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Sciences, philosophie et religion

Conférence devant la groupe "Marianne" de la Libre Pensée

1. Je ne vais pas reprendre ce soir le contenu de l’article que le bulletin de votre groupe a publié. D’autant que, malicieusement les organisateurs ont changé le titre et m’ont sommé de parler de « la science, la philosophie et la religion ». Je vais donc essayer de me conformer à ce programme. Comme j’ai eu l’occasion de le dire, un certain scientiste fort bien porté dans toutes sortes de milieux est aujourd’hui le pire ennemi du véritable esprit scientifique, nourrit les nouvelles superstitions et sert de légitimation idéologique à la domination. Je rappelle simplement ce que j’ai écrit : « Le culte de la science, au mépris de l’esprit scientifique, la transformation des résultats des sciences en « grand récit » procèdent d’une confusion redoutable qui alimente à son tour et par réaction le retour du spiritualisme et de la religiosité. »

Je voudrais aujourd’hui revenir sur trois questions qui me tiennent à cœur et dont, me semble-t-il, on devrait tenir compte si on veut élargir le cercle des libres penseurs, c’est-à-dire de ceux qui pensent sans dogme, essaient de se libérer de tous les préjugés et se proposent de mettre en examen « tout ce que nous tenons en notre créance » pour parler comme Descartes.

1) Tout d’abord, est-ce que la science élimine la philosophie ? Je montrerai que le scientisme et le positivisme même dans ses versions les plus récentes (je pense au positivisme logique ou à ce qui se trame aujourd’hui autour des sciences cognitives) ne peuvent que pervertir l’esprit scientifique.

2) J’en déduirai l’impossibilité pour la science de remplacer la philosophie et j’essaierai de montrer ce qui la spécificité du penser philosophique.

3) Si la philosophie est indépendante de la science, sommes-nous condamnés à revenir au bon vieux spiritualisme ou à l’irrationalisme ? Je montrerai que seule la philosophie peut comprendre la religion et réellement la dépasser et non en faire une espèce d’incompréhensible aberration mentale comme le fait par exemple Onfray.

2. En premier lieu donc, je vais revenir sur cette question du rapport entre science et philosophie. Parce qu’elle en commande beaucoup d’autres. Il y a en effet tout un courant du rationalisme qui estime que le philosophie doit progressivement laisser la place aux sciences positives. Je pourrais citer de nombreux auteurs. Par exemple, Engels écrit dans Socialisme utopique et socialisme scientifique : « Dès lors que chaque science spéciale est invitée à se rendre un compte exact de la place qu'elle occupe dans l'enchaînement général des choses et de la connaissance des choses, toute science particulière de l’enchaînement général devient superflue. De toute l'ancienne philosophie, il ne reste plus alors à l'état indépendant, que la doctrine de la pensée et de ses lois, la logique formelle et la dialectique. Tout le reste se résout dans la science positive de la nature et de l'histoire. » Je ne veux pas spécialement accabler Engels. On avait déjà la même chose chez Marx dans L’idéologie allemande. Mais on retrouve cette idée en bien d’autres lieux. Le positivisme logique, celui du Cercle de Vienne, avec Carnap, Schlick, Neurath et quelques autres veulent, lui aussi, réduire la philosophie à la portion congrue. Ainsi on peut lire dans le Manifeste de ce groupe, écrit par Carnap : « Tout est accessible à l’homme, et l’homme est la mesure de toute chose.(...) La conception scientifique du monde ne connaît aucune énigme insoluble. La clarification des problèmes scientifiques traditionnels conduit en partie à démasquer les problèmes illusoires, en partie à les transformer en problèmes empiriques et par conséquent à les soumettre au jugement de la science expérimentale. »

On pourrait allonger la liste des citations. Mais tant « l’intelligence artificielle » ou les « sciences cognitives » il s’agit bien de débusquer, croit-on, la philosophie de ses derniers refuges. Si comme le pense Jean-Pierre Changeux, il n’y a rien de tel que l’esprit et l’homme sont donc « l’homme neuronal », et, alors, les philosophes doivent céder la place aux biologistes. Les psychologues aussi doivent céder la place. Et avec eux les romanciers : les subtiles analyses stendhaliennes sur la cristallisation doivent pouvoir se résoudre en mécanisme hormonal et neuronal.

