Commentaire du Traité Politique de Spinoza (IV)
Chapitre IV
Ce premier paragraphe rappelle les prérogatives du pouvoir souverain – sachant que celles-ci découlent tout simplement de sa puissance : il fait les lois parce que lui seul, par sa puissance peut les imposer.
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Or tous ces objets, ainsi que les moyens d’exécution nécessaires étant choses qui regardent le corps entier de l’État, c’est-à-dire la république, il s’ensuit que la république dépend entièrement de la seule direction de celui qui a le souverain pouvoir. Et par conséquent, à celui-là seul appartient le droit de juger des actes de chacun, d’exiger de chacun la raison de ses actes, de frapper d’une peine les délinquants, de trancher les différends qui s’élèvent entre citoyens, ou de les faire régler à sa place par des hommes habiles dans la connaissance des lois, puis d’employer et de disposer toutes les choses nécessaires à la guerre et à la paix, comme de fonder et de fortifier des villes, d’engager des soldats, de distribuer des emplois militaires, de donner des ordres pour tout ce qui doit être fait, d’envoyer et de recevoir des ambassadeurs en vue de la paix, d’exiger enfin des contributions d’argent pour ces différents objets.
On peut résumer ceci par : « la république est une et indivisible », ainsi que l’indique la constitution française. Il est intéressant de noter que Spinoza procède à une énumération des pouvoirs de l’État – énumération qui, en creux, définit ce qui n’est pas du pouvoir de l’État. Justice, police, défense et politique étrangère : voilà ce qui définit l’État (on remarque évidemment que la religion ne figure pas dans cette liste!).
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Ainsi donc puisqu’il n’appartient qu’au seul souverain de traiter les affaires publiques, ou de choisir pour cela des agents appropriés, il s’ensuit que c’est aspirer à être le maître de l’État que d’entreprendre quelque affaire publique à l’insu de l’assemblée suprême, alors même qu’on croirait agir pour le bien de l’État.
Conséquence : les affaires publiques sont le monopole de l’État et personne ne peut s’y substituer – par exemple, il n’est pas possible qu’une justice privée vienne se substituer à la justice de l’État, ni que des organisations plus ou moins clandestines s’arrogent le droit de défendre l’ordre à la place des organismes dûment mandatés pour cela. Spinoza est ici un strict défenseur de ce que l’on appelle « État de droit ».
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Mais il y a ici une question qu’on a coutume de poser : le souverain est-il soumis aux lois ? peut-il pécher ? Je réponds que les mots de loi et de péché n’ayant point seulement rapport à la condition sociale, mais aussi aux règles communes qui gouvernent toutes les choses naturelles et particulièrement aux règles de la raison, on ne peut pas dire d’une manière absolue que l’État ne soit astreint à aucune loi et qu’il ne puisse pas pécher. Si, en effet, l’État n’était astreint à aucune loi, à aucune règle, pas même à celles sans lesquelles l’État cesserait d’être l’État, alors l’État dont nous parlons ne serait plus une réalité, mais une chimère. L’État pèche donc quand il fait ou quand il souffre des actes qui peuvent être cause de sa ruine, et, dans ce cas, en disant qu’il pèche, nous parlons dans le même sens où les philosophes et les médecins disent que la nature pèche ; d’où il suit qu’on peut dire à ce point de vue que l’État pèche quand il agit contre les règles de la raison. Nous savons, en effet (par l’article 7 du chapitre précédent), que l’État est d’autant plus son maître qu’il agit davantage selon la raison ; lors donc qu’il agit contre la raison, il se manque à lui-même, il pèche. Et tout cela pourra être mieux compris, si nous considérons que lorsqu’il est dit que chacun peut faire d’une chose qui lui appartient tout ce qu’il veut, ce pouvoir doit être défini, non par la seule puissance de l’agent, mais encore par l’aptitude du patient lui-même. Quand j’affirme, par exemple, que j’ai le droit de faire de cette table tout ce que je veux, assurément je n’entends pas que j’aie le droit de faire que cette table se mette à brouter l’herbe. De même donc, bien que nous disions que les hommes dans l’ordre social ne s’appartiennent pas à eux-mêmes, mais appartiennent à l’État, nous n’entendons pas pour cela que les hommes perdent la nature humaine et en prennent une autre, ni par conséquent que l’État ait le droit de faire que les hommes aient des ailes, ou, ce qui est la même chose, qu’ils voient avec respect ce qui excite leur risée ou leur dégoût ; mais nous entendons qu’il existe un ensemble de circonstances, lesquelles étant posées, il en résulte pour les hommes des sentiments de respect et de crainte à l’égard de l’État ; lesquelles au contraire étant supprimées, la crainte et le respect s’évanouissent et l’État lui-même n’est plus. Par conséquent, l’État, pour s’appartenir à lui-même, est tenu de conserver les causes de crainte et de respect ; autrement il cesse d’être l’État. Car que le chef de l’État coure, ivre et nu, avec des prostituées, à travers les places publiques, qu’il fasse l’histrion, ou qu’il méprise ouvertement les lois que lui-même a établies, il est aussi impossible que, faisant tout cela, il conserve la majesté du pouvoir, qu’il est impossible d’être en même temps et de ne pas être. Ajoutez que faire mourir, spolier les citoyens, ravir les vierges et autres actions semblables, tout cela change la crainte en indignation et par conséquent l’état social en état d’hostilité.
