Le positivisme logique et l'interprétation de Copenhague
Remarques à partir d'un livre de Philipp Frank
Toutes les sciences ont pour but de prévoir les évènements futurs et d’en diriger le cours dans la mesure du possible, à partir des évènements immédiatement présents. (…) Partout on y coordonne des symboles aux données immédiates.[1]
Cette définition, tout d’abord, exclut tout référence à la réalité puisqu’il s’agit seulement des évènements « immédiatement présents » c'est-à-dire qui des « données immédiates ». En second lieu, elle est purement « opérationnelle » puisque la science doit, d’une part, « prévoir les évènements futurs » – ce qui signifie par exemple que les sciences qui n’ont pas cette capacité de prévision ne sont pas à proprement parler des sciences – ainsi les « sciences historiques » ou les sciences de la nature comme la théorie de l’évolution, la paléontologie, etc. D’autre part, la science doit essayer de « diriger le cours » de ces évènements. C’est donc l’interaction pratique qui fait la science.
« L’instrument science » consiste en des « relations entre symboles ». Ces relations sont des formules (par exemple les équations du mouvement de Newton). Mais Frank précise que ces formules « ne sont pas des énoncés portant sur le donné expérimental réel » :
On ne peut les dire vraies ou fausses que dans le sens où un couteau mal aiguisé est un instrument tranchant qui peut être qualifié de « faux » ; mais non pas dans le sens ou il est faux de dire : « cette table est bleue » quand on l’a peinte en vermillon.[2]
La formule galiléenne de la « chute des graves » que dans la mesure où elle permet de calculer avec une bonne approximation le temps que mettra la pierre lâchée dans un puits pour atteindre l’eau. Mais en elle-même, elle n’est ni vraie ni fausse.
Il faut maintenant préciser ce qu’on entend par « données ». Ce ne sont que des « propositions-constat », du type « l’observateur A constate la présence d’une tâche sombre dans le coin supérieur gauche de l’écran ». La proposition ne porte pas sur l’existence de la tâche et encore moins sur la réalité dont la tâche est le signe, mais bien sur l’observation – en cela Philipp Frank soutient des positions semblables à celles de Bohr et Heisenberg en mécanique quantique.
O.Neurath nomme « physicalisme » l’attitude scientifique de ceux qui ne veulent utiliser que des propositions-constat comme celles dont nous venons de parler et R. Carnap montre que c’est seulement par ce moyen qu’on peut parler d’un « langage physique » susceptible d’être considéré comme la seule langue commune à toutes les sciences : celle dans laquelle on peut se faire comprendre de tous les hommes.[3]
Le « physicalisme » s’inscrit dans la démarche du cercle de Vienne visant à éliminer radicalement la métaphysique comme dépourvue de sens. Karl Popper a montré les contradictions auxquelles conduit cette tentative.[4] Popper, polémiquant contre Carnap, fait remarquer que toutes les théories physiques contiennent des éléments non testables – c’est-à-dire qui ne peuvent faire l’objet de propositions-constat pour parler comme Frank. Or l’élimination de ces éléments non testables pourrait avoir des effets encore plus destructeurs sur la science que la pollution des théories par la métaphysique. Par exemple Mach, que Carnap cite à l’appui de sa position, voulait éliminer de la théorie physique l’atomisme.
La thèse du physicalisme conduit à considérer que le monde réel et le monde de notre expérience sont un seul et même monde. Carnap défendait dans un premier temps la thèse du « solipsisme méthodologique » qui affirme que la science est construite à partir de l’expérience individuelle. Sous l’influence de Neurath, qui était marxiste, le physicalisme fut introduit parce qu’il insistait sur la formulation d’un langage qui pourrait bénéficier de la validation intersubjective. Le physicalisme était défini par Neurath comme un « matérialisme méthodologique ».
De cette conception de la science, Philipp Frank est conduit à repenser le statut du réel. Il justifie l’identité du monde de l’expérience et du monde réel. Dans le langage commun, la différence entre « apparent » et « réel » renvoie, la plupart du temps à deux modes de l’examen d’un phénomène donc à deux genres d’expérience sensible : en apparence (1) A est B mais avec un examen plus approfondi, je me rends compte que (2) A et C. Les résultats (1) et (2) sont tous les deux des résultats empiriques. Bien qu’en physique, il semble en aller différemment, ce n’est pas le cas. Par exemple, nous pouvons dire qu’apparemment cette rose est rouge mais qu’en réalité il n’y a ni pas de couleur chatoyante mais seulement une onde électromagnétique de 650 nm. Ce qu’on appellera « réel » maintenant, c’est un « schéma mathématique » duquel on peut déduire des résultats expérimentaux. Mais le schéma mathématique n’a rien à voir avec un « arrière-monde » plus ou moins platonicien. Il est « le résumé le plus précis des données expérimentales ».[5] Ainsi,
Si le passage des apparences au réel est un progrès, celui-ci ne peut être accompli que par deux voies : ou bien par l’enrichissement de notre collection de données expérimentales, ou bien par les perfectionnements apportés à leur mise en ordre.[6]
Cette position, selon Frank est conforme aux progrès de la physique. La physique classique, par exemple, distingue des forces « vraies » et des forces « apparentes » : ainsi la « force centrifuge est souvent désignée comme « pseudo-force ». Il en va de même de la force de Coriolis. Mais dans la théorie de la relativité générale, ce type de distinction n’a plus lieu d’être.[7] Par conséquent :
La construction du monde dit « réel », « véritable », « physique », « objectif » ou « spatio-temporel » n’est pas autre chose que la mise en ordre des données de l’expérience suivant un schéma.[8]
On ne peut donc plus considérer la théorie physique comme un ensemble d’énoncés cohérents décrivant un « monde réel » qui existerait en dehors de la conscience. Il y a bien difficulté : comme les théories sont changeantes, ne pourrait-on pas considérer qu’elles sont toutes des approximations, plus ou moins réussies, d’un monde « vrai » ? Cet argument qui est un des arguments forts en faveur du réalisme, est cependant réfuté : il faudrait pouvoir comparer les théories entre elles et les placer sur la ligne d’un progrès marquant une certaine convergence. Or cette convergence ne peut se faire que sur les mesures expérimentales et nullement sur les théories elles-mêmes, puisqu’il « n’y a pas la moindre indication en faveur de la découverte finale d’une théorie définitive. »[9] Il n’y a donc pas place pour ce que Michel Bitbol appelle le réalisme convergent.[10]
Il faut, selon Frank, éliminer impitoyablement toute trace de proposition métaphysique (c’est-à-dire se situant au-delà de la physique) dans la théorie physique. Par exemple, la découverte de la constante de Planck, h, qui permet de déterminer le quantum d’action, ne permet pas d’affirmer qu’il existe quelque chose qui serait un « grain d’énergie » ou quoi que ce soit d’autre du même genre. La physique des quanta ne peut pas être interprétée comme une nouvelle version de la physique atomiste et discontinuiste de Démocrite.