Je ne vais pas entrer ici dans le détail de cette question que j’ai abordée ailleurs, notamment dans La matière et l’esprit et dont on peut aussi trouver une version sur mes pages personnelles (Voir « Faut-il éliminer l’esprit. »: http://denis-collin.viabloga.com/news/faut-il-eliminer-l-esprit ).

J’écris dans cet article :

« La tendance matérialiste en philosophie de l’esprit est aujourd’hui largement dominante. Que l’esprit soit une « res cogitans » clairement séparée du corps : on ne trouvera pas grand monde pour défendre cette position autrefois si commune. Le dualisme cartésien ne survit guère que sous des formes profondément modifiées. Les seules disputes qui traversent la philosophie de l’esprit concernent en vérité les diverses écoles de monisme matérialiste : les partisans du matérialisme éliminativiste contre les tenants de l’épiphénoménisme, les défenseurs de la théorie de l’identité type-type et leurs adversaires, les fonctionnalistes, les externalistes, etc. C’est un domaine dans lequel on fabrique des « ismes » en série ! Un matérialiste (moniste donc) devrait se réjouir de cette situation. Malheureusement, il me semble n’avoir aucune raison de me réjouir… »

Et après avoir passé en revue les diverses variétés de matérialismes, je concluais ainsi :

« La neurobiologie nous apprend des choses nouvelles concernant le cerveau mais à peu près rien concernant l’esprit. Et la philosophie de l’esprit nous en apprend encore moins puisqu’il ne fait que dire : « La solution de tous nos problèmes est dans la neurobiologie », mais sans trop se lancer dans cette matière compliquée. C’est qu’au fond on sent bien que la neurobiologie peut avoir des applications médicales mais ne nous apprend pas grand-chose sur la pensée. Par exemple, que vous sachiez que la dépression est toujours liée à la recapture de la sérotonine ne vous apprend rien sur les causes de l’état dépressif du sujet ! Son malheur (choc affectif, etc.) n’a rien à voir avec la sérotonine ! »

Il me semble que 1° on ne peut pas éliminer les « états mentaux » et que 2° on ne peut pas réduire les états mentaux à des états physiques. Dans l’article déjà cité, je crois avoir montré à quelle impasse sont conduits tant ceux qui prônent un monisme non réductionniste que ceux qui, avec une grande subtilité comme Jaegwon Kim tentent de sauver le matérialisme réductionniste. Cette manière de voir ne nous condamne pas à revenir au dualisme, à l’existence d’une âme séparée du corps et pourquoi par immortelle. Je prends ici encore ma conclusion :

« Pour un matérialiste, il n’y a pas d’autre monde que notre monde et pas de vie de l’âme après la mort, mais un matérialiste peut admettre sans difficulté l’existence d’états mentaux distincts des états physiques sous réserve qu’il ne s’agisse pas d’états mentaux d’âmes dépourvues de corps. Plus, pour un matérialiste, ce que nous appelons pensée n’est pas nécessairement un prédicat du corps ou de cette partie du corps qu’on appelle cerveau. En tant que matérialiste, je n’ai aucun mal à admettre que j’ai accès à la pensée de Platon, bien que le cerveau de Platon n’existe plus depuis un certain temps ! Plus généralement quand je communique avec un autre individu, je n’ai aucun accès à son cerveau (je n’ai pas de « cérébroscope » pour lire l’état de son cerveau), mais j’ai accès à ses pensées ou du moins à la partie de ses pensées qu’il communique ! D’où vient donc que les matérialistes ont un si fort penchant pour le matérialisme éliminativiste ? Il me semble que c’est tout simplement parce qu’ils restent entièrement dépendants de la problématique cartésienne du corps et de l’âme et qu’ils cherchent à donner une solution matérialiste aux questions posées par Descartes. Comme les cartésiens, les matérialistes éliminativistes croient que l’esprit est « à l’intérieur », dans les replis du cerveau si ce n’est pas dans l’âme. Mais c’est justement à sortir de cette problématique qu’il faudrait travailler. »

Et pour sortir de cette problématique, je crois qu’on pourrait trouver des pistes passionnantes en partant de Spinoza. Que les neurobiologistes fassent de la neurobiologie, c’est très bien et cela peut sans doute être très utile. Mais les prétentions avancées par certains (dont mon ami Quiniou) que nous aurions une preuve scientifique de la vérité du matérialisme à partir des progrès de la biologie, voilà qui me paraît pour le moins très prématuré !

