Lire le Gorgias de Platon
Sommaire
- L’objet de la rhétorique
- Première distinction conceptuelle
- Qu’est ce que la rhétorique ?
- L’objet de la rhétorique
- La méthode dichotomique : premières divisions
- La définition de la persuasion
- La « puissance démonique » de la rhétorique
- Étendue de la rhétorique
- La rhétorique comme art de combat
- Nouvelles considérations sur la technique
- Déconfiture du rhéteur
- La rhétorique prise dans une alternative
- Théorie de la flatterie
- Retour sur la définition de la rhétorique
- Construction de la théorie de la flatterie.
- Comment la flatterie est-elle possible ?
- Hiérarchies
- Poésie et rhétorique
- Rhétorique et philosophie
- Distinction croire/savoir
- Faire croire et instruire
- Les conditions de la communication
- Vie philosophique et vie rhétorique
- la légitimité de la rhétorique : Aristote
- Socrate sophiste ?
- La justice contre la rhétorique
- Le malheur de l’injustice
- Recours au principe d’utilité
- Le vilain et le mauvais
- Ne pas expier sa faute est un plus grand malheur que l’expier
- La justice guérit l’âme du pire des maux
- La nature contre la loi
- Défense de la loi
- Le plaisir ou le bien ?
- Volonté et plaisir
- Le plaisir et la honte.
- Contradictions de l’hédonisme de Calliclès
- Distinction des plaisirs.
- la politique et la vie bonne
- Ce que doit être la politique
- Critique des hommes politiques
- La théorie des idées
- La condition du bonheur
- Comment s’assister soi-même ?
- La définition de la politique et la question de la compétence
- La juste mesure et non l’embonpoint
- Politique, philosophie et sophistique
- Conclusion
Les personnages du Gorgias
On s’accorde pour dater de 380/379 la composition du Gorgias. Gorgias à Athènes (en tant qu’ambassadeur de son pays) est située autour de 427 – soit, à peu près à l’époque de la naissance de Platon. Cependant, le contexte dans lequel est situé le dialogue le place beaucoup plus tard. Plusieurs allusions à des évènements ou des personnages historiques (Alcibiade, Archélaos, la mort de Périclès, etc.) rendent difficile une datation du dialogue. En fait, Platon semble mêler en une unité de lieu et de temps, des évènements qui couvrent toute la période du déclin athénien.
Gorgias
Gorgias (env. 483-env. 374) est un orateur célèbre et un maître de rhétorique. Originaire de Sicile, on le rattache souvent aux sophistes. Il fut peut-être l’élève d’Empédocle d’Agrigente ; on lui attribue des théories physiques proches de celles de son maître présumé. Il arrive à Athènes en 427, comme ambassadeur de sa cité. Son frère était médecin et lui-même fut mêlé au milieu médical – ce qui donne un relief tout particulier aux comparaisons médicales de Socrate dans le Gorgias. Mais c’est comme technicien de la parole, orateur, improvisateur et styliste, qu’il devient célèbre et immensément riche. De Gorgias, il nous reste deux abrégés tardifs d’un traité Du non-être, ou De la nature et deux échantillons de son savoir-faire oratoire : l’Éloge d’Hélène et la Défense de Palamède, où il exhibe sa technique de persuasion et illustre, en réhabilitant des personnages décriés par la légende, le pouvoir quasi magique qu’il attribue au langage. Selon certains auteurs, la philosophie de Gorgias était « nihiliste » puisque, selon certains résumés, elle s’articulait autour de trois propositions : 1/ Rien n’existe ; 2/ Si quelque chose existait, cette chose ne pourrait pas être connue ; 3/ Si quelque chose existe et ne peut être connu, on ne peut pas communiquer à son sujet.
Sophistes et rhéteurs
La figure de Gorgias est au confluent des deux grands types d’intellectuels qui forment les cibles privilégiées des polémiques de Platon. On devrait distinguer sophistes et rhéteurs, ainsi que le fait d’ailleurs Socrate dans le Gorgias. Les rhéteurs sont d’abord des techniciens de la parole ; ils enseignent l’art oratoire, un art décisif dans une cité où la politique procède de la parole et où les procès et la chicanerie occupent tant de place. Gorgias lui-même ne se voulait pas un sophiste, car il ne prétendait pas enseigner la vertu. L’art du rhéteur consiste simplement de faire de savoir persuader ses auditeurs indépendamment de la connaissance qu’il peut posséder du sujet.
Pourtant la rhétorique, telle que Platon la définit et la critique, n’est pas seulement un savoir-faire, en quelque sorte neutre, une technique d’exposition ; elle suppose une certaine conception du savoir, un certain rapport à la politique qui est celui des sophistes. Inversement, le sophiste n’est pas seulement celui qui prétend tout savoir et tout enseigner. L’enseignement qu’on lui demande en premier, celui pour lequel il se fait payer, parfois fort cher, est celui qui permet d’être convaincant dans les assemblées, celui qui est nécessaire pour influencer les citoyens athéniens.
Sous le nom de sophistes, on désigne ces intellectuels d’un type original qui vécurent dans le monde grec, au Ve siècle avant J.-C. Cette étiquette, qu’ils s’appliquaient à eux-mêmes, n’avait primitivement rien de péjoratif. Par sophia, on entendait d’abord toute espèce de compétence ou d’expertise, tout ce qui donne à certains hommes la capacité d’accomplir des actes et des performances hors de la portée des autres hommes. Le mot change de sens pour caractériser les compétences intellectuelles et morales ; le sophos est un habile homme, un savant et un sage. Le sophistès, lui, est en quelque sorte un professionnel de la sophia, un maître de la compétence.
Il n'y a pas une doctrine sophiste, mais les sophistes partagent une même façon de vivre – ils gagnent de l'argent en donnant des leçons – et une même fonction sociale. Ils sont des intellectuels professionnels, presque les ancêtres de nos intellectuels médiatiques contemporains. Si la condamnation dont ils sont l’objet de la part de Platon a longtemps été la seule représentation que nous ayons d’eux, on commence à les réévaluer. Et, après tout, cet art de la parole pour soutenir des opinions toutes différentes, mais ayant toutes un égal droit à venir en discussion, n’est-il pas le propre de la démocratie ?
Les sophistes nous sont assez mal connus : leurs écrits ont presque tous disparu; leurs témoins les plus proches et les plus autorisés sont leurs adversaires, au premier chef Platon. Encore faut-il faire une différence : bien qu’il critique Protagoras, Gorgias ou Prodicos, Platon manifeste soit du respect (à l’égard de Protagoras) soit un certaine neutralité finalement bienveillante (Gorgias est visiblement un homme honnête avec qui le dialogue a un sens). En revanche, il s’exprime souvent de manière très violente quand il s’agit des sophistes en général. En réalité, il existe une différence importante entre un démocrate comme Protagoras et certains des sophistes qui, tels Thrasymaque, professent un individualisme sans règle et la « loi du plus fort ».
On remarquera enfin que la distinction que fait Platon entre les sophistes et ceux qui s’adonnaient à la philosophie de manière désintéressée et en dehors du vacarme des affaires humaines ne devait pas être très claire pour ses contemporains. Ainsi Aristophane dans Les Nuées classe-t-il Socrate parmi les sophistes, ces professeurs qui enseignent « moyennant finance à faire triompher par le raisonnement le juste et l’injuste » ou encore ce « raisonnement faible » qui « triomphe par la parole dans la cause injuste ».
Les autres personnages
Polos est un élève de Gorgias. Jeune, naïf, ambitieux il se révélera au cours du dialogue sans grande consistance, facilement irritable et souvent incapable de donner forme à ses objections.
Calliclès est certainement un personnage fictif. Il n’est pas lui-même un sophiste – il semble même mépriser les sophistes : ce sont des hommes « qui ne valent rien » (520a). Calliclès est un ambitieux qui veut utiliser l’enseignement des rhéteurs à son profit et représente, pour Platon, les conséquences les plus désastreuses de l’enseignement des sophistes. On pourrait le comparer au Thrasymaque de la République. Les thèses défendues par les deux personnages paraissent d’autant plus proches que la manière dont les personnages s’insèrent dans le dialogue et s’opposent à Socrate semble commune. Thrasymaque « s’était élancé à plusieurs reprises, au milieu de notre discussion, pour capter la parole » (Livre I, 336b). Et quand il prend la parole, il qualifie l’entretient de « bavardage » et même de « balivernes » (336d). Un peu plus loin, il qualifie brutalement Socrate : « Un fourbe, un sycophante, voilà ce que tu es, Socrate, dans les discussions » (340d). Calliclès est moins violent, mais son entrée dans la discussion se fait en demandant à Socrate s’il plaisante ou s’il parle sérieusement (481b/c). Il termine sa participation à la discussion par une bouderie, se contentant d’opiner aux affirmations de Socrate mais en prenant soin de montrer qu’il n’en croit rien.
Thrasymaque et Calliclès sont des anti-Socrate. Avec Gorgias et même le bouillant Polos, le dialogue en vue de la recherche de la vérité reste possible. Avec ces deux-là, la discussion n’est plus possible. Si la nature permet de trancher, à quoi bon ces « bavardages » ? Cependant, si nous suivons la leçon de Louis Guillermit, cette comparaison ne doit pas être poussée trop loin. Les rôles respectifs joués dans le dialogue sont différents. On peut aussi supposer que Calliclès, jeune homme ambitieux mais méprisant le peuple, a pour fonction de peindre ce que Platon lui-même aurait pu devenir, s’il n’avait rencontré Socrate.
Objet
L’objet premier du Gorgias est la rhétorique. Socrate interroge un professeur de rhétorique sur son art. Ce n’est pas une question de second ordre ; dans un système politique fondé sur la parole, sur la capacité de tel ou tel dirigeant à emporter l’assentiment de ses concitoyens, la question de la rhétorique nous conduit directement à une interrogation sur le politique, c'est-à-dire sur les principes de gouvernement de la cité, et les rapports qui existent entre les citoyens et plus généralement entre les habitants de la cité. C’est pourquoi l’examen de cet objet « rhétorique » va soulever de nombreux enjeux qui finissent, dans le dialogue, par prendre plus de place que le point de départ formel de la discussion.
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Si la rhétorique est un savoir qui se peut enseigner, il faudra savoir de quel genre de savoir il s’agit, s’il s’agit d’un simple savoir-faire empirique – ainsi que le soutiendra Socrate – ou d’une véritable technique, une technè, procédant selon des règles, analogue de ce point de vue à la médecine ou à l’art des maîtres de gymnastique.
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Le savoir ne peut être séparé de ses finalités. Il s’agira donc de définir le bien qui correspond à l’activité du rhéteur.
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La question de la justice va finalement occuper une place centrale dans le dialogue. D’une part parce que la rhétorique est d’abord l’art qui vaut devant le tribunal, quand il s’agit du juste et de l’injustice, et, d’autre part, parce que Socrate va montrer que le véritable bien réside dans la justice.
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Enfin, la question de la nature de la politique vient sur le devant quand Socrate définira comme politique au sens propre l’activité qui consiste à rendre les citoyens plus justes.
Le plan
Prologue
Très bref, il se contente de disposer la scène. On est dans la demeure de Calliclès où réside Gorgias. Gorgias vient de faire une démonstration de son art. Chéréphon, ami de Socrate, va interroger Gorgias au nom de Socrate.
Dialogue de Socrate et Gorgias (447c – 466a)
Ce premier dialogue porte essentiellement sur la définition de la rhétorique. Est-elle le savoir supérieur, l’art sublime que vante Gorgias ou au contraire un simple savoir-faire empirique dépourvu de toute valeur. La question posée par Socrate est de savoir (447c) : « quel est le pouvoir de l’art qu’il exerce ? » Mais selon le procédé socratique classique, cette question est remplacée par une autre : « Demande lui ce qu’il est ? » (447d) Quel est le métier qu’exerce Gorgias ? Il ne s’agit d’une question sur l’identité de Gorgias mais sur la nature de son activité. De nombreuses définitions vont être soumises à l’examen, depuis celle qui fait de la rhétorique le savoir suprême qui dispense de tous les autres savoirs jusqu’à la version plus modeste qui fait du rhéteur le spécialiste de la justice, au sens le plus restreint du terme, c'est-à-dire de la justice devant les tribunaux. Cette nouvelle définition va commander le reste du dialogue puisque désormais la rhétorique sera étudiée sous l’angle de ses prétentions à fournir une technè de la justice.
Dialogue de Socrate et Polos (466a- 481b)
Ce dialogue poursuit le précédent par une nouvelle définition de la rhétorique comme « flatterie » et débouche sur la question du bien. Seront examinés les rapports du bien et du plaisir et ceux du bien et de la justice. Sont mises en cause les illusions de la puissance avec l’exemple du tyran Archélaos, mis en avant par Polos. La véritable puissance réside dans le bien. Il vaut mieux subir l’injustice que la commettre, si on commet l’injustice, il vaut mieux être châtié qu’échapper au châtiment. La démonstration de ces deux préceptes socratiques, expression la plus connue peut-être de la morale que nous laisse Platon, intervient presque incidemment, comme un argument pour réfuter les arguments des rhéteurs, puisque la rhétorique, selon eux, permet de persuader dans le domaine du juste et de l’injuste et de faire passer le juste pour l’injuste et inversement.
Dialogue de Socrate et Calliclès (481b – 505d)
La discussion porte maintenant sur la définition de la justice. Face à Socrate, Calliclès soutient des positions qu’on qualifierait aujourd’hui de nihilistes, qui rappellent celles de Thrasymaque dans La République. Le « droit du plus fort », le rapport entre le bien et le plaisir, la place de la politique, telles sont les questions essentielles qu’aborde ce passage. Alors que les discussions avec Gorgias et Polos laissaient encore ouverte la possibilité d’une rhétorique qui soit un véritable art – même si ce n’est pas l’art suprême revendiqué par Gorgias – la conversation avec Calliclès renvoie toute rhétorique en deçà de toute technique. La sophistique ne vaut rien et la rhétorique vaut encore moins que la sophistique.
Socrate poursuit seul (506a-527e)
Comme Calliclès renonce à la discussion, la dernière partie permet à Socrate d’exposer les rapports entre justice et politique. La politique est définie comme l’art de rendre meilleurs les citoyens. Socrate affirme qu’il est celui des Athéniens qui prend le plus la politique au sérieux, car c’est pour lui l’activité qui permet de rendre meilleurs les citoyens. Le plus important est de se préserver soi-même de commettre l’injustice, car c’est la justice qui donne valeur à la vie et, le cas échéant, elle doit lui être préférée. Cette dernière partie se clôt sur un mythe qui relie la justice et le bien.
L’ordonnancement réel du texte est cependant plus complexe que ne le laisse voir le plan. Les thèmes cependant s’entrecroisent. Ainsi la discussion sur le plaisir est reprise dans le dialogue avec Calliclès. De même, le thème de la flatterie ou celui de la définition de la technè. Au-delà de ces variations, de ces retours en arrière d’un raisonnement qui utilise souvent toutes les ressources des meilleurs rhéteurs, il faudrait chercher un fil directeur, unifiant les divers thèmes abordés dans l’ouvrage. De l’opposition de l’art, activité fondée sur la connaissances des règles, opposé au simple savoir-faire empirique, jusqu’à la définition de la politique comme l’activité destinée à donner forme à la cité et à rendre meilleurs les citoyens, en pensant par la critique de la tyrannie du plaisir, ce qui est au centre de la pensée de Platon, c’est la recherche de l’ordre adéquat, de la règle des rapports justes, ou encore de la juste mesure qui seule peut garantir la cité contre l’anarchie et la tyrannie.
L’objet de la rhétorique
Première distinction conceptuelle
Le premier problème abordé par le Gorgias, celui qui sert de fil directeur, est celui de la définition et de la valeur de la rhétorique, de ce genre d’activité dont Gorgias enseigne la pratique.
La première réponse, avancée par Polos repose sur une comparaison entre « l’art » de Gorgias et la médecine (le frère de Gorgias, Herodicos, est médecin) ou la peinture. Mais il s’agit maintenant de définir l’art (technè) : Polos le fait … en mélangeant tout : expérience, art, hasard. Avoir de l’expérience et guider sa vie selon l’art, c’est pour Polos la même chose alors que ce sont, pour Platon, deux choses radicalement différentes. Ce sera même l’opposition centrale de tout le dialogue.
Il y a là quelque chose qui doit être expliqué. Dans le langage courant contemporain, art et savoir-faire pratique sont à peu près équivalents. L’art du cuisinier se confond avec son habileté, avec son tour de main. Ce vient de ce que nous avons pris l’habitude de distinguer « art » et « technique » alors que ces deux mots traduisent le mot grec « technè ». L’art réside en ce je-ne-sais-quoi qui échappe à toute description, à toute didactique et que seule l’expérience ou le don permettent d’acquérir. La technique, au contraire, procède selon des règles et découle d’un savoir scientifique ; elle est le plus souvent pensée comme de la science appliquée.
