne ne trouve enviable d’être ouvrier et parce que les hommes pensaient bien plus honorables de pouvoir faire vivre leur épouse vouée à s’occuper de la maison et des enfants que de l’obliger à travailler à l’usine pour boucler les fins de mois. Un des rêves, le plus souvent inatteignable, des ouvriers est encore de « se mettre à son compte ». Le roman de Roger Vailland, 325000 francs est un cruel portrait des illusions de l’ouvrier qui veut devenir son propre patron, mais ces illusions elles-mêmes expriment quelque chose de profondément juste sur la réalité de la vie de l’ouvrier, bien loin des proclamations abstraites sur le « sujet révolutionnaire ». Au cours des décennies des « trente glorieuses », on a d’abord eu une montée en puissance de la classe ouvrière arrachant d’importantes conquêtes sociales et une augmentation tout à faire sérieuse de son niveau de vie. Mais loin de renforcer la confiance en soi de la classe ouvrière, le résultat de ces « progrès sociaux » a surtout été un délitement progressif de la « conscience de classe », délitement accéléré paradoxalement sous les coups de boutoir de la crise, de la « mondialisation » et de la menace permanente des délocalisations.
Dans le même temps, le « capitalisme dialectique » cédait la place au « capitalisme absolu » (en reprenant encore la terminologie de Diego Fusaro. Débarrassé définitivement de tout ce qui lui venait de son propre passé, débarrassé de son lien à l’histoire et à la culture dont il fut l’héritier, le capitalisme finissait par coïncider pleinement avec lui-même. On a souvent dit que Marx avait décrit le mode de production capitaliste à l’époque de la révolution industrielle et que, pour cette raison, ses analyses étaient maintenant obsolètes. C’est exactement l’inverse qui vrai. Marx a saisi l’essence même du mode de production capitaliste, il a construit une sorte de type idéal qui était loin d’être dominant à l’époque où il écrit Le Capital. Le mode de production capitaliste que connaît empiriquement Marx, c’est un mode de production capitaliste qui sort encore de la vieille société et qui en porte toutes les marques. Le mode de production capitaliste conforme à cette essence idéale analysée par Marx, c’est celui qui triomphe aujourd’hui. La classe dominante s’est d’ailleurs profondément transformée. Il y a bien toujours une bourgeoisie mais, sauf à introduire des confusions dommageables, on ne peut plus parler de la bourgeoisie comme classe dominante idientique à la classe capitaliste. On ne peut reprendre ici l’analyse de ces transformations, de la naissance et du développement de la TCC (Transnational Capitalist Class selon les termes de Leslie Sklair), mais il suffit de souligner que dans cette nouvelle configuration il n’y a plus beaucoup de place pour la conscience malheureuse. La liquidation de la culture traditionnelle, le triomphe de la dérision et de l’ironie, l’absence de toute hiérarchie des valeurs, le développement d’une industrie culturelle qui fabrique des « produits culturels » en série, tout cela ne laisse plus beaucoup de place à l’esprit, sinon à ce « nouvel esprit du capitalisme » qui fait de la « valorisation de la valeur » le commencement et la fin de toute réflexion morale et politique. Le progressisme « à l’ancienne » voulait réaliser les idéaux de la bourgeoisie révolutionnaire y compris contre le capitalisme réellement existant. Le « progressisme » d’aujourd’hui fait de la réalité du mode de production capitaliste l’idéal indépassable de notre temps… et des temps à venir.
Refonder l’action
Si les analyses marxiennes de la dynamique du capital sont exactes, et nous avons toutes les bonnes raisons de le penser, il faut en tirer toutes les conclusions et la première, la plus importante, c’est que le développement sans frein du mode de production capitaliste menace l’existence même du monde humain. Il ne s’agit pas seulement de l’épuisement des ressources naturelles et des transformations irréversibles que l’industrie fait subir à notre planète qui est aussi notre sol nourricier. Il ne s’agit pas seulement du coût humain exorbitant de la survie de ce système. Il s’agit de percevoir clairement qu’un monde soumis à la seule loi du marché, c’est-à-dire un monde purement capitaliste est tout simplement impossible. Michael J. Sandel a montré, dans Ce que l’argent ne saurait acheter (Seuil, 2014), comment l’extension indéfinie du domaine de la marchandise corrompt à la racine toutes les valeurs morales sur lesquelles repose notre sens commun de la vie sociale et de la dignité humaine. En prenant les choses autrement, nous pourrions, avec Rosa Luxemburg, dire que l’alternative devant laquelle nous nous trouvons est « socialisme ou barbarie ».