3. En tout cas, il me semble absolument impossible d’affirmer comme Engels que tout puisse se résoudre « dans la science positive de la nature et de l'histoire. » Car il n’en va pas mieux quand on aborde les sciences sociales. Disons simplement que s’il existait une science sociale, ça se saurait ! Les marxistes ont longtemps prétendu que le matérialisme historique était cette science – surplombée éventuellement par une espèce de méthodologie générale, le « matérialisme dialectique » (le fameux « diamat » cher aux doctrines de feu l’Internationale Communiste). Si l’analyse que Marx fait du mode de production capitaliste reste irremplaçable, Marx n’a pas livré une méthode générale qui permettrait de comprendre toutes les formations sociales existant depuis les débuts de l’histoire humaine. Les orientations du « matérialisme historique » peuvent être ramenées à quelques grandes généralités que beaucoup d’historiens admettent (pensons par exemple à l’école des Annales) mais qui ne définissent pas une « science de l’histoire », au même titre qu’il y a une science physique ou biologique. L’histoire naturelle (la paléontologie, la géologie) est incontestablement scientifique ; il est évident qu’il n’en va pas de même de l’histoire humaine. Il suffit ici de pointer quelques problèmes connus :

1. quel est l’objet de l’histoire ?

2. Qu’appelle-t-on causalité en histoire ?

3. Y a-t-il des lois en histoire ?

On peut distinguer deux grands courants :

- les uns dans la lignée des philosophes allemands des Geisteswissenschaften considèrent que l’histoire porte sur les évènements singuliers, qu’elle vise à comprendre les actions de sujets humains (généralement on les considère comme des sujets rationnels) et qu’elle est non nomologique (elle ne produit pas des lois) mais seulement interprétative.

- Inversement, ceux qui se placent dans la lignée de l’école sociologique française (Durkheim et Mauss), considèrent que l’objet de l’histoire est constitué par les structures durables, les mentalités stables, l’histoire presque immobile dont parle Braudel.

Si on cherche à placer Marx dans cette configuration, on est très ennuyé : il va puiser dans l’une et l’autre méthode, au gré de ses besoins, mais sans jamais élucider les problèmes épistémologiques auxquels il est confronté. Il y a ainsi dans l’oeuvre de Marx des contradictions importantes, même si les marxistes ont depuis longtemps pris le parti de cacher les poussières sous le tapis quand ils font le nettoyage dans l’oeuvre de Marx.

Quoi qu’il en soit, nous sommes donc en histoire dans l’incapacité de construire une science positive qui ressemble de près ou de loin aux sciences naturelles. Les « lois de l’histoire » dont parle Marx sont des lois si générales qu’elles permettent seulement d’essayer de tracer des grands tableaux généraux mais ne permettent de rien prévoir ! Cela ne veut évidemment pas dire que l’histoire ne nous apprenne rien ou qu’elle soit un genre de savoir irrationnel. Mais cela veut simplement dire qu’elle reste en dehors du champ de ce qu’on appelle proprement « science ». On peut, certes, décider d’appeler « science » tout savoir rationnel. Mais ce n’est pas très avantageux de se procurer ainsi des victoires purement verbales. En histoire, on peut argumenter pour soutenir des hypothèses plus ou moins probables ; on peut établir des faits, mais ni lois, ni théorèmes, ni principes généraux opératoires. Il me semble que c’est là un fait dont nous devons honnêtement prendre acte, même si cela entraîne que nous devons sérieusement rabattre les prétentions d’en finir avec spéculations hasardeuses pour faire place à une science véritable.