Nous voici au cœur du chapitre IV : est-ce que l’État lui-même est soumis aux lois ? Spinoza parl e du pouvoir souverain et des membres qui l’exercent à titre individuel, évidemment. Logiquement, celui qui fait les lois ne leur est pas soumis. C’est une question classique qui est posée à tous les théoriciens du contrat social : si la loi ne dépend que des conventions acceptées par tous, aucune loi n’est immuable et la république n’est même pas soumise à sa propre constitution qu’elle peut modifier à sa guise. Il semble pourtant que les républiques aient tendance à sacraliser plus ou moins la constitution et, en tout cas, s’empêchent de la modifier au gré des circonstances. On donne souvent l’exemple de la Constitution des USA qui semble aussi intangible que les tables de la loi de Moïse. La Cour Suprême est là pour veiller à ce que les autorités ne s’engagent pas dans une voie qui pervertirait progressivement les lois voulues par les « pères fondateurs ». En France, le Conseil constitutionnel et en Allemagne la cour de Karlsruhe semblent assumer la même fonction. Dans la réalité, les choses sont assez différentes. La Constitution américaine a été amendée 27 fois et pas sur des points de détails : le premier amendement instaure la liberté religieuse, la liberté de pensée et la liberté d’expression. Le deuxième amendement fait du port d’arme un droit constitutionnel. Le treizième amendement (1865) abolit l’esclavage. En France, la constitution de la Ve République a été révisée à plusieurs reprises et le rythme des révisions s’est accéléré avec la multiplication des traités européens. La pratique montrerait donc que le pouvoir souverain n’est pas tenu d’obéir aux lois : il peut les modifier ou les abroger, en promulguer de nouvelles quand cela lui semble nécessaire. Voilà précisément ce qui le définit comme pouvoir souverain et que rappelle le paragraphe suivant.
Il reste que le pouvoir souverain comme toute chose dans la nature suit les lois de la nature, auxquelles bien évidemment il ne peut déroger. Et donc « on ne peut pas dire d’une manière absolue que l’État ne soit astreint à aucune loi et qu’il ne puisse pas pécher ». Ainsi l’État pèche quand il agit contre la raison, quand il exige des citoyens des choses impossibles, quand il prétend transformer la nature des choses ou quand son comportement suscite l’indignation ou le mépris, soit que les gouvernants aient un comportement qui provoque le scandale, soit qu’ils oppriment les citoyens (ici Spinoza reprend purement et simplement Machiavel). Si l’État pèche contre la raison, il se détruit lui-même et perd sa puissance qui est son droit.
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Nous voyons donc en quel sens nous pouvons dire que l’État est astreint aux lois et qu’il peut pécher. Mais si par loi nous entendons le droit civil, ou ce qui peut être revendiqué au nom de ce même droit civil, et par péché ce qui est défendu en vertu du droit civil ; si, en d’autres termes, les mots de loi et de péché sont entendus dans leur sens ordinaire, nous n’avons plus alors aucune raison de dire que l’État soit soumis aux lois, ni qu’il puisse pécher. En effet, si l’État est tenu de maintenir dans son propre intérêt certaines règles, certaines causes de crainte et de respect, ce n’est pas en vertu des droits civils, mais en vertu du droit naturel, puisque (d’après l’article précédent) rien de tout cela ne peut être revendiqué au nom du droit civil, mais seulement par le droit de la guerre ; de sorte que l’État n’est soumis à ces règles que dans le même sens où un homme, dans la condition naturelle, est tenu, afin d’être son maître et de ne pas être son ennemi, de prendre garde de se tuer lui-même. Or ce n’est point là l’obéissance, mais la liberté de la nature humaine. Quant aux droits civils, ils dépendent du seul décret de l’État, et l’État par conséquent n’est tenu, pour rester libre, que d’agir à son gré, et non pas au gré d’un autre ; rien ne l’oblige de trouver quoi que ce soit bon ou mauvais que ce qu’il décide lui être bon ou mauvais à lui-même. D’où il suit qu’il a non seulement le droit de se conserver, de faire les lois et de les interpréter, mais aussi le droit de les abroger et de faire grâce à un accusé quelconque dans la plénitude de son pouvoir.
