Science et superstition
Sommaire
I. La ligne de démarcation
L’opposition science à la superstition est, pour l’essentiel, une opposition moderne, c’est-à-dire qu’elle est véritablement thématisée à partir du XVIIe siècle. Certes, les « vaines craintes » qu’il nous faut dissiper pour vivre heureux selon les préceptes épicuriens, sont des superstitions. Certes, Cicéron s’interroge sur la divination. Mais la critique systématique de la superstition ne prend son essor que bien plus tard, par exemple dans la critique protestante qui assimile les catholiques à des idolâtres ou des païens.
A. Rationalisme contre superstition
Elle se déploie dans le rationalisme classique, singulièrement chez Malebranche et Spinoza, pour devenir un des thèmes majeurs de la philosophie des Lumières. Les superstitions sont du côté de l’obscurité des temps passés ; la science, c’est-à-dire la connaissance rationnelle de la nature, est du côté de la Lumière. C’est, de manière progressive et assez chaotique, une véritable ligne de démarcation qui est tracée entre ce qui appartient au savoir rationnel et ce que renvoie à l’imagination superstitieuse. Jusqu’à l’âge classique, l’étude de la nature se mêle aux croyances les plus extravagantes dans les puissances surnaturelles. Les fables sont tenues à l’égal d’un savoir certain. Bien que les alchimistes aient contribué à quelques découvertes scientifiques, ces découvertes sont faites presque par hasard et sur un fond de magie et d’imaginaire fantastique. Paradoxalement, en apparence, alors que le Moyen Âge est encore soumis au carcan de rationalité que lui imposent l’aristotélisme et la méfiance des autorités religieuses, la Renaissance sera le théâtre d’une véritable explosion superstitieuse. La Renaissance, ce sera aussi l’âge d’or, si on peut dire, de la chasse aux sorcières. Même là où naît la science moderne, elle est encore longtemps marquée par l’emprise de superstitions. Copernic était astronome mais aussi astrologue. Et le grand Newton lui-même pratiquait l’alchimie.
Ce sont les rationalistes, Descartes, Malebranche, Spinoza, Bayle, qui les premiers s’en prennent systématiquement à la superstition. C’est peut-être Spinoza qui est le plus radical dans la mesure où son discours contre la superstition est aussi et de manière très explicite une critique la religion, présentée pratiquement une forme de la pensée superstitieuse. Dans le prolongement du rationalisme classique, les philosophes des Lumières font de la dénonciation des superstitions un de thème leur combat mené au nom de la raison. Le projet des Lumières a un double sens : il s’agit, en premier lieu, de développer la connaissance rationnelle afin de faire reculer les « vaines craintes » qui sont associées aux superstitions et, en second lieu, de n’être plus soumis craintivement à la nature, mais la dominer par le moyen d’une technique rationnelle. Le recul de la superstition est considéré comme le préalable au progrès moral et au bonheur, parce que c’est la condition de la sortie de l’homme de minorité, pour reprendre l’expression de Kant dans Qu’est-ce que les Lumières.
B. Définition et typologie des superstitions
Il semble très difficile de donner, de prime abord, une définition générale de la superstition. Des croyances classées aujourd’hui comme superstition étaient tenues hier pour des savoirs ne méritant aucune opprobre particulier. Étymologiquement, la superstition renvoie à la divination – et c’est pourquoi on classe comme pratiques superstitieuses toutes ces pratiques qui croient deviner dans les phénomènes naturels les signes de la volonté de Dieu ou du destin. C’est pourquoi la superstition désigne d’abord les prétentions connaître par signes le dessein divin ; c’est une perversion de la véritable religion, un excès de croyance qui se tourne contre la foi véritable.