Ce que j’ai dit de l’histoire pourrait sans mal s’appliquer aux autres sciences sociales, qu’il s’agisse de l'ethnologie ou de la sociologie, par exemple. La clé de difficulté, c’est d’ailleurs Marx qui pourrait nous la livrer. Les sciences de la nature sont des sciences d’objets qui peuvent être donnés dans l’expérience sensible – même un philosophe hostile à l’empirisme comme Kant considère qu’il n’y a de connaissance possible que des objets qui peuvent tomber dans une expérience possible. Un concept auquel on ne peut lier un objet d’expérience dit Kant est vide - en passant, voilà pourquoi il n’est aucune preuve possible de l’existence de Dieu. Or, parlant de la marchandise, cette « cellule de la société bourgeoise », Marx dit tout d’abord que la marchandise est un être « métaphysique », ce qui veut dire en dehors du monde physique, en dehors du monde de l’expérience. Il ajoute que les marchandises sont des choses « qui tombent et ne tombent pas sous le sens », car ce sont des « choses sociales » ! Autrement dit, les « choses sociales » sont des choses « qui tombent et ne tombent pas sous le sens : elles ont une face visible, phénoménale, observable comme on n’observe n’importe quelle chose de la nature, mais aussi une face invisible, qui échappe à l’observation et qui doit être « comprise ».

4. Le génie de Marx est là : non pas d’avoir inventé la théorie de tout, la clé universelle du savoir, mais de nous voir placés face aux contradictions fondamentales de la connaissance de ce que, depuis Platon, on appelle « les affaires humaines » et de leur différence d’avec les choses de la nature. Et c’est pour cette raison que la philosophie de Marx est essentiellement critique et qu’elle n’est pas un savoir opératoire, positif ; comme le lui reprochent justement ses adversaires, notamment les économistes néoclassiques.

Je ne peux évidemment pas développer tous les aspects de cette affaire. J’ai écrit un livre (ou plutôt deux déjà) sur cette question de savoir ce qui constitue l’apport essentiel, le noyau irréductible de la pensée de Marx et il y faudrait encore beaucoup de temps. Mais il y a une chose dont je suis certain : Marx dans une thèse fameuse dit que « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, il s’agit maintenant de le transformer » et cependant, c’est Marx qui nous ramène le plus sûrement à la philosophie. Alors, bien sûr, avec Marx, on ne fait de la philosophie comme avant, de la construction de systèmes spéculatifs comme dans l’idéalisme allemand de la grande période. On fait de la philosophie autrement, mais c’est encore de la philosophie qu’on fait, pas de la « science ».

Tout ce détour doit me permettre de définir aussi précisément que possible le rapport de la philosophie à la science. La science s’occupe de connaître rationnellement la nature, en formulant des lois (plus ou moins prédictives, c’est une autre affaire) qui peuvent être l’objet de preuves expérimentales. Les concepts scientifiques ne sont jamais que des variables qui prennent place dans des fonctions mathématiques. En tant que l’homme est une partie de la nature dont il suit le cours, il est l’objet des sciences de la nature. La philosophie s’occupe des affaires humaines (donc y compris de la manière dont les hommes s’adonnent à ce genre d’activité qu’on appelle science). Elle ne peut que formuler des hypothèses, appuyées sur des arguments qui ne concernent que les choses seulement probables. Cette définition n’est pas spécialement originale. Mais elle a l’avantage de préciser les domaines respectifs des uns et des autres. Un philosophe est à l’évidence incapable, simplement en tant que philosophe, de dire si la théorie du « big bang » est une théorie cosmologique plausible ou non. Mais habitué de l’analyse des tours et des détours de l’esprit humain, il est parfaitement fondé à essayer de comprendre comme se fabrique une théorie scientifique, comment se mêlent dans la théorie des éléments rationnels et des croyances et même comment ces croyances peuvent jouer un rôle dans la naissance et le développement des grandes théories scientifiques.

5. Une chose, en particulier, doit attirer notre attention : une science, par construction, n’a pas de « sens ». Elle n’a pas pour but de faire émerger je ne sais quelles valeurs transcendantes. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas une sorte de morale scientifique : le respect de la vérité, la rigueur, la capacité à mettre en cause ses propres croyances - y compris quand elles ont fait votre célébrité - tout cela dessine le portrait moral du scientifique, un portrait moral qui est d’ailleurs assez loin de correspondre à celui de tous les scientifiques dans un monde où la compétition et l’esprit de lucre dominent la vie intellectuelle et piétinent allégrement les plus hautes valeurs morales. Mais en tout cas, celui qui cherchera la morale de l’histoire dans la mécanique quantique ou dans la théorie de l’évolution fait fausse route. Si je prends cet exemple de la théorie de l’évolution, c’est à dessein. Après avoir eu les élucubrations de Galton qui débouchent sur la sociobiologie (voir l’article de Patrice Sifflet dans le numéro spécial du bulletin du groupe Marianne), nous avons depuis un certain temps un autre darwinisme, un darwinisme sympathique, à visage humain : un darwinisme qui nous explique que l’altruisme serait une caractéristique naturelle sélectionnée par l’évolution naturelle et qui aurait donné à l’humain capable de soucier des autres un avantage adaptatif, lui ayant permis de survivre comme être social.