Mais, d’un autre côté, nous sommes démunis, nous ne voyons plus comment agir, nous ne voyons plus quelle stratégie permettrait de dénouer positivement cette terrible alternative. Le mouvement ouvrier tel qu’il a existé pendant un siècle et demi, n’existe plus. Des morceaux continuent de flotter mais le navire a coulé. Pour tenter de reprendre pied, il est nécessaire de changer radicalement de point de vue et de rompre résolument avec l’idéologie progressiste.
Que l’on s’entende bien : le mot de progrès peut garder un sens si on a défini une route et un objectif – si je vais de Rouen à Paris, j’ai progressé quand j’atteins Mantes-la-Jolie ! Ce qu’il s’agit de réfuter, c’est l’idéologie progressiste, c’est-à-dire l’idéologie qui affirme que demain sera mieux qu’aujourd’hui et aujourd’hui est toujours mieux qu’hier. L’idéologie selon laquelle il faut faire table rase du passé, selon laquelle les jeunes en savent plus que les anciens. L’idéologie selon laquelle « on n’arrête pas le progrès ». Cette idéologie du progrès que partagent les marxistes, les libéraux, diverses variétés de libre-penseurs, le gauchisme sociétal et quelques autres encore, est l’idéologie même d’un mode de production capitaliste qui repose sur le processus d’accumulation illimitée du capital et sur la révolution permanente des modes de production et des rapports sociaux qui la rendent possible. Je propose de remplacer la XIe thèse du Feuerbach, par une nouvelle thèse : les hommes ont cherché à transformer le monde de différentes manières ; mais il s’agit plutôt de le conserver.
Voyons maintenant comment nous pouvons reconstruire une perspective de transformation sociale et d’émancipation humaine qui conserve l’essentiel des objectifs que fixait Marx. Il s’agit de déterminer comment peut s’organiser la résistance face à la « révolution permanente » qu’impose le mode de production capitaliste – et non plus de vouloir « la révolution permanente » comme les vieux trotskistes. Cette force de résistance ne peut résider que dans le peuple, au sens machiavélien du terme, c’est-à-dire ceux qui n’aspirent pas à gouverner mais ne veulent pas être dominés. Pour cette raison, remarque Machiavel, c’est dans le peuple que réside la force apte à conserver la liberté.
Cette notion de peuple peut sembler vague – en tout cas, nettement moins précise que la « classe ouvrière » ou le prolétariat que l’on peut définir d’un point de vue sociologique assez précisément. Mais on s’aperçoit vite que cette précision conceptuelle est assez illusoire. Le terme de « classe ouvrière » est sociologiquement mal défini puisqu’on y fait entrer quasi exclusivement les ouvriers de l’industrie. Mais peut-on sérieusement dire que les employés du secteur des transports ou des télécommunications ne font pas partie de la classe ouvrière ? Tous ces débats qui ont occupé les marxistes en querelles byzantines plus subtiles que celles qui portaient sur le sexe des anges s’avèrent plutôt stériles. Certains militants et parfois mêmes théoriciens font du salariat la classe exploitée en général et l’assimilent au prolétariat, la classe de ceux qui, pour vivre, ne disposent que de la vente de leur force de travail. Mais il faut alors mettre les cadres, les managers, les militaires, les policiers, etc., dans la catégorie « prolétaire ». En pratique, les marxistes ont toujours fait un usage assez lâche, variable selon les circonstances, de ces catégories présentées par ailleurs comme précises et même scientifiques. Il est préférable d’user de concepts philosophiques et politiques. Les travailleurs dépendants et les travailleurs indépendants (et avec eux leurs enfants et leurs anciens) forment la vaste classe de ceux qui s’occupent aux besoins de la vie, produisent les biens nécessaires, prodiguent des soins, assurent l’éducation et la formation, etc.. Convenons de dire que c’est là ce qu’on appelle le peuple. Des individus appartenant à ce peuple, aucune société ne peut se passer ; on peut très bien vivre sans « traders », sans consultants, sans capitalistes, sans communicants, sans toute cette gigantesque classe parasitaire qui n’a d’autre fonction qu’extraire la survaleur pour en vivre. Par contre aucune société ne peut vivre sans paysans, sans ouvriers, sans médecins, sans professeurs, sans conducteurs de transports en commun...