En un deuxième sens, la superstition désigne les fausses religions pour ceux qui prétendent être les défenseurs de la « vraie foi ». Les chrétiens dénoncent comme superstitions les religions polythéistes. Les protestants critiquent les catholiques pour leurs superstitions (culte des saints et de la Vierge, croyance en la « présence réelle » et non symbolique du Christ dans l’Eucharistie). Hegel attaque durement la religion catholique dont l’esprit est « rigoureusement contraire à l’esprit conscient de lui-même », une religion où, « dans l’hostie, c’est comme une chose extérieure que Dieu est présenté à l’adoration religieuse ». Dans le catholicisme, le rapport à Dieu est contraire à la liberté de l’esprit puisque le croyant reçoit « la direction du vouloir et de la conscience morale de l’extérieur » et le rapport à Dieu est toujours nécessite toujours la médiation d’un tiers, et n’est donc pas rapport de l’esprit à lui-même. Cette religion donc où la dévotion « s’adresse à des images miraculeuses, voire à des os » tient donc « l’esprit captif d’un être hors de soi en vertu duquel le concept de cet esprit est, au plus profond de lui-même méconnu et subverti, et droit, justice, bonnes mœurs et conscience morale, responsabilité et devoir sont gâtés dans leur racine. » (Encyclopédie des Sciences philosophiques en abrégé, §552.R)
En un troisième sens, la superstition désigne toutes les croyances irrationnelles concernant les présages, les possibilités d’action à distance par la pensée ou par la manipulation de symboles. L’astrologie, la chiromancie, les rites d’envoûtement et d’exorcisme, le fétichisme, etc., la liste de ces pseudos savoirs et pratiques irrationnelles est interminable. Les trois sens s’entremêlent souvent. Dans les Pensées diverses sur la comète, Bayle s’attaque aux trois aspects : les comètes ne sont pas des signes qu’il faudrait déchiffrer ; la véritable foi n’a rien à voir avec la superstition et les athées vertueux (Épicure, Spinoza) valent mieux que les croyants superstitieux ; la croyance dans la valeur divinatoire des comètes ne vaut pas mieux que les autres pratiques magiques.
II. Une théorie de la superstition
Une fois la superstition définie, il en faut déterminer les causes, c’est-à-dire en donner une explication rationnelle – s’y refuser ce serait retourner, par un autre tour, à la superstition.
A. Les explications courantes
L’explication la plus simple du phénomène superstitieux est de considérer la superstition comme un défaut de connaissance : les hommes ignorants inventent des solutions « superstitieuses », des puissances surnaturelles pour expliquer tous les phénomènes qui dépassent l’homme. Tout naturellement, ignorant des lois de la nature, ils rapportent ce qu’ils ne comprennent pas à ce qu’ils comprennent, c'est-à-dire à eux-mêmes et donc supposent derrière les phénomènes naturels des puissances analogues à la leur propre.
C’est aussi l’impuissance pratique qui est en cause : les croyances magiques visent à conjurer l’impuissance de l’homme face à la nature. Même quand on a des remèdes pour les maladies, par exemple, on ne sait pas pourquoi ils sont efficaces (les sciences sont d’abord purement empiriques). Donc, naturellement, on leur prête des vertus magiques et on croit pouvoir généraliser. Sur le plan l’origine des superstitions et l’origine de la religion semble être commune. Dans L’avenir d’une illusion, Freud rapporte la naissance des superstitions animistes et des idées religieuses à un prototype, la situation de dépendance infantile : le petit enfant terrorisé par la puissance adulte (celle du père singulièrement) et doit chercher à se protéger par l’amour de ce qu’il craint.
B. La thèse de Spinoza
La théorie la plus complète et plus systématique de la superstition se trouve chez Spinoza (Éthique, appendice Partie1) : tous les préjugés ont un noyau commun qui est la croyance aux « causes finales » ; si l'homme tombe dans le préjugé consistant à prêter à la nature des causes finales, c'est une conséquence du fait qu'il est un être de désir. La croyance aux causes finales est ainsi une sorte de rationalisation de ce qui guide l'homme dans la réalisation de ses désirs. Mais cette croyance aux causes finales est la matrice de toutes les superstitions. Spinoza explique ainsi la genèse de cette croyance :
1° Les hommes naissent sans connaissance des causes mais seulement avec la conscience de leurs appétits. 2° L'ignorance des causes fait qu'ils croient être libres. 3° Les hommes agissent toujours en vue d'une fin. 4° Ils ont donc tendance à supposer partout des causes finales. 5° Cette tendance est renforcée par le fait qu'ils se connaissent mieux eux-mêmes qu'ils ne connaissent les autres êtres et projettent donc leur propre complexion sur les autres êtres.