Évidemment, ce darwinisme-là est plus doux à nos oreilles que celui qui prône l’élimination des handicapés, des malades mentaux et la stérilisation des pauvres et autres variétés d’inadaptés... Mais fondamentalement, il ne vaut pas mieux et repose sur les mêmes confusions intellectuelles, ce que le philosophe britannique Moore dénonçait par l’expression de « sophisme naturaliste ».

Il y a un point où ces questions-là deviennent cruciales, c’est quand on parle de la technique. La technique et la science ne sont pas la même chose, même si la technique est l’application de la science (du moins en est-il ainsi dans la société moderne). Mais qu’une technique soit l’application d’une science « vraie » ne suffit pas pour qu’on admette que cette doive être mise en oeuvre. La valeur d’une théorie scientifique est la vérité. Celle d’un procédé technique est l’utilité. Mais entre vrai et utile, il existe une différence considérable dans la syntaxe de notre langue. Dire que P est vrai est une proposition qui se suffit à elle-même. Alors que dire que T est utile sous-entend toujours utile à quelque chose et à quelqu’un. Le vrai peut être absolu. L’utile n’est toujours que relatif. Pour éviter ce problème, les utilitaristes ont trouvé un postulat censé trancher une fois pour toute et permettre de définir en toute rigueur scientifique la validité ou non de l’application d’une technique : est bien ce qui permet de maximiser le bonheur du plus grand nombre. La science nous permet de déterminer objectivement quelle technique permettra de maximiser le bonheur du plus grand nombre et donc, grâce au postulat utilitariste, la science n’est plus enfermée dans la description de ce qui est et peut désormais être normative, elle peut fixer ce qui doit être. Comme le médecin sait ce qui est bon pour la santé du patient, le savant doit savoir ce qui est bon pour la société dans son ensemble. C’est en raison de cette puissance nouvelle attribuée à la science par le principe d’utilité que l’utilitarisme est une doctrine appréciée par beaucoup de scientifiques. J’ai eu l’occasion de pointer ce problème à propos d’une contribution de Jean Bricmont au livre collectif Intrusions spiritualismes et impostures intellectuelles dans les sciences, contribution dans laquelle Bricmont définit l’utilitarisme (maximisation du bonheur global) comme une morale matérialiste – le matérialisme étant pour lui équivalent à la science.

Que cette position soit intenable, je l’ai déjà soutenu déjà à de nombreuses reprises. Je me contenterai ici de la réfuter par un contre-exemple. Supposons que, comme un vieux film d’Alain Jessua avec Patrick Dewaere on trouve un moyen de rendre les gens heureux par un procédé indolore (dans le film de Jessua, le médecin « flashe » le cerveau de Patrick Dewaere). Un tel procédé permettrait de rendre heureux cet homme qui, comme le personnage incarné par Dewaere, est devenu infirme, se déplace en fauteuil roulant et voit sa femme devenue la maîtresse du médecin. Si la morale utilitariste a un sens, Dewaere est plus heureux après son traitement qu’avant et comme personne n’est plus malheureux, le bilan global est nettement positif. Donc l’action du médecin de ce film est moralement bonne et n’est rien d’autre qu’une conséquence logique de la découverte de notre savant médecin d’un procédé permettant d’inhiber les réseaux neuronaux mis en oeuvre quand nous sommes malheureux. Généralisons : si on trouvait le moyen de rendre chimiquement heureux les gens qui vivent dans des conditions misérables et font un travail épuisant en modifiant certains circuits neuronaux, on aurait un moyen efficace et scientifique de résoudre la question sociale !

Les utilitaristes sophistiqués se récrient : ce qui maximise le bonheur global est bon mais à condition de respecter la dignité humaine. Il vaut mieux être un Socrate insatisfait qu’un porc satisfait disait John Stuart Mill. Mais par quel critère, en fonction de quelle science peut-on déterminer qu’un Socrate insatisfait est meilleur d’un porc satisfait ? Il faut introduire des notions qui ne figurent jamais dans les énoncés scientifiques. Je peux donner une description en termes d’observation, donc potentiellement scientifique, du plaisir et même, moyennant quelques hypothèses supplémentaires, du bonheur. Mais je ne peux pas donner de description traduisible dans le langage de la science de la dignité, de la liberté, etc. Par conséquent, la science est rigoureusement incapable de passer du mode descriptif au mode prescriptif dans les affaires humaines.

