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Commentaire du Traité Politique de Spinoza (III)

Chapitre III

1. Tout État, quel qu’il soit, forme un ordre civil, le corps entier de l’État s’appelle cité et les affaires communes de l’État, celles qui dépendent du chef du gouvernement, constituent la république. Nous appelons les membres de l’État citoyens en tant qu’ils jouissent de tous les avantages de la cité, et sujets en tant qu’ils sont tenus d’obéir aux institutions et aux lois. Enfin il y a trois sortes d’ordres civils, la démocratie, l’aristocratie et la monarchie (comme nous l’avons dit au chapitre précédent, article 17). Avant de traiter de chacune de ces formes politiques en particulier, je commencerai par établir les principes qui concernent l’ordre civil en général, et avant tout je parlerai du droit suprême de l’État ou du droit des pouvoirs souverains.

Ce paragraphe donne simplement des définitions. Définitions importantes puisque Spinoza commence par celle de l’État. Le texte latin dit « imperium », ce qui signifie littéralement : pouvoir de donner des ordres, commandement, hégémonie ou domination. L’État, au sens moderne du terme, est bien ce pouvoir de donner des ordres qui domine toute la société. Spinoza ajoute de ce pouvoir forme un « ordre civil » ou une « société civile » (suivant les traductions). Mais la « société civile », aujourd’hui désigne l’ordre social et économique par opposition à l’État et à l’ordre politique. Spinoza emploie le terme latin « civilis », adjectif qui désigne ce qui de l’ordre de l’État, ce qui est politique. Donc on pourrait traduire : « quel que soit son statut, on dit du pouvoir de commander qu’il est politique. » Le pouvoir politique commande et organise un corps entier qui s’appelle « cité » et ici Spinoza reprend le terme ancien et correspond à ce que nous appellerions aujourd’hui État-. Toutes les affaires communes (par opposition donc aux affaires privées) se nomment « république » (respublica), ce que Hobbes désigne sous le nom de « Commonwealth ». Ces distinctions sont classiques et ne posent en elles-mêmes pas de difficultés particulières. Les formes précises de ce pouvoir de commander sont aussi classiques : démocratie, aristocratie, monarchie. Quant à la double définition de l’individu soumis à l’État comme sujet et comme citoyen, elle est également classique : sujet en tant qu’il obéit, citoyen en tant qu’il participe aux affaires de l’État. Aristote définissait l’homme libre comme celui qui est tour à tour gouvernant et gouverné.

Mais l’objet immédiat des trois chapitres prochains est clairement défini :

  • les principes qui gouvernent l’ordre politique en général ;

  • le droit suprême de l’État, c’est-à-dire, en termes spinozistes, la puissance suprême de l’État ;

    le droit des pouvoirs souverains : il est difficile de comprendre au premier abord en quoi c’est ici quelque chose de différent de l’item précédent. Il s’agit de comprendre que l’État ne s’identifie pas au pouvoir souverain ; ce dernier peut changer sans que l’État lui-même ne change. Du même coup, on verra que le droit des pouvoirs souverains n’est pas la même chose que le droit de l’État.

    2 - Il est évident par l’article 15 du chapitre précédent que le droit de l’État ou des pouvoirs souverains n’est autre chose que le droit naturel lui-même, en tant qu’il est déterminé, non pas par la puissance de chaque individu, mais par celle de la multitude agissant comme avec une seule âme ; en d’autres termes, le droit du souverain, comme celui de l’individu dans l’état de nature, se mesure sur sa puissance. D’où il suit que chaque citoyen ou sujet a d’autant moins de droit que l’État tout entier a plus de puissance que lui (voyez l’article 16 du chapitre précédent), et par conséquent chaque citoyen n’a droit qu’à ce qui lui est garanti par l’État.

    Ce paragraphe rappelle de manière condensée les acquis du chapitre II. Le pouvoir souverain relève du « droit naturel », c’est-à-dire de la puissance. Plus l’État est puissant et moins le citoyen a de droit ! Dans un État tout-puissant, le citoyen n’a plus aucun droit ou un droit parfaitement résiduel. Face à un petit État, le citoyen peut encore choisir de désobéir, de se soustraire à la puissance de l’État et d’agir selon son propre jugement – par exemple en fuyant vers un État étranger. Si un État mondial existait, le citoyen, n’ayant même plus le loisir de fuir, n’aurait plus aucun droit. Ce que Spinoza présente comme une évidence, découlant de la logique des forces en œuvre. Mais la portée de cette thèse dessine en creux la nécessité d’une critique de l’État, c’est-à-dire la définition de ses limites. En tout cas, Spinoza tire de tout cela une conséquence : le droit du citoyen ou du sujet n’existe que par la garantie de l’État. La liberté du citoyen n’est donc pas antinomique au pouvoir d’État.