Philipp Frank reste cependant cohérent. Défendant l’épistémologie de Mach – qui fut l’un des premiers à réfuter l’opposition des deux mondes dans la science – il critique ceux qui déduisent des thèses de Mach la « défaite du matérialisme », à la différence, par exemple, aujourd’hui d’un Bernard d’Espagnat qui prétend que la MQ a permis de consommer la défaite du matérialisme. Frank montre que le matérialisme tel qu’il a été élaboré au siècle des Lumières, n’est pas une métaphysique du monde « vrai » opposé au monde de l’expérience, mais simplement « l’opinion d’après laquelle on peut rendre compte de tous les phénomènes naturels, même de ceux qui se passent dans les êtres vivants, à l’aide des lois et des concepts de la mécanique »[11]. Donc la querelle de Lénine contre Mach, dans Matérialisme et empiriocriticisme, repose sur un malentendu et notamment sur l’exploitation illégitime des thèses de Mach par les anti- matérialistes.
De la même manière, Frank se protège contre les accusations de scepticisme qui pourraient lui être adressées. Le refus d’admettre un monde « vrai » à côté du monde de l’expérience signifie seulement ceci :
La notion de monde réel n’a de sens que si l’on admet, en même temps, une intelligence surhumaine. Toute autre attitude n’est qu’un non-sens logique.[12]
L’anti-réalisme de Philipp Frank semble donc compatible avec une certaine interprétation du matérialisme, ce « matérialisme méthodologique » cher à Neurath. En même temps, Frank s’appuie sur les positions de Heisenberg et même de Planck qui lui semblent des confirmations de sa conception de l’activité scientifique.
C’est un rapprochement qui ouvre des perspectives de recherche : dans quelle mesure une version matérialiste de la philosophie critique de Kant est-elle possible ? Quels rapports entre le physicalisme viennois et le matérialisme ? un matérialisme anti-réaliste n’est-il pas une contradiction dans les termes ?
©Denis Collin – 2003
[1] Philipp Frank : Le principe de causalité et ses limites, traduit de l’allemand par J. du Plessis de Grenédan, Flammarion, 1937, « Bibliothèque de philosophie scientifique », p.15
[2] Op. cit. p.18
[3] Op. cit. p.51
[4] voir Karl Popper : La démarcation entre la science et la métaphysique, 1955, reproduit dans Pierre Jacob (dir.)
De Vienne à Cambridge, Gallimard, 1980
[5] P.Frank, op. cit. p.221
[6] Op. cit. p.222
[7] La force de Coriolis permet de décrire l’accélération que subit tout corps en mouvement relatif à un repère en rotation. Si on lance une boule sur un plan (en mouvement inertiel), elle va se déplacer en ligne droite en raison du principe d’inertie. Si ce plan est en rotation, la boule se déplacera toujours en ligne droite relativement un observateur extérieur mais relativement à un observateur situé sur plan en rotation, elle aura une trajectoire courbe. La Terre étant un repère en rotation, la force de Coriolis y joue un rôle important – c’est elle qui explique que les mouvements des masses d’air et des liquides sont déviés vers la droite dans l’hémisphère nord et vers la gauche dans l’hémisphère sud. Dans la physique relativiste galiléenne repose sur la conservation des lois dans les repères en déplacement inertiel, le repère inertiel est un repère privilégié. Mais dans la théorie de la relativité générale formule des lois valables pour n’importe quel repère (Einstein parle de « système de coordonnées » ou SC dans L’évolution des idées en physique).
[8] P.Frank, p.225
[9] P.Frank, p.234
[10] Michel Bitbol, L’aveuglante proximité du réel, Flammarion, 1998, collection « Champs », chapitre I
[11] Op. cit. p.247
[12] Op. cit. p.249
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Ecrit par dcollin le Dimanche 27 Mars 2005, 00:42 dans "Théorie de la connaissance" Lu 12896 fois.
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