L’homme est-il libre par nature ?
Bref nous sommes portés à croire que l’homme est bien libre par nature. La perte de sa liberté viendrait de circonstances extérieures, sociales pour l’essentiel, un peu comme les animaux sauvages semblent perdre leur liberté quand ils sont domestiqués (voir la fable Le loup et le chien de Jean de la Fontaine). Du même coup l’état civil n’aurait pas d’autre légitimité que la garantie de cette liberté naturelle qui s’exprime à travers des droits (tout aussi naturels).
Voilà en gros dans quel « bain » idéologique vivent les citoyens des États démocratiques ou à peu près démocratiques. Mais l’idée d’une liberté naturelle est fort problématique.
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n’est véritablement libre qu’une chose qui ne dépend pas d’autre chose, qui n’est pas causée par autre chose, bref seule peut être dite libre une chose qui est cause de soi. C’est la définition même de Dieu (dans toute théologie) ou de la Nature (chez Spinoza). Or l’homme n’est pas cause de soi – puisqu’il n’est pas Dieu.
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Si l’homme est libre « par nature », c’est donc que sa nature (son essence) est justement hors de l’ordre naturel des choses. Il est un sujet transcendant.
- I -
Commençons par le deuxième point. L’humanisme de Pic de la Mirandole (De la dignité de l’homme) pose l’homme en dehors de reste de la création. Créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, il y a donc en lui quelque chose de divin. Loin de suivre les lois déterminées que suivent les choses créées, il se fait lui-même. Voici ce que Dieu dit à Adam, selon Pic de la Mirandole : « Si nous ne t'avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c'est afin que la place, l'aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton vœu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c'est ton propre jugement, auquel je t'ai confié, qui te permettra de définir ta nature. Si je t'ai mis dans le monde en position intermédiaire, c'est pour que de là tu examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans le monde alentour. Si nous ne t'avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c'est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines. » Certains auteurs ont vu dans ce texte le fondement de toute la modernité, rupture radicale avec la pensée antique et médiévale. Loin d’être soumis au destin, loin de devoir rechercher sa juste mesure, l’homme est posé comme libre, absolument, et depuis la création. Il n’est certes pas son propre créateur, mais le créateur l’a fait libre. C’est parce qu’il est libre en tant qu’il est esprit qu’il peut se proposer ce projet fou de « devenir comme maître et possesseur de la nature » ainsi que le dit Descartes. Et en effet, si en tant que corps, chose étendue, je suis soumis aux lois naturelles déterministes, en tant qu’esprit, je n’éprouve aucune limite à la liberté de sa volonté. « La liberté de notre volonté se connaît sans preuves, par la seule expérience que nous en avons. » (Principes de la philosophie, I, 39).
C’est Sartre qui donne au « cogito » cartésien toute sa portée du point de vue de la liberté. Le point de départ est la « facticité » comme le dit Sartre : l’homme ne s’est pas créé lui-même, il a été « jeté » dans le monde (pour reprendre ici une expression que Sartre emprunte à Heidegger). « Il est en tant qu’il y a en lui quelque chose dont il n’est pas le fondement : sa présence au monde. »1 On peut changer de nationalité en émigrant, s’endurcir par l’exercice physique si on est trop frêle, réciter des milliers de vers pour entraîner sa mémoire, combattre le gouvernement s’il est despotique, rechercher la richesse si on est pauvre. Mais ce qui nous échappe à tout jamais, c’est l’être né2, l’être né de ces parents-ci dans cette époque-ci. C’est pourquoi l’homme est, comme le dit Sartre « jeté dans le monde », « délaissé », « pure contingence ». C’est cela que Sartre appelle « facticité du pour-soi ». Et c’est cette facticité qui pose la question de la liberté. On connaît la fameuse formule par laquelle il résume ce qu’il entend par existentialisme : « l’existence précède l’essence ». Le contenu philosophique en est explicité ainsi : « Je suis un existant qui apprend sa liberté par ses actes ; mais je suis aussi un existant dont l’existence individuelle et unique se temporalise comme liberté. » Ainsi, cette liberté « n’est pas une qualité surajoutée ou une propriété de ma nature ; elle est très exactement l’étoffe de mon être. »3 Mais cette liberté est toujours en question. La liberté, pour la « réalité humaine »4, c’est la possibilité toujours ouverte de nier la liberté. C’est pourquoi nous sommes en permanence dans la tentation de nier notre liberté, de saisir la réalité humaine comme pur « en-soi ». Mais cette dénégation de notre propre liberté, typique conduite de mauvaise foi, se dénie elle-même. Nous sommes condamnés à être libres.
