Manifeste pour une philosophie sociale
Un livre de Franck Fischbach
Le livre de Franck Fischbach est un manifeste. À la fois un acte de combat et un texte fondateur. Un acte de combat pour faire exister dans notre pays une philosophie qui revienne à la pensée de la « question sociale », et pour nous débarrasser de la soupe aigre et tiédasse de la « philosophie politique » à la Luc Ferry et ses discours creux sur « l’État de droit ». Un texte fondateur, car il s’agit 1° de montrer l’existence de fait d’une philosophie sociale reconnue comme dans d’autres pays comme l’Allemagne – avec, pour ne parler que nos contemporains stricts, la figure d’Axel Honneth, par exemple ; 2° de fonder la légitimité de cette entreprise ; et 3° d’en définir l’objet et les finalités.
Pour comprendre ce qu’est la philosophie sociale, on peut commencer par la distinguer de cette proche parente qui a envahi tout le territoire au cours des dernières décennies, la philosophie politique. Alors que la philosophie politique moderne part « d’un individu indépendant et autonome, considéré comme un agent rationnel et libre, conscient de son intérêt propre », « Il en va tout autrement dans la philosophie sociale : en lieu et place d’un individu rationnel et isolé, elle part d’un individu rationnellement constitué et compris comme étant d’abord et avant tout un être naturel, c’est-à-dire un être de besoins. » (p.50) C’est pourquoi la philosophie sociale est radicalement opposée à « l’hypothèse d’un Moi détaché de tout contexte » – comme dans la fiction du voile d’ignorance rawlsien et Fischbach précise: « pour le dire dans les termes typiques d’une opposition entre les Anciens et les Modernes, la philosophie sociale se range clairement du côté de l’idée ancienne selon laquelle les individus découvrent leurs fins dans la société où ils vivent et elle s’oppose à l’idée moderne selon laquelle les individus choisissent leurs fins indépendamment de tout contexte. » (p.160)
L’orientation philosophique que défend Fischbach est, bien sûr, insérée dans une conjoncture intellectuelle précise. Fischbach pointe du doigt ces « petits maîtres » ont régné ou tenté de régner sur les années 1980 et 1990: « après s’être engouffrés dans l’abaissement théorique sans précédent provoqué par les soi-disant “nouveaux philosophes” dont l’aventure se termine maintenant dans le cynisme d’une adhésion au sarkozysme, ceux qui prétendirent enterrer la génération des Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard, Althusser, Bourdieu, Granel, etc. laisseront les pâles images de leur triste parade médiatique et de leur course effrénée aux honneurs publics, mais pas d’œuvre. » (p.8) Mais cette période est « close », au moins sous la forme de la « philosophie politique dépolitisante » (p.11) qu’elle a prise en France. Contre le normativisme abstrait d’un Ferry qui se demande « qu’est-ce qu’une vie réussie », Fischbach affirme que la question propre à la philosophie sociale est « qu’est-ce qu’une vie mutilée ou aliénée ? » (p.14)
Très paradoxalement, la philosophie sociale est inconnue en France comme discipline partie prenante de la philosophie alors que c’est en France que le terme a été inventé, pendant la révolution française (à Paris, Moses Dobruska publie anonymement en 1793, un ouvrage intitulé Philosophie sociale. Dédiée au peuple français) et c’est en France, notamment à travers le saint-simonisme et son héritage comtien que la philosophie sociale a connu ses premiers développements notoires. Pourtant à la fin du XIXe siècle, c’est la sociologie durkheimienne qui va occuper tout le champ de la philosophie sociale. En Allemagne, au contraire, la sociologie (Simmel, Tönnies, Weber) s’est imposée sans rupture avec la philosophie, bien au contraire et c’est en Allemagne que la philosophie sociale sera la plus vivante et la mieux reconnue institutionnellement avec l’Institut pour la recherche sociale de Francfort, dont les illustres fondateurs sont Adorno et Horkheimer et qui continue de vivre aujourd’hui avec Axel Honneth.
Le livre de Fischbach tente de déterminer la place propre de la philosophie sociale qui n’est ni purement normative comme la philosophie politique contemporaine (Rawls) ni réductible à la sociologie. Des catégories propres à la philosophie sociale, comme celle d’aliénation ou de réification sont des catégories philosophiques – elles sont impensables sans référence à une certaine conception du bien et de la recherche de l’accomplissement humain – mais elles irriguent les sciences sociales qui les utilisent à leur tour pour saisir ce qui s’offre sur le terrain de l’enquête.
La philosophie sociale se sépare de la philosophie politique moderne par ce rapport particulier au concept de la vie bonne : « la philosophie politique classique ayant abandonné la réflexion sur les institutions politiques en tant que conditions d’une vie bonne et accomplie, au profit de la réflexion sur les conditions d’un ordre stable et légitime, le terrain se trouvait dégagé pour une démarche de philosophie sociale qui reprenne cette interrogation à son compte, c’est-à-dire qui reprenne à son compte la question du Salut, mais sous la forme désormais sécularisée des conditions d’une vie bonne et accomplie » (p. 42). Néanmoins cette opposition entre une philosophie sociale héritière d’une tradition « aristotélicienne » et la philosophie politique moderne ne doit pas être considérée de manière trop schématique. Spinoza apparaît ainsi comme une exception dans la philosophie moderne, lui qui « aborde la question politique du régime et de la forme du gouvernement sous l’angle de la question éthique de savoir quel type de vie sociale est promu par tel régime ou tel gouvernement et si cette vie sociale consiste ou non en un développement de la puissance d’agir collective » (p.43).
Si la philosophie sociale naît quand la question du « social » est posée par le développement historique, elle n’est pas une thérapeutique pour calmer les maux sociaux et proposer des remèdes qui rendent acceptable l’ordre existant. Fischbach souligne à maintes reprises combien elle est fondamentalement une philosophie critique qui considère que le point de vue des opprimés ou des plus défavorisés est le seul point de vue pertinent pour analyser adéquatement la totalité sociale. Beaucoup d’autres points mériteraient d’être soulignés : les rapports paradoxaux d’une philosophie sociale « révolutionnaire » avec la pensée « réactionnaire » d’un Bonald et de tous ces courants intellectuels qui voient la société comme une totalité organique ; l’existence d’une philosophie sociale « réformiste » qui se pense essentiellement comme une pédagogie (dont Fischbach analyse quelques exemples français comme celui de Célestin Bouglé) ; la question de l’auto-réflexion de la philosophie sociale (dans la lignée de ce que propose Habermas dans Connaissance et intérêt); etc. Ces quelques thèmes illustrent la richesse des pistes ouvertes par ce livre relativement bref, mais tout à la fois dense et écrit avec la plus grande clarté.
Franck Fischbach, Manifeste pour une philosophie sociale, La Découverte, 2006, 164 pages, 16€
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Ecrit par dcollin le Dimanche 13 Décembre 2009, 15:46 dans "Bibliothèque" Lu 6802 fois.
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