    3- Supposez que l’État accorde à un particulier le droit de vivre à sa guise et conséquemment qu’il lui en donne la puissance (car autrement, en de l’article 12 du précédent chapitre, il ne lui donnerait que des paroles), par cela même il cède quelque chose de son propre droit et le transporte au particulier dont il s’agit. Mais supposez qu’il accorde ce même droit à deux particuliers ou à un plus grand nombre, par cela même l’État est divisé ; et si enfin vous admettez que l’État donne ce pouvoir à tous les particuliers, voilà l’État détruit et l’on revient à la condition naturelle : toutes conséquences qui résultent manifestement de ce qui précède. Il suit de là qu’on ne peut concevoir en aucune façon qu’il soit permis légalement à chaque citoyen de vivre à sa guise, et par suite, ce droit naturel en duquel chaque individu est son juge à lui-même cesse nécessairement dans l’ordre social. Remarquez que j’ai parlé expressément d’une permission légale ; car, à y bien regarder, le droit naturel de chacun ne cesse pas absolument dans l’ordre social. L’homme, en effet, dans l’ordre social comme dans l’ordre naturel, agit d’après les lois de sa nature et cherche son intérêt ; la principale différence, c’est que dans l’ordre social tous craignent les mêmes maux et il y a pour tous un seul et même principe de sécurité, une seule et même manière de vivre, ce qui n’enlève certainement pas à chaque individu la faculté de juger. Car celui qui se détermine à obéir à tous les ordres de l’État, soit par crainte de sa puissance, soit par amour de la tranquillité, celui-là, sans contredit, pourvoit comme il l’entend à sa sécurité et à son intérêt.

     

    On retrouve ici le double plan sur lequel se déploie l’argumentation de Spinoza.

    I – Comment les choses se présentent formellement : l’État ne peut concéder à quiconque le droit d’agir à sa guise, faute de quoi l’État se détruirait lui-même. Donc le citoyen d’un État a renoncé à son droit naturel dans l’ordre social.

    II – Mais en réalité, il n’en va pas ainsi : le droit naturel ne peut être aboli par l’intégration dans l’État. Pour plusieurs raisons : 1° le droit de l’État, c’est-à-dire sa puissance n’est que la somme des puissances des individus qui se sont unis pour former cet État (la puissance de l’État n’est pas autre chose que la puissance de la multitude). 2° Dans l’État l’individu continue de chercher son propre bien et s’il s’unit aux autres, c’est uniquement en raison de la d’intérêts (ils craignent les mêmes maux). Du même coup, on voit bien que l’appartenance à la cité ne prive pas le citoyen de son droit de juger.

    4- Nous ne pouvons non plus concevoir qu’il soit permis à chaque citoyen d’interpréter les décrets et les lois de l’État. Si, en effet, on lui accordait ce droit, il serait alors son propre juge à lui-même, puisqu’il pourrait sans peine revêtir ses actions d’une apparence légale, et par conséquent vivre entièrement à sa guise, ce qui est absurde (par l’article précédent).

     

    Ce paragraphe ne fait que poursuivre le précédent et ne nécessite aucune explication particulière.

    5 - Nous voyons donc que chaque citoyen, loin d’être son maître, relève de l’État, dont il est obligé d’exécuter tous les ordres, et qu’il n’a aucun droit de décider ce qui est juste ou injuste, pieux ou impie ; mais au contraire le corps de l’État devant agir comme par une seule âme, et en conséquence la volonté de l’État devant être tenue pour la volonté de tous, ce que l’État déclare juste et bon on le doit considérer comme déclaré tel par chacun. D’où il suit qu’alors même qu’un sujet estimerait iniques les décrets de l’État, il n’en serait pas moins tenu de les exécuter.