Cette liberté n’est pas une propriété de ma nature, dit Sartre, mais « l’étoffe de mon être », autrement dit je suis liberté, c’est ma nature. Et je dois en tirer toutes les conséquences sur le plan moral. On peut considérer la thèse sartrienne comme la conséquence ultime d’un développement de la pensée qui parcourt toute la philosophie moderne. Si les effets que cette pensée à produits sont considérables – l’entreprise de la technoscience moderne en est un exemple – elle repose sur une métaphysique pour le moins contestable. Arrachant l’homme à la nature, elle exige un dualisme que l’on retrouve tant chez Descartes que chez Sartre et qui apparaît en contradiction avec toute considération de la nature sans adjonction extérieure, une considération qui, soit dit en passant, est le principe premier de toute démarche scientifique.
-II-
Du point de vue d’une considération rationnelle de la nature des choses, l’homme n’est bien qu’une partie de la nature dont il suit le cours et il ne peut donc pas être « libre par nature » puisque par nature aucune chose n’est libre … sauf la nature elle-même qui, du reste, n’est libre que d’agir selon les lois de la nature ! Non seulement l’homme n’est pas libre puisqu’il a un corps qu’il n’a pas choisi, parce qu’il subit sa vie durant toutes les déterminations que lui impose ce corps, mais encore comme l’esprit de l’homme n’est rien d’autre que l’idée de ce corps qu’il est, son esprit n’est pas plus libre que le corps. Comme le dit Spinoza, ironiquement, « Quoique le fameux Descartes ait cru l'homme parfaitement libre, je sais cependant qu’il remonte aux premières causes de ses passions, et qu'il a tâché de nous faire connaître les moyens de les réprimer ; mais il n’a pas rempli son objet et il ne fait admirer dans ses ouvrages que la subtilité de son génie comme je le démontrerai en son lieu. » (Éthique, préface de la IIIe partie). En effet, ce que montre la raison et que confirme l’expérience, c’est que naturellement l’homme est soumis à la servitude de ses propres affects qui conditionnent sa manière de voir les choses et les idées qu’il se fait de sa propre vie. Le libre arbitre, que nous connaissons « sans preuve », selon Descartes, n’est pour Spinoza qu’une illusion. Nous nous croyons libres parce que nous ignorons les causes qui nous déterminent à agir.
Ce que dit Spinoza, Freud le confirme. Cette orgueilleuse conscience si fière de sa liberté n’est que la partie la plus superficielle de la psyché. « Le Moi n’est pas le maître dans sa propre maison » ! Quant à la « volonté de puissance » de Nietzsche, elle est tout sauf une volonté libre. Dans une autre direction que celle suivie par la philosophie, on doit remarquer que toutes les avancées des sciences, qu’il s’agisse de la biologie ou des sciences sociales comme la sociologie ou l’anthropologie, conduisent à mettre sérieusement en cause la liberté naturelle de l’homme. L’homme est un être social mais ce qui caractérise le « fait social », selon Durkheim, c’est la contrainte ! Et nous avons appris combien les relations avec la nature extérieure conditionnent les attitudes mentales (voir les ouvrages de Jared Diamond), combien les modes de propriété et les structures familiales conditionnent les idées politiques ou religieuses (voir Emmanuel Todd).
Bref, nous avons toutes les raisons de réfuter cette idée selon laquelle « l’homme est libre par nature ». On pourrait même dire que cette idée est par excellence la superstition de la modernité. Pourtant, si le conditionnement des comportements humains est incontestable, nous savons, depuis Leibniz au moins, que ce qui incline notre âme ne nécessite point. On trouve chez Marx une distinction entre conditionner et déterminer qui pourrait aussi nous éclairer.
L’aventure de la science moderne n’était possible qu’en présupposant que la nature et le monde possèdent une rationalité et une simplicité intrinsèques. Pas plus que Dieu, la nature ne peut être trompeuse. Elle ne peut pas non plus être inconstante : Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Les lois de la nature sont invariantes et universelles. Mais évidemment, si l’homme n’est qu’une partie de la nature dont il suit le cours, quelle place reste-t-il à la liberté humaine ? Leibniz se confronte méthodiquement à cette question.