La ligne de démarcation ainsi tracée entre le peuple et les « grands », entre le peuple et ceux qui l’exploitent, le dominent et tyrannisent, définit très exactement le populisme au vrai sens du terme. La gauche bon chic bon genre et la droite de la même farine détestent le populisme. Pour eux le populisme, c’est la politique des extrémistes de droite et de gauche, de tous ceux qui font appel au peuple contre les élites. Les grands médias communient eux aussi dans la haine du populisme. Mais nous n’avons pas à nous préoccuper des opinions des « belles gens ». Christopher Lasch, dans sa défense du populisme, Le seul et vrai paradis (éditions Climats) soutient trois thèses que je reprends volontiers à mon compte :
(1) L’idéologie du progrès est à bout de souffle et ne peut que montrer ses contradictions.
(2) Les revendications sociales et émancipatrices des classes populaires ne coïncident pas nécessairement avec le « sens de l’histoire » réclamé par l’idéologie du progrès.
(3) La haine de la gauche contre le populisme n’a aucun fondement ; au contraire, le populisme est presque le seul mouvement qui défende l’idée d’une société décente.
Lasch s’appuie sur l’expérience américaine qui a même vu la naissance d’un parti populiste authentique, le parti des fermiers de La Follette. Mais les circonstances particulières de l’expérience américaine ne sauraient en diminuer la portée universelle. Le complément du populisme est en effet la revendication d’une « société décente », formulation qui renvoie à la « common decency » d’Orwell, largement popularisée par Jean-Claude Michéa. Je ne vais pas reprendre les arguments de ces excellents auteurs que sont Lasch et Michéa. Je m’en tiens à quelques points qui me semblent essentiels et permettent de faire le lien avec l’histoire la plus ancienne du vieux mouvement ouvrier. Il y a trois dimensions qui s’articulent l’une à l’autre et qui définissent ce que j’entends pas « société décente ». La première dimension concerne directement les conditions de vie. Elle se présente de manière défensive. La deuxième est proprement morale. La troisième vise à réhabiliter la dimension communautaire de la vie.
Des individus peuvent souhaiter la révolution, imaginer des mondes meilleurs que le nôtre et peuvent consacrer leur vie à faire advenir ce monde idéal. Mais la grande majorité ne se met pas en mouvement à partir d’un idéal. Il s’agit d’abord de vivre, de pouvoir élever ses enfants, assurer ses vieux jours, se protéger contre la maladie. Avoir des perspectives de vie à peu près sûres : voilà la première et la plus importante des revendications populaires. Le moyen de cette sécurité est le travail. Pouvoir gagner sa vie en travaillant, telle est l’exigence élémentaire qui se heurte au chômage de masse organisé par le capital. Rappelons que c’est avec la revendication du « droit au travail » que les ouvriers en 1848 se sont mis en mouvement et ont fini par formuler la revendication politique correspondante, celle de la « république sociale ». Sur le fond, rien n’a changé : le droit au travail nécessiterait, pour devenir effectif, une authentique « république sociale ». Mais le droit au travail exige aussi un travail qui ne soit pas un esclavage, un travail dont on peut être fier, un travail qui permet à l’homme de manifester ses capacités et ses talents. Ici on voit assez clairement qu’il ne s’agit pas seulement d’avoir un emploi ! Bernard Lavilliers, le seul chanteur prolétarien que nous ayons en France, a dit dans Les mains d’or la fierté de l’ouvrier de la sidérurgie qui veut « travailler encore, forger l’acier avec mes mains d’or ». Les ouvriers du BTP qui participent à la construction des grands ouvrages d’art comme le viaduc de Millau éprouvent aussi cette fierté de la « belle ouvrage ». Les travailleurs n’ont aucune envie d’être patrons, la « dictature du prolétariat » est une expression dénuée de sens réel. Ils veulent vivre décemment et pouvoir trouver du sens à leur travail. Quand Nicolas Sarkozy a fait campagne en 2007 sur la « valeur travail », il s’agissait d’une supercherie, mais le thème a trouvé des oreilles attentives dans toute une fraction de la classe ouvrière – qui a dû bien vite déchanter, puisque la « valeur travail » servait de couverture à la mise en pièce du code du travail. Mais constatons que le leader de la droite n’avait fait que ramasser le drapeau laissé à terre par les partis qui se réclament ou se réclamaient de la tradition historique du mouvement ouvrier.