     

    Conséquence des précédents : le citoyen relève non de lui-même mais de l’État à qui doit se soumettre et qui seul est habilité à définir ce qui juste et injuste, pieux et impie, etc. Ce paragraphe, très « hobbesien » dans sa tonalité, semble encore indiquer que devenu l’homme a entièrement renoncé à son droit naturel puisque l’obéissance est tenue pour absolue, même face à des décrets « iniques ». Mais le correctif est dans le paragraphe suivant.

    6- Mais, dira-t-on, n’est-il pas contre la raison qu’un homme se soumette absolument au jugement d’autrui ? et à ce compte l’ordre social répugnerait à la raison, d’où il faudrait conclure que l’ordre social est déraisonnable, et qu’il ne peut être institué que par des hommes dépourvus de raison. Je réponds que la raison n’est jamais contraire à la nature, et par conséquent que la saine raison ne peut ordonner que chaque individu reste son maître, tant qu’il est sujet aux passions (par l’article 15 du précédent chapitre) : ce qui revient à dire (par l’article 5 du chapitre I) que, selon la saine raison, cela est absolument impossible. Ajoutez que la raison nous prescrit impérieusement de chercher la paix, laquelle n’est possible que si les droits de l’État sont préservés de toute atteinte, et en conséquence plus un homme est conduit par la raison, c’est-à-dire (par l’article 11 du précédent chapitre), plus il est libre, plus constamment il maintiendra les droits de l’État et se conformera aux ordres du souverain dont il est le sujet. Ajoutez à cela que l’ordre social est naturellement institué pour écarter la crainte commune et se délivrer des communes misères, et par conséquent qu’il tend surtout à assurer à ses membres les biens que tout homme, conduit par sa raison, se serait efforcé de se procurer dans l’ordre naturel, mais bien vainement (par l’article 15 du chapitre précédent). C’est pourquoi, si un homme conduit par la raison est forcé quelquefois de faire par le décret de l’État ce qu’il sait contraire à la raison, ce dommage est compensé avec avantage par le bien qu’il retire de l’ordre social lui-même. Car c’est aussi une loi de la raison qu’entre deux maux il faut choisir le moindre, et par conséquent nous pouvons conclure qu’en aucune rencontre un citoyen qui agit selon l’ordre de l’État ne fait rien qui soit contraire aux prescriptions de sa raison, et c’est ce que tout le monde nous accordera, quand nous aurons expliqué jusqu’où s’étend la puissance et partant le droit de l’État.

     

    Il s’agit ici de montrer que la liberté de l’homme qui obéit à l’État est plus grande que la liberté de l’homme soumis seulement à son propre droit naturel et par conséquent qu’en obéissant à la loi de l’État le citoyen ne renonce pas à sa liberté mais la garantit. La réponse se fait en plusieurs temps :

    I – l’ordre social est conforme à la raison et par conséquent obéir en tant que citoyen d’un État est tout aussi conforme à la raison. Ce qui peut écarter l’homme de l’ordre social, c’est la passion aveugle, celle qui rend les hommes hostiles les uns aux autres ; il ne peut donc pas être contre la raison de contraindre l’individu à ne pas suivre ses passions...

    II – L’argument précédent pourrait sembler un peu paternaliste (l’État se charge d’être raisonnable à la place des citoyens qui ne le sont point). Mais Spinoza précise que dans l’ordre social chacun peut trouver son bien et si les décrets du Souverain ne pas toujours raisonnables, il reste que nous avons intérêt à les suivre parce que le tort induit par la désobéissance serait encore plus grand : entre deux maux, il faut choisir le moindre – Machiavel disait qu’en matière politique, le choix n’est pas entre le bien et le mal, mais entre le plus grand mal et le moindre mal.

    7- Et d’abord, en effet, de même que dans l’état de nature l’homme le plus puissant et qui s’appartient le plus à lui-même est celui qui est conduit par la raison (en de l’article 11 du chapitre précédent), de même l’État le plus puissant et le plus maître de soi, c’est l’État qui est fondé selon la raison et dirigé par elle. Car le droit de l’État est déterminé par la puissance de la multitude en tant qu’elle est conduite comme par une seule âme. Or cette union des âmes ne pourrait en aucune manière se concevoir, si l’État ne se proposait pour principale fin ce qui est reconnu utile à tous par la saine raison.