Tout d’abord, Leibniz réfute l’argument de la raison paresseuse, qui figure dès l’Antiquité au rang des objections adressées au fatum des Stoïciens. Après avoir montré que ce nécessitarisme conduit à la superstition et détruit les fondements de la liberté en détruisant le libre-arbitre, Leibniz propose de sortir des apories traditionnelles sur ce sujet en s’engageant à « marquer les différents degrés de la nécessité. »Leibniz distingue une « nécessité absolue », la nécessité logique ou métaphysique, et une nécessité qui n’est point absolue. Pour que l’homme soit libre et même pour que Dieu lui-même puisse être dit libre, il faut admettre que la nécessité n’a pas un empire absolu sur le monde et que néanmoins rien n’arrive de manière absolument contingente. Les raisonnements leibniziens sont complexes : « Il faut avouer, Monsieur, que nous ne sommes point tout à fait libres, il n’y a que Dieu qui le soit, puisqu’il est seul indépendant. Notre liberté est bornée de plusieurs manières, il ne m’est point libre de voler comme un aigle ou de nager comme un dauphin, parce que mon corps manque d’instruments nécessaires. On peut dire quelque chose d’approchant de notre esprit. Nous avouons quelques fois de n’avoir pas eu l’esprit libre. Et, à parler à la rigueur, nous n’avons jamais une parfaite liberté d’esprit. Mais cela n’empêche pas que nous n’ayons un certain degré de liberté qui n’appartient pas aux bêtes, c’est que nous avons la faculté de raisonner et de choisir suivant ce qui nous paraît. Et pour ce qui est de la prescience divine, Dieu prévoit les choses telles qu’elles sont et n’en change point la nature. Les événements fortuits et contingents en eux-mêmes le demeurent nonobstant que Dieu les a prévus. Ainsi, ils sont assurés, mais ils ne sont point nécessaires. »
Il ne règne pas dans les affaires humaines une liberté absolue – en vérité et au-delà des prises de distance verbales répétées, Leibniz n’est pas tellement éloigné de Spinoza – mais la prévision des comportements est possible : Dieu qui connaît tous les paramètres en a même une connaissance parfaite et pourtant si assurés qu’ils soient – au moins pour Dieu – les comportements humains ne sont pas nécessaires. Ce qui est strictement nécessaire, nous dit Leibniz, c’est tout ce à quoi même Dieu ne peut rien changer. Dieu ne peut pas faire que trois fois trois ne donnent pas neuf ! Par contre n’est pas nécessaire ce qui peut être empêché, même si Dieu est assuré que cela ne le sera pas. Le pécheur qui se prépare à pécher ne le fait pas par nécessité mais il le fait tout de même. Son péché est seulement contingent, c’est-à-dire qu’il n’était nullement impossible qu’il puisse s’abstenir de pécher. S’il pèche, c’est parce qu’il était déterminé à pécher sans qu’il y ait pour cela nécessité. La contingence du péché signifie seulement la possibilité (abstraite) de ne pas pécher. Leibniz donne une définition précise des catégories du nécessaire, du possible et du contingent. Le nécessaire est ce qui ne peut pas ne pas être, le contingent ce qui peut être conçu sans contradiction, le possible ce qui est conçu par un esprit attentif, et l’impossible ce qui ne peut pas être. L’impossible est donc l’opposé du nécessaire et le contingent l’opposé du possible. Autrement dit, renoncer à la nécessité n’est pas abandonner le cours des choses à la pure contingence mais ouvrir le champ de l’exploration des possibles.