Avoir un revenu n’est pas non plus suffisant comme le croient ceux qui militent pour une société du non-travail ou pour la « fin du travail ». Ce qui est commun à toutes les théories de la société du non-travail, si variées, si intelligentes, si séduisantes, c’est qu’elles font passer sous la table la revendication centrale des chômeurs : avoir un « vrai boulot », un « bon job », c'est-à-dire un travail salarié, bénéficiant des garanties courantes qu’offrent les conventions collectives dans les pays développés. Toutes les théories de la fin du travail doivent tenter de les convaincre d’abandonner cette revendication archaïque et irréaliste au profit d’inventions adaptées à la société dite « postindustrielle ». Elles apparaissent ainsi comme des compléments idéaux de la glorification du travail précaire dont les porte-voix et porte-plume du patronat se sont fait une spécialité. Ici je me permets de renvoyer le lecteur à mon livre La fin du travail et la mondialisation (l’Harmattan, 1997). De ce point de vue, RSA, emplois aidés et autres rustines collées sur un système social qui fait eau de toutes parts rencontrent justement la méfiance et parfois la haine des travailleurs, indépendants comme dépendants. Dans Morale et justice sociale (Le Seuil, 2001) je posais la question : « peut-on découpler travail et revenu ? ». De ma réponse, j’extrais ceci : « Le revenu minimum d’existence dévalorise systématiquement le travail. Et ce de plusieurs manières. D’une part, offrant un plancher de sécurité garanti par la collectivité, il permet, sans trop de crises sociales, l’augmentation des travaux précaires, la multiplication des « petits boulots » alternant avec des phases de chômage plus ou moins longues. Il permet surtout l’emploi de travailleurs payés en dessous du minimum vital. L’existence des « poor workers » est généralement le revers du développement de ces dispositifs d’assistance censés pallier la fin du salariat traditionnel. D’autre part, l’accent mis sur « la lutte contre l’exclusion » s’accompagne d’une attaque systématique contre les emplois garantis par des contrats collectifs et rémunérés selon des grilles de salaires négociées au niveau professionnel ou interprofessionnel. Le travailleur dont la qualification professionnelle est reconnue et dont l’emploi jouit d’une certaine stabilité est montré du doigt comme un privilégié. Il est sommé de renoncer aux « avantages acquis » au nom de la lutte contre l’exclusion et du soucis des plus défavorisés – évidemment, seuls de mauvais esprits pourraient alléguer que les « avantages acquis » des actionnaires, qui gagnent de l’argent en dormant, ne sont jamais mis sur la sellette. » Là encore, la « gauche » a joué un rôle catastrophique, identifiant protection sociale et charité et donnant prise à toutes les attaques souvent mal intentionnées contre un assistanat que pourtant personne ne peut sérieusement défendre.