6. Ces quelques exemples (l’histoire, les sciences sociales, la morale) concourent à soutenir la thèse d’une limitation intrinsèque du champ dans lequel oeuvre la science et de l’impossibilité de se passer de philosophie. Mais alors me diront les rationalistes un peu obtus – j’ai croisé cette espèce d’être pensant – si la science ne fournit plus en tout le critère suprême, on va laisser le champ libre aux religions qui se présentent justement comme des pensées qui permettent d’aller au-delà des limites de la science. Je voudrais montrer que la place que je donne à la philosophie ne nous contraint pas du tout à capituler en rase campagne devant des religions qui cherchent aujourd’hui à reconquérir le terrain perdu.

En premier lieu, la prise de conscience des limites de la science conduit, selon moi, à une attitude sceptique. Autant il est impossible de pratiquer le scepticisme radical de celui qui affirme « il n’y a pas de vérité sauf celle-ci », autant je crois que nous devrions – et c’est même peut-être la condition fondamentale de toute liberté de l’esprit – considérer systématiquement nos vérités comme des vérités provisoires, limitées, adoptées dans un contexte donné. Il me semble même que ce scepticisme qui pousse toujours à examiner, à revenir sans cesse sur ce que nous croyons acquis est une des premières manifestations d’un véritable esprit scientifique. On voit immédiatement que ce scepticisme est par nature incompatible avec la religion qui exige la foi : c’est même le point vraiment commun aux trois monothéismes. Le doute est l’affaire du démon !

Inversement, comme j’ai eu l’occasion de le souligner, je rencontre très souvent chez nos zélés rationalistes une véritable religion de la science et une religion de la science qui, finalement, s’accorde pas si mal qu’on pourrait le croire avec la religion tout court.

7. En second lieu, l’opposition de la science et de la religion comme opposition de la raison et de l’irrationnel ... me semble tout à fait irrationnelle. Elle ne fait d’ailleurs que reproduire la figure classique de l’opposition religieuse du bien et du mal. Quitte à me valoir quelques inimitiés, on doit commencer par dire que la religion n’est pas irrationnelle.

Elle contient évidemment son lot de fables et d’extravagances, mais au fond pas beaucoup plus que n’importe quel « fait social » - j’emploie à dessein cette expression, car, pour Durkheim, la religion est un fait social total. L’école républicaine avait conçu un passé français assez mythique, pas autant que le Bible, certes, mais « nos ancêtres les Gaulois », ça ne valait pas beaucoup mieux que notre ancêtre Adam ou notre ancêtre Abraham. Quoi qu’il en soit, un défenseur éclairé de la religion fera remarquer que ces fables ne doivent pas être comprises selon leur vérité littérale mais bien comme des manières imagées d’amener le grand nombre à la connaissance de certaines vérités fondamentales.

La pratique religieuse contient des rituels curieux pour celui qui les regarde de l’extérieur – par exemple la communion qui repose sur cette extravagante affaire de la transsubstantiation. Mais là encore, on n’est pas obligé de croire que le corps du Christ est réellement présent dans l’Eucharistie et s’accorder sur la valeur symbolique du geste. On sait également que rituels et symboles ne sont le propre des esprits embrumés par les superstitions religieuses. La maçonnerie en est un excellent exemple. Des athées, rationalistes, se plient de bon gré à des rituels ésotériques qui plongent leurs racines dans un passé aussi peu rationaliste que possible ! Même les libres penseurs ont leurs rituels entièrement dominés par les rituels chrétiens d’ailleurs : manger un bon rosbif le jour du Vendredi saint, c’est réaffirmer à quel point on reste dépendant de la religion dominante, à quel point il est difficile de s’en affranchir complètement. On pourrait aussi parler de nos rituels républicains et y remarquer à quel point le religieux les imprègne, de part en part. Pourquoi sommes-nous les enfants de la patrie ? Qu’est-ce donc que ce Père au féminin qui trouve son image dans notre « mère-patrie », notre Marianne que Delacroix a peinte offrant si généreusement son sein. La République, ce n’est pas la Sainte-trinité, mais la fusion du masculin et du féminin, de Dieu le Père et de la Vierge Marie.