     

    Spinoza poursuit la réflexion entamée au chapitre précédent : est-il raisonnable d’obéir à un État qui, étant chose humaine, n’est pas toujours raisonnable ? Ici Spinoza montre que l’État est d’autant plus puissant qu’il est guidé par la raison. Dans l’Éthique, Spinoza avait montré que les hommes s’accordent quand ils sont guidés par la raison. Un État guidé par la raison favorise donc l’accord entre les hommes et comme la puissance de l’État n’est rien d’autre que la puissance de la multitude, il doit donc rechercher l’union des âmes en se proposant une fin que tous reconnaissent comme bonne dès lors qu’ils suivent la raison. C’est l’argument central qui va guider tout le raisonnement ultérieur concernant les limites du pouvoir souverain.

    8- Il faut considérer en second lieu que si les sujets ne s’appartiennent pas à eux-mêmes mais appartiennent à l’État, c’est en tant qu’ils craignent sa puissance ou ses menaces, c’est-à-dire en tant qu’ils aiment la vie sociale (par l’article 10 du précédent chapitre). D’où il suit que tous les actes auxquels personne ne peut être déterminé par des promesses ou des menaces ne tombent point sous le droit de l’État. Personne, par exemple, ne peut se dessaisir de la faculté de juger. Par quelles récompenses, en effet, ou par quelles promesses amènerez-vous un homme à croire que le tout n’est pas plus grand que sa partie, ou que Dieu n’existe pas, ou que le corps qu’il voit fini est l’être infini, et généralement à croire le contraire de ce qu’il sent et de ce qu’il pense ? Et de même, par quelles récompenses ou par quelles menaces le déciderez-vous à aimer ce qu’il hait ou à haïr ce qu’il aime ? J’en dis autant de ces actes pour lesquels la nature humaine ressent une répugnance si vive qu’elle les regarde comme les plus grands des maux, par exemple, qu’un homme rend témoignage contre lui-même, qu’il se torture, qu’il tue ses parents, qu’il ne s’efforce pas d’éviter la mort, et autres choses semblables où la récompense et la menace ne peuvent rien. Que si nous voulions dire toutefois que l’État a le droit ou le pouvoir de commander de tels actes, ce ne pourrait être que dans le même sens où l’on dit que l’homme a le droit de tomber en démence et de délirer. Un droit, en effet, auquel nul ne peut être astreint,qu’est-ce autre chose qu’un délire ? Et je parle ici expressément de ces actes qui ne peuvent tomber sous le droit de l’État et auxquels la nature humaine répugne généralement. Car qu’un sot ou un fou ne puisse être amené par aucune promesse, ni par aucune menace, à exécuter les ordres de l’État, que tel ou tel individu, par cela seul qu’il est attaché à telle ou telle religion, se persuade que les droits de l’État sont les plus grands des maux, les droits de l’État ne sont pas pour cela frappés de nullité, puisque le plus grand nombre des citoyens continue à en reconnaître l’empire ; et par conséquent, comme ceux qui ne craignent ni n’espèrent rien à ce titre ne relèvent plus que d’eux-mêmes (par l’article 10 du précédent chapitre), il s’ensuit que ce sont des ennemis de l’État (par l’article 14 du même chapitre) et qu’on a le droit de les contraindre.

     

    Poursuite, par l’absurde, du raisonnement précédent : si l’État délire, il ne peut être obéi et donc prépare sa propre destruction. Puisqu’on ne peut gouvernement les hommes soumis à leur aveugle désir que par les craintes et les promesses, si l’État commande ce qui ne peut être obtenu ni par des craintes ni par des promesses, il a tout bonnement perdu la raison, car alors il n’a pas le droit de commander de telles choses, non parce qu’une raison abstraite l’interdirait, mais parce que ce n’est pas en son pouvoir. On ne peut pas commander le jugement des individus – on peut lier les langues mais non les pensées – et par conséquent un État qui veut interdire aux citoyens de juger librement n’y parvient pas et se rend simplement odieux. Or, conseil machiavélien encore, le pire pour un pouvoir souverain est de se rendre odieux au peuple. Il en va de même pour tous les ordres qui répugnent à la nature humaine : se condamner soi-même (on peut penser ici aux « autocritiques » en vigueur dans l’Église dans sa chasse aux « hérétiques » et dont les régimes staliniens du XXe siècle nous ont aussi donné des exemples particulièrement odieux (procès de Moscou, « révolution culturelle » chinoise, par exemple).