Pour comprendre ce qui va se jouer, il faut définir le sens du terme « art » – ou plutôt « technè » chez Platon, un sens assez différent du sens contemporain ; il correspond au sens que le terme « art » aura dans la classification des savoirs au Moyen Âge et même jusqu’au xviiie siècle.
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La science désigne l’activité qui ne met en œuvre que la raison, elle est contemplative – le mot grec theoria d’où vient le français « théorie » désigne précisément la contemplation. La vie théorétique est, pour Platon, la vie consacrée à la philosophie et elle s’oppose à la vie active.
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Si la technè s’oppose à la science, c’est justement en ceci qu’elle est une activité qui nécessite la mise en mouvement des organes du corps ; mais c’est toujours une activité qui s’accompagne de raison et qui, ainsi, peut procéder à partir de règles générales.
Comme le dit Aristote (cf. annexe I), « l’art apparaît lorsque d’une multitude de notions expérimentales se dégage un jugement universel applicable à tous les cas semblables. » S’il peut y avoir une certaine ambiguïté dans le texte d’Aristote (le jugement universel semble venir après, après l’expérience), il n’y en a aucune chez Platon qui oppose clairement l’art et le savoir-faire empirique. La rhétorique n’est pas un art répète Socrate, mais « rien qu’un savoir-faire empirique », c'est-à-dire « une pratique qui agit sans raison » (465a).
C’est dans le sens platonicien que les médiévaux parleront des « arts libéraux » : d’une part, la grammaire, la rhétorique, la dialectique (la logique) et l’arithmétique, qui composaient le trivium, et, d’autre part, l’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie, qui composaient le quadrivium – et, ici, la musique n’est pas comprise au sens où elle ferait partie de ce que nous appelons les « beaux arts », mais bien parce, à la différence de la peinture, elle procède selon un ordre mathématique. Toutes les autres activités opératoires qui procèdent sans science, mais seulement par expérience acquise, sont des « arts serviles », une appellation qui couvre aussi bien l’activité du cordonnier que celle du sculpteur. On verra comment le Gorgias fournit une justification de cette typologie.
Qu’est ce que la rhétorique ?
Interrogé sur « ce qu’est » l’art de Gorgias, son disciple Polos peine à la tâche. Incapable de se plier au « patient travail du concept », comme le dirait Hegel, il cherche à faire de l’effet et proclame que l’art de Gorgias « est le plus beau de tous » (448c). À quoi Socrate peut répondre ironiquement (448d) que Polos « est très doué pour faire des discours », mais ne sait rien puisqu’il ne peut pas répondre à la question posée. La rhétorique est peut-être le plus beau des arts, mais « personne ne te demandait si l’art de Gorgias était ceci ou cela, mais ce qu’était cet art et quel nom il fallait donner à Gorgias » (448e). Cependant, cette manière de procéder qu’a Polos est, d’une certaine manière, une définition de la rhétorique : « il est évident que Polos, parlant comme il parle, s’est exercé à ce qu’on appelle rhétorique plutôt qu’à discuter. » (448de).
Le rhéteur est donc celui qui sait faire des discours … sans savoir discuter. Ce premier clivage distingue deux usages de la parole : la parole qui éblouit, étourdit ou assomme et la parole qui vise à la connaissance par le dialogue. La parole persuasive, celle qui frappe les sens, opposée à la parole comme moyen d’accéder à une véritable connaissance. C’est précisément pourquoi, quand il intervient pour interroger directement Gorgias, Socrate impose une règle du jeu qui est le contraire de celle de la rhétorique : pas de longues tirades mais seulement des réponses brèves. Gorgias possède l’art de la rhétorique ; il est donc un orateur, un « bon orateur » même, dit Socrate. Mais il ne s’agit plus, quand on s’interroge sur l’essence des choses, de rhétorique mais de dialectique. Il ne s’agit plus de faire croire, mais d’instruire.
On pourrait croire que Polos, jeune homme, élève encore de Gorgias, répond ainsi parce qu’il manque de savoir ou d’expérience. Mais ce n’est pas la raison. Un peu plus loin, dans son dialogue avec Socrate, Gorgias tombe dans le même travers. Au lieu de dire quel est l’objet de la rhétorique, Gorgias affirme qu’il s’agit des « plus importantes des choses humaines » et des « meilleures » (451d). Mais évidemment chaque « technicien » peut prétendre s’occuper des plus belles choses humaines.
L’objet de la rhétorique
Instruire, c’est déterminer le « ce que c’est que » de chaque chose. À la méthode rhétorique qui consiste à qualifier (le plus beau des arts !), Platon oppose la méthode qui recherche l’essence. Définir la rhétorique, c’est définir son objet. Socrate commence par des analogies qui permettent de faire comprendre ce dont il s’agit et qui jouent un rôle central dans presque tous les dialogues. Le tisserand, le médecin, l’architecte, le musicien, le cordonnier : voilà les personnages qui sont régulièrement convoqués pour fournir les exemples didactiques utiles à l’élucidation des questions les plus abstraites. Ainsi la comparaison entre le politique et le tisserand dans Le politique. Calliclès d’ailleurs en est excédé : « Ah, oui, vraiment, par les dieux, tu ne parles jamais que de cordonniers, de cardeurs, de bouchers et de médecins, tu ne pourras donc jamais t’en empêcher. Comme si c’était de gens-là que nous discutions ! » (491a)
Cette manière de procéder n’est pas sans poser des questions difficiles. Jusqu’où l’analogie aide-t-elle à penser ? Il y a là quelque chose qui devrait être interrogé. En deuxième lieu, la démarche socratique repose sur la comparaison avec des activités qui se pensent sur le mode du « faire » ou du « fabriquer », c'est-à-dire des activités qui s’éteignent dans un produit qui peut exister par lui-même – la chaussure existe même quand le cordonnier a fini d’agir et la santé recouvrée par le malade suppose précisément que l’action du médecin vient de s’éteindre. Peut-on comparer ce genre d’activités avec les interactions langagières qui constituent la politique, l’éducation, etc. On verra comment le Gorgias donne une réponse positive à cette question (cf. 503e-504e) en définissant la politique comme l’art de mettre de l’ordre dans ce qui est informe exactement de la même manière que l’artisan met de l’ordre dans une matière informe.
Donc, de même que le tissage a pour objet la fabrication des vêtements, l’objet de la rhétorique est défini comme l’art de produire des discours. Mais cette première définition est insuffisante, car elle ne dit pas de quel genre de discours il s’agit. On avait déjà la comparaison de la rhétorique et de la médecine. Gorgias présentait lui-même son enseignement ainsi : la rhétorique est à l’âme ce que la médecine est au corps.
Mais si la médecine est l’art des discours sur la santé, puisque la rhétorique est l’art du discours, pourquoi n’appelle-t-on pas la médecine rhétorique ? Si on suit la première définition de Gorgias, il faudrait appeler tous les arts « rhétorique ». Gorgias propose une définition : il ne s’agit pas d’un discours sur les activités manuelles, mais bien d’une science. La médecine ou la gymnastique produisent bien des discours sur la santé du corps, mais le discours y doit être suivi d’une activité manuelle. La rhétorique au contraire a pour objet la production du discours lui-même, « le discours est seul instrument » (450b), alors que le discours médical a aussi besoin du bistouri.
La méthode dichotomique : premières divisions
Socrate entreprend (449e-455a) de chercher de quelle sorte est cette « science » de Gorgias par une méthode qu’on retrouve aussi dans le Sophiste et dans le Politique, la méthode dichotomique. Il s’agit dans ces deux œuvres de définir une notion par une méthode de division successive ; elle est une méthode de recherche. Dans le Gorgias les choses sont un peu différentes. La méthode est plus polémique, puisqu’elle montrera précisément que la rhétorique est introuvable.
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On cherche ce qu’est la rhétorique comme genre de science (puisqu’elle s’affirme une science ;
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la recherche n’aboutit pas ;
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c’est donc qu’on ne devait pas rechercher la rhétorique dans la catégorie « science ».
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Donc le terme de « science » revendiqué par Gorgias est usurpé.
Voyons la démarche de plus près.
Les affirmations de Gorgias peuvent être résumées ainsi : 1/ La rhétorique a pour objet les discours ; 2/ Gorgias rend ses disciples capables de parler ; 3/ et de penser. C’est donc bien un savoir qui vise la pensée et non une action particulière sur le monde extérieur.
Gorgias divise donc les arts en deux parties : 1/ la médecine, comme la gymnastique, passe par l’activité manuelle ; 2/ la rhétorique ne s’occupe que des discours. Son objet est le « logos » lui-même. Elle fait partie de ces arts qui « s’accomplissent intégralement par la parole, et qui, on peut le dire, n’ont pas besoin ou bien fort peu, d’action concrète. » (450d)
Donc dans tous les autres arts, l’essentiel du savoir se réduit à la « praxis », c'est-à-dire à l’action, le discours n’y étant que préliminaire, préalable, il indique ce qu’il faut faire, mais il ne fait rien par lui-même, alors que dans la rhétorique, c’est le « logos » qui est lui-même la praxis.
Mais il y a plusieurs arts qui n’ont besoin que de fort peu d’action concrète, plusieurs arts dont l’exercice réside dans le discours. Ainsi, les mathématiques sont aussi un art du « logos » ; il faudrait donc dire que l’arithmétique est de la rhétorique ? Gorgias doit convenir qu’il n’en est rien. Parmi les techniques du « logos », on doit distinguer les discours du genre de l’arithmétique (ou plus généralement les mathématiques) et les autres. Il faut donc se demander à propos de quel genre de discours s’exerce la rhétorique. Il ne s’agit pas d’un discours exposant un savoir scientifique, mais un discours qui vise à convaincre ou à persuader. « La rhétorique produit la conviction » (453a) ou encore, pour reprendre la traduction de Croiset, « la rhétorique est une ouvrière de persuasion ».
La définition de la persuasion
L’objet de la rhétorique est donc constitué des discours qui produisent la conviction ou qui visent la persuasion, suivant la façon dont on traduira le verbe grec peithô. En français, il n’est pas toujours facile de distinguer persuader et convaincre. Littré définit convaincre par : « Forcer quelqu'un par des raisons à reconnaître que … ». Au contraire, dans la définition de la persuasion, le rapport à la raison a disparu : « Porter à croire, décider à faire ». Littré cite d’Alembert : « Les anciens ont défini l’éloquence le talent de persuader, et ils ont distingué persuader de convaincre, le premier de ces mots ajoutant à l'autre l'idée d'un sentiment actif excité dans l'âme de l'auditeur et joint à la conviction. »1 La persuasion implique donc un sentiment qui s’ajoute à la conviction rationnelle.
Il faut noter que Gorgias donne déjà quelques caractéristiques de ce pouvoir de persuader :
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Il procure aux hommes la liberté ;
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Il leur procure aussi le pouvoir de dominer les autres : ce pouvoir de la rhétorique est « principe du commandement ».
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Il peut faire des autres spécialistes des esclaves !
Mais ce qu’est la persuasion n’est pas clair du tout ! N’y a-t-il pas d’autres arts qui produisent de la persuasion (par exemple celui de l’enseignant) ? Il faut donc trouver de quoi la rhétorique persuade ou convainc. En effet, dans les autres arts, on obtient aussi cet effet de persuasion. Par exemple, celui qui enseigne l’arithmétique produit par son enseignement la persuasion concernant les nombres. Mais dans ce cas, la persuasion en quelque sorte s’ajoute à l’enseignement, en tout cas, elle en découle. L’arithmétique n’est pas une technique de la persuasion, même si on est persuadé à l’écoute d’une belle démonstration.
Ensuite, il existe une différence importante entre ces divers arts de persuasion : le rhéteur – l’avocat au tribunal par exemple – persuade ses auditeurs de croire quelque chose, par exemple que l’accusé est innocent ou coupable. Mais que l’accusé soir innocent, cela peut être vrai ou faux. En revanche, le professeur de mathématiques qui a « persuadé » ses élèves de la validité du théorème de Pythagore leur a transmis un savoir vrai, indubitablement vrai.
Il faut donc séparer la conviction obtenue par les arts didactiques de la persuasion à laquelle conduit la rhétorique. Gorgias donc admettre une nouvelle réduction de la rhétorique : elle est l’art de la persuasion en ce qui concerne le juste et l’injuste. La rhétorique, prétendait Gorgias (451d) s’occupe des « plus importantes des choses humaines » et surtout des « meilleures ».
La restriction de la rhétorique est maintenant presque achevée. Au lieu d’un art universel, on a un art qui concerne la justice et il faudra bien qu’on rende compte de ce que c’est que la justice et de ce que c’est que le Bien – tout le plan du dialogue se tire de ce passage. Par conséquent on peut penser que le propos réel du dialogue, ce n’est pas la rhétorique mais la justice et si les rhéteurs doivent être critiqués c’est uniquement sur ce terrain-là.
La définition de la rhétorique, à ce stade, reste cependant une définition formelle. On ne sait pas à quel genre elle appartient. Est-elle un savoir rationnel, une technique (une technè) ou un simple savoir-faire empirique ? On ne connaît ni sa puissance, ni sa valeur. C’est ce qu’il nous faut déterminer maintenant.
La « puissance démonique » de la rhétorique
Étendue de la rhétorique
La rhétorique est donc une « ouvrière de persuasion », elle produit de la conviction. Cette première définition est cependant encore imprécise. Socrate dit « je n’arrive pas encore à m’y retrouver moi-même ». Une chose est certaine, la rhétorique est une technè beaucoup plus restreinte quant à son objet que ce qu’elle annonçait. Mais n’est pas encore en cause l’idée qu’elle est une « technè ». Gorgias affirme qu’il s’agit d’une technè qui s’occupe des affaires humaines et spécialement de celles où il est question de justice et d’injustice.
Quand on a besoin de prendre une décision, il faut bien consulter un expert, celui qui possède la « sophia » dans le domaine considéré (la guerre, la construction des navires, etc.), on pourrait presque dire un « sophiste en bateaux ». Si la rhétorique est une technè, on doit consulter le rhéteur en quelque matière pour lui demander son avis. Par exemple, le rhéteur devrait pouvoir être un expert en matière de justice et d’injustice.
Or, ce n’est pas cette voie qu’emprunte Gorgias. Il répond à Socrate en montrant la puissance de la rhétorique, une puissance quasi divine, celle du « démon » – un terme qui ne doit pas ici être entendu dans le sens théologique chrétien, mais dans le sens grec de demi-dieu ou de puissance intermédiaire entre les dieux et les hommes. Il y a aussi dans cette expression un effet ironique : Socrate avait l’habitude d’invoquer son « démon intérieur », cette voix qui le guidait. Gorgias a l’air de dire à Socrate que le rhéteur possède lui aussi cette puissance du démon intérieur.
En quoi cette puissance de la rhétorique est-elle quasi-divine ? L’architecte ne décide pas, il n’est qu’un expert donnant un avis, alors que le rhéteur peut, en tout domaine l’emporter grâce à son pouvoir de persuasion. Et cela elle le peut en tout domaine :
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elle rassemble pour ainsi dire sous sa tutelle toutes les puissances : « elle contient pour ainsi dire toutes les capacités humaines, les maintient toutes sous son contrôle » (456a).
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elle est plus puissante que la médecine puisqu’elle peut persuader le malade de prendre la médication que lui prescrit le médecin.
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l’orateur parle de manière plus persuasive que n’importe quel homme de métier.
Autrement dit, le rhéteur peut parler de façon convaincante des choses dont il n’est pas spécialiste. Si son pouvoir de persuasion est supérieur à au pouvoir de persuasion de celui qui s’y connaît, cela signifie que l’efficacité du discours est sans rapport avec la validité du savoir. Mais le pouvoir de la rhétorique sur les esprits est un pouvoir sur les individus. Il est un pouvoir politique, ainsi que le dit Polos (466c) : « les orateurs ne sont-ils pas comme des tyrans ? Ne font-ils pas périr qui ils veulent, n’exilent-ils pas de la cité qui leur plait, ne le dépouillent-ils pas de ses richesses ? »
La rhétorique comme art de combat
Gorgias doit maintenant se protéger contre les conséquences dévastatrices de sa propre position : si la rhétorique peut tout, elle peut persuader que le juste est juste mais aussi bien que l’injuste est juste et le juste injuste ! Comment peut-elle prétendre avoir pour objet le juste et l’injuste ? De même que le spécialiste en sport de combat n’est pas obligé d’user de son habileté pour frapper son père, de même le rhéteur n’est pas nécessairement conduit à faire un mauvais usage de son art. (456d/e) La comparaison de l’art des disputeurs aux sports de combat est le point de départ de l’Euthydème : Euthydème et Dyonisodore sont comparés à des célèbres pancracistes2 de l’époque, car ils sont bons à tous les combats. Ils sont « devenus habiles à faire de l’escrime avec pour arme des paroles, à réfuter chaque fois ce que l’on dit pareillement quand cela est faux comme quand cela est vrai ! » (271ab)
Mais cet argument affaiblit encore la position de Gorgias. Si on peut faire un usage juste aussi bien qu’un usage injuste de la rhétorique, mais qu’il faut néanmoins s’efforcer d’en faire un usage juste, c’est que la rhétorique ne dit rien du juste et de l’injuste et qu’elle est donc soumise à un autre savoir, celui du juste et de l’injuste. La rhétorique présuppose donc ce qu’elle est censée produire.