Il y a là un enchaînement nécessaire et ces croyances ne découlent pas de quelque aberration accidentelle mais de la nature même des hommes, de la manière dont s’exprime la tendance à persévérer dans leur être. C'est cette combinaison de méconnaissance des causes réelles et de conscience des fins de ce qui nous meut qui est, selon Spinoza l'explication des préjugés les plus courants des hommes.
Le dernier moment du raisonnement vise à expliciter comment les hommes sont amenés à extrapoler à l'ensemble de la nature ce dont ils ont conscience à propos de leurs propres actions puisque, d'une part, ils jugent « nécessairement de la complexion d'autrui par la leur », d'autre part, ils interprètent tout ce qu'ils trouvent dans la nature et qui leur est utile comme était fait exprès pour eux, « comme des moyens à leur usage ». Tout d'abord, donc, c'est le mode de raisonnement par analogie superficielle, dont l'impuissance est montrée ici et qui conduit à l'erreur ; ce mode de raisonnement correspond à ce que Spinoza appelle dans le Traité de la réforme de l'entendement, la connaissance du deuxième genre, définie ainsi : « il y a une perception acquise par expérience vague, c'est-à-dire par une expérience qui n'est pas déterminée par l'entendement; ainsi nommée seulement parce que, s'étant fortuitement offerte et n'ayant été contredite par aucune autre, elle est demeurée comme inébranlée en nous. »
La superstition n’est donc pas simplement erreur. Elle s’appuie sur les affects : désirs et craintes nous portent à accorder crédit aux fruits de l’imagination.
III.Puissance et impuissance de la science face aux superstitions
S’il est un point commun aux philosophes des Lumières, c’est bien cette idée que le progrès des sciences (le progrès des Lumières) et leur diffusion viendra à bout des superstitions. Et puisque la tyrannie et les autres maux publics vont de pair avec les superstitions, leur disparition, la lutte contre les superstitions s’identifie au progrès en général. Voyons dans quelle mesure ce programme peut être réalisé.
A. La science s’attaque à la superstition :
Théoriquement, la science s’oppose à la superstition ; depuis les premiers essais de philosophie naturelle chez les Grecs, on cherche à passer du mythe à l’explication rationnelle. Si la superstition s’enracine dans l’ignorance des causes réelles, le progrès de la connaissance scientifique devrait presque mécaniquement faire reculer les croyances superstitieuses.
Pratiquement, par la maîtrise qu’elle donne sur le monde, la science permet de sortir de la situation de « dépendance infantile » de l’humanité. À la place de la divination, on a la prédiction scientifique basée sur la connaissance des lois de l’enchaînement des phénomènes. Et de la prédiction on passe à la maîtrise technique. Les applications de la science montrent en pratique la supériorité de connaissance scientifique sur les pratiques magiques ou les superstitions.
Le programme des Lumières n’était pas absurde et, en partie, il a réussi. La scientificité est la valeur dominante et la superstitions épinglées comme telles et connotées négativement.
B. Impuissance de la science face à la superstition
En dépit de leur discrédit, les superstitions restent cependant très répandues. Sous une forme directe (croyances, pratiques magiques) ; sous une forme « grand public » (horoscopes, voyantes, etc.) ; ou sous des formes plus « raffinées ». Des préjugés anciens comme les superstitions liées au sang, par exemple, (la « pureté du sang » dans laquelle s’alimente toutes les formes de racisme) ont retrouvé une vigueur tragique. Beaucoup de croyances pré-scientifiques semblent indéracinables, en dépit des progrès scientifiques.