    On ne peut pas déduire de cela qu’un individu, par exemple pour des raisons religieuses, ait le droit de désobéir. Tant que la majorité du peuple soutient le pouvoir, l’individu doit obéir et s’il ne le fait pas, l’État a le droit (et donc la puissance, puisque la majorité le soutient) de le contraindre à obéir. On pense ici à ce que dira Rousseau, souvent si proche de Spinoza : « Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps: ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre; car telle est la condition qui donnant chaque citoyen à la Patrie le garantit de toute dépendance personnelle; condition qui fait l’artifice et le jeu de la machine politique, et qui seule rend légitimes les engagements civils, lesquels sans cela seraient absurdes, tyranniques, et sujets aux plus énormes abus. » (Contrat social, I, chap. VII)

    9- On doit remarquer en troisième lieu que des décrets capables de jeter l’indignation dans le cœur du plus grand nombre des citoyens ne sont plus dès lors dans le droit de l’État. Car il est certain que les hommes tendent naturellement à s’associer, dès qu’ils ont une crainte commune ou le désir de venger un dommage commun ; or le droit de l’État ayant pour définition et pour mesure la puissance commune de la multitude, il s’ensuit que la puissance et le droit de l’État diminuent d’autant plus que l’État lui-même fournit à un plus grand nombre de citoyens des raisons de s’associer dans un grief commun. Aussi bien il en est de l’État comme des individus : il a, lui aussi, ses sujets de crainte, et plus ses craintes augmentent, moins il est son maître. Voilà ce que j’avais à dire du droit des pouvoirs souverains sur les sujets ; maintenant, avant de traiter de leur droit sur les étrangers, il y a une question qu’il me semble à propos de résoudre, celle qu’on a coutume de soulever touchant la religion.

     

    Conclusion de ce qui précède : un État n’est plus dans son droit quand il prend des décrets qui suscitent l’indignation dans le peuple. Cette indignation va pousser les citoyens à s’associer contre le pouvoir d’État. Soulignons ici encore combien cette démarche s’inspire de la pensée du « très pénétrant florentin » qui voit les tumultes populaires comme la conséquence de la volonté des « grands » d’opprimer le peuple et, en même temps, comme l’expression légitime de la défense de la liberté qui repose précisément sur cette capacité du peuple à s’indigner.

    10- On peut en effet nous dire : est-ce que l’état social et l’obéissance qu’il requiert de la part des sujets ne détruisent pas la religion qui nous oblige par rapport à Dieu ? A quoi je réponds que si nous pesons bien la chose, tout scrupule disparaîtra. En effet, l’âme, en tant qu’elle use de la raison, n’appartient pas aux pouvoirs souverains, mais elle s’appartient à elle-même (par l’article 11 du chapitre précédent). Par conséquent, la vraie connaissance et l’amour de Dieu ne peuvent être sous l’empire de qui que ce soit, pas plus que la charité envers le prochain (par l’article 8 du même chapitre) ; et si nous considérons, en outre, que le véritable ouvrage de la charité, c’est de procurer le maintien de la paix et l’établissement de la concorde, nous ne douterons pas que celui-là n’accomplisse véritablement son devoir qui porte secours à chacun dans la mesure compatible avec les droits de l’État, c’est-à-dire avec la concorde et la tranquillité. Pour ce qui est des cultes extérieurs, il est certain qu’ils ne peuvent être ni un secours, ni un obstacle à la vraie connaissance de Dieu et à l’amour qui en résulte nécessairement ; d’où il suit qu’il ne faut pas y attacher assez d’importance pour compromettre à cause d’eux la paix et la tranquillité publiques. Il est certain, du reste, que moi, simple particulier, je ne suis pas, en du droit naturel, c’est-à-dire (par l’article 3 du chapitre précédent) en du décret divin, je ne suis pas, dis-je, le défenseur de la religion ; car je n’ai point, comme l’avaient autrefois les disciples du Christ, le pouvoir de chasser les esprits immondes et de faire des miracles ; or ce pouvoir est tellement nécessaire pour propager la religion aux lieux où elle est interdite, que sans lui non-seulement l’huile et la peine, comme on dit, sont perdues, mais encore on s’expose à être molesté de mille façons, ce dont tous les siècles ont vu les exemples les plus funestes. Tout homme donc, en quelque lieu qu’il soit, peut s’acquitter envers Dieu des obligations de la religion vraie et veiller à faire son propre salut, ce qui est le devoir d’un particulier. Quant au soin de propager la religion, cela regarde Dieu lui-même ou les pouvoirs souverains, seuls chargés des intérêts de la chose publique. Mais il est temps de reprendre la suite de mon sujet.