Donc la rhétorique n’est le savoir de rien du tout.
Nouvelles considérations sur la technique
Si la rhétorique n’est pas un savoir, peut-être elle au moins une technique (une technè) appliquant un savoir ? Mais comment caractériser la technè ? On a dit que c’est un genre de savoir ou plutôt de savoir-faire. La distinction savoir/savoir-faire ici n’est pas très importante puisque on appellera également technè un savoir positif, un savoir qui peut être utilisé pour la production et que la distinction principale oppose ce qui procède à partir de règles générales et ce qui procède sans règle, uniquement par l’accumulation, toujours plus ou moins aléatoire, d’expériences pratiques.
Maintenant, ce qui caractérise les technai, les techniques, ce qui les distingue du véritable savoir, c’est qu’elles peuvent produire des résultats opposés. Dans La République, Socrate fait remarquer que le médecin « est le plus capable quand ses amis sont malades de leur faire du bien, et de faire du mal à ses ennemis tant par rapport à la maladie qu’à la santé » (332d). Les techniques sont « neutres », dirions-nous aujourd’hui ; puisque leur valeur c’est l’utile, c’est la finalité qu’on ne leur donne fait sens, mais en elles-mêmes, elles n’ont pas d’autre valeur. Évidemment, on ne peut se passer des technai, mais ils n’ont pas d’autre valeur que celle d’être utile pour autre chose qui éventuellement a de la valeur. Le couteau peut permettre à l’honnête boucher de faire son métier aussi bien qu’à l’assassin de commettre son forfait.
Les technai ne sauraient tirer d’elles-mêmes aucun critère permettant d’apprécier l’utilité. Une technique est utile si elle concourt à permettre un but souhaitable. Remarquons que cette rapport à la technique, celui qui fait que l’outil est à portée de la main mais dirigé toujours par la main est peut-être précisément ce qui est mis en cause par la technique moderne, une technique qui n’est plus de l’ordre de l’ustensile (l’outil) mais au contraire quelque chose qui fixe les finalités et les valeurs de l’action humaine.
Ce qui permet d’apprécier l’utilité d’une technique, c’est la connaissance du bien et du mal. Ainsi, dans Charmide, on peut lire : « Ce qui constitue le bonheur, ce n’est ni un vie savante en général ni toutes les autres sciences, mais une seule, celle qui a pour objet le bien et le mal. En effet, Critias, si tu retranches cette seule science du milieu des autres, le médecin en sera-t-il moins capable de guérir, le corroyeur de faire des chaussures, le tisserand des vêtements, le pilote de prévenir les dangers de la mer ou le général ceux de la guerre ? Mais, mon cher Critias l’exécution des choses ne nous serait plus vraiment bonne et utile si cette science du bien et du mal venait à nous manquer. » (174c-d)
On retrouve un développement de cette idée dans Gorgias (511d-512a). Donc savoir et savoir-faire sont utilisables mais ils ne sont jamais absolument utiles. C’est bien ce que dit, presque malgré lui, Gorgias en montrant que la toute puissance technique de la rhétorique peut aussi bien permettre le triomphe du juste que celui de l’injuste. Voulant que la rhétorique soit la compétence universelle, Gorgias en défend justement un usage déréglé, puisqu’en tant que « technè » elle ne possède pas en elle-même sa propre règle d’usage. Les protestations selon lesquelles il ne faut n’user de la rhétorique qu’en vue de la justice, sont alors de simples pétitions de principes, dépourvues de toute portée tant théorique que pratique.
On peut ainsi se faire une idée plus précise de la hiérarchie des activités humaines selon Platon. La technè est supérieure au savoir-faire empirique, puisqu’elle ne procède pas seulement d’une expérience singulière, mais selon des règles universelles. Cependant, elle est elle-même subordonnée, en tant qu’activité pratique à la puissance de connaître de l’intelligence humaine, à la science qui connaît le bien.
Déconfiture du rhéteur
La dernière phase du dialogue avec Gorgias va conduire au discrédit général de la rhétorique. Il ne restera plus rien des premières définitions de Gorgias.
Voyons comment s’organise l’argumentation.
Le premier moment de l’argumentation est le suivant :
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La rhétorique est toute puissante face aux ignorants : comme on vient de le voir, le rhéteur convainc mieux les ignorants que le médecin.
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Donc : grâce à la rhétorique, celui qui ne sait pas peut être plus persuasif que celui qui sait.
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La rhétorique n’a nul besoin de savoir de quoi il retourne. Un procédé de persuasion lui suffit. Elle est la plus belle des sciences justement parce qu’elle dispense de toute science !
D’où cette affirmation de Gorgias : « Mais la vie n’est-elle pas beaucoup plus facile, Socrate ? Il n’y a aucun art à apprendre, sinon un seul, la rhétorique, et on n’est pas moins fort qu’un spécialiste. » (459c) L’affirmation implicite de Gorgias est que la parole a des effets indépendants de la compétence du locuteur, indépendants de la pensée. À condition de ne s’occuper que l’efficacité persuasive, car, évidemment, si le rhéteur convainc mieux le malade d’avaler un poison aggravant son mal que le médecin ne le peut du médicament salvateur, les effets réels seront cependant fort différents.
En matière de justice, donc, le rhéteur enseigne aussi le moyen de persuader sans avoir aucune idée du juste et de l’injuste ni même de l’affaire en question !
Cette conclusion logique des affirmations (1) à (3), Socrate la laisse en suspens ; il donne une échappatoire à Gorgias : « Ou bien tu ne pourras lui enseigner la rhétorique que s’il a d’abord appris à connaître la vérité dans ces questions. » Gorgias s’empresse de saisir la perche et Socrate peut conclure : « Si tu veux faire de quelqu’un un bon orateur , il est nécessaire qu’il ait d’abord appris à connaître ce qui est juste ou injuste ou qu’il l’ait appris de toi. » (460a)
Le deuxième moment va mettre Gorgias en contradiction avec lui même.
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Celui qui appris un certain art est ce que cet art fait de lui (la médecine fait le médecin).
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L’orateur qui a appris la justice de son maître est donc juste et ne peut pas agir injustement.
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Ce qui contredit une des affirmations précédentes qui définissait la rhétorique comme pure technique pouvant servir de manière juste ou de manière injuste.
Donc, « par le Chien », on ne sait plus du tout ce qu’est la rhétorique !
En ce qui concerne la dramaturgie, on remarquera que si Socrate peut aboutir à ce résultat, c’est d’abord parce que Gorgias n’est pas un pur cynique. Gorgias croit en la justice, ou, du moins, en une justice qui soit autre chose de l’intérêt personnel. C’est pourquoi il doit défendre un usage honnête de la rhétorique tout en reconnaissance qu’on en peut faire un mésusage. Donc Gorgias n’assume pas les conséquences ultimes de sa thèse sur la rhétorique. C’est donc qu’il partage avec Socrate un minimum de valeurs qui rendent possible la discussion. On verra qu’il n’en va pas de même avec Calliclès.
La rhétorique prise dans une alternative
Voilà en effet l’alternative devant laquelle nous nous trouvons :
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Ou la rhétorique est, à l’égard de son objet propre, dans la même situation d’ignorance qu’à l’égard des objets des autres arts sur lesquels elle l’emporte face au spécialiste. Et alors le pouvoir démonique de la technique de persuasion reste mystérieux ;
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Ou elle connaît son objet et alors si elle triomphe dans les autres domaines, c’est que son objet est d’une nature telle qu’il lui assure une supériorité la dispensant de la connaissance de tous les autres objets.
Si on admet (2), alors il ne s’agit plus de technique de la persuasion, mais d’une véritable science des valeurs, c'est-à-dire d’une « épistémè ». Mais tout ce que nous avons vu jusqu’à présent semble bien exclure cette hypothèse. Donc, si c’est le cas,
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Elle n’a pas à chercher à faire illusion devant les ignorants ; et
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elle se fait reconnaître aussi par les savants en tel ou tel domaine. Par exemple, le médecin reconnaît sa supériorité.
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Donc, cela contredit les affirmations de Gorgias en 459…
Il y a deux propositions sous-jacentes au questionnement socratique :
Première proposition : il y un lien indissoluble entre le parler et le penser. Et donc, si on est capable de parler, on est capable de réfléchir sur les sujets dont on est capable de parler. C’est du moins ce qu’affirme Socrate en 449e.
Deuxième proposition : Quand on a appris une chose, on acquiert la qualité que confère la science de cette chose. (460b) : celui qui a appris l’architecture est architecte.
De cela découle le raisonnement suivant :
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Tous ceux qui parlent de justice la connaissent (en vertu de la première proposition).
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Tous ceux qui connaissent la justice sont eux-mêmes justes (en vertu de la deuxième proposition).
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Or il y a des orateurs injustes (Gorgias lui-même l’a reconnu en 457c, puisqu’il admet qui puisse arriver « qu’un individu, une fois devenu orateur, se serve à tort du pouvoir que lui donne la connaissance de l’art. »
Donc la rhétorique n’est pas le savoir du juste et de l’injuste. Or, c’était là sa place spécifique, telle qu’elle avait été définie dans l’analyse dichotomique. Donc elle n’est pas un savoir du tout.
Théorie de la flatterie
Retour sur la définition de la rhétorique
Socrate va donne une définition de la rhétorique du 462b au 463e.
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Ce n’est pas une technè, un art réglé par des principes généraux, mais un certain savoir-faire empirique (empeiria).
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C’est un savoir-faire appliqué à la production de l’agrément et du plaisir, c'est-à-dire qui concerne au fond les parties « serviles » de l’âme humaine.
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La rhétorique peut être comparée à la cuisine : l’une et l’autre font partie de la « même industrie » ; elles ressortissent au même genre d’activité. Affirmation fort curieuse en première approche mais dans la justification rigoureuse va contrôler les développements ultérieurs.
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Cette « industrie » n’est pas belle – en admettant que bon et beau sont à peu près des synonymes.
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Socrate la nomme flatterie et elle comprend la cuisine, la toilette (le savoir-faire de la parure), la rhétorique et la sophistique.
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La rhétorique est une partie d’une activité qui n’est pas belle : c’est la réponse directe aux affirmations initiales de Gorgias et Polos. Et, par conséquent, est ruinée la prétention, énoncée dès le début du dialogue, selon laquelle la rhétorique est la plus belle des choses.
Construction de la théorie de la flatterie.
Socrate avance une définition : la rhétorique est une caricature de politique. Or ce genre caricature, Socrate l’appelle flatterie. C’est une caricature parce que ses traits extérieurs rappellent l’objet caricaturé mais le principe en est radicalement différent. La définition de la rhétorique va donc être immergée dans une théorie plus vaste. Apparemment, il s’agit d’un détour, mais un détour qui mettre en place un dispositif conceptuel qu’on retrouvera à la fin du dialogue dans la définition de la politique.
Le passage 464a-465e explicite la démarche :
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deux propositions évidentes :
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il y a un corps et une âme ;
-
pour l’un et pour l’autre une santé apparente et une santé réelle.
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-
À ces deux entités correspondent deux types de « technè ».
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La technè des soins du corps qu’on divise en deux :
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Gymnastique
-
Médecine
-
-
La technè des soins de l’âme qui est la politique et se divise elle aussi en deux.
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Art judiciaire
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Législation
-
-
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À chacune de ces 4 activités correspondent des formes dégénérées, c'est-à-dire quatre types de flatterie. La flatterie ressemble à la technè en ce qu’elle porte sur des objets identiques mais elle s’en distingue en ce que la technè cherche le bien véritable alors que la flatterie cherche le plaisir. L’opposition entre plaisir et bien véritable sera éclaircie plus loin.
On peut résumer tout cela en un tableau.
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Corps |
Âme |
||
Santé réelle |
(1) Gymnastique |
(2) Médecine |
(3) Législation |
(4) Art judiciaire |
Santé apparente |
(1’) Parure |
(2’) Cuisine |
(3’) Sophistique |
(4’) Rhétorique |
On notera qu’il ne s’agit pas d’une simple analogie, au sens d’un moyen d’exposition mais bien d’un dispositif conceptuel qui découle de la séparation de l’âme et du corps. On vérifiera qu’il y a des rapports de proportionnalité stricts. La gymnastique (qui vise à former des corps en bonne santé) est à la médecine (qui soigne les corps atteints par les maux) exactement ce que la législation (qui produit un corps politique harmonieux) est à l’art judiciaire, qui corrige les fautes commises contre la loi. La parure flatte le regard même si le corps paré n’est pas harmonieux, de la même manière que la cuisine flatte le palais même si elle contrevient au régime nécessaire au malade. Sophistique et rhétorique sont construites théoriquement par ce rapport. Si la législation est à l’âme ce que la gymnastique est au corps, la sophistique est donc une flatterie de législation.
Cette méthode de construction rappelle celle qui est employée dans la République. Socrate divise les domaines de la connaissance entre deux : d’un côté le monde visible, de l’autre, le monde intelligible. Le monde visible est l’objet de l’opinion, le monde intelligible, celui de la science (ou du savoir rationnel). Le monde visible est composé d’un côté des choses sensibles, les choses de notre monde, et d’autre part les images et reflets de ces choses. Le monde intelligible se divise lui aussi en deux parties : d’une part, tout ce en quoi l’âme procède à partir d’images, comme dans la géométrie, et d’autre part ce en quoi elle procède sans image.
On obtient le tableau suivant :
Monde visible (Opinion) |
Monde intelligible (Science) |
|||
Ombres, reflets |
Animaux, objets fabriqués |
Objets mathématiques |
Idées |
|
Illusion |
Croyance |
Connaissance discursive |
Dialectique (ou noèse) |
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A |
B |
C |
D E |
Les objets mathématiques sont aux idées ce que les ombres et reflets sont aux choses du monde visible. Si on rapporte ce tableau à une ligne, on obtient que AC/CE = AB/BC = CD/DE et que AB/CD = BC/DE.
Ces procédés de raisonnement philosophique n’utilisent pas seulement les mathématiques et les modèles des tableaux de proportion par un souci didactique. Influencé par les pythagoriciens, Platon donne une place essentielle à l’étude des proportions. C’est par ce moyen qu’il démontre dans le Timée pourquoi il y a doit y avoir nécessairement quatre éléments, feu, air, eau et terre dont les rapports sont :
S’il n’y avait que trois éléments, l’univers serait plan et non tridimensionnel, affirme-t-il. Nous laisserons ici ce développement qui dépasse notre propos. Il suffit de comprendre en quoi cette méthode des proportions est une véritable méthode de connaissance rationnelle. En outre, comme chez Platon, on ne peut distinguer le vrai du bien, il en découle que le bien réside dans le respect de l’ordre géométrique, c'est-à-dire de la proportion. Toute la théorie de la justice exposée dans la République peut se résumer à ce précepte. Et on verra qu’il n’en va pas différemment dans le Gorgias.
Comment la flatterie est-elle possible ?
Pour comprendre maintenant comment la flatterie est possible, il faut revenir à l’étude des relations entre l’âme et le corps. Au 465d, il est clairement affirmé que l’âme dirige le corps ; elle peut faire le départ entre ce qui est bien et ce qui n’a que l’apparence du bien (l’intellection, c’est cela, séparer l’essence des apparences trompeuses) alors que le corps purement sensitif (sensuel !) confond le bien apparent, ce qui le flatte, et le bien réel (qui n’est pas flatteur et peut même être rude, comme dans le cas du médicament … ou de l’entraînement auprès du maître de gymnastique !)
Conclusion : comme la cuisine, la rhétorique n’est pas une technè mais un savoir empirique qui se donne seulement les apparences d’une technè. On remarque que la réponse s’adresse plus à Gorgias qu’à Polos. Gorgias avait comparé la rhétorique à la médecine, Socrate lui répond qu’elle doit l’être à la cuisine !