Voilà pourquoi donc la défense du droit au travail et du droit du travail constituent la première ligne directrice autour de laquelle pourrait se forger une nouvelle alliance populaire. La deuxième ligne est proprement morale. Le mot d’ordre post-soixante-huitard récupéré par le néolibéralisme est répété à satiété : à bas la morale ! Sur ce terreau s’est développée une « société de marché » où tout s’achète et tout se vend, où toutes les valeurs morales sont corrompues ainsi que Michael Sandel l’a excellemment montré (op. cit., 2014). Les politiciens de toutes tendances ont cru que le peuple était aussi cupide et aussi décomposé moralement qu’eux. Les scandales des comptes en Suisse ou Hong-Kong d’un ministre, les turpitudes de tel sous-ministricule qui omet de déclarer ses impôts, les partouzes tarifées de tel « éléphant socialiste », tous ces scandales, ceux qui les dénoncent sont accusés de « faire le jeu des populistes » et le concert des pleureuses médiatico-politiques de rappeler que le « tous pourris » fut ce qui donna l’aliment de l’extrême droite dans les années 30. Faut-il rappeler que ceux qui font le jeu des adversaires de la démocratie ne sont pas ceux qui dénoncent les turpitudes de la caste dirigeante, mais les auteurs de ces turpitudes ? Il y a un écœurement général des citoyens face à une caste politico-financière qui ne sent liée par aucune obligation morale, qui a oublié la décence la plus élémentaire.
De même, la priorité donnée aux revendications « sociétales » soutenues par différents lobbies des classes moyennes supérieures a-t-elle choqué un assez grand nombre de citoyens et pas seulement parmi les plus âgés. Si la révolution française et son prolongement, le « Code Napoléon » ont fait de la vie intime un domaine qui ne concerne pas l’État, dès lors que ne sont en cause que des majeurs consentants, la volonté de légiférer et de faire entrer comme normes juridiques, socialement reconnues, des comportements sexuels transgressifs n’est pas sans poser des problèmes sérieux. Le problème n’est pas la reconnaissance des comportements sexuels transgressifs en elle-même. La France fut le refuge d’Oscar Wilde et le « gay Paris » était bien connu entre les deux guerres. Le problème ne réside pas dans la pluralité des « orientations sexuelles » qui relèvent de la liberté individuelle de chacun ; il est dans une transformation du régime de la filiation avec à terme le développement de la GPA (interdite en France mais validée de plus en plus par les tribunaux) et de la PMA, c’est-à-dire de la fabrication volontaire d’orphelins (de père ou de mère ou des deux) en vue de satisfaire le « désir d’enfant » de gens qui ont volontairement renoncé à la sexualité naturelle qui leur aurait permis d’avoir l’enfant désiré. Qu’on passe de la procréation à la fabrication à la demande d’enfants transformés en moyen de satisfaire le désir inextinguible né du fantasme de toute-puissance infantile qui a saisi nos contemporains, voilà ce qui inquiète bien des citoyens qui n’ont pourtant aucun rapport avec les catholiques plus ou moins intégristes. Se profile derrière cette nouvelle fabrique des bébés, la naissance d’une humanité unisexe, débarrassée de la dualité homme-femme au nom de la construction sociale du genre.
D’autres questions morales devraient encore être abordées. Mais aucune communauté politique ne peut vivre sans des valeurs morales communes. L’éthos communautaire, c’est encore un des traits du populisme selon Lasch et c’est autour de la question morale qu’une réflexion doit être engagée par tous ceux qui veulent sincèrement défendre un monde humain face à la corruption morale engendrée par le développement sans frein du mode de production capitaliste. Car il s’agit, et c’est notre troisième dimension, de repenser l’horizon communautaire de la vie humaine. L’homme est un « animal politique » disait déjà Aristote. Et Marx ajoutait que l’individu n’est que la somme de ses relations sociales. Le milieu vital de l’homme, c’est la communauté. Il ne peut vivre d’abord qu’entouré des soins de ses parents, il s’éduque dans un milieu social élargi (l’école, le quartier, les loisirs) et prend place dans la société civile. Il est donc très facile d’admettre que l’homme est d’abord un être communautaire. La communauté, c’est une langue ou un certain rapport à la langue, une culture (qui englobe le rapport aux autres cultures), une certaine vision de la vie, des pratiques sociales... De ce point de vue, la nation, en tant que communauté politique, n’est que la communauté qui englobe les autres communautés, l’ensemble des ensembles en quelque sorte.