     

    Ce paragraphe traite de la question de la religion. L’argument se développe en trois temps :

    I – L’État n’a pas de pouvoir sur les âmes et donc l’obéissance à l’État ne peut menacer la religion.

    II – La véritable pratique religieuse est conforme aux devoirs civiques.

    III – Les cultes institués doivent être laissés libres dans la sphère privée mais ils ne doivent pas faire de prosélytisme.

    Nous avons ici la première formulation d’une véritable politique laïque. Il ne s’agit simplement de la tolérance comme chez Locke mais d’une véritable séparation entre l’État et les cultes institués. C’est aussi un des points sur lesquels Spinoza s’oppose radicalement à Locke.

    Reprenons un à un ces trois points. Le §8 avait déjà montré que l’État ne peut gouverner les consciences et que, quand bien même le voudrait-il, il ne peut empêcher les individus de penser selon leur propre naturel. Donc, en tant qu’il suit la raison, l’homme relève de lui-même et non de l’État et l’obéissance aux décrets du pouvoir souverain ne contredit nullement la charité et l’amour de Dieu. Ici Spinoza semble désigner sous le nom de religion la foi, c’est-à-dire la religion intérieure.

    En second lieu, il y a accord entre les préceptes de la religion et les principes de la vie civile. La religion commande la charité qui exige à son tour de rechercher la paix et la concorde. Donc la religion est en accord avec les principes de l’ordre politique. On pourrait presque ici anticiper l’idée de religion civique développée par Rousseau.

    Le troisième volet de l’argumentation est le plus nouveau sur le plan politique. Spinoza s’y oppose à toute persécution des « cultes institués : les persécutions ne pourraient de susciter des haines inutiles (une leçon qu’auraient dû méditer les dirigeants de l’Union Soviétique après Lénine!). Il faut donc garantir la liberté des cultes, qui doivent à leurs frais construire leurs temples. L’État ne soutient aucun de ces cultes institués. Il y a un passage ironique sur le prosélytisme : seuls le Christ et les Apôtres avaient le pouvoir de faire des miracles qui firent tout propager leur religion. Mais ce pouvoir de faire des miracles s’est perdu et donc les cultes ne doivent essayer de faire de nouvelles recrues ! Bref la religion – au sens des cultes institués – est une affaire privée.

    Nous avons ici un bon exemple de ce que Jonathan Israël entend par les « Lumières radicales », dont le spinozisme constitue selon lui le point de départ : il ne s’agit de l’habituelle critique antireligieuse. Ce que propose Spinoza c’est une sortie nette du « théologico-politique ».

    11- Le droit des pouvoirs souverains sur les citoyens et le devoir des sujets ayant été précédemment expliqués, il reste à considérer le droit de ces mêmes pouvoirs sur les étrangers, ce qui se déduira aisément des principes posés plus haut. En effet, puisque (par l’article 2 du présent chapitre) le droit du souverain n’est autre chose que le droit naturel lui-même, il s’ensuit que deux empires sont à l’égard l’un de l’autre comme deux individus dans l’état de nature, avec cette différence qu’un empire peut se préserver de l’oppression étrangère, ce dont l’individu est incapable dans l’état de nature, étant accablé tous les jours par le sommeil, souvent par la maladie ou les inquiétudes morales, par la vieillesse enfin, sans parler de mille autres inconvénients dont un empire peut s’affranchir.

     

    Il s’agit maintenant de traiter de rapports entre États. Comme Hobbes, sur ce point, Spinoza pose que les États sont les uns à l’égard des autres comme des individus à l’état de nature. La seule différence, importante, c’est que les individus à l’état de nature peuvent à peine se sustenter alors qu’un État peut exister par lui-même. Ce qui sous-entend qu’un pouvoir commun unissant les États dans une formation politique supra-étatique ou supranationale n’a aucune nécessité. Les hommes sont poussés à l’état civil par la nécessité, pas les États !

    12- Ainsi donc un État s’appartient à lui-même, en tant qu’il peut veiller à sa propre conservation et se garantir de l’oppression étrangère (par les articles 9 et 15 du chapitre précédent) ; il tombe sous le droit d’autrui, en tant qu’il craint la puissance d’un autre État (par les articles 10 et 15 du même chapitre), ou bien en tant que cet État l’empêche de faire ce qui lui convient, ou encore en tant qu’il a besoin de cet État pour se conserver et pour s’agrandir ; car si deux États veulent se prêter un mutuel secours, il est clair qu’à eux deux ils ont plus de pouvoir et partant plus de droit que chacun isolé (voyez l’article 13 du chapitre précédent).