Il y a tout de même quelque chose qui mérite discussion dans ce passage. Que la cuisine et la toilette puissent être considérées comme des « flatteries » est assez problématique. Il s’agit bien d’activités humaines indispensables. L’argumentation de Platon peut se comprendre ainsi :
-
naturellement nous « croyons » que ces deux activités résument tout l’art des soins du corps ;
-
avec l’exercice de la raison, nous apprenons que ce qui seuls peuvent en fournir la règle (et non plus le simple savoir faire empirique), ce sont les véritables technè que sont la médecine et la gymnastique.
-
La cuisine et la toilette doivent donc être subordonnées comme le corps et soumis à l’âme. L’erreur n’est donc de faire de la cuisine ou de s’enduire le corps de parfums mais de ne pas soumettre ce genre de pratiques aux préceptes définis par les véritables technè. Une cuisine agréable peut être mauvaise pour la santé. Il faut donc une diététique !
Il reste que la question est plus compliquée qu’elle n’en a l’air. Si la cuisine n’est qu’un savoir faire empirique qui doit être guidé par un vrai savoir, peut-on en déduire qu’il y a une rhétorique qui serait acceptable si elle était guidée par une véritable science du juste ? Et une sophistique guidée par la science de la législation. À l’évidence il y a quelque chose qui pose problème dans l’analogie de Platon et dans sa théorie de la flatterie.
Hiérarchies
Ce passage est emblématique de la conception hiérarchique de Platon. Dans le navire, dit-il au livre I de la République, le vrai pilote est celui qui commande, pas celui qui est à la manœuvre. En l’homme, il en va de même : le vrai pilote doit être l’âme et non le corps. Dans la République encore, l’apologue de l’équipage mutiné dit le même chose : les marins se sont débarrassés du pilote, c'est-à-dire de celui qui sait lire les étoiles et suivent désormais leur caprice et leurs appétits sensuels (Livre VI – 488a-489a). L’âme comme la cité sont organisées hiérarchiquement. Dans un premier temps, le livre IV de la République expose les deux principes fondamentaux qui dirigent l’âme : « l’un, celui par lequel l’âme raisonne, nous le nommons le principe rationnel de l’âme ; l’autre, celui par lequel elle aime, a faim, a soif et qui l’excite de tous les désirs, celui-là nous le nommerons le principe dépourvu de raison et désirant, lui qui accompagne un ensemble de satisfactions et de plaisirs. » (439d)
À ces deux principes fondamentaux, on doit ajouter un troisième, celui de « l’ardeur morale ». Par sa spontanéité – par exemple, je me mets en colère lorsque je suis victime de l’injustice, je me méprise lorsque j’ai commis de mauvaises actions, etc. – ce principe s’apparente au principe désirant. Mais en fait, il semble « être un auxiliaire du principe rationnel, à moins qu’il n’ait été corrompu par une mauvaise formation » (441a). À chacune de ces trois espèces de principes animiques correspondent des classes de la cité, la classe de ceux qui possèdent la science et qui doit diriger, la classe de ceux qu’animent d’abord l’ardeur et qui sont les auxiliaires des premiers et enfin la classe servile qui s’occupe de la nourriture et des soins du corps. Un homme modéré (tempérant dit-on dans Gorgias) est celui chez qui règnent « concorde » et « amitié » entre les trois principes de l’âme, « lorsque le principe qui dirige et ceux qui sont dirigés s’accordent pour reconnaître que le principe rationnel doit commander et que les principes dirigés n’entrent pas en conflit avec lui » (442d). Et de la même manière la cité juste est celle dans laquelle règne l’harmonie entre les trois classes, les classes qui doivent être dirigées s’accordant pour reconnaître la direction de ceux qui possèdent le savoir du gouvernement juste.
Poésie et rhétorique
De 501d à 502d Socrate exhibe un nouveau genre de flatterie : tout ce qui a trait à l’art, au sens moderne du terme : il s’agit d’un ensemble d’activité faites pour le public et qui visent le plaisir. Le sculpteur cherche le plaisir des yeux, le musicien cherche le plaisir de l’ouïe. Le joueur de flûte « ne recherche que notre plaisir sans se soucier de rien d’autre » (501e). Il en va de même pour la poésie dithyrambique. Même la tragédie « veut faire plaisir aux spectateurs ». Le poète cherche aussi le plaisir de l’âme et non la rectitude des mots. La critique des poètes, à peine esquissée ici, est largement développée dans la République (cf. Livre III). Les poètes, Homère en premier lieu, sont accusés de mentir. Or l’usage du mensonge, s’il n’est pas absolument prohibé, doit être réservé « aux gouvernants de l’État (…) en vue de tromper soit les ennemis soit leurs concitoyens dans l’intérêt de l’État » (389b). Le mensonge peut être un remède, mais seuls les médecins en peuvent user.
La poésie est faite de mots et elle est donc une sorte de rhétorique faite plaire à un peuple composé « à la fois d’enfants, de femmes et d’hommes, d’esclaves et d’hommes libres ». C’est donc une sorte de démagogie, ce genre de rhétorique que « nous n’admirons pas vraiment » (502d), ainsi le dit Socrate qui se place sur terrain du mépris aristocratique de Calliclès pour le « peuple ». La poésie est ainsi, elle aussi, une certaine forme de flatterie. Or la rhétorique est aussi faite de mots destinés non pas à rendre meilleurs les citoyens mais à plaire aux peuples, qu’on traite « comme on traite des enfants, en essayant seulement de leur faire plaisir » (502e).
La condamnation de la poésie n’est pas toujours aussi sévère dans toute l’œuvre de Platon, mais elle est une constante. Ainsi, dans L’apologie de Socrate, Socrate essaie de définir quelle est son activité propre – la philosophie – et pour cela enquête pour déterminer en quoi consiste le savoir des politiques, des poètes, etc. En ce qui concerne ces derniers, Socrate ne peut que constater « que ce n’était pas en vertu d’une sagesse qu’ils composent ce qu’ils composent, mais en vertu de quelque instinct et lorsqu’ils sont possédés d’un Dieu, à la façon de ceux qui font des prophéties ou de ceux qui rendent des oracles ; car ce sont là des gens qui disent beaucoup de belles choses, mais qui n’ont aucune connaissance précise sur les choses qu’ils disent » (22c). Dire des belles choses – c'est-à-dire des choses qui plaisent – mais sans aucune connaissance précise : c’est exactement la définition de la rhétorique dont Gorgias finit pas accoucher dans la première partie du dialogue.
La théorie de la flatterie dépasse donc beaucoup la question de la rhétorique. Le mot même de flatterie peut être trompeur. Ce qui est visé ce sont tous les savoir-faire empiriques qui ne valent que par leur utilité immédiate mesurée en termes de plaisir. Ces savoir-faire ne sont pas de véritables techniques, puisqu’ils sont sans principes et expriment seulement une accumulation sans ordre d’expérience dont la sensibilité est le critère ultime. Le genre d’activité que recouvre le terme de flatterie n’est évidemment pas condamnable en bloc : on peut sans doute se passer de rhéteur, mais plus difficile de cuisinier ! Mais ce sont les activités propres à la classe servile, à celle dont l’âme est gouvernée par le principe désirant et non l’intellect.
Rhétorique et philosophie
Une des lignes directrices du Gorgias est l’opposition, soulignée à de nombreuses reprises entre la vie du rhéteur et celui du philosophe. Cela peut prendre la forme d’une simple remarque ironique, en presque passant. Par exemple, l’intervention de Socrate en 454b/c : il faut mener la discussion jusqu’au bout parce qu’il ne s’agit pas de parler pour ne rien dire. La philosophie est une chose sérieuse – sous-entendu, elle n’a rien à voir avec la rhétorique. Inversement, quand Polos ou Gorgias affirment que la rhétorique est « la plus belle des sciences », c’est en creux la question de la place de la philosophie qui est posée, car la plus belle des sciences, c’est bien sûr celle à laquelle s’adonne Socrate.
Distinction croire/savoir
L’opposition de la rhétorique et de la philosophie concerne d’abord le rapport au savoir, la question de la vérité, mais c’est bien une question de genre de vie qui est l’essentiel.
Socrate introduit en 454c la distinction entre croire et savoir. Cette distinction est simple : il peut y avoir des croyances fausses mais pas de savoir faux. Si je crois que « p », je tiens « p » pour vrai mais j’admets en même temps qu’il en pourrait être autrement. Si je sais que « p », cela revient à affirmer catégoriquement « p » est vrai. Cette distinction de la croyance et du savoir est au centre du VI de la République. Elle est reprise dans le Théétète. Le Théétète ne donne pas une définition du savoir, mais montre que toutes les définitions du savoir par la croyance conduisent à une impasse.
Si la croyance peut être controuvée, si elle peut être vrai ou fausse, cela ne tient pas au tant au fait qu’elle est mode de connaissance imparfait qu’aux objets même de la croyance. La croyance porte sur les paroles et sur les apparences sensibles. Mais paroles et apparences sensibles sont la même chose. La parole en effet est considérée par non dans son rapport avec l’être mais comme ce qui frappe les oreilles et éveille les sentiments. Paroles et apparences sensibles sont des signes équivoques des choses et nullement les choses elles-mêmes, dans leur réalité éternelle. Les réalités sensibles sont changeantes et pour cette raison rien d’absolument certain ne peut être prédiqué à leur sujet. L’eau est liquide, mais s’il fait froid, elle devient solide. Que peut-on dire de l’eau ? Qu’elle est liquide ou qu’elle est solide ?
Il n’en va pas mieux avec les paroles. Elles peuvent très bien rapporter ces réalités changeantes et donc n’avoir pas plus de valeur de vérité que les impressions. Mais elles peuvent aussi donner lieu aux malentendus. Comme les mots sont souvent équivoques, l’un emploie un mot dans un sens et l’autre dans un sens différent. Enfin ils se font les véhicules des croyances non vérifiées. Archélaos le tyran est heureux : voilà ce qui semble au premier abord puisqu’il a tous les pouvoirs et c’est ce que rapporte la rumeur. Mais qu’il soit heureux, Socrate affirme qu’on n’en peut rien savoir tant qu’on ne sait pas comment il est moralement, quel est son sens de la justice (470de).
Face aux opinions, face aux apparences, il doit exister un savoir réel, un savoir irréfutable et dont la validité est éternelle. Si on sait qu’Archélaos a commis les pires crimes pour arriver au pouvoir, inutile de se fier à l’apparence du pouvoir triomphant, inutile de s’en tenir aux racontars : il n’y a pas de vie bonne possible pour celui qui vit dans l’injustice. Cette dernière affirmation n’est pas une croyance, une opinion, une connaissance par ouï-dire, mais bien une vérité irréfutable parce qu’elle découlera de l’analyse conceptuelle de la vie heureuse. C’est pourquoi, au cours de ce dialogue avec Polos, Socrate affirme que sa position est irréfutable, puisque « on ne réfute jamais la vérité » (473b). Cela peut nous sembler une prétention exorbitante, mais il n’en est rien. Cette affirmation – qui n’empêchera pas Socrate de discuter avec Polos – découle du refus de la rhétorique et de la sophistique. Les sophistes prétendent que tout argument peut être réfutable. Puisqu’il n’y a que des opinions, relatives à chaque individu, puisqu’il n’y a que des croyances, toutes peuvent être réfutées et ces réfutations réfutées à leur tour. La connaissance philosophique doit sortir de cette indétermination où nous précipite la sophistique.
L’exigence ici encore n’est pas pure une exigence de la logique. Si on est sous le règne de l’opinion et que toute opinion est réfutable, le gouvernement de la Cité est soumis aux caprices de l’opinion changeante, aux surenchères des beaux parleurs, au suivisme moutonnier de celui qui est de l’avis du dernier qui a parlé. Et progressivement, la vie politique sombre dans le chaos, la guerre civile qui laissera bientôt la place au pire des régimes, la tyrannie.
Ainsi la distinction croyance/savoir a-t-elle non seulement une valeur gnoséologique mais aussi et peut-être surtout une valeur éminemment politique.
Faire croire et instruire
Il y a pourtant un point commun entre croyance et savoir, c’est que « ceux qui savent sont convaincus et que ceux qui croient le sont aussi » (454de). Il y a donc un genre de conviction qui est propre au savoir et un genre de conviction propre à la croyance. D’où la nouvelle question : de quoi la rhétorique est l’art de persuader ? Persuader d’un savoir ou persuader d’une croyance ? Gorgias doit maintenant concéder que la rhétorique est un art de faire croire qui concerne le juste et l’injuste.
Ici l’opposition fondamentale croire/savoir se redouble de l’opposition faire croire/instruire. La rhétorique fait croire mais n’instruit pas. De toutes façons, l’orateur dans les tribunaux ou les assemblées populaires ne peut que persuader et non instruire. (455a) D’une part parce que c’est sa fonction : l’avocat n’est pas là pour faire surgir la vérité mais pour obtenir l'acquittement de son client. D’autre part, parce que, devant un tribunal, le rhéteur « ne pourrait pas dans le peu de temps qu’il a, informer une pareille foule et l’amener à connaître des questions si fondamentales. » (455a) La vérité a besoin du temps du dialogue et du petit nombre (condition même du dialogue) alors que la rhétorique est pressée et s’adresse aux foules. Les foules, en vérité, ne peuvent pas être informées mais seulement flattées !
Pourquoi la rhétorique ne peut trancher elle-même du juste et de l’injuste ? Socrate en donne l’explication : parce qu’elle permet et vise d’abord à s’assurer le dessus sur les autres – ainsi que Gorgias l’a dit – et donc l’objet de la discussion n’a finalement plus d’importance.
Il y a en 457e-458a tout un passage qu’il faut lire attentivement. Socrate ne veut pas avoir le dessus et tomber à son tour dans la rhétorique. Il affirme même qu’il est de ceux qui aiment être réfutés, « quand ce que je dis est faux ». Et nous avons cette formule : « j’estime qu’y a plus grand avantage à être réfuté, dans la mesure où se débarrasser du plus pire des maux fait plus de bien qu’en délivrer autrui » (458a) une formule qui constituera, reprise sous une autre forme dans la discussion sur la justice avec Calliclès. Le « pire des maux », c’est l’erreur. La méchanceté découle de l’erreur ; celui qui connaît le vrai ne peut vouloir le mal. Et « aucun mal n’est plus grave pour l’homme que de se faire une idée fausse des questions dont nous parlons maintenant » (458b).
Nous avons maintenant une nouvelle formulation de l’opposition entre instruire et faire croire. Celui qui veut faire croire, celui dont le métier est de faire croire n’a nul besoin d’être instruit, puisqu’il n’a pas pour but et ne peut pas dans l’exercice même de son discours instruire les autres. Inversement, celui qui veut instruire les autres a pour premier souci de s’instruire lui-même. Comme il ne veut pas faire semblant de savoir, il doit reconnaître en premier lieu son ignorance. C’est pour ces mêmes raisons que le rhéteur ne brille jamais autant que devant un public d’ignorants ; si le public s’instruisait, il verrait bien que l’orateur ne connaît rien à son sujet. L’orateur est débarrassé du risque et du besoin d’être instruit ; ainsi que le dit Gorgias, « la vie n’est-elle pas beaucoup plus facile, Socrate ? Il n’y a aucun art à apprendre, sinon un seul, la rhétorique, et on n’est pas moins fort qu’un spécialiste ! » (459c)
Les conditions de la communication
Le régime de la croyance doit être réfuté pour une autre raison encore. Si l’essentiel réside dans la croyance, la communication entre les hommes devient impossible. Au-delà des croyances individuelles, il existe nécessairement une vérité objective. En effet, « si les sentiments humains n’avaient rien de commun entre eux, s’ils étaient spécifiques à tel ou tel individu, si chacun de nous éprouvait ses propres impressions différentes de celles des autres hommes, on aurait du mal à faire connaître à son voisin ce qu’on ressent. » (481cd) Admettre qu’il y a des vérités communes possibles est la première condition d’une véritable communication – par opposition a cette prise de pouvoir, cette domination que la rhétorique établit entre celui qui parle et celui qui écoute.
La deuxième condition est donnée par le dialogue philosophique lui-même. Le rhéteur doit chercher à plaire au démos – voir les plaisanteries de Socrate sur les deux amants de Calliclès, le peuple d’Athènes (démos) et Démos, le fils de Pyrilampe, tous les deux aussi inconstants. Cette nécessité de plaire entraîne celui qui parle à se contredire. Au contraire, celui qui aime la philosophie, comme Socrate, n’est pas dans la même obligation de changer d’avis sans cesse, car la philosophie « est beaucoup moins inconstante » que l’autre amour de Socrate, le bel Alcibiade (481de).
La troisième condition renvoie aux finalités de la parole. La dialectique philosophique est orientée vers la vérité, alors que rhéteur pratique la parole comme un combat : c’est l’éristique où le dialogue ne vise à qu’à terrasser l’adversaire par divers procédés.