Toute société fonctionne à partir de rites et de montages qui font tenir debout les humains. Ces montages ont, la plupart du temps, c’est-à-dire jusqu’à l’époque moderne, été conçus comme la mise en oeuvre d’un discours sur la transcendance. Mais ce discours lui-même est assez contingent. On peut imaginer une religion qui n’ait ni Dieu créateur du Ciel et de la Terre, ni paradis, et même pas d’immortalité de l’âme. On peut aussi avoir des attitudes de duplicité assumée. Il est évident qu’Aristote ne croyait pas une minute qu’en montant sur l’Olympe il allait y trouver Zeus en train de faire bombance ou de lutiner quelque mortelle qu’il aurait enlevée... Mais Aristote ne tente pas de détruire les mythes. Les mythes participent de ce lien qui est celui de la Cité (Athena est la déesse protectrice d’Athènes) et celui de tous les Grecs. Et d’ailleurs, celui qui s’intéresse au mythe commence à philosopher (« Aimer les mythes, c’est en quelque sorte se montrer philosophe », Métaphysique, A,2). Mais évidemment, on ne s’en tient pas là. Et Aristote bâtit à côté de mais aussi à l’intérieur de cette culture grecque, un système philosophique rationnel : il y a un monde éternel et incréé (ce qui en ferait un matérialiste) mais pour qu’il y ait du mouvement dans ce monde, il faut supposer un « premier moteur » qui lui-même est sans mouvement (pour éviter la régression à l’infini). Il y a donc un Dieu pour Aristote, un dieu philosophique, et un arrière-plan entièrement matérialiste qui se marie pourtant avec l’acceptation d’un monde fantasmagorique où les dieux et les hommes sont en communication permanente. Alors, pourquoi un Aristote accepte-t-il sans broncher ce monde fantasmagorique du mythe et de la religion athénienne ? Tout simplement parce que ce monde a du sens, même si ce n’est pas un sens philosophique. Ce qui paraît extravagant ou insensé quand on se place de l’extérieur – un peu comme une langue qu’on ne comprend pas semble du « charabia » – est parfaitement sensé quand on se place à l’intérieur.

Penser la religion, ce n’est pas la rejeter dans l’irrationnel. C’est essayer d’en saisir la rationalité sous-jacente comme nous devons essayer de saisir la rationalité de tout fait social. Encore une fois, on voit que ce type d’approche, qui ne peut se contenter de ce qui observable, est radicalement différent de l’approche des sciences naturelles. Et c’est une approche qui suppose une capacité d’interprétation et même une espèce d’empathie méthodologique.

8. En troisième lieu, nous sommes confrontés ici, en France, à trois grandes religions apparentées, nos trois monothéismes qui dominent par ailleurs une bonne partie de la planète. Il me semble que la pire des manières d’aborder ces religions, c’est celle d’Onfray : on en fait de la religion un ensemble d’absurdités que seuls peuvent croire des esprits simples ou un peu dérangés et dont les porteurs sont des psychotiques graves (voir par exemple sa description de Paul, comparé d’ailleurs à Robespierre et Lénine…).

Il me semble au contraire qu’il faut partir de l’histoire réelle. « Tout ce qui est réel est rationnel », disait Hegel. C’est de bonne méthode. Et les religions étant des phénomènes historiques de grande ampleur, elles doivent être comprises comme telles. On dit parfois qu’une église est une secte qui a réussi. C’est une définition polémique mais fausse. On ne peut confondre un mouvement qui embrasse des millions et des millions d’individus à travers les siècles à l’un de ces nombreux et éphémères groupements d’individus névrotiques, faibles d’esprits ou déprimés comme le sont souvent les adeptes des sectes. Si l’Église catholique n’avait qu’un instrument d’oppression des masses au profit des puissants, elle n’aurait pas duré aussi longtemps – sauf à imaginer qu’on peut faire de la masse des humains des abrutis serviles, ce qui devrait normalement conduire ceux qui tiennent ces propos ou ces pensées à renoncer à tout espoir d’émancipation humaine, réservant la lucidité et le savoir réel à une petite élite d’esprits supérieurs.