     

    Spinoza applique ici aux États les règles dégagées dans le chapitre II. Un État est libre quand il n’est pas sous la domination d’un autre, qu’il s’agisse d’une domination directe, de restrictions imposées à la liberté d’action ou d’une dépendance (on songe ici à la dépendance économique ou à la protection militaire. Il peut donc être de l’intérêt de deux États de s’associer pour se protéger de la domination qu’un troisième plus puissant voudrait leur imposer.

    13 - Mais cela peut être compris plus clairement, si nous considérons que deux États sont naturellement ennemis. Les hommes, en effet, dans la condition naturelle sont ennemis les uns des autres (par l’article 14 du chapitre précédent) ; ceux donc qui, ne faisant point partie d’un même État gardent vis-à-vis l’un de l’autre les rapports du droit naturel, restent ennemis. C’est pourquoi, si un État veut déclarer la guerre à un autre État et employer les moyens extrêmes pour se l’assujettir, il peut l’entreprendre à bon droit, puisque pour faire la guerre il n’a besoin que de le vouloir. Il n’en est pas de même pour la paix ; car un État ne peut la conclure qu’avec le consentement d’un autre État. D’où il suit que le droit de la guerre appartient à tout État, et que le droit de la paix n’appartient pas à un seul État, mais à deux pour le moins, lesquels reçoivent en pareil cas le nom d’États confédérés.

     

    Le droit de guerre fait partie du droit naturel. Tout État qui en a la puissance peut déclarer la guerre à un autre État. L’État de guerre est presque décrit comme le mode naturel de cohabitation des États. D’emblée, Spinoza souligne la dissymétrie : faire la guerre, on peut le décider seul, alors que la paix suppose au point l’accord de deux États et c’est pourquoi la paix est plus difficile à obtenir et plus fragile quand elle est obtenue puisqu’elle peut être rompue unilatéralement.

    14 - Ce pacte d’alliance dure aussi longtemps que la cause qui l’a produit, je veux dire la crainte d’un dommage ou l’espoir d’un accroissement. Cette crainte ou cet espoir venant à cesser pour l’un quelconque des deux États, il reste maître de sa conduite (par l’article 10 du chapitre précédent) et le lien qui unissait les États confédérés est immédiatement dissous. Par conséquent, chaque État a Ie plein droit de rompre l’alliance chaque fois qu’il le veut. Et on ne peut pas l’accuser de ruse ou de perfidie, pour s’être dégagé de sa parole aussitôt qu’il a cessé de craindre ou d’espérer ; car il y avait pour chacune des parties contractantes la même condition, savoir, que la première qui pourrait se mettre hors de crainte redeviendrait sa maîtresse et libre d’agir à son gré ; et de plus personne ne contracte pour l’avenir qu’eu égard aux circonstances extérieures. Or, ces circonstances venant à changer, la situation tout entière change également, et en conséquence un État retient toujours le droit de veiller à ses intérêts, et par suite il fait effort autant qu’il est en lui pour se mettre hors de crainte, c’est-à-dire pour ne dépendre que de lui-même, et pour empêcher qu’un autre État ne devienne plus fort que lui. Si donc un État se plaint d’avoir été trompé, ce n’est pas la bonne foi de l’État allié qu’il peut accuser, mais sa propre sottise d’avoir confié son salut à un État étranger, lequel ne relève que de lui-même et regarde son propre salut comme la suprême loi.

     

    En bon lecteur de Machiavel, Spinoza soutient que les pactes ne tiennent que tant que les deux parties y ont intérêt. Mais chacun reste libre de se délier de ses engagements dès qu’il le peut. En dernière analyse chaque État ne doit veiller qu’à ses intérêts. Et par conséquent croire en la solidarité indéfectible des États avec lesquels il est lié serait pure sottise. Il n’y a donc pas d’autre droit international que le droit de nature, c’est-à-dire le droit que procure la puissance. Cette vision peut sembler pessimiste à une époque comme la nôtre qui se croit volontiers « cosmopolitique » et où les moyens de communication donnent l’illusion que nous appartenons tous au même village planétaire. Mais on devrait se demander si Spinoza n’est pas tout simplement réaliste.