Vie philosophique et vie rhétorique
Ce sont finalement deux genres de vie, et deux types de relations sociales qui s’opposent. Ceux qui sont formés à la rhétorique sont formés aux longs discours mais non au dialogue qui permet de s’instruire. Ainsi Socrate s’adresse à Polos : « tu m’as donné l’impression d’avoir au une bonne formation rhétorique ; mais je crois aussi que tu n’es pas assez entraîné à discuter » (471d). Alors qu’on voit Gorgias soucieux de l’assistance (458ce), Socrate n’a pour seul souci que la vérité. Les élèves de Gorgias sont pressés alors que Socrate dispose du loisir.
C’est, presque seulement suggéré, l’opposition qu’on trouve dans le Théétète. (172d/173a)
Socrate oppose l’esclavage rhétorique à la liberté du dialogue philosophique (cf. annexe I). Le revers, c’est la maladresse du philosophe pour les choses de la terre. Le réaliste : C’est celui qui est toujours « dans une perpétuelle urgence », par opposition à celui qui a du loisir, « nous », dit Socrate. C’est la critique de l’homme pragmatique. L’idéaliste : C’est le philosophe. Est-ce que toute philosophie est idéaliste ? L’enjeu de cette opposition est exposé. La philosophie doit conduire à une vie vraiment heureuse (176a). On remarque qu’elle n’est pas « pratique » (pour la pratique, le philosophe est dans la « nullité ». Il s’agit de se faire « juste et pieux » en fuyant la nature mortelle autour de laquelle rode le mal. Dans le Gorgias la maladresse du philosophe est encore soulignée : « Polos, je ne suis pas homme à m’occuper des affaires de la Cité. L’année dernière, quand j’ai été tiré au sort pour siéger à l’Assemblée et quand ce fut à ma tribu d’exercer la prytanie, j’ai dû faire voter les citoyens et tout le monde a ri, parce que je ne savais pas comment mener une procédure de vote. » (473e-474a)
On est ramené ainsi à la question essentielle : quel doit être notre genre de vie ? Vie philosophique ou vie rhétorique ? Le dernier et le plus coriace des adversaires de Socrate va porter le fer sur cette question. Il dénonce l’éducation comme un moyen pour briser le courage naturel des jeunes gens, « dompter les lions », comme des « formules magiques » qui en font des « esclaves » (483e). La philosophie est une chose charmante, dit Calliclès, mais seulement quand on est jeune mais « c’est une ruine pour l’homme » (484c).
la légitimité de la rhétorique : Aristote
Sur l’appréciation de la rhétorique, comme sur de nombreuses autres questions, la rupture d’Aristote avec son maître Platon est patente. Alors que pour Platon il y a une opposition frontale entre la rhétorique et la dialectique, Aristote affirme au contraire que « la rhétorique se rattache à la dialectique » (1354a). L’une et l’autre peuvent être pratiquées par tout le monde, mais soit avec ordre soit sans ordre. La critique d’Aristote s’adresse à ceux qui font de la rhétorique une technique des effets en faisant appel aux passions, alors que le cœur même de la rhétorique, c’est la preuve. La différence essentielle tient en ceci : dans la rhétorique, le corps de la preuve est l’enthymème, c'est-à-dire un syllogisme réduit à deux propositions, dont la première est appelée antécédent, et la seconde conséquent ; alors que la syllogisme complet – avec deux prémisses et une conclusion – est le corps même de la démonstration dialectique. Si parfois, on peut sous-entendre l'une des deux prémisses, lorsqu'elle est évidente, alors le syllogisme devient un enthymème, qui apparaît comme syllogisme abrégé. Mais plus généralement, l’enthymème n’est bien qu’un syllogisme incomplet.
La rhétorique s’impose donc dans tous les domaines où nous ne pouvons disposons disposer de raisonnements certains mais seulement d’argumentations en faveur de thèses probables. Si les méthodes de la persuasion qui font appel aux sentiments, si les procédés des démagogues sont évidemment condamnables, il y a cependant une rhétorique légitime, celle qui fait appel au jugement bien pesé des auditeurs.
La différence d’appréciation concernant la rhétorique traduit une divergence au sujet de la démocratie. Tout comme Platon, Aristote connaît bien les défauts de la démocratie, mais, tout comptes faits, c’est pourtant le gouvernement du grand nombre de la classe moyenne qui se révèlera le moins mauvais des gouvernements. Par conséquent, si le gouvernement modéré du grand nombre est souhaitable, les moyens de ce gouvernement, c'est-à-dire l’art oratoire sont donc souhaitables eux aussi. Nous avons ainsi une nouvelle preuve, a contrario cette fois, du caractère politiquement stratégique de la discussion menée par Platon sur la rhétorique.
Socrate sophiste ?
Une question reste en suspens. Socrate n’est-il pas lui aussi une sorte de sophiste ? Les subtiles procédés de l’argumentation, l’aptitude à démontrer des propositions manifestement contraires au sens commun, n’est-ce pas là la suprême habileté des sophistes. On a déjà signalé qu’Aristophane tenait Socrate pour un sophiste (voir Les Nuées). Régulièrement, cette accusation est reprise dans les dialogues platoniciens. Ainsi Calliclès intervient dans la discussion (481b) en retournant contre Socrate l’accusation de se comporter « en véritable orateur populaire ». Il va défendre Polos qui s’est « laissé museler » par « honte » et les arguments de Socrate sont qualifiés comme « des inepties, des chevilles d’orateur populaire » (482e). Dans le Théétète, Socrate lui-même s’accuse d’employer des procédés éristiques. On doit donc en conclure que la philosophie ressemble par certains aspects à la sophistique, ou plutôt que la sophistique est une caricature ou une « flatterie » de philosophie.
La justice contre la rhétorique
Le malheur de l’injustice
Si la rhétorique ne peut pas être la plus belle des sciences, si elle ne peut se passer de la connaissance du juste et de l’injuste, il faut maintenant essayer de définir ce que sont le juste et l’injuste, donc construire une certaine théorie de la justice. La dialogue avec Polos va être scandé par un thème si fameux qui bien souvent il est considéré comme le résumé de la philosophie morale platonicienne : « C’est le plus grand malheur que de commettre l’injustice ».
La manière dont procède le dialogue est cependant plus importante peut-être que la thèse soutenue par Socrate. Comme il s’agit de dialoguer et non d’asséner des discours pour persuader l’auditeur, Socrate se place au point de départ de la l’argumentation des rhéteurs : la rhétorique donne la puissance, ou encore, ainsi que le dit Polos, les orateurs deviennent aussi puissants que des tyrans. Polos raisonne comme si le fait d’avoir du pouvoir sur les autres pouvait rendre heureux. Il faudra donc démontrer 1/ que les tyrans ne sont pas heureux ; 2/ qu’il est donc meilleur pour l’individu de subir l’injustice plutôt que la commettre et 3/ que celui qui commet malgré tout une injustice devrait préférer subir le châtiment plutôt qu’y échapper. Autrement dit, la justice sera définie par la construction d’une relation d’ordre sur l’échelle du bien.
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le mieux est de ne subir ni ne commettre l’injustice ;
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il vaut mieux subir l’injustice plutôt que la commettre ;
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il vaut mieux être châtié pour son injustice plutôt que d’échapper au châtiment.
Or la rhétorique révèle toute sa puissance devant le tribunal, lorsqu’elle permet au coupable d’échapper au châtiment. Donc ce qui donne la rhétorique à celui qui en bénéficie, c’est le pire.
Au-delà de cette démonstration qui pourra ressembler à celle d’un virtuose de la sophistique, le dialogue révèle l’incapacité de Polos à distinguer volonté et plaisir, moyens et fins, c'est-à-dire l’incapacité à entrer dans l’ordre de la vie morale.
Recours au principe d’utilité
Si la rhétorique donne la puissance au tyran, cela vaut-il la peine d’être tyran ? Cela rend-il heureux ? Il faut noter que Socrate se place au fond sur le terrain de son adversaire. Il part de la morale hédoniste/utilitariste : est bon ce qui est agréable et utile – le beau et l’agréable, du point de vue du rhéteur ou du sophiste, sont considérés comme des synonymes. Cette morale est celle des sophistes et des rhéteurs, pas celle de Socrate. Au contraire, dans le Théétète par exemple, il réfute les présuppositions utilitaristes attribuées à Protagoras.
Le recours à l’utilité n’est donc ici qu’hypothétique. Même si l’argument d’utilité était valide, il ne pourrait pas justifier la position soutenue par Polos ; par conséquent cet argument d’utilité est retourné contre les présuppositions de la morale vulgaire défendue par Polos. Du même coup, il sera démontré que quiconque veut fonder la morale sur le plaisir est condamné à l’inconséquence. On revient, plus loin, sur la question du rapport entre plaisir et morale, notamment à propos de l’échange entre Socrate et Calliclès. Il faudra, alors, distinguer la vie bonne selon la raison de la vie de plaisir et d’agrément.
Le caractère étrange l’argumentation socratique étonne Calliclès qui demande (481b) : « Est-ce que Socrate parle sérieusement ? est-ce qu’il plaisante ? ». À quoi Chéréphon répondra : « J’ai l’impression, Calliclès, qu’il parle tout à fait sérieusement. »
Nous revenons plus loin sur le rapport entre plaisir et bien. être heureux, c’est être « beau et bon », donc le bonheur réside dans la vertu – qui dépend de l’âme, et non dans le plaisir qui dépend du corps. Deux cas de figure se présentent, selon Socrate :
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Celui qui commet une injustice et en est puni est malheureux.
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Celui qui commet une injustice et n’en est pas puni est encore plus malheureux.
Le vilain et le mauvais
Donc, le premier est malheureux d’avoir commis l’injustice et le deuxième l’est plus de ne l’avoir pas expiée. Le vulgaire, celui qui est incapable d’élévation morale peut rire d’une telle affirmation. Et de fait Polos en rit, à quoi Socrate répond : « Voilà encore un autre une nouvelle façon de réfuter : si quelqu’un dit quelque chose, tu te mets à rire et tu ne le réfutes pas. » (473e). Socrate, au contraire du rire du Polos, expose une argumentation serrée.
Polos doit d’abord admettre que le bien et le beau sont une seule et même chose. Il suffira ensuite de remplacer la question du pire par la question du plus laid. Il est alors évident – Polos en convient – qu’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir. Or le laid et le mauvais sont la même chose. En effet, 1/ tout ce qui est dit beau l’est en raison de son utilité ou du plaisir qu’il apporte ; 2/ le laid est donc le douloureux ou le nuisible. Donc s’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir, ainsi que le reconnaît Polos, cela vient soit
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du fait que c’est le plus douloureux soit
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de ce que c’est le plus nuisible, soit
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que c’est les deux à la fois.
Or subir l’injustice n’est pas douloureux ainsi que le suggèrerait la proposition (1). Donc on ne peut invoquer la proposition (3). Donc c’est la proposition (2) qui est vraie, en vertu des règles du raisonnement par disjonction.
Par conséquent, lorsque Polos reconnaît qu’il est plus vilain de commettre l’injustice que de la subir, il est obligé de reconnaître que commettre l’injustice est ce qu’il y a de plus nuisible. Or on ne peut préférer le plus laid et le plus nuisible au moins laid et au moins nuisible.
Ainsi est démontrée la proposition selon laquelle il vaut mieux subir l’injustice que la commettre. Socrate souligne les caractères de son mode d’argumentation (475e-476a) : alors que Polos appelle à la rescousse les opinions de tous les autres, lui se contente de l’acquiescement de Polos. Le dialogue, procédant pas à pas, en assurant de la validité logique des inférences mises en œuvres, c'est-à-dire l’exercice de la raison, conduit à admettre comme vraie une proposition que l’opinion commune aurait rejetée – riant comme Polos au début de cet échange. Ce n’est pas la voix de l’opinion qui dit le vrai, mais celle de la raison.
Ne pas expier sa faute est un plus grand malheur que l’expier
Il faut poursuivre. La définition de la justice demande maintenant que la punition soit conçue dans son véritable concept. Il en suffit pas de s’en tenir à la position selon il vaut mieux subir l’injustice que la commettre. Il faut aussi montrer que si on commet l’injustice, le mieux est d’être puni afin d’expier sa faute. Si cette démonstration aboutit, la conclusion s’imposera d’elle-même : l’orateur qui persuade le jury d’acquitter un coupable ne lui rend pas un bon service ! Une proposition en apparence encore plus paradoxale que la précédente mais qui s’imposera avec la même rigueur logique. L’argumentation (476b-477a) semble encore emprunter un de ces détours « dialectiques » dont Socrate est familier.
Commençons par ce qui va de soi : dans toute action il y a un agent et un patient. Mais ce que subit le patient c’est la même chose que celle que fait l’agent. « Cette passivité, que produit l’activité n’est-elle pas de la même nature que l’activité qui l’a produite ? » (476b) Quelle que soit la position du sujet, il s’agit bien en effet de la même action. Appliquons cette proposition à la question qui nous occupe. Quand un individu a commis une injustice et qu’il subir un châtiment, il y a un agent, celui qui punit, et un patient, le coupable qui expie. Or l’action par laquelle on punit une injustice est une action juste. Donc celui qui subit la punition subit une action juste.
Il ne reste plus qu’à conclure. Comme ce qui est juste est beau – c'est-à-dire utile – en expiant sa faute celui qui a commis une injustice subit une belle chose, une chose utile, puisqu’elle délivre son âme du mal.
Là encore le lecteur peut hésiter : est-ce la puissance de la dialectique qui nous fait voir ce que l’opinion commune nous interdit de voir ? ou, au contraire, ne sommes-nous pas en présence, avec le discours socratique, d’une de ces acrobaties sophistiques qu’il est censé fustiger ? En réalité, la dialectique socratique ne fait que confirmer ce que nous savons, ce que nous reconnaissons, savoir que celui qui commet une injustice est en proie au remords et ne trouvera la délivrance que dans la punition. Les subtilités de la logique ne viennent donc ici que pour rendre raison de cette mystérieuse conscience morale.
La justice guérit l’âme du pire des maux
Il reste à démontrer que l’injustice est véritablement le plus grand des maux, puisqu’on pourrait alléguer, par exemple, que la souffrance physique est encore pire que de commettre l’injustice sans expier sa faute.
Les maux existent selon trois catégories (les choses, le corps, l’âme): (477b-477e)
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dans la gestion de ses biens, le plus grand des maux est la pauvreté ;
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dans la bonne forme physique, les maux sont la fatigue, la maladie, la laideur ;
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dans l’âme, il s’agit de l’ignorance, l’injustice, la lâcheté, etc.
Pour chacun des maux, il existe un « art », une technè, l’art de gérer son argent contre la pauvreté, la médecine pour le soin des corps et la justice pour le soin de l’âme. La justice est la « médecine de la méchanceté de l’âme ». Or, le plus vilain des vices est celui de l’âme puisque c’est l’âme qui commande au corps. En vertu de l’équivalence du beau et du bon, le plus laid est le plus douloureux. Donc les vices de l’âme (l’injustice et le dérèglement) sont les pires des vices.
On définit facilement pour le corps l’ordre de ce qui est préférable ; par analogie, il est donc facile de définir l’ordre du préférable pour l’âme.
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Le meilleur |
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Le pire |
Corps |
Être en bonne santé |
Être malade et soigné |
Être malade et non soigné |
Âme |
Être juste |
Commettre l’injustice et expier |
Commettre l’injustice sans expier |
Donc il faut guérir l’âme du pire des maux, ce qui est la fonction des châtiments. (478a/479c). Donc la justice est la plus belle des choses, ce que confirme Polos (478b). Le pire est donc de vivre avec l’injustice sans en être délivré. Reste à expliquer pour les injustes préfèrent ne pas expier. La réponse de Socrate est qu’ils « voient bien la douleur que cause la justice, mais ils restent aveugles sur les bienfaits qu’elle donne » (479b), ainsi cet Archélaos qui semble heureux dans l’injustice.
Si rhétorique a un sens, elle est le plus beau des arts, (cf. définition du début) et elle doit donc aider l’injuste à expier ses injustices. Donc la rhétorique si elle sert à se défendre d’une injustice qu’on a soi-même commise est inutile (puisque l’utile n’est pas de se défendre mais d’expier). Elle ne pourrait être utile qu’à s’accuser soi-même !
C’est « étrange » note désabusé Polos ! En effet : voilà l’avocat transformé en accusateur. Mais si j’admets (1) « la rhétorique est la plus belle des choses » alors il s’ensuit (2) « la rhétorique doit extirper l’injustice ». Sinon il ne reste qu’à considérer que (1) est faux … Et de fait la rhétorique ne sert pas celui qui se prépare à vivre justement.
Si la rhétorique est utile alors ce sera contre ses ennemis : plutôt que le faire condamner pour le mal qu’il a fait, il faut aider à ce qu’il ne soit pas châtié afin qu’il vive le plus longtemps dans l’injustice, c'est-à-dire dans la pire des situations. Cette dernière acrobatie de Socrate est évidemment ironique et c’est ce que Calliclès ne manque pas de relever !