Or le mode de production capitaliste est par nature le mode de production qui dissout toutes les communautés et livre l’individu à lui-même, séparé des autres ... mais comme il n’est que par les autres, l’individu réduit à l’atome isolé de la société bourgeoise est l’homme qui éprouve la séparation radicale d’avec lui-même, l’homme radicalement aliéné. Quand toutes les relations sociales deviennent des relations marchandes, les individus n’ont plus de rapport que par la médiation des choses, ils sont eux-mêmes, les uns pour les autres, transformés en choses, « réifiés » comme le disait Lukàcs. L’existence communautaire des hommes apparaît à la fois comme une protection contre la domination du capital (voir l’analyse que Christopher Lasch fait de la famille dans Un refuge dans ce monde impitoyable. La famille assiégée, 2012) et comme une aspiration à réaliser. L’aspiration à reconstruire une communauté humaine vivable, dont mille et mille faits sociaux témoignent, est l’aspiration à sortir de la désolation de l’homme réduit au consommateur dans la société capitaliste contemporaine. Ainsi les aspirations nationales, même parfois sous des formes pas très plaisantes, renvoient à cette volonté de redevenir maître de son destin, de défendre un certain genre de vie communautaire. Les belles âmes cosmopolites y voient des manifestations « réactionnaires » et un manque d’ouverture à l’autre, alors que c’est précisément le refus d’un monde d’individus tous identiques, d’un monde sans « autre » justement, qui est le noyau sain du sentiment national.
Se placer du point de vue des plus défavorisés dans notre société, c’est-à-dire de ceux qui sont occupés aux choses nécessaires à la vie humaine, redonner à la morale commune toute sa place, mettre au centre des préoccupations politiques la communauté, autour de ces trois préoccupations pourrait se constituer une nouvelle alliance populaire qui seule serait à même d’opposer au capitalisme la résistance qui s’impose. Dans la conscience des individus, ce n’est pas l’objectif de renverser le capitalisme qui vient en premier. D’autant qu’on voit assez mal comment on pourrait se passer du marché, c’est-à-dire de la loi de la valeur à un terme prévisible. Ce dont il s’agit sans aucun doute, c’est de limiter l’emprise du mode de production capitaliste sur la vie humaine, de le réguler et de le domestiquer. Il s’agit certainement d’un objectif impossible à atteindre, parce que le mode de production capitaliste ne peut survivre qu’en fichant en l’air toutes les barrières physiologiques et morales, ainsi que le disait déjà Marx. L’orientation proposée ici ne vise donc pas à changer le monde mais bien à le préserver, à préserver la possibilité d’un monde humain ce qui impliquera, cela ne fait aucun doute une rupture fondamentale avec la logique du mode de production capitaliste.
Régis Debray faisait un jour remarquer qu’on ne peut être vraiment révolutionnaire que si on est conservateur. Rien de plus juste. En tout cas, un certain « progressisme » est aujourd’hui l’artisan de toutes les régressions, sociales, morales et culturelles (pensons à ce qui se trame autour des réformes scolaires). Tout cela montre à l’envi que les vieux cadres de pensée, droite-gauche, conservatisme-progressisme, etc. sont définitivement hors service. La droite qui ne jure que par la réforme ne cesse de pourfendre le conservatisme et les archaïsmes des Français. Et la gauche en rajoute. Aujourd’hui, tout le monde semble communier dans les « valeurs de la République », expression répétée comme un mantra et qui finira par dégoûter tout le monde des valeurs de la république ! Mais le républicanisme machiavélien qui met au cœur de l’idée républicaine le conflit entre le peuple et les grands, ce populisme machiavélien nous donne les grands traits d’une stratégie et d’une pratique politique adaptées à l’analyse de la phase actuelle du mode de production capitaliste.
Denis Collin – le 28 avril 2015
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Ecrit par dcollin le Mardi 28 Avril 2015, 20:13 dans "Actualités" Lu 6234 fois.
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