Il y a dans le christianisme quelque chose de très particulier qui explique pourquoi c’est en milieu chrétien et pas ailleurs que sont apparues les grandes philosophies émancipatrices. C’est Hegel, à mon avis, qui saisit tout cela quand il affirme que « Dieu est mort ». Le christianisme commence en effet en faisant mourir Dieu sur la croix ! Ce qui n’est pas une petite affaire. Car il s’agit en même d’affirmer que ce Dieu est le fils de l’homme. Et par conséquent Spinoza est parfaitement chrétien quand il affirme que « l’homme est un dieu pour l’homme. » Hegel soutient encore que le christianisme a posé le premier la valeur infinie de l’individu mais que la vérité du christianisme ne s’est d’abord manifestée que sous les formes barbares du culte « extérieur » imposé par l’Église catholique. On sait bien qu’en pratique les religions instituées ont fait peu de cas de ces principes, par exemple le principe du rôle décisif du consentement en matière de foi comme en toute autre matière. Mais l’idée de liberté de conscience qui reste fondamentalement étrangère à la Grèce antique s’est affirmée à l’intérieur du christianisme, et plus spécialement sous la forme protestante. La pensée laïque et démocratique peut ainsi être vue, de manière encore très hégélienne à la fois comme la négation et comme l’accomplissement du christianisme.

Je ne veux pas reprendre à mon compte la conception hégélienne de l’histoire. Mais il me semble qu’elle nous oblige à considérer les religions comme des créations de la culture humaine et méritant comme telles tout notre intérêt et pas seulement une dénonciation un peu incantatoire ou des dés vieux blagues de bouffeurs de curés.

9. Pour conclure, je voudrais encore une fois souligner que la libre pensée n’est pas l’adoration d’une science un peu bornée et réduite à ce qu’on appelle du côté de la « théorie critique », la « raison instrumentale », une raison incapable de se critiquer elle-même et entièrement soumise à la production d’effets utilitaires sans qu’on se préoccupe d’interroger cette soi-disant utilité. Si la philosophie a un sens, c’est pour dans sa capacité à toujours prendre de la distance par rapport à nos propres créations, la science et la philosophie comprises. La capacité de la raison à ne pas « adhérer » même à elle-même. Une philosophie qui est donc aussi « skepsis », examen de la raison elle-même. Ce que d’ailleurs nous trouvons chez tous les grands penseurs, Platon et Aristote, Descartes et Spinoza, Kant et Hegel pour ne citer que les plus grandes figures.

Un libre penseur est un anticlérical, ce qui est une prise de position politique (contre la soumission de l’ordre public au religieux) mais il n’est pas « antireligieux », parce que ça ne veut rien dire ! Du reste j’ai beaucoup apprécié que la Libre Pensée ne soit pas tombée dans l’hystérie antimusulmane qui a saisi une partie de la société française ? il y a encore peu de temps. J’ajouterais qu’aujourd'hui, plus que par les religions, la liberté de pensée est menacée par la toute-puissance d’une idéologie utilitariste, exaltant un individualisme poussé à ses dernières absurdités, une idéologie qui transforme les hommes en choses (les « ressources humaines ») et les choses (la marchandise, l’argent) en l’objet d’un culte à quoi tout doit être sacrifié. Ceux qui ont pris le temps de lire le Capital ont reconnu ici le « caractère fétiche de la marchandise et son secret ». Et pour cette raison, je terminerai encore en citant Marx : « La critique a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas pour que l'homme porte la chaîne prosaïque et désolante, mais pour qu'il secoue la chaîne et cueille la fleur vivante. La critique de la religion désillusionne l'homme, pour qu'il pense, agisse, forme sa réalité comme un homme désillusionné, devenu raisonnable, pour qu'il se meuve autour de lui et par suite autour de son véritable soleil. La religion n'est que le soleil illusoire qui se meut autour de l'homme, tant qu'il ne se meut pas autour de lui-même. » (Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel) Le problème, c’est donc de faire en sorte que l’homme se meuve autour de lui-même, par autour du soleil illusoire du capital.

© Denis Collin. Le 20 juin 2007

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Ecrit par dcollin le Vendredi 22 Juin 2007, 13:52 dans "Théorie de la connaissance" Lu 8117 fois. Version imprimable

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