La nature contre la loi
Alors que Gorgias et Polos restent, au fond, sur le même plan moral que Socrate – et c’est pour cette raison qu’ils finissent par se contredire – Calliclès va développement une conception de la justice radicalement opposée à celle de Socrate, une conception qui en est si éloignée qu’il n’existe plus ces « sentiments communs » dont parle Socrate et qui sont les conditions de la communication et du dialogue. Et de fait, quand Calliclès abandonne la partie et laisse Socrate discourir seul jusqu’à la fin du dialogue, ce n’est pas parce qu’il a mauvais caractère mais bien parce que Calliclès prend acte que le dialogue est devenu proprement impossible.
Les règles morales, par lesquelles Socrate a conduit Polos à s’empêtrer, ne sont, pour Calliclès, que des conventions révocables à volonté et leur oppose la loi de la nature. Calliclès annonce qu’il ne va pas se laisser museler par la honte : bien sûr, si on a honte, si on n’ose pas dire ce qu’on pense, on est forcé de se contredire. » (482a) Il y a quelque chose de curieux : pour défendre la rhétorique, il faut donc répudier la honte, c'est-à-dire en finir avec la conscience morale. On pourrait engager ici une réflexion sur la honte et la nécessité pour toutes les pensées apparentées à celle de Calliclès d’en finir avec ce sentiment. Mais voyons d’abord en quoi consiste la thèse de Calliclès.
Préférer subir l’injustice, affirme Calliclès, c’est une position d’esclave « pour qui mourir est mieux que vivre ». Au contraire, dans l’ordre de la nature, c’est le plus vilain et par suite le pire, car c’est ce qui est désavantageux selon la nature – selon la nature, il vaut mieux vivre que mourir, venger les affronts plutôt que les subir, tuer plutôt que d’être tué. La loi de la nature est opposée ici directement à la loi morale.
La problématique nature/convention va structurer durablement toute la réflexion philosophique. Si la loi de la nature est celle de la force, et donc de l’inégalité, une cité égalitaire comme Athènes3 ne peut accepter une telle loi naturelle. Les premiers sophistes défendent le caractère conventionnel des lois, qu’il s’agisse des lois de la cité ou des normes morales, et l’on voit bien ici tout ce qui sépare Calliclès des premiers sophistes et notamment de Protagoras. La cité n’existe que par la parole, que les mots sur lesquels on se met d’accord. Le problème de Platon est que ce conventionnalisme, ce contractualisme avant l’heure, lui semble receler des dangers redoutables. Les mots ne sont pas arbitraires, ils ne dépendent pas de notre volonté libre, ils doivent exprimer l’être et, donc, les lois humaines doivent, pour être stables, trouver leur fondement dans la nature des choses. Faute de quoi, la cité est condamnée à se déchirer au gré des discours contradictoires. Or, par une sorte d’ironie, c’est Calliclès maintenant qui prétend faire découler de la seule considération de la nature son refus de la morale défendue par Socrate. L’histoire de la philosophie nous montre ce même retournement à l’œuvre à de nombreuses reprises. Aristote veut fonder la cité en nature – la cité est naturelle dit le premier livre des Politiques. Par conséquent ses lois sont la traduction dans le langage humain, en un temps et en un lieu donnés, des lois de la nature. On aura donc une théorie du droit naturel. Les stoïciens s’inscrivent dans la même veine. En toute chose, suivre la nature : tel est leur premier précepte moral. Mais les temps modernes verront les penseurs du contrat qui établissent que la loi de nature n’est que le droit de chacun d’étendre son emprise aussi loin que le permet sa puissance. Le corps politique et l’édifice de la morale se construisent donc comme des artifices qui permettent de faire sortir l’homme de son état de nature.
Revenons à Calliclès. Pour lui, la morale socratique est fausse parce qu’elle est faite par la multitude des faibles. Les faibles craignent les forts et font les lois pour s’en protéger. On n’est pas de loin de Nietzsche qui dénonce aussi bien dans la morale socratique que dans l’égalitarisme démocratique le ressentiment des faibles contre les forts. La justice, c’est le retour à la loi de nature qui veut que le plus capable l’emporte. La vertu véritable n’est pas autre chose que la capacité de s’élever au-dessus de la masse et de la dominer, bref à être le meilleur. Il serait pourtant injuste de réduire le discours de Calliclès à l’exaltation de la loi du plus fort et finalement de la pure violence. La vertu dont parle Calliclès correspond non pas à l’excellence mais au courage, à la conception latine de la « virtus » qui sera reprise par Machiavel. C’est pourquoi Calliclès se refuse à considérer qu’on puisse accepter de subir l’injustice : « L’homme qui se trouve dans la situation de devoir subir l’injustice n’est pas un homme, c’est un esclave, pour qui mourir est mieux que vivre ». (483b) C’est le sort futur de Socrate qui est ainsi envisagé : « si on t’arrêtait, toi ou quelqu’un comme toi, si on te jetait en prison, accusé d’avoir commis une injustice que tu n’as pas commise, sais-tu bien que tu serais incapable de te tirer toi-même d’affaire » (486ab) ? Ainsi, en acceptant de subir l’injustice, en refusant le secours de la rhétorique, le philosophe qui prétend rendre les hommes meilleurs accepte l’injustice, la laisse se commettre sans réagir ; c’est vraiment « une étrange sagesse » dit encore Calliclès (486b).
Le naturalisme de Calliclès est en réalité une philosophie qui fait des valeurs vitales – presque au sens de Nietzsche – les valeurs fondamentales. Est bon et juste ce qui promeut la vie, ce qui valorise les vaillants, encourage les courageux. Il faut s’exercer à la « musique des affaires humaines » et apprendre à jouir de tous « les bienfaits de l’existence » (486cd).
Et de ce point de vue, on doit le distinguer de Thrasymaque – même si leurs propositions anti-socratiques sont très proches. Thrasymaque est un « réaliste » misanthrope : les hommes sont méchants et dans ce monde de méchants, ceux qui défendent les vertus de justice à la manière de Socrate sont des niais. Pour la réfuter complètement, peut-être faut-il comme Socrate prêcher le détachement à l’égard de la vie du corps, et parier sur l’immortalité de l’âme, bref admettre que philosopher, c’est d’abord apprendre à mourir et c’est dans ce sens qu’on devra interpréter le mythe final du Gorgias.
Défense de la loi
Ainsi, chez Calliclès, la mise en accusation de la philosophie est-elle sérieuse et peut-être, finalement, plus difficile à combattre que celle de Thrasymaque le violent. La philosophie est accusée 1° d’ignorer les lois de la cité ; 2° de ne pas savoir quels discours on doit tenir à autrui pour ce qui concerne les affaires privées et publiques ; 3° d’ignorer les plaisirs et les passions.
Ignorer les lois de la cité : c’est encore l’un des chefs d’inculpation du procès Socrate, accusé aussi de corrompre la jeunesse – de dompter les lions, dirait Calliclès.
Ignorer les plaisirs et les passions : c’est un chef d’accusation curieux ! On y revient dans le chapitre suivant.
Socrate se félicite d’avoir un adversaire franc comme Calliclès. En fait, c’est la brutalité même des thèses de Calliclès qui achèvera la démolition de l’entreprise rhétorique. Là où un Polos se laisse encore entraîner par la dialectique socratique, avec Calliclès ce n’est plus possible. On le voit au changement de rythme. On maintenant de longues tirades. On est dans les joutes oratoires. Voyons donc comment Socrate réfute son adversaire, à la manière des meilleurs sophistes !
Comment toujours, il commencer par éclaircir le sens de ce qu’on dit. Le fort l’emporte sur le faible cela veut-il dire : ravir par la force, commander ou avoir plus de biens ? Et qui est ce meilleur qui doit dominer ? le plus puissant ?
Si c’est la force physique qui compte, les plus faibles en grand nombre sont plus forts que les forts. Donc, si c’est le plus fort qui doit dominer, alors les faibles qui sont les plus forts par le nombre dictent leur loi aux forts, qui sont forts individuellement mais les plus faibles par le nombre. Donc les forts ne sont pas les plus forts, ce sont les plus faibles (en apparence) qui finissent par être les plus forts. Par conséquent, Calliclès est condamné au silence : l’égalitarisme démocratique, c’est l’application de son propre principe selon lequel la force l’emporte ! Ce n’est pas un tour de passe-passe. Les philosophes du contrat social penseront la loi majoritaire comme la loi naturelle parce qu’elle la loi du plus fort (la balance penche toujours du côté du plateau le plus lourd.
L’élitisme de Calliclès se trouve maintenant en contradiction avec lui-même. Si les faibles dictent leur loi « du plus fort », cette loi est celle selon laquelle il vaut mieux subir l’injustice que la commettre. Or la loi est « belle » selon Calliclès si les forts la dictent. Donc la loi qu’il trouvait laide est belle d’après ses propres principes (cf. 489ab)..
Calliclès se met en colère : « Cet individu-là ne cessera donc jamais de parler pour rien ! », de « faire la chasse aux mots ». Mais il lui faut distinguer la force de la force physique, et pour cela réfuter la valeur des assemblées populaires « ramassis d’esclaves, de sous-hommes, de moins que rien, sinon peut-être qu’ils sont physiquement les plus forts » (489c).
Donc on va tester une deuxième hypothèse : celui qui doit commander, c’est le plus intelligent. Mais cela ne veut pas dire doit avoir la plus grosse part de vivres ! (490cd) « Il est évident que le cordonnier le plus habile et le meilleur doit porter beaucoup plus de chaussures que les autres » ! Donc l’intelligence ne justifie pas qu’on ait la plus grosse part. Elle peut justifier le commandement mais en ce cas c’est seulement parce que l’intelligence supérieure sera plus apte à partager justement ce qui doit l’être.
Calliclès change à nouveau de position et Socrate lui fait la remarque qu’il ne cesse de dire des choses différentes sur les mêmes sujets. Ce sont maintenant les plus courageux dans les affaires de la cité qui doivent être considérés comme les meilleurs. Il est juste que les gouvernants aient plus que les gouvernés dit Calliclès. Socrate une fois de plus fait exploser les approximations de Calliclès en mettant en question la distinction gouvernants/gouvernés (491cd).
Bref, quand il parle, Calliclès ne sait pas ce qu’il dit ! Comment peut-on définir rationnellement la justice en la faisant reposer sur les passions ? C’est pratiquement ce que les philosophes du langage une contradiction performative – une phrase qui se contredit elle-même à être énoncée, comme le fameux « je mens » prononcé par le menteur.
Le plaisir ou le bien ?
Volonté et plaisir
La question du plaisir est abordée une première fois dans le dialogue avec Polos. Si la rhétorique est à la justice ce que la sophistique est à l’art de la législation et la cuisine à la médecine, il faut maintenant revenir sur la justice. La discussion s’engage à partir de la question de la place du rhéteur dans la cité : les rhéteurs sont considérés, les rhéteurs sont puissants affirme Polos. Deux affirmations que Socrate refuse : les rhéteurs ne sont pas considérés. Ce à quoi Polos répond en affirmant que le rhéteur fait ce qu’il veut, ce que bon lui semble. L’erreur de Polos est maintenant caractérisée : il confond deux choses différentes. Or, la volonté et le plaisir ce n’est pas la même chose. Il est évident, en effet, que « pouvoir faire tout ce qu’on a envie de faire, sans avoir toute sa tête, (…) ce est un mal » (467a).
Il faut donc s’entendre sur ce qu’est la volonté.
Tout d’abord, les hommes veulent-ils ce qu’ils font ou ce pourquoi ils font ce qu’ils font ? Il est nécessaire en effet de distinguer la fin et les moyens. La malade n’a évidemment aucune envie particulière de boire une potion médicamenteuse peu flatteuse au palais, mais il veut guérir et pour guérir il finit, raisonnablement, par vouloir boire la potion.
En deuxième lieu, il est donc nécessaire de distinguer les choses bonnes des choses qui ne sont ni bonnes ni mauvaises, mais qui ne sont bonnes qu’en tant que moyens pour obtenir des choses bonnes en elles-mêmes. La marche à pied, en elle-même, n’est ni bonne ni mauvaise, mais elle devient bonne comme un moyen pour se maintenir en bonne santé.
Ces distinctions posées, il devient facile de démontrer pourquoi le tyran n’est pas puissant. On peut faire ce qui nous plait mais cela peut produire un mal : l’enfant gourmand fait ce qui lui plaît en mangeant force friandises, mais il obtiendra un mal : la carie des dents et l’obésité. À faire, ce qui lui plait il ne manifeste aucune puissance mais seulement sa faiblesse, car être puissant, c’est faire ce qui permet d’obtenir un bien. Il en est de même du tyran : il fait ce qui lui plait en faisant assassiner qui bon lui semble, mais ce n’est pas une preuve puissance puisque ces actions ne lui procurent pas un bien.
Ainsi le bien ne peut résider dans le plaisir. Or vivre bien, n’y a-t-il pas de plus grande manifestation de puissance ?
Le plaisir et la honte.
La question du plaisir est abordée une seconde fois dans le dialogue avec Calliclès, mais sur la base d’une problématique très différente. Comme on l’a vu, pour Calliclès la morale que défend Socrate est purement conventionnelle et n’est que l’arme des faibles. Au contraire, la véritable loi est, selon lui, celle de la nature qui veut que les meilleurs dominent sans être arrêtés par la honte. Socrate pose alors une question nouvelle : les gouvernants se gouvernent-ils eux-mêmes ?
On retrouve une définition traditionnelle du sage : « être raisonnable, se dominer, commander aux plaisirs et aux passions qui résident en soi-même » (491de). Pour Calliclès, de tels sages sont proprement des « abrutis ». En effet, s’ils sont gouvernés par eux-mêmes, ils sont esclaves, même si c’est esclaves d’eux-mêmes ! Le gouvernant, celui qui est véritablement le meilleur, doit « laisser aller ses propres passions » (492a) et mettre toute sa force et toute son intelligence à cela. C’est parce qu’elle est incapable de ces passions que la masse déclare ce « dérèglement » est une « vilaine chose ». Font la louange de la tempérance ceux qui sont incapables de plaisir « et de la justice à cause du manque de courage de leur âme » (492c).
Le plaisir dont parle ici Calliclès n’est pas le plaisir obtenu par le contentement, la satisfaction et donc l’extinction du désir. C’est au contraire le plaisir « en mouvement », comme le diront les disciples d’Aristippe de Cyrène, un contemporain de Platon. Pour être toujours en mouvement, le plaisir a besoin de l’aiguillon du besoin. On ne peut pas dire que ceux qui n’ont besoin de rien sont heureux, « parce que si c’était le cas, les pierres et même les cadavres seraient tout à fait heureux. » (492e). Les cyrénaïques critiquent ainsi la doctrine épicurienne du plaisir : « Quant à l’absence de la douleur que prône Épicure, ils déclarent qu’elle n’est pas un plaisir, pas plus que l’absence de plaisir ne leur paraît une douleur. Tous les deux consistent dans le mouvement ». Ainsi est dénoncée la théorie du plaisir « catastématique », du plaisir-repos, qui domine la pensée épicurienne. En effet, « être sans douleur, c’est être comme dans l’état d’un homme qui dort ». Le sommeil éternel ne peut être la finalité de la vie humaine ! Enfin, les Cyrénaïques « soutiennent encore, au contraire d’Épicure, que le souvenir ou l’attente d’évènements heureux ne constituent pas un plaisir, car le temps affaiblit et détruit le mouvement de l’âme. » Il est évident que c’est cette question qui est au cœur de la tirade de Calliclès. C’est aussi cette pensée « scandaleuse » des Cyrénaïques que fait référence la discussion sur la honte. Suivant Diogène Laërce, le bonheur des Cyrénaïques ne serait rien d’autre que la suite des plaisirs particuliers. La valeur du plaisir est indépendante des moyens par lesquels on l’atteint. Ainsi « Ils pensent que le plaisir est un bien même s’il vient d’actions honteuses », dit Diogène Laërce.4
Contradictions de l’hédonisme de Calliclès
Socrate va montrer les conséquences absurdes de la thèse de Calliclès en opposant deux genres de vie, la vie réglée du sage et la vie déréglée de ceux qui suivent les préceptes de Calliclès. Contrairement aux interprétations parfois hasardeuses de Nietzsche, ce que soutient Socrate ce n’est pas un idéal ascétique, mais un idéal de plaisir mesuré, réglé par la raison.
