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La condition nucléaire

Un livre de Jean-Jacques Delfour

Jean-Jacques Delfour : La condition nucléaire. Réflexions sur la situation atomique de l’humanité. Éditions L’échappée, ISBN 978-29158307-9-8 – Prix : 15€

Avec son essai sur La condition nucléaire, Jean-Jacques Delfour fait œuvre véritablement utile. En disciple de Günther Anders, il conçoit la philosophie comme une art de combat. Il s’agit en effet de porter le fer là où la modernité a ouvert les plaies les plus profondes. « Ma contribution n’est ni historique, ni sociologique, ni diplomatique, ni technologique, encore moins industrielle. Dans le sillage de l’important travail du philosophe allemand Günther Anders, elle propose une hypothèse philosophique nouvelle : une articulation du nucléaire avec la jouissance technologique de la pulvérisation du réel, la jouissance politique de la domination et la jouissance capitaliste de la production-destruction. » (41) Le parti-pris, pleinement justifié, de Jean-Jacques Delfour est qu’il n’est nul besoin d’être un spécialiste pour traiter de la condition nucléaire, car il s’agit fondamentalement d’une question  : « le problème de la civilisation technique et industrielle revient à savoir qui a davantage de valeur : les êtres humains ou les êtres machiniques ? » (34).

L’événement déclencheur, c’est la catastrophe de Fukushima. Mais ce ne fut qu’un révélateur, le troisième après Three Mile Island et Tchernobyl. Mais cette catastrophe semble n’avoir aucune conséquence sur la classe dirigeante des « nucléocrates » et des « nucléologues » : l’impunité historique, et politique est pour le moment totale, et l’appartenance à une classe stratosphérique qui domine et traverse les États verrouille ce qui dès lors apparaît comme une invulnérabilité réelle. » Les nucléologues sont dans le déni massif de la réalité qui s’accompagne d’une stratégie de dissimulation. La valeur de l’individu est anéantie : « La valeur de la vie humaine du travailleur, sous régime capitaliste, est proche de celle du soldat sous régime de dictature. Le danger de mort est si grand, l’angoisse de mort si élevée, que la tolérance psychique à la présence de cette puissance de faire mourir exige de diminuer en proportion et de manière défensive la valeur de la vie humaine singulière ». (228) C’est pourquoi la condition des travailleurs du nucléaire est maintenue dans « l’invisibilité » (258).

Alors que le débat public (si on peut nommer ainsi l’absence de tout débat sérieux) est cantonné à la petite camarilla de ceux qui se disent « compétents », Delfour met les pieds dans le plat et montre l’incompétence foncière des ingénieurs du nucléaire : « ils ont conçu et fabriqué une machine nucléaire mais ils ignorent totalement quoi faire en cas d’accident grace, c’est-à-dire hors limites. » (65) Il ajoute : « Mutatis mutandis, ils sont plus incompétents que les ouvriers d’un garage. S’il faut changer le moteur d’une bagnole dont les cylindres sont endommagés, les garagistes savent comment faire. Si la cuve d’un réacteur nucléaire est percée et si le combustible déborde à l’extérieur, les nucléologues pratiques ne savent aucunement ce qu’il faut faire. » (66) Mais Delfour ne s’en tient pas à ce constat en lui-même déjà terrifiant. Il en cherche les racines dans « la demande civilisationnelle de surexcitation. » (75)

La condition nucléaire est en effet la condition de l’homme dans la civilisation capitaliste d’aujourd’hui, théâtre d’une « invasion massive par les êtres atomiques » (79). Le risque (dont on bassine les oreilles à tout propos, sauf précisément à propos du risque nucléaire) ne concerne pas seulement les victimes potentielles mais aussi les « agitateurs » d’êtres radioactifs eux-mêmes. Comprendre pourquoi les nucléocrates et leurs alliés prennent ce risque, dont ils affirment par avance qu’ils ne répondront jamais, cela demande d’aller aux principes mêmes de la vie sociale et économique dans le « capitalisme tardif ». Et ce principe est celui de la jouissance : « Créer un élément physique, extrêmement dangereux, mortel, explosif, recelant une énergie colossale et fascinante, qui dure des milliers d’années, n’est-ce pas là une jouissance extraordinaire ? » (81) Plus loin, Delfour note que « les technologies de surexcitation proposent une forte jouissance et donc une souveraineté dépendante qui demande toujours plus de puissance afin de compenser cette dépendance qui s’accroît à l’égard de l’objet technologique. » (131)