    15 - C’est aux États qui ont fait ensemble un traité de paix qu’appartient le droit de résoudre les questions qui peuvent s’élever sur les conditions de la paix et sur les stipulations réciproquement accordées ; les droits de la paix en effet n’appartiennent pas à un seul État, mais à tous ceux qui ont contracté ensemble (par l’article 13 du présent chapitre). D’où il résulte que si on ne s’entend pas sur ces questions, c’est l’état de guerre qui revient.

     

    Sans argumenter très précisément, Spinoza revient tout de même sur les droits des confédérations ; si un pacte entre deux États risque bien de n’être pas solide, un pacte unissant un plus grand nombre d’État pourrait mieux garantir la paix en rendant plus coûteuse la tentative de l’un de ces États de faire cavalier seul. Sans trop extrapoler, on peut tout de même se demander si Spinoza ne marque pas ici sa préférence pour une « société d’États », ou comme le dira Kant plus d’un siècle après, une « société des nations ». En tout cas, à la différence de Hobbes qui voit l’état de guerre comme le régime permanent des rapports entre États (que la guerre soit déclarée ou que ce soit une paix armée), Spinoza laisse entrouverte la possibilité d’une paix durable.

    16- Plus il y a d’États qui font la paix ensemble, moins chacun d’eux est redevable aux autres, moins par conséquent chacun d’eux a le pouvoir de faire la guerre ; mais plus il est tenu de rester fidèle aux conditions de la paix, c’est-à-dire moins il est son maître, et plus il est tenu de s’accommoder à la volonté commune des confédérés.

     

    Une leçon immédiate peut être tirée de ce passage : les grandes confédérations sont plus solides que les petites. Et inversement, plus la confédération est vaste et moins chaque État particulier dispose de liberté.

    17 -Au surplus, nous ne prétendons nullement anéantir la bonne foi, cette qui nous est également enseignée par la raison et par la sainte Écriture. Ni la raison, en effet, ni l’Écriture ne nous enseignent à garder toute espèce de promesse. Par exemple, si j’ai promis à quelqu’un de lui garder une somme d’argent, je suis dégagé de ma promesse du moment que j’apprends ou que je crois savoir que cet argent est le produit d’un vol ; j’agirai beaucoup mieux en m’occupant de le restituer au légitime propriétaire. De même, quand un souverain s’est engagé à l’égard d’un autre, si plus tard le temps ou la raison lui font voir que son engagement est contraire au salut commun de ses sujets, il ne doit point l’observer. L’Écriture ne prescrivant donc que d’une manière générale de garder sa parole et laissant au jugement de chacun les cas particuliers qui doivent être exceptés, il s’ensuit qu’il n’y a rien dans l’Écriture de contraire à ce que nous avons établi ci-dessus.

     

    Ce paragraphe établit seulement que les thèses énoncées ci-dessus ne sont pas contraires à l’Écriture qui enseigne la nécessité de tenir parole. La bonne foi est une qui doit être gardée précieusement, mais elle implique aussi que l’État reste fidèle aux intérêts du peuple dont il exprime la puissance.

    18 - Mais afin qu’il ne soit pas nécessaire d’interrompre si souvent le fil du discours et de résoudre de semblables objections, j’avertis le lecteur que j’ai démontré tous mes principes en m’appuyant sur la nécessité de la nature humaine prise en général, c’est-à-dire sur l’effort universel que font les hommes pour se conserver, lequel est inhérent à tous, sages ou ignorants ; et par conséquent, dans quelque condition que vous considériez les hommes, soit que la passion, soit que la raison les conduise, la conclusion sera la même, parce que, comme je l’ai dit, la démonstration est universelle.

     

    Conclusion sur une question de principe importante (qui nous renvoie au chapitre I). Si on raisonne en matière politique comme si les hommes étaient toujours sages et guidés par la raison, on raisonne sur des chimères. C’est donc en partant de la plus mauvaise des situations (les hommes sont guidés par leurs passions) que l’on peut construire une politique réaliste et ensuite en montrant que cette politique est conforme à ce que dicterait la raison. Machiavel ne raisonne pas autrement.

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Ecrit par dcollin le Jeudi 30 Mai 2013, 22:56 dans "Spinoza, spinozisme" Lu 9373 fois. Version imprimable

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