Le sage a des tonneaux pleins, l’intempérant des tonneaux percés qu’il doit toujours remplir, mais si on en croit Calliclès le premier est malheureux et le second est heureux, puisque « l’homme qui a fait le plein en lui-même et en ses tonneaux n’a plus aucun plaisir (…) il vit comme une pierre. » (494a). Ainsi la condition du plaisir réside dans le caractère illimité et insatiable du désir. Alors qu’Épicure y verra le trait caractéristique des désirs vains, de ces désirs qui parce qu’ils ne peuvent être satisfaits sont la cause du malheur. Les tonneaux percés qu’il faut remplir sans cesse sont évidemment une référence aux fameux tonneaux des Danaïdes : les filles de Danaos, meurtrières de leurs époux avaient été condamnées par les Juges des Morts à transporter éternellement des jarres percées comme des tamis.5
Socrate poursuit sur cette lancée : si le plaisir est indissociable de la souffrance du désir, l’exemple du galeux qui doit se gratter la tête et même plus bas (494e) finit de discréditer la thèse selon laquelle tous les plaisirs sont bons, pourvu qu’on en jouisse. Si la capacité à vouloir jouir de tous les plaisirs, sans la moindre honte, est le propre de ceux qui sont appelés à dominer, alors leur vie ressemble à « la vie des êtres obscènes (…) une vie terrible, laide et misérable ». Dans La philosophie dans le boudoir, deux millénaires plus tard, Sade tire des conclusions semblables : s’il faut suivre la nature, alors il faut aller jusqu’au bout de ses désirs, sans craindre ce que la morale commune désigne comme honteux et criminel.
Calliclès maintenant dans une mauvaise passe. Il ne sait plus vraiment s’il doit maintenir que tous les plaisirs sont bons, et alors il en doit accepter les conséquences honteuses, ou alors s’il faut faire une distinction entre les plaisirs ce qui contredirait sa thèse car alors il faudrait que les gouvernants sachent aussi se gouverner.
Par une série de raisonnements par l’absurde, Socrate pulvérise la thèse de Calliclès. Le courage et le savoir, qui caractérise les « meilleurs » selon Calliclès, sont distincts du plaisir. Mais selon lui, le plaisir et le bien sont la même chose. Donc le courage et le savoir ne sont pas le bien et Calliclès en admettant cela contredit sa définition précédente.
Deuxième argument : On ne peut pas être heureux et malheureux en même temps. Or le plaisir suppose à la fois la souffrance (par exemple, la soif) et le plaisir (celui de boire) et cela d’après la définition de Calliclès. Donc le plaisir indissociable de la souffrance. Donc le plaisir n’est pas le bonheur et il n’est pas le bien. (497a). Inversement, celui qui est rassasié n’a plus le plaisir (de boire, par exemple). Il cesse à la fois de souffrir et d’avoir du plaisir. Ainsi, la souffrance et le plaisir cessent en même temps. Donc, le bien n’est pas la même chose que le plaisir, ni le mal la même chose que la douleur.
Une fois qu’on a démontré que le bien et donc la vie bonne ne peuvent, sans contradiction, être confondus avec la plaisir, il faut démontrer que le plaisir est l’affaire des médiocres, afin d’anéantir l’argument qui fait du plaisir l’objectif des forts. En effet, les lâches et les gens stupides éprouvent autant de plaisirs ou de peines que les intelligents et les courageux. Or, selon les critères de Calliclès, les uns sont mauvais et les autres bons. Donc être bon ou mauvais, cela n’a rien à voir avec le plaisir !
Distinction des plaisirs.
La dernière ligne de défense de Calliclès consiste à accepter de distinguer les plaisirs selon qu’ils sont bons ou mauvais, c'est-à-dire utiles ou nuisibles. On est toujours dans l’utilitarisme qui caractérise la démarche de Calliclès et que Socrate admet à titre provisoire. Il s’en déduit, toujours en se plaçant sur le terrain d’une critique interne de Calliclès, que les plaisirs bons sont les plaisirs utiles, par exemple parce qu’ils apportent vigueur au corps ; inversement, les plaisirs mauvais, ou nuisibles, ont l’effet contraire. Mais, symétriquement, on doit constater qu’il est aussi des douleurs utiles et des douleurs nuisibles. Donc, le plaisir est en vue du bien et non l’inverse (500a). Le véritable bien se suffit à lui-même et le plaisir ne peut, dans le meilleur des cas, être qu’un moyen.
Si on cherche la vie bonne, il faut donc une compétence pour discriminer les plaisirs utiles et les nuisibles. On est renvoyé à la distinction entre les technè et les flatteries qui ne visent que le plaisir. Les savoir-faire du genre « flatterie », en visant d’abord le plaisir, indépendamment de toute connaissance du bien, non seulement ne sont d’aucun secours mais encore risquent de nuire gravement.
La boucle est bouclée : la rhétorique est une flatterie et comme la flatterie – savoir-faire sans règle – vise un plaisir déréglé, la rhétorique est la pire des poisons. Loin de rendre celui qui la possède heureux et puissant, elle ne peut que précipiter dans le pire des malheurs – comme les supplices de Tantale, le perpétuel assoiffé ou ceux des Danaïdes.
La question du plaisir est reprise dans La République (Livre ix). Platon y distingue les plaisirs qui découlent de l’apaisement d’une souffrance, ce que sont tous les plaisirs du corps, des plaisirs purs. Ceux qui ne connaissent que les plaisirs grossiers, les plaisirs sensuels, ne connaissent pas les plaisirs les plus vrais, ceux qui ne dépendent d’aucune souffrance. Ces plaisirs vrais découlent du fait que la partie intellective de l’âme commande, selon l’ordre naturel aux autres parties. C’est pourquoi l’homme véritablement heureux n’est pas le tyran – esclave en réalité de ses souffrances et de ses désirs – mais l’homme juste, celui qui peut se gouverner lui-même.
Une question demeure : si on doit distinguer les plaisirs purs des plaisirs dépendant des souffrances – des plaisirs que le Philèbe définit comme des plaisirs mélangés, ne doit-on pas, par analogie, penser la possibilité d’une rhétorique qui ne soit pas une flatterie mais un art du jugement, une rhétorique au sens où l’entend Aristote ?
la politique et la vie bonne
Ce que doit être la politique
Si la rhétorique est l’ouvrière de persuasion dans les tribunaux et les assemblées, la critique de la rhétorique doit nécessairement conduire à la critique philosophique de la politique. Sous cet angle, le Gorgias présente cependant un aspect paradoxal. D’un côté, l’opposition de la vie philosophique à la vie rhétorique doit nécessairement conduire à l’opposition de la vie philosophique et de la vie politique. Au demeurant, Socrate lui-même le reconnaît : il ne s’y connaît pas en matière d’activité politique. La seule fois où il a dû organiser une assemblée, il a eu beaucoup de mal à y parvenir. Mais d’un autre côté, contre la politique telle qu’elle se pratique effectivement à Athènes, Socrate – c'est-à-dire Platon – définit ce que doit être la politique et il affirme que personne ne s’est plus préoccupé de politique que lui. Bref, la politique que pratiquent les Athéniens est une contrefaçon de politique, de la même façon que la rhétorique est une contrefaçon de savoir.
Il y a dans la conception platonicienne de la politique un deuxième aspect qui doit être souligné. La politique n’est pas extérieure à l’individu : vivre bien, c'est-à-dire vivre selon le Bien, c’est vivre dans une cité gouvernée par des principes justes. Dans la République, se demandant ce que c’est qu’être juste, Socrate propose d’étudier le juste dans la cité avant de passer à l’étude du juste dans l’âme de l’individu. En effet, Socrate affirme : « la recherche que nous entreprenons n’a rien d’ordinaire, elle demande à mon avis un regard bien aiguisé. Puisque la question est obscure pour nous, je crois, repris-je, qu’il faut effectuer cette enquête de la manière suivante. Si devant les gens dont la vue manque d’acuité, on disposait des lettres formées en petits caractères pour qu’ils les reconnaissent de loin et que l’un deux s’avise que les mêmes lettres se trouvent ailleurs en plus grands caractères et dans un cadre plus grand, je crois que cela leur apparaîtrait comme un don d’Hermès de reconnaître d’abord les grands caractères pour examiner ensuite les petits et voir s’il s’agit des mêmes. » (368d) Puisqu’il existe une justice dans la cité et une justice dans l’individu, donc « nous effectuerons d’abord notre recherche sur ce qu’est la justice dans les cités ; ensuite, nous poursuivrons le questionnement de la même manière dans l’individu pris séparément, en examinant dans la forme visible du plus petit sa ressemblance avec le plus grand. » (368e) Cette méthode ne pourra porter ses fruits que le terme de justice a le sens ou au moins quelque chose de commun dans les cas. Sans quoi nous n’aurions affaire qu’à un procédé rhétorique, une de ces fausses analogies qui permettent de tromper les esprits inattentifs. Donc, pour Platon, l’homme est bien un animal politique dans un sens fondamental. La cité est ce que sont les hommes qui la composent.
Remarquons que, sur ce point, Aristote suivra presque fidèlement Platon. Sa définition de l’homme comme « animal politique » signifie qu’il n’y a pas de vie meilleure pour un homme que la vie dans une cité gouvernée par des lois. Et pour cette raison, là encore suivant finalement l’enseignement platonicien, Aristote considérera que la politique est architectonique à l’égard de l’éthique ou encore que les principes de l’éthique sont subordonnés aux principes de la législation.
Critique des hommes politiques
La première incursion directe dans la politique se produit au 503b-503d. Socrate essaie de montrer qu’il n’y a pas d’exemple d’homme excellent dans l’art oratoire qui ait rendu les Athéniens meilleurs. Et quand Calliclès cite Thémistocle, Simon, Miltiade et Périclès, Socrate répond qu’il s’agit simplement d’exemples de cette pseudo vertu qui consiste seulement à assouvir ses désirs ! Il y a là quelque chose de surprenant pour tous ceux qui ont appris que la grande époque d’Athènes, celle où sa civilisation brille de mille feux, c’est justement ce qu’on a appelé le « siècle de Périclès ». le destin de ces hommes-là s’identifie avec celui d’Athènes et ils représenteraient plutôt des exemples même de la vertu politique qui va tenir la place centrale dans la pensée républicaine, d’Aristote aux Modernes. S’agit-il alors d’une haine récurrente de Platon contre les démocrates, qui le ferait quitter brutalement le terrain conceptuel. Admettons – ce que pensent beaucoup d’historiens – que Périclès ait été un grand homme dont l’action a été bénéfique pour Athènes et toute cette partie de l’argument s’effondre ! En fait, il n’en est rien. L’argument sera repris plus loin (516a) et donne l’explication de l’affirmation brutale de Socrate. L’échec politique de Périclès et des autres est leur échec à éduquer leurs concitoyens, à les rendre meilleurs et ce n’est donc pas de leur part une malignité morale intrinsèque.
L’argument de Socrate reste cependant faible. En effet, du fait que Périclès n’a réussi à rendre meilleur ses concitoyens, cela ne le condamne pas nécessairement. La condamnation classique contre Périclès était qu’il n’avait même réussi à bien élever ses enfants. Mais Socrate n’a guère mieux réussi avec ses disciples : le bel Alcibiade, jeune talentueux mais dévoré par l’ambition, sera contraint de fuir Athènes et de se réfugier à Sparte avant d’être accueilli à nouveau triomphalement dans sa ville puis d’être destitué de son commandement. Quant à Platon lui-même, il a échoué à rendre meilleur le tyran de Syracuse en qui il avait mis quelques espoirs. Peut-être est-il donc permis de lire cette condamnation des grands hommes politiques athéniens cum grano salis, avec un grain du sel de l’ironie socratique.
La théorie des idées
Pour savoir si les hommes politiques dont parle Calliclès ont fait le bien, il faut définir le bien en ce qui concerne l’action de l’homme politique. Par une des métaphores habituelles, l’action politique est comparée à l’activité de l’artisan ou à celle du médecin ou du maître de gymnastique (« l’entraîneur »).
Posséder une technè c’est agir conformément à des règles en vue d’une « forme ». Cette notion de forme est importante : la forme est le modèle idéal à partir de quoi tout ce qui est peut être – comme le moule. C’est aussi l’idée : le mot grec traduit par « forme » est « eidos » et c’est le même mot qui donne « idée ». On définit souvent la doctrine de Platon comme un « réalisme des idées », plus que comme un idéalisme. L’idéalisme consisterait à priver de réalité le monde visible, à le ramener à de simples sensations éprouvées par le sujet – un peu comme chez Berkeley dont on résume souvent la conception par la formule : « être, c’est être perçu ». Pour Platon, il n’y a pas de doute quant à l’existence du monde sensible, du monde perçu par nos sens ; mais ce monde possède moins de stabilité, moins de réalité objective que le monde intelligible. Le monde intelligible préexiste au monde sensible et lui survit. Si le maçon construit une maison, il le fait d’après un plan qui n’est autre que la maison « en idée », une maison idéale. La maison qu’il fabriquera ne sera dans le meilleur des cas qu’une bonne approximation de cet idéal. Et si la maison est détruite par l’usure du temps ou les tempêtes, le plan existe toujours et permet éventuellement de la reconstruire. C’est un peu ce genre de rapport qui existe entre les idées et les choses de notre vie qui sont, pour Platon, les copies des idées.
Agir bien, c’est donc agir d’après l’idée ou la forme qui donne vérité et objectivité à nos actes. Ce qu’est une forme, Socrate le précise, c’est un ordre, c’est le bon ordre. Le bon ordre est aussi l’ordre de la justice : la République vise à définir en quoi consiste l’ordre juste dans l’âme de l’individu et dans la cité. Ce qui est ordonné est sain (504c) – cela renvoie à la médecine et à la comparaison médecine/rhétorique.
Là encore on retrouve ce postulat socratique et platonicien : l’ordre dans l’âme humaine et l’ordre dans la cité sont la même chose. Or la conformité à la loi est le plus grand des biens, plus grand que la vie elle-même puisque c’est elle qu’invoque Socrate condamné et refusant de fuir, alors même qu’il est victime d’accusations injustes (voir le Criton).
Le médecin ne cherche donc pas le plaisir du malade mais l’ordre de son corps. C’est pourquoi il peut lui prescrire la diète et non des plats riches ! Le politique fixé sur les vertus de justice doit procéder de même. Donc le politique n’est pas celui qui assouvit ses désirs ni ceux du peuple mais qui éventuellement peut lui retirer ce qu’il désire, comme le médecin prive le malade. Or priver quelqu’un, c’est le châtier, afin de délivrer son corps des poisons qu’il a ingurgités en cédant à ses désirs. Le politique est le médecin de la Cité et donc le médecin des âmes, en vertu de l’équivalence de la Cité et de l’individu. Le rhéteur, au contraire, est celui qui veut soustraire le malade à sa guérison.
La condition du bonheur
Arrivée à ce point, la discussion semble tourner en quenouille. Calliclès ne veut plus discuter parce qu’il est défait : « Cet homme ne supporte ni qu’on lui rende service, ni de subir ce dont on parle – la punition ! » (505c) C’est pourquoi d’ailleurs, par un retournement étonnant, Calliclès accuse Socrate d’être « violent » (505d) : c’est la violence du médecin qui s’oppose au cours « naturel » de la maladie. Le récapitulatif de la discussion (506c-507c) débouche sur la définition de l’homme juste, bon et pieux, comme homme tempérant, c'est-à-dire celui est capable de ne pas assouvir tous ses désirs, de soumettre sa vie à une règle. C’est la condition du bonheur, non pas au sens où nous l’entendons couramment aujourd’hui, nous réduisons si volontiers la vie heureuse à la maximisation des plaisirs, mais au sens de la vie bonne, c'est-à-dire de la vie placée sous le signe du souverain bien.
L’homme intempérant, en effet, ne peut pas être l’ami des autres hommes. On l’a vu : l’intempérant archétypal, c’est le tyran, Archélaos qui peut tuer qui bon lui semble pour satisfaire ses désirs. Or pour être heureux, l’individu a besoin de la communauté, une communauté qui doit être envisagée de manière « cosmique » : c’est la communauté qui comprend « le ciel, la terre, les dieux et les hommes », une communauté cimentée par l’amitié (la philia), l’amour de l’ordre, le respect de la tempérance et le sens de la justice. Qu’est-ce qui rend la philia possible ? C’est la juste mesure qui s’exprime dans l’égalité géométrique, dont Socrate dit qu’elle est « toute puissante » (508a).
L’égalité géométrique sera au cœur de la conception aristotélicienne de la justice6. Mais elle est élaborée dans ses grandes lignes chez Platon. Elle consiste dans le fait que chacun a ce qu’il doit avoir, proportionnellement à son mérite. Le mérite du sage, celui qui naît de sa capacité à se gouverner et c’est bien à lui que doit revenir le gouvernement de la Cité comme le dit La République.