Cette analyse permet d’écarter toutes les distinctions subtiles entre nucléaire militaire et nucléaire civil. Delfour montre qu’il s’agit de la même jouissance. Du reste, personne ne peut affirmer que le danger d’une guerre nucléaire est écarté. On pourrait trouver dans la montée des tensions entre les grandes puissances (Russie, bloc américano-européen, Chine) et les moyennes puissances dotées de l’arme nucléaire de nombreuses raisons à l’appui de l’analyse de Delfour. Mais c’est la chaîne qui va du nucléaire militaire au consommateur de la bonne fée électricité qui intéresse Delfour. Ainsi « la nucléarité est un fait social global. Autrement dit, la condition nucléaire est la structure objective du monde, aucunement une notion fumeuse et absconse sortie du cerveau dérangé de quelque philosophe abstrus. » (93) Elle est un des aspects de ce que Günther Anders appelle « l’obsolescence de l’homme » : « Le message adressé aux êtres humains par les machines nucléaires est le suivant : « Votre existence est superflue, vous êtes éliminables. » Ce message croise celui qu’énoncent les technologies sophistiquées implantées dans le procès de travail : votre existence est inutile puisque votre activité peut être réalisée par des machines. » »(125)

La dimension politique de cette condition nucléaire en est l’expression la plus crue : « La centrale nucléaire est un objet tyrannique qui exige une dictature en amont (pour être imposée) comme en aval (en cas de danger majeur). » (105) Le lien est clair entre la destructibilité potentielle de l’humanité qui est au cœur du sytème totalitaire et l’âge atomique. L’âge atomique n’est que l’extension, avec les moyens techniques enfin disponibles, de tout ce qui s’est développé pendant le 20e siècle : « la puissance potentiellement génocidaire de l’agitateur d’êtres radioactifs oriente le pouvoir politique vers le despotisme et tend à accentuer la concurrence de la politique comme fomentation de la mort avec la politique comme favorisation de la vie. » (192) Et sur ce plan des pays démocratiques se conduisent comme des pays totalitaires (243). L’âge nucléaire porte en lui une des caractéristiques du système totalitaire : il est antipolitique. « Ainsi le nucléaire, non content d’être antidémocratique est en réalité antipolitique. Il devrait donc disparaître dans les régimes libéraux. C’est la raison pour laquelle un État nucléaire tend inévitablement à devenir une dictature, c’est-à-dire un régime qui tient le risque d’être tué pour parfaitement banal. » (196)

Si Jean-Jacques Delfour fait sienne la maxime d’Anders, « inquiète ton prochain comme toi-même », il refuse aussi bien le fatalisme nucléaire que la croyance selon laquelle tout est perdu. S’appuyant sur les travaux de Lewis Mumford, Delfour milite pour favoriser les techniques de la vie contre les agitateurs d’êtres radioactifs. Ce qui impliquerait une transformation radicale de la situation présente, une véritable révolution des rapports sociaux de production qui exigerait qu’on mette un terme à désinhibition par rapport aux contraintes environnementales qui a marqué le triomphe de l’âge industriel. Delfour ne fait qu’indiquer quelques pistes, mais le philosophe n’a pas vocation à être un « ingénieur social ». C’est seulement en s’appuyant sur les forces de la vie que de nouvelles techniques et de nouveaux rapports de production pourront être inventés.

Au total donc, un livre important qui nous rappelle ce que doit être la fonction authentique de la philosophie, penser la réalité et en mettre à nu les contradictions. Loin d’une philosophie « minimaliste », loin des polémiques universitaires sur l’interprétation des auteurs canoniques, ce livre trace implicitement le plan de travail d’une philosophie véritablement pratique.

12 mai 2014. Denis Collin

 

 

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Ecrit par dcollin le Lundi 12 Mai 2014, 15:46 dans "Bibliothèque" Lu 7317 fois. Version imprimable

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