Comment expliquer cette situation ?
Par des raisons de fait, d’abord : Le progrès des sciences ne touche pas tout le monde. Ce qui est répandu, c’est le progrès technique. Ainsi, il y a une sorte de caractère « magique » des objets de notre vie dont le fonctionnement nous reste opaque (exemple : l’ordinateur). En outre, de la science, de nous ne connaissons que les résultats et non les causes. C’est l’imagination qui est frappée et non la raison. Des causes socio-psychologiques permanentes expliquent également la permanence de la pensée superstitieuse : le besoin de croire, d’espérer des miracles, est très fort quand on est impuissant face au cours de l’histoire.
Des raisons plus fondamentales tenant à la nature de l’esprit humain doivent cependant être élucidées. La vie sociale apparaît comme essentiellement opaque : dans l’économie les hommes sont considérés comme des choses et les choses (l’argent par exemple) semblent dotées d’une puissance vivante. On transpose à la nature la connaissance immédiate de la vie sociale. La science spontanée, c’est d’appliquer à la nature ce que nous croyons savoir des relations entre les hommes ou de notre propre psychologie. On retrouve l’analyse spinoziste.
Même les sciences continuent de recourir aux causes finales. Le finalisme tisse notre mode de penser dans la compréhension du vivant (« Le caméléon change de couleur pour se protéger »). Richard Dawkins, le célèbre auteur de Le gène égoïste, condamne sans ambiguïté les conceptions téléologiques de la nature … pour mieux tomber dedans à pieds joints : toute son explication du vivant par de l’idée qu’il existent des unités élémentaires du vivant, les gènes, dotés d’une finalité (se multiplier) et utilisant à cette fin des stratégies.
L’impuissance de la science face à la superstition s’explique aussi parce qu’elles ne se situent pas sur le même terrain. La science est l’œuvre de la raison et de l’entendement, alors que la racine la plus profonde de la superstition est affective (les craintes et les espoirs). Spinoza le dit : « Rien de ce qu’a de positif une idée fausse n’est supprimé par la présence du vrai en tant que vrai. » (Éthique IV, proposition I) Seul un affect peut combattre un autre affect. La raison ne peut rien contre la passion superstitieuse ! Il suffit de penser à l’impuissance des arguments scientifiques contre le racisme pour s’en rendre compte.
C. Superstition et scientisme
Enfin la science elle-même peut être à l’origine de nouvelles superstitions. Elle va souvent contre nos idées les plus spontanées. Elle est donc, pour l’esprit insuffisamment instruit, une nouvelle forme de pensée magique. Les « impostures intellectuelles » dénoncées par le physicien Alan Sokal et son collègue Jean-Bricmont sont typiques de cette utilisation irrationnelle de la science.
Les applications de la science semblent nous menacer. Le problème de la soi-disant technoscience qui confond le savoir rationnel avec son instrumentalisation à des fins douteuses nourrit une réaction contre l’esprit scientifique. Ajoutons que les promesses imprudentes de la science, qui ne peuvent être tenues, nourrissent la suspicion à son endroit. On prend souvent un programme de travail pour une théorie achevée. On gomme les difficultés des théories scientifiques et on prétend qu’on est certain alors qu’on a qu’une hypothèse, parmi d’autres à tester.
On tiendrait ici quelques-unes uns des raisons qui expliquent que les superstitions ne sont pas propres aux esprits incultes, mais sont très largement partagées par les individus disposant d’un niveau d’instruction supérieur.
Bibliographie
Malebranche : La recherche de la vérité, in Œuvres I, Gallimard, La Pléiade.
Spinoza : Éthique, version latine et traduction de Bernard Pautrat. Seuil. Collection « Points »
-- Lettres à Hugo Boxel, éditions Mille et une nuits.
Pierre Bayle : Pensées diverses sur la comète, Société des textes français modernes
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Ecrit par dcollin le Vendredi 19 Mai 2006, 08:00 dans "Enseigner la philosophie" Lu 43320 fois.
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