Ainsi pour vivre philosophiquement il faut bien être géomètre. Nous avons vu comment l’égalité géométrique est conçu comme le moyen privilégié de la connaissance et nous pouvons maintenant voir qu’elle est la clé de la politique et de la morale – ce qui est normal, puisque chez Platon, comme chez les philosophes anciens en général, il n’y a pas à proprement parler de distinction entre l’ordre de l’être et l’ordre de l’action.
Comment s’assister soi-même ?
Il est donc clair qu’il vaut mieux subir l’injustice que la commettre, que le savoir nécessaire à celui qui veut parler pour ses concitoyens est la justice et qu’il est donc d’abord nécessaire de se préserver de commettre l’injustice. Il faut donc d’abord s’aider soi-même, s’aider contre les pires des maux. Or personne ne veut commettre volontairement l’injustice. Donc il est nécessaire d’acquérir un art qui nous protège de tomber dans l’injustice. (510a)
Si on pense comme Calliclès que le pire est de subir l’injustice, alors, pour éviter de subir l’injustice, il est bon de se mettre du côté du plus fort – par exemple, il faut devenir l’ami des tyrans7. Or, l’amitié est fondée sur la ressemblance. Donc l’homme de bien ne peut devenir ami d’un tyran grossier qu’en le devenant soi-même en quelque manière. On ne peut donc se prémunir contre le fait de subir l’injustice qu’en s’habituant à la commettre soi-même. Autrement dit on échange un mal – subir l’injustice – contre un mal encore plus grand : la commettre.
La thèse sur laquelle repose cette argumentation, cependant, semble contredire d’autres passages de Platon (dans le Lysis) où la question de la ressemblance et de la dissemblance dans l’amitié est posée de manière aporétique. L'amitié suppose le besoin, c'est-à-dire le fait d'éprouver une certaine incomplétude. Ainsi, l'amitié fait appel à la complémentarité. L'ignorant cherche l'amitié du savant. Pourtant, cette solution, elle non plus, n'est pas satisfaisante. Elle conduit à des paradoxes logiques. Si les opposés sont deviennent amis, l'ami est donc l'ami de son ennemi et inversement. Donc les amis sont ennemis ! Ou encore il faudrait admettre que le juste recherche l'injuste et ainsi de suite. Conclusion de Socrate : « l'amitié n'existe ni entre le semblable et son semblable, ni entre le contraire et son contraire. » (215b) L'amitié se trouve toujours dans un entre-deux. Pour aimer le savoir, il faut ne pas posséder le savoir, ni être complètement ignorant. Mais à son tour, cette définition s révèle purement formelle. Si l'amitié est recherche, elle est donc soumise à la chose à rechercher qui apparaît comme l'objet propre de l'amitié. Mais chaque chose recherchée est à son tour un moyen en vue d'une fin supérieure et on est ainsi ramené à nouveau aux apories concernant le semblable et le dissemblable.
Socrate tire toutes les conséquences de sa thèse. Non seulement il faut préférer subir l’injustice, mais encore il est impossible d’être injuste à l’égard des injustes sans tomber soi-même dans l’injustice – c’est pourquoi on ne peut pas tuer le tyran. Sauver sa vie est important, mais ce n’est pas ce qui est le plus important – c’est pourquoi on peut accepter de subir l’injustice, l’injustice suprême étant d’être tué.
La comparaison entre le rhéteur et le pilote confirme cette proposition (511c). Le pilote reste modeste parce qu’il sait que le fait de mener ses passagers à bon port ne signifie pas qu’il les a rendus meilleurs, ni même qu’il leur a rendu. Peut-être même en laissant se noyer cet homme il lui aurait rendu service (512a).
Donc il n’y a aucune supériorité de la rhétorique sur les arts comme la construction des navires, etc. Cela conduit à des considérations plus générales : la valeur suprême n’est pas la vie qu’il faudrait prolonger à n’importe quel prix. Ce qui compte, c’est la valeur de cette vie, c'est-à-dire le genre de vie qu’on mène. Une vie indigne ne mérite pas d’être défendue…
La définition de la politique et la question de la compétence
On peut passer maintenant du soin de son âme au soin de la cité. (513e) C’est cela que réside la politique, comme le dialogue ne cesse de l’affirmer. La politique doit éduquer ceux qui vont prendre le pouvoir. C’est cette fonction éducatrice – comment former ceux qui vont gouverner – qui est le propos même de la République.
Il y a des gens compétents dans la construction des navires. Peut-on en trouver dans l’instruction des citoyens ? Tout le 514 pose la question de la compétence politique, question centrale chez Platon : la politique est-elle l’objet d’une technè ou d’un savoir. Si on doit, dans une charge publique s’occuper des chantiers de construction, « ne faudrait-il pas que nous subissions nous-mêmes un examen, que nous nous mettions à l’épreuve pour savoir d’abord si nous connaissons ou non l’art de la construction et s’il y a un maître auprès de qui nous avons appris cet art ? » demande Socrate à Calliclès (514a). Si on n’a ni expérience à faire valoir, ni maître qui témoigne qu’on a reçu l’instruction nécessaire, comment pourrait prétendre diriger les chantiers de construction ? Cette question de la compétence
C’est qui va justifier la critique des hommes politiques athéniens qu’on a vue plus haut. Périclès et autres n’ont pas rendu leurs concitoyens meilleurs : voilà pourquoi ils ne peuvent être les modèles de ceux qui maîtrisent la technè politique.
Le politique est comparé au gardien de troupeau (au pasteur). Une comparaison qui est reprise dans Le Politique ou la politique est d’abord définie comme une sorte d’art d’élever les troupeaux. Les animaux humains ont été rendus « plus sauvages » donc plus injustes par Périclès : n’a-t-il pas rendu les Athéniens paresseux, lâches, bavards et avides d’argent » (515e), donc il « n’a pas fait une bonne politique » et donc il n’était pas « un bon politique » (516d).
La juste mesure et non l’embonpoint
Donc Périclès, etc., ont été des bons serviteurs de l’État, ils ont procuré des biens à leurs concitoyens, mais n’ont pas été des éducateurs, ce qui est la véritable fonction du politique, un peu comme le boulanger produit du pain mais ne peut savoir ce qui est nécessaire au corps ce que seuls savent le maître de gymnastique ou le médecin (cf. 517de-518a).
Socrate distingue :
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les métiers qui s’affairent autour du corps (boulanger, etc.)
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les arts du corps qui sont au-dessus.
C’est la reprise de la distinction entre savoir-faire empirique et technè procédant par des règles. Les premiers sont le propre des esclaves, les seconds sont pour les gens de condition libre. Comme on l’a vu plus haut, les classes inférieures, formées d’hommes serviles qui sont surtout dirigés par leurs appétits sensuels sont vouées dans la cité idéale de Platon.
Ainsi, Calliclès fait l’éloge de gens qui ont comblé les désirs les citoyens. Mais la cité n’a pas grandi ; elle s’est « devenue une cité toute enflée de pus » (518e) – tout comme la mauvaise cuisine flatteuse au palais mais qui provoque l’obésité. Ce qui manque à tous ces savoir-faire flatteurs, c’est la juste mesure, tant qu’ils ne sont pas soumis à un principe d’ordre supérieur. Quelle politique sans mesure vise Platon ? Il s’agit clairement de la politique impérialiste conduite dans les décennies qui vont se clore par la guerre du Péloponnèse : « En effet, sans jamais se demander ce qui était raisonnable ou juste, ils [les politiques] ont gorgé la Cité de port, d’arsenaux, de tributs, et d’autres vanités du même genre » (519a).
L’ordre à l’intérieur de la Cité dépend donc la capacité de la Cité à garder la mesure. C’est une leçon qu’on retrouvera chez Aristote : il y a une juste mesure de la Cité, celle qui permet l’autarcie. Si la Cité est trop petite, elle ne peut se suffire à elle-même ; mais si elle dépasse la taille optimale, elle perd toute unité et court à sa perte. D’ailleurs, il n’y pas seulement une taille optimale, il y a aussi un niveau de richesse qu’il serait dangereux de dépasser. Dans Les lois, Platon se plaint des effets délétères de l’échange qui défait l’amitié. Ainsi un pays situé au bord de la mer est en fait dans un « voisinage saumâtre », car la mer « le remplit de trafic et, par la revente des produits, d’affaires commerciales, engendre ainsi dans les âmes une disposition à se dédire sans cesse et à être de mauvaise foi, bref fait que tout le monde dans l’État manque de bonne foi et d’amitiés mutuelles, et qu’il en est pareillement à l’égard d’autres hommes » (705a).
Politique, philosophie et sophistique
En 519c, Socrate engage la comparaison entre sophistes et politiques. Un sophiste est un orateur. C’est aussi un spécialiste du logos. Ce rapprochement va donner le coup de grâce à la rhétorique. En effet ;
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La législation est supérieure à l’art judiciaire. En effet la législation produit le corps politique, alors que l’art judiciaire ne sert qu’à administrer la justice corrective, celle qui remet droit ce qui a été tordu. Par analogie, la gymnastique (ou la diététique) qui aident à produire un corps en bonne santé sont supérieures à la médecine qui est appelée pour guérir un corps malade.
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Or la sophistique, comme on l’a vu plus haut est une flatterie de la législation alors que la rhétorique est une flatterie de l’art judiciaire.
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Donc la Sophistique est supérieure à la rhétorique.
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Or Calliclès dit (520a) que les sophistes sont des gens ne valent rien ;
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Les rhéteurs valent moins que rien !
Le raisonnement s’appuie encore sur la théorie de la proportionnalité. Si a/b = c/d et que a > c alors il s’ensuit que b > d. Et si b ≈ 0, d → 0.
Mais les Athéniens ne sont pas prêts à entendre ces raisonnements. Ils ont été rendus paresseux et lâches et voudront se débarrasser du philosophe qui ne leur promet que des potions amères. S’il est jugé et mis à mort, c’est parce qu’il n’a pas voulu se comporter en serviteur flatteur, mais en médecin querellant ses concitoyens pour leur bien. Or ceux-ci spontanément sont plus portés au plaisir et donc préfèrent le flatteur au médecin.
Socrate s’attend à son sort :
« Je pense que je suis un des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui s’intéresse à ce qu’est vraiment l’art politique et que, de mes contemporains, je suis le seul à faire de la politique. » (521d). Cette proposition peut sembler en contradiction avec un des arguments défendus dans l’Apologie de Socrate. Une affirmation qui semble contredire le « je ne suis pas homme à m’occuper des affaires de la cité » (473e) adressé à Polos dans une phase précédente du dialogue. La contradiction peut être facilement levée : Socrate n’est pas homme à s’occuper des affaires de la cité comme le font les rhéteurs, qui veulent séduire les foules, mais il s’en occupe à sa manière, à la manière socratique qui consiste à instruire les citoyens ou à la soigner de l’injustice en laquelle ils sont tombés et c’est pourquoi « je serai jugé comme un médecin traduit devant un tribunal d’enfants et contre lequel un confiseur porte plainte » (521e). Mais comme le plus redoutable n’est pas la mort mais de vivre dans l’injustice, il faut faire son devoir politique – quels qu’en soient les risques. (522de)
Conclusion
On remarquera que si les poètes sont des flatteurs, c’est cependant par le mythe (la ficelle classique des poètes !) que Socrate/Platon conclut. La flatterie consiste à recouvrir de beaux vêtements les morts dont la vie a souvent été mauvaise. Il faut juger les corps nus. Le corps après la mort garde la trace de ce qu’il était vivant. Il en est de même pour l’âme. Comme, pour Platon, il est impossible de séparer le bonheur de la pratique de la vertu, il faut montrer que la justice, quelque austère qu’elle puisse sembler, garantir un genre de bien à la fois supérieur et plus durable que les faux biens que les Athéniens ont obtenu sous le gouvernement de Périclès.
Le mythe final du Gorgias nous rappelle que la doctrine de l’immortalité de l’âme fait partie intégrante du système de Platon. Cependant, nous pouvons essayer de séparer la morale platonicienne de la doctrine de l’immortalité. Ainsi que le dit Victor Brochard8, « cette doctrine ne tient aucune place dans sa morale proprement dite. On peut même, sans en faire mention, exposer toute la théorie platonicienne du souverain bien. Platon n’a pas commis le cercle vicieux qui consiste à prouver l’immortalité de l’âme par la morale, pour ensuite fonder la morale sur l’immortalité. C’est seulement après avoir établi à sa manière l’identité de la vertu et du bonheur dans la vie présente que Platon montrera comme par surérogation le trésor que constitue la vertu, accru encore par la bonté des dieux dans un autre monde. »
L’identité du bonheur et de la vertu suppose la définition de la vertu essentielle comme justice (dans la cité) et tempérance (dans le gouvernement de soi-même). Justice et tempérance, c’est adapter l’ordre humain à l’ordre harmonieux du cosmos. Dans le Théétète est longuement discutée l’affirmation de Protagoras selon laquelle « l’homme est la mesure de toutes choses ». Mais qu’est-ce donc que la mesure de l’homme ? Le sophiste et le rhéteur, en réduisant les lois civiles et morales à de pures conventions arbitraires, le privent de toute mesure. Et c’est précisément cette démesure que défendent Gorgias (la rhétorique est toute puissante), Polos (le rhéteur est aussi puissant qu’un tyran) ou Calliclès (la vraie vie est le déchaînement des passions). La démesure, l’ubris des Grecs, est bien ainsi le vice majeur, celui qui résume tous les autres vices. La démesure politique, c’est la tyrannie, le pire des régimes puisqu’il est entièrement sous la coupe des instincts.
Ce qui est démesuré n’est ni bon ni beau. La beauté réside dans la proportion et l’harmonie ; la démesure, c’est l’absence de proportion, le viol des lois de l’égalité géométrique ou proportionnel qui sont les lois les plus fondamentales de l’être. Et dans la Cité, l’absence de proportion, c’est le chaos dans lequel chacun ne retrouve ni sa place ni son dû.
La démesure, c’est l’incapacité de trouver sa propre limite, une incapacité destructrice, comme est destructeur le principe de plaisir quand il n’est soumis à aucune règle. C’est la décadence d’Athènes qui découle de sa volonté de puissance sans limite et de ses ambitions impériales.
On le voit, la critique de la rhétorique nous mène loin. Elle nous mène à l’opposition de deux visions du monde. Le monde de Platon est un monde limité – ce qui n’a pas de limite, c’est l’apeiron, qu’on traduit aussi par chaos. Et c’est seulement parce qu’il est limité que le monde peut être ordonné et beau – le kosmos grec est le beau par excellence, et c’est pourquoi nous appelons cosmétiques les produits de beauté ! Notre monde au contraire est infini et la seule chose constante y est le mouvement – « le monde n’est qu’une branloire pérenne » disait Montaigne. Si, dans la pensée antique, les hommes doivent reconnaître leurs limites et leur place de la nature, les Modernes se veulent comme « maîtres et possesseurs de la nature » et considèrent l’accumulation illimitée de richesses comme un objectif consubstantiel à la civilisation. Platon nous invite au patient travail sur nous-mêmes alors que nos contemporains entendent mieux les promesses de Gorgias et de la « vie bien plus facile » qu’est censé offrir le pouvoir du rhéteur. À la reconnaissance d’un ordre objectif de valeurs, on substituera la prétention de définir chacun ses propres valeurs.
Mais peut-être nous arrive-t-il de prendre conscience du fait que cette démesure de la modernité s’ouvre sur l’abîme. En ce sens la réflexion de Platon ne concerne pas seulement nos modernes rhéteurs, les marchands de mirages, les vendeurs de camelote du système médiatique, les soi-disant éducateurs qui prétendent que les techniques pédagogiques peuvent remplacer les savoirs réputés inutiles. La réflexion du Gorgias ne concerne pas seulement les questions de morale. Elle porte directement sur les choix de vie les plus fondamentaux que nous avons à faire.
1 La traduction classique anglaise de Benjamin Jowett définit la rhétorique comme « artificer of persuasion ».
2 Le pancrace est un mélange de boxe et de lutte.
3 Égalitaire pour les égaux, sans doute, puisque les esclaves, les métèques, les femmes ne sont reconnus parmi les égaux, mais à Athènes les égaux sont malgré tout nombreux à la différence de l’aristocratique Lacédémone qui va imposer sa loi à Athènes en 404.
4 Diogène Laërce : Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, traduction, notice et notes par Roger Granaille, GF-Flammarion, 2 vol., 1965
5 voir Robert Graves : Les mythes grecs, Hachette Littérature, 2 vol.
6 voir Éthique à Nicomaque, livre V.
7 On peut se demander si ce passage ne recèle un petit grain d’ironie de Platon sur lui-même : n’a-t-il pas voulu devenir l’ami et le conseilleur du tyran de Syracuse ?
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Ecrit par dcollin le Vendredi 6 Juin 2014, 16:05 dans "Enseigner la philosophie" Lu 30330 fois.
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