Abordons encore autrement ce problème. Leibniz oppose la nécessité, qui conduit toujours à un certain résultat et qui est la loi régissant le domaine des mathématiques et de la métaphysique, à la détermination qui seulement «incline» et qui concerne tant la physique que la morale1 ; ailleurs cette opposition recouvre l'opposition entre le domaine qui concerne les monades simples soumises aux lois de la physique et celui des âmes dotées de réflexion et capables d'une action en vue d'une fin. Il faut noter que l’opposition entre nécessité et détermination n’est pas une différence de force comme pourrait le laisser supposer la formulation leibnizienne. La détermination n’est pas une nécessité affaiblie. Nécessité et détermination sont des principes qui s’appliquent à des ordres différents. La nécessité concerne les essences, elle n’est que l’explication de ce qui est impliqué dans chaque essence, le développement des prédicats qui sont inhérents au sujet. La détermination, au contraire, concerne les phénomènes du monde et elle relève de jugements contingents. Au sens strict, il n’y a donc aucune nécessité des lois naturelles, mais seulement un déterminisme. C’est pourquoi « la série des choses n’est pas nécessaire de nécessité absolue. Il y a en effet plusieurs autres séries possibles, c’est-à-dire intelligibles, même si leur exécution ne suit pas en acte. » C’est pourquoi, il y a une infinité de mondes possibles. La nécessité qui s’impose, même à Dieu, est la nécessité logique : tous les possibles ne sont pas possibles simultanément – ils ne sont pas nécessairement compossibles – et la liberté de Dieu consiste non dans le fait qu’il pourrait s’abstraire de la nécessité mais dans le choix du meilleur entre tous les mondes possibles – ces mondes possibles étant eux-mêmes soumis à la nécessité car il n’est pas plus possible de créer des montagnes sans vallées que de faire que trois fois trois ne fassent point neuf.
Si nous admettons donc que la liberté n’est jamais que relative et s’exerce toujours par rapport à un donné qui ne dépend pas de nous, alors nous pouvons considérer qu’il y a dans la nature même de l’homme une faculté d’explorer le champ des possibles et d’introduire dans sa propre conduite une détermination qui ne vient que de lui-même et non de l’effet des choses extérieures sur lui. En ce nous sens nous pouvons bien dire qu’en une certaine mesure « l’homme est libre par nature ».
Spinoza soutient : « Aussi longtemps que nous ne sommes pas dominés par des sentiments qui sont contraires à notre nature, nous avons le pouvoir d’ordonner et d’enchaîner les affections du corps suivant un ordre conforme à l’entendement. » (Éthique, V, proposition X). Ce pouvoir est certes limité – il ne faut pas être dominé par des sentiments contraires à notre nature – mais il est capital. La proposition XIV poursuit : « L’esprit peut faire que toutes les affections du corps autrement dit les images des choses soient rapportées à l’idée de Dieu. » et donc « Celui qui se comprend lui-même et comprend ses sentiments clairement et distinctement aime Dieu et d’autant plus qu’il se comprend mieux lui-même et comprend mieux ses sentiments. » (proposition XV). La liberté humaine pour Spinoza n’est d’autre que l’expansion de sa puissance d’être laquelle est dépendante de l’exercice de notre intellect (« la meilleure partie de nous-mêmes »).
Cette liberté relative n’existe que parce que nous avons en nous cette faculté de comprendre la nature des choses et ainsi si nous sommes « libres par nature », nous ne le sommes que potentiellement. Cette liberté ne devient effective que par le long travail qui permet de sortir de la servitude affective originaire en laquelle nous sommes tenus.
En conclusion, nous ne pouvons donc tenir la proposition pour vraie « l’homme est libre par nature » qu’en un sens très précis, non celui d’une absolue liberté métaphysique, mais bien d’une manière relative, comme la possibilité d’une libération. Cela pourrait nous permettre d’interpréter différemment le passage du début du Contrat Social dans lequel Rousseau affirme que « l’homme est né libre et partout il est dans les fers ». L’homme est dans les fers, mais il doit pouvoir se libérer : tel le sens véritable du « contrat social » de Rousseau. Cette liberté par nature n’est donc pas une propriété dont nous pourrions jouir en bons rentiers, mais le sens même que nous devons donner à notre vie.
1 Jean-Paul Sartre : L’Être et le Néant, Gallimard, 1943, page 122 – idem pour les citations suivantes
2 Si, pour les Grecs, l’essence de l’homme est la mortalité, peut-être serait-il temps, ainsi que nous y invite Hannah Arendt, de nous intéresser à la natalité ?
3 L’Être et le Néant, op. cit. page 514
4 C’est par cette expression que Sartre traduit généralement le Dasein de Heidegger.
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Ecrit par dcollin le Jeudi 21 Avril 2016, 07:37 dans "Enseigner la philosophie" Lu 22871 fois.
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