Spinoza précise ici qu’être soumis aux lois de la nature – c’est-à-dire à la loi de sa propre conservation – ce n’est pas à proprement parler obéissance, c’est être pleinement libre, Hobbes oppose droit de nature (la liberté naturelle) et loi de nature (loi de notre conservation qui restreint notre liberté et nous conduit à transférer notre droit au pouvoir souverain). Pour Spinoza, cette opposition n’a pas de sens. Agir en vue de sa conservation, de l’augmentation de sa propre puissance d’agir, c’est suivre la raison et c’est cela être libre. Ce qui est vrai pour l’individu est vrai de l’État : en suivant la raison, en s’astreignant à ne pas susciter l’indignation de la multitude, le pouvoir d’État œuvre au renforcement de sa puissance, alors que le pouvoir tyrannique, en état de guerre contre son propre peuple, prépare sa destruction. C’est précisément dans ces conditions que le pouvoir souverain peut être véritablement souverain : « il a non seulement le droit de se conserver, de faire les lois et de les interpréter, mais aussi le droit de les abroger et de faire grâce à un accusé quelconque dans la plénitude de son pouvoir. »
6. Quant aux contrats ou aux lois par lesquelles la multitude transfère son droit propre aux mains d’une assemblée ou d’un homme, il n’est pas douteux qu’on ne doive les violer, quand il y va du salut commun ; mais dans quel cas le salut commun demande-t-il qu’on viole les lois ou qu’on les observe ? c’est une question que nul particulier n’a le droit de résoudre (par l’article 3 du présent chapitre) ; ce droit n’appartient qu’à celui qui tient le pouvoir et qui seul est l’interprète des lois. Ajoutez que nul particulier ne peut à bon droit revendiquer ces lois, d’où il suit qu’elles n’obligent pas celui qui tient le pouvoir. Que si, toutefois, elles sont d’une telle nature qu’on ne puisse les violer sans énerver du même coup la force de l’État, c’est-à-dire sans substituer l’indignation à la crainte dans le cœur de la plupart des citoyens, dès lors par le fait de leur violation l’État est dissous, le contrat cesse et le droit de la guerre remplace le droit civil. Ainsi donc, celui qui tient le pouvoir n’est tenu d’observer les conditions du contrat social qu’au même sens où un homme dans la condition naturelle, pour ne pas être son propre ennemi, est tenu de prendre garde à ne pas se donner la mort, ainsi que je l’ai expliqué dans l’article précédent.
Ce dernier paragraphe ouvre la possibilité d’un état d’exception. Le pouvoir souverain peut violer la loi quand la nécessité l’y contraint. La constitution française prévoit (article 16) la suspension temporaire de l’ordre constitutionnel, les pleins pouvoirs étant alors confiés au président de la république. C’est la reprise, sous une autre forme, de l’institution romaine de la dictature qui confiait pour trois ou six tous les pouvoirs à un seul homme quand il s’agissait du salut de la patrie – Cincinnatus fut l’exemple de cette dictature vertueuse (en 458 ac. et – 439 ac.). Spinoza estime que celui qui tient le pouvoir n’est pas tenu par les lois et que cela suffit à légitimer la possibilité de l’état d’exception. Carl Schmitt (célèbre philosophe du droit allemand) définit même ainsi le pouvoir étatique : celui qui décide l’état d’exception.
Cependant, comme toujours, Spinoza fait valoir le contrepoint : si cet état d’exception est institué sans raison – autres que les ambitions des dirigeants – et s’il provoque l’indignation qui conduit à la dissolution de l’État et à la guerre civile, il n’est plus à proprement parler au droit du souverain.
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Ecrit par dcollin le Dimanche 2 Juin 2013, 20:11 dans "Spinoza, spinozisme" Lu 6555 fois.
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